mercredi 2 octobre 2024
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Les couches multiples du silence

La valise vide du dramaturge Kaveh Ayreek « donne à sentir les couches multiples de silence » explique la metteuse en scène Guilda Chahverdi qui proposait la pièce au théâtre Vitez

Que sait-on de l’Afghanistan ? Le nom de ce pays nous est familier par des informations de guerres sans fin, d’abolition des droits les plus élémentaires, le trafic d’opium et les forces opposées, britanniques, russes, américaines et talibanes… Mais la culture de cette région du monde, étouffée par les occupations successives ne nous est guère familière. Pourtant, point de passage incontournable de la route de la soie dans l’antiquité, ses reliefs furent le centre de grands empires, dont la Bactriane ou l’empire Kouchan. Aujourd’hui, on ne perçoit plus que l’ombre. Aussi, la représentation d’une pièce écrite de nos jours par un auteur issu de ce pays est à marquer d’une pierre blanche. Durant plus de vingt ans la scène artistique et culturelle s’était tue (de 1979 à 2001, occupation soviétique, puis guerre civile et enfin gouvernement des talibans, hostile à la pratique artistique et à toute forme de représentation). « Le pays s’est retrouvé coupé du monde, l’éducation a été interrompue et des millions d’afghans ont migré à l’étranger, explique Guilda Chahverdiles salles de spectacle se sont transformées en espaces de refuge, en terrains de combat ou en salles de torture ». Si en 2001 avec la chute des talibans, une certaine effervescence intellectuelle s’est dessinée, l’attentat suicide dans la salle de spectacle de l’Institut français d’Afghanistan à Kaboul du 11 décembre 2014, année du début de l’écriture de La Valise vide, marque un tournant tragique : la scène culturelle et artistique qui résistait encore disparaît quasiment en Afghanistan. Depuis le retour des talibans au pouvoir, en 2021, la culture a totalement cessé d’exister publiquement. 

Un fragment d’histoire

Le sujet de l’œuvre de Kaveh Ayreek s’inspire des exils des Afghans. L’arrivée des talibans a suscité une vague de départs. Les parents de Maryam et Hamid, les deux protagonistes de la pièce, s’étaient réfugiés en Iran lors de la longue série des guerres afghanes. Les jeunes gens nourris par les images d’un Afghanistan fantasmé, d’abondance, de joie, de jardins paradisiaques, d’eaux vives et libres, de raisins mûrs aux « cent-vingt-et-unes variétés », de grenades gorgées de jus, décident de retourner à Kaboul d’où leurs familles sont originaires. Malgré les mises en garde des parents, le couple part. Peu à peu la violence s’installe, -un jeune homme exécuté devant eux lors du voyage en car, la vision des maisons détruites par la guerre, l’expulsion de leur maison pour y faire loger un « personnage important » que même la police ne peut empêcher-, s’immisce dans le quotidien, pervertit les esprits, détruit lentement les relations de confiance, la spontanéité. La dernière scène scelle le départ et la séparation : désormais deux personnes et deux valises vides… 

Naissance d’un nouveau théâtre

Le texte, tout de tension, est très court, une vingtaine de pages. Il nous livre des fragments, utilisant un vocabulaire dépouillé, en une prose qui s’appuie sur des faits simples, concrets. Les douze scènes de la pièce sont autant de tableaux, chacun baigné dans une lumière particulière, crue, ombrée, flirtant avec le clair-obscur. Les gestes des personnages sont symboliques, marche ralentie, courses, regards qui suivent le même mouvement… On croirait voir émerger ces couples des portraits flamands du XVème au XVIIème siècle, unis parfois sans se toucher, et d’une infinie complicité.  Les deux acteurs, magnifiques Alice Rahimi et Shahriar Sadrolashrafi, interprètent aussi les rôles de la grand-mère, de la mère, du père des jeunes voyageurs. Ils avertissent en vain : « ton identité, c’est ta pensée pas cette terre de mépris. Là-bas, la terre est devenue sale ». Les dialogues sont peu nombreux cependant. Maryam et Hamid se racontent, font la narration de leurs états d’âme, de leurs vies, face au public, entrelaçant leurs récits. Si la jeune femme s’enthousiasme au début : pas d’eau courante, pas d’électricité, seulement des bougies ? « Comme c’est romantique ! », elle devient rapidement celle qui doit prendre des décisions pour survivre, jusqu’à vendre en cachette les tableaux de son compagnon et les présenter sous son nom… La peur qui règne autour d’eux s’infiltre dans leur relation. L’écriture accorde une place essentielle aux silences. Ils nimbent les moments de parole, accordent aux mots de nouvelles résonances, soulignant la chappe de plomb qui jugule les êtres. La lenteur liée aux silences laisse émerger les fragments de scènes, de textes, comme un puzzle que le spectateur doit reconstituer. Se compose ainsi un long poème empli de vides, d’ellipses, d’absences, de dilatations du temps. Pas de pathos ou de digression enflammée mais une tentative très aboutie pour narrer l’histoire d’un peuple sous le joug. Magistralement beau et bouleversant.

MARYVONNE COLOMBANI

Le 21 février, théâtre Vitez, Aix-en-Provence

La Valise vide, Kaveh Ayreek, texte traduit par Guilda Chahverdi, publié aux éditions L’Espace d’un instant

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