dimanche 24 novembre 2024
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Histoires de cordes 

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Le Festival international de Piano de La Roque d’Anthéron joue du paradoxe en baptisant « Nuit du piano » une soirée où brille un quatuor, pas n’importe lequel, sans doute l’un des meilleurs au monde, le Quatuor Modigliani. Deux pianistes sont tour à tour à l’honneur, Rémi Geniet et Jean-Frédéric Neuburger. La soirée conçue en deux temps s’attachait d’abord aux Valses nobles et sentimentales de Ravel, sous les doigts de Rémi Geniet dont les attaques franches et la nervosité du style se glissent avec aisance dans la partition dont le titre est un hommage aux deux volumes de valses de Schubert. Si le terme de « valse » a désorienté le public à la création tant les dissonances et les accents de ces pièces leur donnaient une apparence « aventureuse ». Pourtant, en exergue de la partition pour piano on peut lire la citation d’Henri de Régnier « le plaisir délicieux et toujours nouveau d’une occupation inutile »… Entre le côté percussif de certaines phrases et les nuances qui se coulent dans le velouté du Fazioli, le pianiste a une manière bien à lui d’habiter le silence tandis que les dernières notes appréhendent l’infime et se perdent dans la cymbalisation des cigales. Rejoint par le Quatuor Modigliani, Rémi Geniet s’attachait à une pièce historique du répertoire français, le Quintette pour piano et cordes en fa mineur de César Franck. Les accents passionnés de l’œuvre étaient rendus par un tempo sans faille. Le ton dramatique de la première partie, Molto moderato quasi lento, prenait un tour romantique soutenu par la virtuosité des cordes, violon aérien d’Amaury Coeytaux, celui subtilement incarné de Loïc Rio, alto profond de Laurent Marfaing, violoncelle inspiré de François Kieffer. La sublime aria du deuxième mouvement, Lento, con molto sentimento, est d’une intensité prenante, tissés dans ses harmonies complexes. Enfin, le troisième mouvement, Allegro non troppo, ma non fuoco, offre des unissons de rêve, mâtinant son lyrisme d’un sentiment d’urgence où s’emporte l’âme. 

Complicité de longue date

Après l’entracte, c’est le Quatuor Modigliani qui débutait, écho à la première partie en reprenant une œuvre de Ravel, le Quatuor à cordes en fa majeur. On est subjugués par l’art infini des nuances, la virtuosité inventive des pizzicati, la fougue du scherzo, la musicalité du premier violon, le Stradivarius « Prince Léopold » de 1715, la poésie fiévreuse des phrasés qui équilibre les couleurs et réenchantent le monde. Comme en clin d’œil, puisque le quatuor de Ravel est dédié à Gabriel Fauré qui était au moment de son écriture professeur de composition de l’auteur du Boléro, les quatre instrumentistes retrouvaient le pianiste Jean-Frédéric Neuburger, complice depuis plus de vingt ans pour une interprétation magistrale du Quintette pour piano et cordes n° 2 en ut mineur opus 115 de Fauré. La beauté d’une journée d’été se voit condensée dans cette pièce qui fut utilisée au cinéma dans le film de Bertrand Tavernier, Un dimanche à la campagne. Fluidité, frémissements, paysages rêvés, été impressionniste où les strates de lumière vibrent avec une éloquente élégance… L’osmose entre les musiciens fait le reste. 

En bis, le Scherzo du Quintette pour piano en la majeur de Dvořák apportait le tourbillon de sa danse. Un rêve éveillé !

MARYVONNE COLOMBANI

Concert donné le 29 juillet, Parc de Florans, La Roque d’Anthéron

Quichotte : un joyeux bazar et une réflexion profonde 

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Quichotte © XDR

Artiste invité pour plusieurs années de « permanence artistique » par le Festival, Gwenaêl Morin a pour ambition de Démonter les remparts pour finir le pont ! C’est à dire, entre autres,  de s’attaquer au répertoire pour tisser des liens avec le présent. Quoi de mieux, la langue invitée étant cette année l’espagnol après l’anglais l’an passé, que de s’attaquer au premier roman picaresque ?

Don Quichotte de la Manche est un hidalgo qui, influencé par les romans de chevalerie dont il s’est nourri, rêve de « pratiquer ce qu’il a lu dans les livres » pour changer le monde et trouver sa Dulcinée. Le roman est dense, le metteur en scène Gwenaël Morin décide donc d’y entrer « par effraction », non en lui restant fidèle, mais en tentant d’en extraire l’idéalisme et la philosophie du personnage éponyme. 

De l’imagination 

Avec Quichotte, Gwenaël Morin revient au théâtre dans ce qu’il a de plus artisanal : Don Quichotte est affublé d’un bouclier et d’un casque en carton, la lance est composée de morceaux de bois maintenus par du gros scotch. Peu de décor, une toile blanche tendue entre les arbres, un synthétiseur reposant sur une souche. Les personnages s’affrontent derrière les arbres du jardin, le public joue les moulins à vents en levant les bras. Il faut s’imaginer, comme dans l’enfance ou le rêve, les réalités que traduisent les mots de Don Quichotte. D’ailleurs, c’est à travers ses yeux que le spectacle se vit, comme dans un univers parallèle. Les acteurs donnent le ton. Jeanne Balibar qui incarne un Don Quichotte émouvant et halluciné, Thierry Dupont, Sancho Panza protecteur et aimant, et Marie-Noëlle, narratrice ironique, forment un trio décalé mais harmonieux. Ils sont accompagnés par Léo Martin qui les assiste, muni du texte.

Et de la réflexion

Pour que le public comprenne la manière dont se fabrique un spectacle, Gwenaël Morin est convaincu qu’il doit l’élaborer avec lui. Voilà que la première partie de Quichotte a des allures de répétition : il s’ouvre sur la lecture de l’introduction du roman de Cervantès par Marie-Noëlle. Elle finit par abandonner ses textes et ponctue la pièce de remarques et de reformulations sur l’œuvre, autant de parenthèses métatextuelles nécessaires à la clarté de l’intrigue. 

Une entreprise au long cours, qui s’enrichira jusqu’au terme du Festival -la première représentation manquait parfois de dynamisme : mettre la vision fantasmée du monde de Don Quichotte à l’épreuve du plateau théâtral et voir ce qui advient, c’est ce que propose Gwenaël Morin. Moqué par tous, Don Quichotte préfère se réfugier dans les promesses d’héroïsme des romans et s’y brûle les ailes. 

Une séquence symbolique où les livres de sa bibliothèque sont jetés un à un par tous les personnages en fond de scène interpelle : le danger se trouve-t-il dans les livres ou dans l’idéologie qu’on croit en tirer ? Que peut encore la littérature face à la violence du monde ? 

CONSTANCE STREBELLE

Quichotte
Jusqu’au 20 juillet, 22h, Jardin de la rue de Mons
Maison Jean Vilar, Avignon

AVIGNON OFF : Rêver peut-être

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Rêveries © Yann Gaillot

Juliet O’Brien a fouillé dans ses journaux intimes, et dans les Rêveries perdues de ses personnages. Ils sont quatre sur scène, flanqués de quatre porte-manteaux couverts de vêtements et d’accessoires, partenaires vivants pour traverser les époques, scruter les cœurs, plonger dans les pensées de personnages très attachants dans leurs excès, leurs heurts et malheurs. La vie ne fait de cadeau à personne, reste seulement à l’affronter comme on peut, sans pleurnicheries ni optimisme béat. Un petit air de musique, un pantalon dont on lâche l’ourlet, un képi ou un calot, un tablier, suffisent à situer l’époque, à camper un personnage dont s’empare chaque comédien avec une agilité qui favorise notre sourire, capte notre attention.

Chacune et chacun feint d’oublier de rêver, se réfugie dans un travail acharné, tente à son petit niveau, de grimper l’échelle sociale, se marie comme on signe un contrat illusoire, en fermant les yeux. 

Rêveries ce sont des coups de chapeau lancés à chaque personnage, homme ou femme, jeunes ou vieux, fiers de leur vie, celle dont ils n’ont jamais rêvée mais qu’ils ont traversée, lèvres gourmandes, larmes contenues, cœur gonflé. Les comédiens insufflent une humanité revigorante à des dialogues légers en apparence, à des non-dits beaucoup plus lourds. Ils virevoltent leurs sentiments, dansent sur leurs espoirs, se divertissent de leurs souvenirs. Ils traversent la vie comme on esquisse un pas de danse. La mise en scène fluide de l’autrice savoure toutes les circonvolutions du texte.

Rêveries met du baume sur nos petites tristesses. Ces gens-là peuvent se vanter d’avoir vécu de tout leur corps et de tout leur crâne. Sans artifice, sans techniques anesthésiantes. Eux, c’est sûr, n’ont jamais eu besoin d’Intelligence Artificielle.

JEAN-LOUIS  CHÂLES

Rêveries 

Jusqu’au 21 juillet à 19h45, relâche le lundi 
Théâtre Présence Pasteur, Avignon

Samson ressuscité à Aix

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Samson_Festival d'Aix-en-Provence 2024_© Monika Rittershaus_1

Le chef Raphaël Pichon et le metteur en scène Claus Guth se sont emparés de Samson, opéra perdu de Jean-Philippe Rameau, et le public de la première, au Théâtre de l’Archevêché, ne s’y est pas trompé en réservant à cette production hors du commun un accueil triomphal. 

Rappelons les faits. Voltaire et Rameau envisagent de collaborer à une rénovation du genre lyrique. Ce sera Samson, le héros biblique. Las ! La censure s’en mêle, Voltaire traîne une réputation d’impiété. Le projet capote par deux fois. Rameau gardera les meilleurs morceaux de la partition pour les recycler dans des ouvrages ultérieurs… 

Il ne s’agit pas de ressusciter une œuvre perdue, ni de recomposer une chimère musicale. L’intérêt du travail de Raphaël Pichon, le chef et Claus Guth, le metteur en scène, s’attache davantage à en restituer l’esprit que la lettre. Ce qui est donné à voir et à entendre est un spectacle total aux images d’une beauté saisissante, d’une profondeur dont les échos bibliques viennent percuter une actualité brûlante. 

La scénographie d’Étienne Pluss installe le drame dans les ruines d’une demeure que l’on devine cossue. Plafonds effondrés, murs éventrés, sol jonché de gravats… livrées aux promoteurs qui viennent établir un état des lieux. C’est le présent d’un drame qu’une mère (l’actrice Andréa Ferréol) vient évoquer. Comment être la mère d’un terroriste ? Samson, le massacreur des Philistins, est un kamikaze fou de Dieu. « Quel est son nom, je ne peux prononcer son nom ! », hurle-t-elle. 

Siècles en résonance

Le formidable pari est réussi au-delà de toute attente. La conjonction entre la musique et le drame se fait sans solution de continuité. L’esprit des créateurs de notre siècle fait naître une œuvre venue d’un autre siècle, plus dense plus ramassée, plus intensément dramatique, plus travaillée de préoccupations qui sont les nôtres. Ce Rameau nous est d’une proximité étonnante. D’une vérité que Claus Guth veille toujours à ce qu’elle ne colle pas littéralement à l’actualité. Samson, c’est la force fanatique au service de la mort… Comment ne pas  songer aujourd’hui au 7 octobre et à Gaza ? 

La figure herculéenne de Samson est incarnée par l’imposant baryton Jarrett Ott. Entre la vocation prophétique du libérateur et ses appétits sexuels, il est déchiré entre la figure fragile de Mitta, excellente et touchante Léa Desandre et la force de Dalila, troublante Jacquelyn Stucker. Il nous offre une figure dont toutes les ambiguïtés dramatiques  (est-il un monstre sanguinaire, une voix divine ?) s’incarnent en ambiguïté vocale, qui joue entre un vérisme âpre et un arioso proprement baroque. Tout contribue à en faire un personnage trouble, aux élans mortifères, une figure de la Passion christique, tombant avec lenteur du ciel vers le gouffre , accompagné par Julie Roset, ange annonciateur aux accents séraphiques, et Nahuel di Pierro basse brillante et ductile, figure maléfique du Philistin Achisch. 

Raphaël Pichon remet le chœur, formidable ensemble Pygmalion, au centre de la tragédie, peuple hébreu de blanc vêtu, Philistins jouisseurs en noir. Un cliché ? le vrai protagoniste c’est la musique de Rameau. Qu’on la reconnaisse dans tel ou tel numéro ou qu’on la redécouvre, elle est le ciment du spectacle. Raphaël Pichon en livre une lecture qui ose les collisions brutales. Elégies de la déploration de Dalila et déchaînements électroacoustiques sont liés par une profonde acuité du propos. Ici, l’intelligence sert d’un bout à l’autre un spectacle riche d’intentions, d’une beauté plastique à couper le souffle et d’une inspiration musicale sans égale. Un grand moment de ce Festival 2024. 

PATRICK DI MARIA

Samson
Les 6,9,12, 15 et 18 juillet
Cour de l’Archevêché, Aix-en-Provence

Le temps et le sel

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Sous les racines, un chœur de femmes dans un bain de sel

Il y a des propositions que l’on aimerait par dessus tout aimer, en ce contexte politique où près d’un tiers des français voulaient être gouvernés par un parti prônant la préférence nationale, la discrimination active des binationaux et refusant l’égalité salariale homme-femme. Mais Tamara Cubas, intimidée sans doute par l’importance de son propos, la force de ces femmes qui portent leur combat sur scène, a produit un spectacle de moins d’une heure trente qui semble long au bout de 20 minutes. L’artiste, qui a l’habitude aussi de créer des installations et des œuvres plastiques qui ne s’inscrivent pas dans la problématique d’un temps diégétique, narratif ou dramatique, a créé un spectacle dont on devine dès le départ le déroulement, et qui nous apprend très peu sur l’histoire et les conditions de vie de ces femmes, avec lesquelles on ne parvient pas, faute de savoir qui elles sont, à entrer en empathie.

Racontez-nous… 

On apprend, par la feuille de salle, et quelques allusions éparses que Noelia Coñuenao, Karen Daneida, Dani Mara, Ocheipeter Marie, Hadeer Moustafa, Sekar Tri Kusuma et Alejandra Wolff sont des femmes qui toutes parlent des langues d’exils, minoritaires ou natives. mapuche, edo, malais, arabe, didxaza, borum. Mais ce que l’on voit, ce que l’on entend, ce ne sont pas leurs histoires, mais un chœur de femmes antique chantant, psalmodiant, se déplaçant, se revêtant de blanc, de voiles. Sur le mur du lointain après un long temps passé sans mots compréhensibles, quelques-uns, traduits, poétiques, viennent s’écrire, allusions à la femme de Loth changée en sel parce qu’elle s’est retournée pour regarder la ville qu’elle quittait. 

Le sel, sur la scène, cache d’autres voiles encore qu’elles déterrent pour s’en revêtir, et par moments les chants sont beaux, les gestes, les visages éclatants comme des combats. Dont on aimerait, vraiment, savoir davantage, car rien n’est plus urgent sans doute aujourd’hui que de produire des récits d’exils et de témoignages des ethnocides, en particulier par les femmes qui sont, généralement, les voix porteuses des victimes. 

AGNÈS FRESCHEL

Sea of Silence a été créé au Théâtre Benoit XII du 4 au 9 juillet

Courts de cœur

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FÁR © Salaud Morisset

FÁR

Venu du grand nord, d’Islande, FÁR de Gunnur Martinsdóttir Schlüter nous fait assister à un drame. Un vol d’oiseaux dans le ciel. Visage d’une femme, Anna, derrière une vitre. Elle participe à une réunion d’affaires dans un café. Cadres serrés, couleurs bleues froides. On parle de gains, de l’installation d’un jacuzzi. Soudain, un choc contre la vitre. Une mouette git, à terre, blessée. Sous les yeux stupéfaits de ses collègues, Anna veut achever l’oiseau mais se fait agresser par des enfants « on n’a pas le droit de tuer » s’insurgent-ils. « La frontière est mince entre la souffrance et la mort »  leur répond-elle. Derrière la vitre, les gens du café observent… Un film, court, efficace, âpre, superbement cadré. FÁR veut dire intrusion ; l’intrusion de l’inattendu dans un monde organisé, de la souffrance et de la mort dans un lieu où ce qui compte est l’argent gagné et l’efficacité économique. Une réussite.

I Once Was Lost

Inspiré par une histoire vraie, I Once Was Lost, entre documentaire, journal intime et fiction, nous raconte une anecdote arrivée à un père, celui de la réalisatrice franco-américaine Emma Limon. Un soir, il dépose en voiture sa fille, lycéenne, chez son premier petit ami. C’est elle qui l’a guidé dans les rues de la ville. Mais au retour, il ne retrouve plus son chemin. Cette anecdote qui lui est arrivé en 2008, il la lui raconte bien plus tard, en 2021. Emma Limon en fait un film. Une déambulation nocturne, très bien filmée, dans la banlieue de Boston. Pas grand monde à qui demander son chemin. John entre dans un tout petit magasin de donuts. Il achète un beignet, essayant d’obtenir des informations. Aucune des trois employées ne parvient vraiment à l’aider mais l’une d’entre elles lui offre plusieurs donuts qu’il dévore dès qu’il retrouve enfin sa route : « je ne me suis senti plus chez moi dans l’univers. » Perdre ses repères  n’est pas toujours une mauvaise chose et ce père qui avait peut être l’impression de perdre-là sa fille devenue femme, a peut-être ici, trouvé un nouveau chemin.

Amarres (C)CHAZ Productions

Amarres

Un autre film inspiré par le réel, celui de Valentine Caille, Amarres. À partir de son histoire personnelle, la réalisatrice écrit une fiction, mise en scène avec soin et superbement interprétée par Alice de Lencquesaing et Jonathan Genet. Livia vient passer quelques jours sur le rucher familial. Elle y retrouve son frère, Louis, qui a fait des séjours en hôpital psychiatrique et qui est psychologiquement très perturbé. Il travaille sur le rucher – les scènes sur le travail des apiculteurs sont très bien documentées… La folie de Louis qui se manifeste dès qu’il est en contact avec les autres est en écho avec la folie technologique qui conduit à la destruction des abeilles. La relation entre le frère et la sœur, entre haine et amour inconditionnel, donne lieu à des scènes intenses, que la musique de Claus Gaspar souligne habilement. Un film riche en émotions.

ANNIE GAVA

Le festival Tous Courts, organisé par l’association Rencontres cinématographiques d’Aix-en-Provence s’est tenu du 28 novembre au 2 décembre

festivaltouscourts.com

Une journée en courts

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La master class

Caroline San Martin, maîtresse de conférences en écriture et pratiques cinématographiques à la Sorbonne,est venue « penser l’écriture du personnage en scenario », une leçon de cinéma qui a rassemble bon nombre d’étudiants. Et ce fut passionnant. Partant d’un texte de Gilles Deleuze, Francis Bacon : Logique de la sensation, celle qui est aussi intervenante à la Femis a proposé de transposer au cinéma ces réflexions sur la peinture. Comment déconstruire des partis-pris, interroger les présupposés, imaginer des possibilités et en faire le tri, ancrer son  personnage dans des situations pour qu’il puisse faire des choix. S’appuyant sur des extraits de courts et longs métrages, Caroline San Martin a aussi dialogué avec ceux qui assistaient à cette master class qui a duré deux heures. On l’aurait bien écoutée deus heures de plus !

Les cartes blanches

Bruno Quiblier, directeur de l’association lausannoise Base-Court est venu présenter six films suisses dont trois d’animation, très différents, dont un, engagé et drôle, « dédié aux animaux victimes d’homophobie » ! Dans la nature de Marcel Barelli. Dans la nature, un couple c’est un mâle et une femelle. Enfin, pas toujours! Un couple c’est aussi une femelle et une femelle. Ou un mâle et un mâle. Vous l’ignoriez, peut-être, mais l’homosexualité n’est pas qu’une histoire d’humain. Original et très graphique, celui de Jonathan Laskar, The Record, où un antiquaire qui s’est vu offrir par un voyageur un disque magique, « lisant dans votre esprit et jouant ce que vous avez en mémoire », s’enferme dans sa boutique avec tous ses souvenirs qui refont surface. Et dans le film de Basile Vuillemin, Les Silencieux, ce ne sont pas des souvenirs que remontent les pêcheurs d’un petit chalutier qui, après des pêches maigres, se sont aventurés dans des zones protégées. Un film superbement mis en scène qui nous fait passer vingt minutes en compagnie de ces marins, confrontés à un rude dilemme.

Les Silencieux © Blue Hour Films

Une autre carte blanche a été proposée au Festival Vues du Québec, étonnement situé à Florac en Lozère, principale manifestation française entièrement consacrée au cinéma québécois, qu’est venu nous présenter son fondateur, Guillaume Sapin. Il nous a proposé sept courts très variés et de très bonne facture. Oasis, le premier documentaire de Justine Martin suit la relation de Raphaël et Rémi, des jumeaux, au moment charnière de l’adolescence. Raphael, atteint d’un handicap, reste prisonnier de l’enfance, Rémi grandit… Un film très touchant. Aucéane Roux, est venue parler de son film d’études cinématographiques à l’École des médias de l’UQAM, Vent du Sud, tourné à Val Gagné, dans l’Ontario, le village que ses grands parents ont quitté comme beaucoup d’autres, laissant des terres en friche. Terres rachetées par des mennonites qui ont fait revivre le village. Un film qui « raconte surtout l’histoire de deux communautés qui se rencontrent à travers un village. C’est l’agriculture qui est leur point commun». Passionnant.

The Record © Kurzfilm Agentur Hamburg

Découvert aussi, le festival de l’écrevisse de Pont-Breaux, en Louisiane, grâce au regard acéré de Guillaume Fournier, Samuel Matteau et Yannick Nolin. Acadania, un court sans paroles mais dont les images parlent, reflet d’une Amérique fatiguée et comme défaillante ; visages fatigués, machines rouillées, parade grotesque. On pourrait aussi évoquer le film d’Annie St-Pierre, Les grandes claques, une fiction qui nous fait partager un réveillon en 1983 : des enfants qui attendent un Père Noël en retard, un père qui attend son passage pour pouvoir emmener ses enfants, angoissé à l’idée d’entrer dans la maison de son ex-belle famille. Un film doux amer qui nous fait partager les tensions et les réactions de chacun. Carte blanche particulièrement réussie !

ANNIE GAVA

Le Festival Tous Courts s’est tenu du 28 novembre au 2 décembre à Aix-en-Provence.

festivaltouscourts.com

« Viva Varda ! », la femme et la cinéaste

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Pierre-Henri Gibert a l’habitude de faire des portraits de cinéastes. Près d’une vingtaine à son actif : Audiard, Clouzot, Resnais… Viva Varda !,commandé par Arte, est le premier consacré à une femme. Et quelle femme ! Une photographe, cinéaste, plasticienne, Agnès Varda qui a fait elle-même, plusieurs fois son autoportrait à travers ses films. Un projet audacieux ! Suicidaire même, plaisante son auteur. Mais un portrait vraiment réussi qui nous donne à voir une Agnès loufoque, tenace, libre mais en livre aussi quelques aspects qu’on connaissait moins. Un portrait fait avec bienveillance où l’on suit son parcours de vie et ses débuts cinématographiques avec La Point courte. L’arrivée à Sète de la petite Arlette, au bout de la route de l’exil pendant la guerre, la rencontre avec sa famille de cœur, les Schlegel, sa liaison avec leur fille, Valentine. Ses débuts en photographie, son installation à Paris rue Daguerre. Elle crée sa coopérative de cinéma, elle qui n’ a pas fait d’études cinématographiques. Elle qui avait vu en tout huit films se lance dans l’écriture et la réalisation de La Pointe Courte qui ne plait pas du tout aux Cahiers du cinéma.

Amour et bienveillance

Pierre-Henri Gibert donne la parole à ses collaborateurs, à ses enfants, Rosalie Varda et Mathieu Demy, à des ami·e·s, Sandrine Bonnaire, Patricia Mazuy, Audrey Diwan, Aton Egoyan qui, tout au long du documentaire, évoquent la cinéaste, précurseure de la Nouvelle Vague. Une cinéaste qui n’a jamais baissé les bras, qui est toujours partie à la rencontre des autres, Chinois, Cubains, Black Panthers. « Je vais filmer de toute façon » disait-elle, allant chercher de l’argent avec arrogance, précise Patricia Mazuy. Le réalisateur évoque la cinéaste mais aussi la femme, celle qui a rencontré Antoine Bourseiller, le géniteur de Rosalie, qui a aimé très fort Jacques Demy dont le départ l’a fait souffrir, qui a rencontré ses voisins qu’elle a filmés avec bienveillance. C’est tout cela qu’on retrouve dans le documentaire de Pierre-Henri Gibert qui a réussi son projet audacieux. Viva Varda ! nous fait rencontrer une Agnès Varda avec ses failles, son extraordinaire soif de vivre, son amour des gens et du cinéma. On l’aime encore plus!

ANNIE GAVA

Viva Varda ! est disponible sur Arte TV à partir du 30 octobre et sera programmé le 6 novembre à 22h35.

https://www.cinemed.tm.fr/

Le Rendez-vous de Charlie

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ERIK TRUFFAZ

Le jazz aime les feuilles mortes, c’est bien connu. En miroir du Charlie Jazz Festival de l’été, le Rendez-vous de Charlie scelle notre entrée dans l’automne. La récolte sur deux jours connaît un pas sur le côté dans l’univers jazzique et lorgne vers le cinéma avec la projection du film César et Rosalie de Claude Sautet en partenariat avec le Cinéma Les Lumières. Deux stars, l’une du cinéma, l’autre du monde du jazz présenteront cette toile mythique du répertoire où se croisent Romy Schneider, Yves Montand et Sami Frey, Sandrine Bonnaire et Erik Truffaz qui revisitera dans le cadre du projet Rollin’& Clap quelques thèmes de la musique de cinéma. Le célèbre trompettiste accompagné d’Alexis Anérilles (claviers), Marcello Giuliani (basse), Valentin Lietchi (batterie), Matthis Pascaud (guitare), une équipe « digne des Marvels », sourit Aurélien Pitavy, directeur artistique de l’association Charlie Free, organisatrice de l’évènement, jouera des textures, des esthétiques, pour nous faire rencontrer comme jamais Nino Rota, Ennio Morricone, Michel Magne ou Miles Davis. 

Des valeurs sûres

Dans la série des légendes, le dernier saxophoniste ayant accompagné Miles Davis sur scène, Kenny Garrett revient à Vitrolles (il y a été ovationné en 2019) avec Sounds from the Ancestors (projet couronné par un Grammy Award), où se mêlent jazz, R&B, gospel, sonorités de France, de Cuba, du Nigéria, de la Guadeloupe, pour un groove irrésistible. À ses côtés il y aura le swing de Rudy Bird (percussions, chant), Keith Brown (piano, claviers), Ronald Bruner (batterie), Jeremiah Edwards (contrebasse) et Melvis Santa (percussions, chant). La trompette d’Hermon Mehari explorera dans Asmara sa culture ancestrale, (sa famille avait fui l’Érythrée dans les années 1980), les sonorités du jazz éthiopien et les folklores des peuples de la Corne de l’Afrique avec la complicité de la contrebasse de Luca Fattorini, la batterie de Gautier Garrigue et le piano de Peter Schlamb. Enfin, une relecture de Gainsbourg conduit le tromboniste Daniel Zimmermann à réinterpréter l’œuvre de « l’homme à la tête de chou » en une liberté débridée avec son quartet composé de Julien Charlet (batterie), Pierre Durand (guitare), Jérôme Regard (basse). Un « Homme à tête de chou in Uruguay » irrévérencieux et groovy à souhait ! Une avalanche de pépites d’automne !!! 

MARYVONNE COLOMBANI

Les 3 & 4 novembre, Salle Obino, Vitrolles

Les Rendez-vous de Charlie 

04 42 79 63 60 charlie-jazz.com

Il était une femme !

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Antoinette Pépin ? Pépin-Fitzpatrick ? Qui est-ce ? La question laisse perplexes les personnes interrogées. Et pourtant, celle que l’on surnommait « Nénette » a laissé nombre de musiques qui nous sont familières ! Une centaine d’œuvres du chanteur et guitariste argentin Atahualpa Yupanqui sont cosignées par elle, en fait par « Pablo Del Cerro », pseudonyme qu’elle utilisa, les temps n’étaient guère féministes. 

Le mystère d’un nom

Intriguée par cette signature de Pablo Del Cerro, attachée à une centaine d’œuvres d’Atahualpa Yupanqui, alors qu’elle faisait des recherches autour de l’œuvre musicale de ce dernier, la chanteuse Mandy Lerouge a mené une véritable enquête durant près de trois ans, a suivi les traces de ce « Pablo » à Paris, Buenos Aires, Cerro Colorado enfin, ce village de la province de Córdoba en Argentine où est située la maison (et désormais le musée) d’Atahualpa Yupanqui, « Agua Escondida » (l’eau cachée). Pablo Del Cerro, alias Antoinette Pépin-Fitzpatrick (1908-1990), née à Saint-Pierre et Miquelon d’un père français d’une mère terre-neuvienne, fut non seulement la muse mais l’épouse d’Atahualpa Yupanqui. Musicienne, pianiste, tombée amoureuse de l’Argentine, elle rencontrera Atahualpa, l’amitié artistique qui unira aussi le couple se transcrira dans les collaborations musicales. 

Roberto Chavero, fils du chantre argentin, ému de l’intérêt passionné de Mandy Lerouge, lui a transmis une grande boîte fermée que sa mère avait laissée et qu’il n’avait jamais ouverte : « c’est pour vous, c’est votre quête » lui dit-il. Un trésor de partitions d’enregistrements, de lettres, de livres, de carnets de compositions et de confidences est ainsi légué à la chanteuse. Elle s’imprègne des ouvrages de la bibliothèque d’Atahualpa, des paysages montagneux qui servent d’écrin au village Cerro Colorado, y trouve des correspondances avec sa vie, au point de commettre le délicieux lapsus de « la Cordillère des Alpes » (Mandy Lerouge est originaire des Hautes-Alpes). 

Un spectacle enquête

Le spectacle qui découle de cette recherche et de ces rencontres nous fait plonger à notre tour dans les bonheurs de la quête, part des voix enregistrées de personnes qui ignorent qui est cette fameuse Antoinette Pépin, mais aussi de celle, émouvante, de son fils qui évoque ses parents. Les chants souvent donnés en primeur, directement issus de la fameuse boîte d’Antoinette, sont entremêlés aux bribes du récit, prennent une épaisseur nouvelle, habités d’un parfum de légende. La voix souple de Mandy Lerouge se glisse avec aisance dans les méandres des textes et des mélodies, accompagnée par le violoncelle augmenté d’Olivier Koundouno, la guitare de Diego Trosman, les percussions et la batterie de Javier Estrella. « Il ne s’agit pas de mimer la musique argentine, sourit l’interprète, je ne m’en sens pas la légitimité, et n’en vois pas non plus l’intérêt, les musiciens argentins le font bien mieux que moi, mais plutôt de donner une lecture personnelle, un hommage à une femme dont le nom a été tu comme si souvent et à sa puissance créatrice ». Les musiciens offrent des contre-points subtils aux airs, transcrivent atmosphères, esprit, variant les esthétiques avec intelligence. Les musiques populaires, leurs rythmes, la teneur des chants, de l’Argentine sont intiment liés aux reliefs, aux climats, non par une fantaisie folklorique prise dans un sens réducteur, mais en sont l’émanation profonde. Une enquête musicale passionnante au cours de laquelle Mandy Lerouge prend un essor nouveau, habitée, puissante, sensible. 

MARYVONNE COLOMBANI

Mandy Lerouge / Del Cerro a été joué le 7 octobre au Petit Duc, Aix-en-Provence

Bientôt un CD et une émission radiophonique en huit épisodes pour suivre au plus près cette enquête musicale !

Le festival de Salon-de-Provence fait tinter les orgues aixoises

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© X-D.R.

Inaugurées en grande pompe en 2015, les grandes orgues de l’auditorium Campra disposant de quelques 2000 tuyaux ont cependant vite cessé de fonctionner pour cause de panne. À peine restaurées, elles ne pouvaient rêver mieux qu’Olivier Latry et Shin Young Lee pour célébrer leur résurrection. Il faut dire que l’organiste titulaire de Notre-Dame de Paris et la concertiste sud-coréenne ont la virtuosité nécessaire pour s’attaquer à des œuvres sollicitant l’instrument sous toutes ses coutures. La 5ème Symphonie de Charles-Marie Widor et son Allegro Vivace n’ont aucun secret pour Olivier Latry : ses variations requièrent une dextérité et une technicité sans faille, mais également une succession de jeux, d’accouplements et de changements continus de nuances via la pédale d’expression qui rappellent la versatilité de l’instrument, conçu alors pour convoquer la puissance d’un orchestre. Le spectre de Bach et de l’héritage germanique est également convoqué par Shin Young Lee sur l’imposante Introduction et passacaille en ré mineur de Max Reger, qui pousse l’art du contrepoint jusque dans ses retranchements, tout en lui adjoignant des couleurs expressionnistes. De belles prouesses solistes qui se révèlent cependant moins émouvantes que les duos choisis sur le volet. Outre le très beau Concerto brandebourgeois n°2 de Bach transcrit pour quatre mains (et quatre pieds !) par Max Reger, interprété à la perfection par le couple, on (re)découvre avec bonheur, entre autres, le sublime Concerto en ré mineur de Marcello entonné avec générosité et finesse par l’hautboïste François Meyer, ou encore les Trois Mouvements de l’immense Jehan Alain sublimés par la flûte d’Emmanuel Pahud. De quoi se souvenir que l’orgue n’est pas l’instrument solitaire qu’on a souvent voulu dépeindre : la Fantaisie en Fa mineur de Krebs en atteste dès le XVIIIème siècle ! Et l’Hymne de Joseph Jongen, entonné par Olivier Latry et Éric le Sage au piano, rappelle que l’instrument peut, selon les jeux et couleurs, se jumeler y compris avec ses frères (pas si) ennemis.

SUZANNE CANESSA

Le concert a été le 28 juillet au Conservatoire Darius Milhaud d’Aix-en-Provence

« La Bête dans la jungle », en quête d’absolu

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La nouvelle d’Henry James, The Beast in the jungle, paru en 1903, l’histoire d’un homme qui attend un événement extraordinaire et demande à une femme d’attendre avec lui, a toujours bouleversé Patric Chiha, par son rapport au temps, par la tension entre la vie réelle et la vie rêvée. Il décide d’adapter l’histoire de May et de Jon qui, pour lui, a la valeur d’un mythe. On avait vu le talent de ce réalisateur pour filmer les corps qui dansent dans son film précédent, Si c’était de l’amour, le documentaire sur la vie de la troupe de Gisèle Vienne.

Traverser les époques

Dès les premières images de La Bête dans la jungle, des danseurs, des corps se frôlent au rythme du disco. La voix de la physionomiste (Beatrice Dalle), enveloppée dans sa cape noire nous guide dans ce monde étrange. « C’est l’histoire de May et de Jon. May avait rencontré Jon croisé dix ans auparavant dans les Landes, au bal de la Sardinade. Là, il lui avait confié son secret : “depuis que je suis enfant, je sais que j’ai été choisi pour quelque chose d’exceptionnel et cette chose extraordinaire devra m’arriver tôt ou tard. Et toute ma vie va être bouleversée.” » On est en 1979. Au cœur d’une boite de nuit parisienne dont on sortira  peu : pourquoi sortir, c’est ici que tout se passe. Les corps dansent, nimbés de lumière, se touchent, flamboient. Et c’est là que May (Anaïs Demoustier,excellente),tout en couleurs, exubérance et mouvement, retrouve Jon (Tom Mercier) immobile, comme figé et hors du monde. Et ce sera ainsi chaque samedi jusqu’en 2004. Dans ce club on va traverser les époques, les élections de 1981, la mort de Klaus Nomi, l’hécatombe du sida, la chute du mur de Berlin, le 11 septembre. May s’est mariée avec Pierre (Martin Vischer) mais continue à attendre avec Jon la chose qu’il guette, quelque chose de plus grand qu’eux. Elle aime que sa vie ressemble à un roman. « Il faut résister, il faut danser. »  Dans la boite de nuit, les costumes chatoyants, brillant de mille feux ont fait place à des tenues noires Le club s’est vidé à cause des morts du sida mais les rescapés continuent de danser au rythme de la techno, filmés du balcon où May et Jon poursuivent leur quête d’absolu.

La Bête dans la jungle,histoire d’amour et sorte de documentaire sur une discothèque de 1979 à 2004 confirme le talent  de Patric Chiha à filmer une atmosphère. On l’avait déjà remarqué avec Brothers of the Night ( Berlinale 2016). La Bête dans la jungle est un film envoûtant dont on n’a pas envie de sortir, attendant nous aussi, peut-être qu’une bête sorte de l’écran et bouleverse nos vies… « Vous êtes sortis, quelle drôle d’idée ? C’est ici que tout se passe. »

ANNIE GAVA

La Bête dans la jungle, de Patric Chiha
En salles le 16 août

« Polaris », trouver sa bonne étoile

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Jour2Fête

Dans la brume blanche, une voix, qui parle de solitude et de souffrance. Une silhouette. Le bruit du vent qu’on sent glacial. Une tempête de neige. Et puis des mains qui se réchauffent. Ce sont les mains d’Hayat, une navigatrice, de 1m60, en plein océan Arctique, au milieu des icebergs bleutés. À l’autre bout du monde, dans le Sud de la France, sa sœur, Leila, sur le point de donner naissance à son premier enfant, avec ses craintes et ses doutes, alors que le père a mis les voiles. Toutes deux ont eu un parcours de vie difficile : un père absent, une mère toxicomane, en prison, qui n’a jamais été une mère. Pour elles, les familles d’accueil. « Je ne me rappelle aucun moment de tendresse avec ma mère », confie Hayat. Elle souhaite très fort que sa sœur, grâce à ce bébé qui vient de naitre, puisse changer le destin de cette famille. C’est à travers des conversations téléphoniques qu’Hayat et Leila revisitent leur passé et leur relation. Et c’est en racontant, bribes par bribes, son histoire à Ainara Vera qu’Hayat nous permet de l’approcher. Elle évoque ses difficultés en tant que femme-capitaine, la nécessité d’être dure au départ pour se faire respecter, les agressions qu’elle a subies. « En tant que femme, si vous êtes ne serait-ce qu’un peu attirante, c’est vraiment super difficile. Ça consomme tellement d’énergie. » Le syndicat de marins qu’elle a contacté lui a refusé toute aide.

Voyage intérieur

« On a le droit de décider ce qu’on veut faire de notre corps ! »s’indigne-t-elle. Elle est épuisée de devoir se débrouiller toute seule. « Je ne peux apaiser ma souffrance quand la vie me maltraite. » Comment garder la tête hors de l’eau, nous suggère un plan serré, fixe, long, intense, où elle nous regarde. Peut-être en quittant le bateau, un moment, pour aller voir sa sœur et faire connaissance avec la petite Inaya, celle qui va briser ce cycle infernal pour avoir de nouvelles références. En profiter aussi pour faire le point sur sa propre existence : « Je fais pas ma vie, je m’occupe des autres ! » lance-t-elle à sa sœur cadette. Comment chasser ses démons, vaincre sa peur de ne jamais être aimée ? Comment se reconstituer après cette enfance où on n’a pas reçu cet amour de base ? « Inaya est aimée et c’est le plus important », conclue-t-elle.

Dans Polaris, ce documentaire tourné pendant deux années, Ainara Vera trace le portait de deux femmes qui, chacune à sa manière, tracent leur voie. Elle filme les gestes expérimentés de la navigatrice dont le bateau semble glisser sur la mer et frôler les icebergs, ceux, plus tâtonnants de sa sœur qui apprend pas à pas les gestes d’une mère. « Hayat est une capitaine de navire qui cherche sans relâche sa place dans le monde », commente la cinéaste qui a su trouver la bonne distance pour nous donner à voir et entendre ces deux femmes blessées par la vie, nous faire partager leur voyage intérieur afin de se reconstruire. La musique d’Amine Bouhafa accompagne superbement ce voyage glaciaire travers des paysages à la beauté âpre et austère.

ANNIE GAVA

Polaris, de Ainara Vera

En salles le 21 juin

La Nuit du verre d’eau, la révolte d’une femme

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© Sarmad Louis © Jour2Fête

Le jour se lève sur une vallée de la montagne libanaise. Une demeure bourgeoise, des vacances qui pourraient être ordinaires et paisibles. Mais, quinze ans après l’indépendance du pays, la révolution gronde, non loin de là, à Beyrouth, en cet été 1958. Trois sœurs se retrouvent dans le village familial. Nada (Rubis Ramadan), Eva (Joy Hallak), pour qui les parents cherchent un mari et l’ainée, Layla (Marilyne Naaman), qui subit le quotidien d’un mariage imposé à 17 ans. Elle est très liée à son petit garçon, Charles (Antoine Merheb Harb). Lui, du haut de ses sept ans, observe avec curiosité et inquiétude le monde qui l’entoure. La Vierge de l’église pleure et tous les villageois chrétiens se retrouvent pour prier. Les repas de famille élargie se transforment en pugilat. Les Chiites du village se sentent marginalisés, voire plus et certains s’en vont. On commence à s’armer et la nuit, on fait des rondes. L’arrivée du Docteur René (Pierre Rochefort) accompagné de sa mère, Hélène (Nathalie Baye) va bouleverser le quotidien. Layla sert de guide aux « Français » et à l’occasion d’une visite de la grotte de Saint Antoine, pendant que Charles emmène Hélène voir un ermite, elle se jette dans les bras de René, un homme très discret et taiseux.

Une tension dramatique
« C’est l’histoire d’un amour éternel et banal qui apporte chaque jour tout le bien, tout le mal … », chantent en chœur les femmes de la famille en ligne derrière un piano : une très jolie scène. Une chanson de Dalida qui fait écho au drame que vit Layla et à sa révolte. Peut être une métaphore de ce que traverse le pays. Le titre en arabe de ce premier long métrage du cinéaste libanais, Carlos Chahine, signifie « terre d’illusion ». « Pour moi, 1958 est comme une répétition générale de la guerre de 1975 qui n’est pas finie aujourd’hui…J’avais envie de dire que ce pays est une illusion depuis le début », a précisé le cinéaste, accompagné de toute son équipe, et du compositeur Antoni Tardy dont la musique a particulièrement bien souligné la tension dramatique de cette chronique familiale et historique aux décors soignés.

ANNIE GAVA

La Nuit du verre d’eau, de Carlos Chahine 
En salles le 14 juin

Shakespeare inspire ici, expire là

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LA TEMPESTA texte William Shakespeare traduction, adaptation, mise en scene, scenographie, costumes, son et lumiere Alessandro Serra avec Fabio Barone, Andrea Castellano, Yincenzo Del Prete, Massimiliano Donato, Paolo Madonna, Jared Mcneill, Chiara Michelini, Maria Irene Minelli, Valerio Pietrovita, Massimiliano Poli, Marco Sgrosso, Bruno Stori assistanat lumiere Stefano Bardelli assistanat son Alessandro Saviozzi assistanat costumes Francesca Novati masques Tiziano Fario

À Avignon, le fantôme de William Shakespeare hante les murs depuis l’origine du festival. On ne compte plus les adaptations, relectures et appropriations de l’écrivain anglais tant elles sont constitutives de l’histoire de la manifestation. Cette année, deux pièces majeures du répertoire ont fait l’objet de mises en scène et le moins que l’on puisse dire est qu’elles reposent sur des conceptions antagonistes de l’œuvre shakespearienne. Pourtant La Tempête comme Richard II ont en toile de fond la question du pouvoir, de sa légitimité, de sa manipulation voire de ses dérives, intrinsèque au théâtre du maître élisabéthain. Mais quand, dans la première, l’intervention de la magie et la prédominance de la nature viennent corriger les travers revanchards et faiblesses individualistes d’un gouvernement humain en faisant triompher la sagesse, c’est le réalisme politique le plus cruel, fait d’ambitions personnelles, d’hypocrisie débridée et de traitrises éhontées , qui l’emporte dans la seconde, aux dépens de toute considération éthique. Entre Alessandro Serra et Christophe Rauck, ce sont surtout les choix de mises en scène qui contrastent, malgré une obscurité et commune, et agissent avec plus ou moins de réussite sur la dimension contemporaine de l’auteur phare du grand siècle britannique.

Fausse sobriété

Si le Sarde privilégie le dépouillement scénique et le resserrement textuel comme autant de preuves matérielles de son absorption de l’œuvre, des costumes jusqu’à la traduction italienne, il reste dans un entre-deux d’inventivité ou la fausse sobriété se conjugue à un arrière-goût burlesque suranné. Jusqu’à nous faire nous interroger sur l’attribution à Jared McNeill, seul acteur noir (épatant) de la troupe, le rôle de Caliban, personnage monstrueux esclavagisé. Outre quelques scènes visuellement éblouissantes – notamment grâce à l’éclairage en puit de lumière ou à l’immense voile noir déployé sur le plateau – qui assurent un sincère plaisir esthétique, cette Tempesta aux accents commedia dell’arte perd en portée politique et manque de modernité. Regrettable quand la plume d’un géant de la dramaturgie classique s’y prête autant.
Si Richard II, éclipsée par Richard III et Henri VI, est l’une des pièces les moins jouées du grand Will, celle-ci a toujours eu, et dès la première édition en 1947, les faveurs du Festival d’Avignon. Après Jean Vilar à la mise en scène et dans le rôle-titre, Ariane Mnouchkine ou encore Jean-Baptiste Sastre, c’est au tour de Christophe Rauck de redonner vie à ce roi à part dans l’histoire de la couronne d’Angleterre. Accédant au désir de l’acteur Micha Lescot d’incarner le monarque (1377-1399) totalement déconnecté des exigences de sa fonction.

RICHARD II texte William Shakespeare, mise en scene Christophe Rauck, traduction Jean-Michel Deprats, avec Louis Albertosi, Thierry Bosc, Eric Challier, Murielle Colvez, Cecile Garcia Fogel, Guillaume Leveque, Pierre-Thomas Jourdan, Micha Lescot, Emmanuel Noblet, Pierre-Henri Puente, Adrien Rouyard dramaturgie Lucas Samain , musique Sylvain Jacques scenographie Alain Lagarde , lumiere Olivier Oudiou video Pierre Martin , costumes Coralie Sanvoisin masques Atelier 69 , maquillages et coiffures Cecile Kretschmar

Machination envoûtante

Il ne peut y avoir de longues discussions sur le constat que la pièce est sublimée par l’acteur longiligne, vêtu de blanc dans un environnement où le noir domine, et dont la gestuelle autant que la voix troublent jusqu’à la notion de genre. La maîtrise et la complexité de son jeu est loin en revanche d’en être l’unique réussite. Car l’actuel directeur du Théâtre Nanterre-Amandiers, assisté du scénographe Alain Lagarde, place au centre d’un ingénieux dispositif de gradins amovibles, une machination envoûtante. Qu’il représente la Chambre des Communes ou les coulisses du pouvoir, le décor aussi sombre soit-il devient ici une tribune au grand jour des intrigants. Habité par une désinvolte négligence des enjeux qui évolue en démence capricieuse, Richard ne semble à aucun moment concerné par la nasse politique dont il est la proie. Un comportement qui va paradoxalement conférer à l’entreprise hostile d’usurpation du trône menée par son rival et cousin, Bolingbroke, futur Henri IV, une certaine légitimité. Dans une scène d’abdication aux ressorts quasi-comiques, le roi se fait bouffon dans un dernier soubresaut d’orgueil avant son assassinat comme ultime félonie. Magistral.

La Tempesta a été jouée les 17, 18, 19, 20, 22 et 23 juillet à l’Opéra du Grand Avignon.
Richard II a été créé le 20 juillet et présenté jusqu’au 26 au Gymnase du lycée Aubanel, à Avignon.

J’Crains Dégun : de l’art et des rencontres contre les violences de genre

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Nolwenn Le Doth dans Chevaleresses © Cécile Graziani

À l’occasion de la Journée internationale de l’élimination des violences faites aux femmes et aux minorités de genre, Solidarité Femmes 13, le CIDFF Phocéen et le Planning Familial 13 organisent depuis trois éditions le festival J’Crains Dégun à Marseille. Un événement qui a pour objectif de « faire connaître la multiplicité des violences sexistes et sexuelles et de leurs victimes » et de « faire réseau pour mieux prévenir ces violences ». « On voulait proposer des formes plus sensibles que des conférences ou des tables rondes, qui sont très intéressantes mais représentent un savoir descendant », précise Mathilde, coordinatrice du rendez-vous pour Solidarité Femmes 13. 

Différents formats, différents publics 

La programmation réunit différents formats adressées à différents publics, mixtes ou non, ainsi qu’un temps festif le samedi soir, à la Friche La Belle de Mai. « L’idée est de permettre le dialogue. Il y a donc des espaces d’élaboration entre personnes concernées, et un discours qui en émane à destination de tout le public », résume Noémie, coordinatrice pour le Planning Familial 13. Le 23 novembre, ont donc lieu à la Friche des ateliers d’écriture et d’expression en non-mixité ou en mixité choisie (sans homme cisgenre), comme « Celles qui parlent en moi », proposé par la comédienne Léa Pheulpin. Pour la première fois, J’Crains Dégun accueille aussi un atelier-discussion exclusivement réservé aux personnes LGBT+ autour de l’homophobie familiale, animé par Constant Léon du podcast Jouïr.

Les représentations artistiques sont ouvertes à tous·tes (parfois seulement au dessus d’un certain âge). Le dispositif poétique Les Murmureuses, fruit d’un atelier d’expression mené depuis septembre par Solidarité Femmes 13, permettra d’entendre des textes et témoignages écrits par des femmes. Pour ce qui est du théâtre, J’Crains Dégun programme notamment Histoire de fille ou comment Uma Thurman danse au son de C’est la vie dans Pulp Fiction du collectif Kika Theory, et Chevaleresses de Nolwenn le Doth, qui aborde la question de l’inceste.

Les ateliers et représentation du lundi sont pour leur part réservés à un public scolaire ou à des groupes accompagnés par des structures sociales. Un choix présent depuis la première édition, dans la lignée des actions menées à l’année par les associations organisatrices. « C’est un format qui nous semble important parce qu’on sait que ces groupes ne se sentent pas toujours légitimes ou à leur place », explique Mathilde de Solidarité Femmes 13. 

Tout au long des deux journées, un important dispositif d’écoute est déployé. Des membres des trois associations organisatrices arborant des bandanas bleus seront présent·e·s pour recueillir la parole des personnes victimes de violences sexistes et sexuelles et les orienter au besoin vers les équipes d’accompagnement, également présentes sur place. 

CHLOÉ MACAIRE 

J’Crains Dégun
Les 23 et 25 novembre
Divers lieux, Marseille
jcrainsdegun.fr

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DIASPORIK : MultiKulti, l’édition de combat

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Diasporik. Le monde de l’édition connait-il le même mouvement que celui de la presse avec l’acquisition et le contrôle de divers médias et entreprises par de grands groupes ?

Catherine Argand. Oui, Hachette et Editis concentrent 90 % de l’édition et veulent une croissance à deux chiffres pour leurs actionnaires. En une vingtaine d’années, leurs fusions acquisitions ont abouti à un quasi-monopole. Le groupe Hachette appartient actuellement à Vincent Bolloré. En 2023, la Commission européenne a autorisé le rachat de Lagardère par le groupe Bolloré, qui contrôle désormais Hachette Livre. Le groupe Editis appartient actuellement à Czech Media Invest, une entreprise contrôlée par le milliardaire tchèque Daniel Křetínský. L’existence de maisons indépendantes comme les éditions Maspero leur permet d’éviter la requalification en situation de monopole pur. 

Dans ce contexte, quelle est la motivation derrière le lancement de MultiKulti Editions ? 
Nous vivons dans une époque où les questions identitaires sont très fortes, où le RN gagne du terrain. La culture a un rôle très important à jouer dans la proposition d’imaginaires et le questionnement des stéréotypes. 

Notre collection est engagée et ouvre un espace narratif dédié aux tensions sociales, raciales, religieuses, liées aux genres, aux modes de vie, aux normes. Nous voulons proposer quatre publications annuelles, composées de trois romans ou essais et d’une revue. En privilégiant les voix plurielles, sans nous enfermer dans des caricatures avec la recherche d’une exigence de qualité littéraire. 

L’enjeu consiste à rendre visibles les invisibles, les écrits pas publiés, stigmatisés… On assiste dans le milieu de l’édition, comme en presse et TV, à un phénomène de tokénisme, pratique consistant à fournir des efforts symboliques d’inclusion vis-à-vis de groupes minoritaires pour échapper aux accusations de discrimination. L’illusion de diversité se manifeste souvent par la présence de personnages issus de minorités qui n’ont pas de rôle substantiel dans l’histoire. 

Les invisibles correspondent à toutes les personnes discriminées qui ne font pas l’objet d’un destin romanesque. Selon vous, les imaginaires d’exil sont-ils les plus dérangeants ?

Les imaginaires d’ailleurs des écrivains doivent rester d’ailleurs, c’est une sorte d’impératif catégorique qui assure l’illusion de non-discrimination. Mais les imaginaires d’ici, de l’exil, restent invisibles. De la même façon les discriminations liées à l’origine, au genre ou à l’orientation sexuelle restent difficiles à aborder. Elles exigent le respect de l’État de droit, le respect de la promesse républicaine entre concitoyen·nes et la reconnaissance de leur légitimité pleine et entière. Or dans les faits les citoyennetés sont à géométrie variable et inégalitaire. 

Comment favoriser la diversité des voix et des récits ?

Alors que la littérature participe d’une guerre culturelle impulsée par l’extrême droite, créer de nouveaux espaces d’expression et de diffusion grand public relève de l’urgence. L’ensemble de nos titres bénéficieront d’une mise en place d’environ 1 500 exemplaires et seront distribués et diffusés par Pollen. Marc Chebsun, cofondateur de Multikulti, a imaginé des couvertures marquantes, flanquées de courtes vidéos à l’atmosphère coup de poing. La maison lance aussi, pour sa prochaine parution, un appel à synopsis en vue d’une fiction sur les identités intersexes ainsi qu’une enquête autour de l’islamophobie et de l’antisémitisme.

Le monde de l’édition manque-t-il d’audace ? 

Disons que l’édition en France a loupé le livre numérique avec notamment le refus de baisser le prix pour rester plus cher que le livre de poche, le manque d’approche transmédias comme format complémentaire de la publication papier. C’est un rendez-vous manqué, le monde de l’édition reste un marché de l’offre et non de la demande, ce qui occasionne une grande quantité de livres, mais sans grande diversité. Nos QRcode inclus renvoient à des contenus audiovisuels qui font partie intégrante du livre. On peut lire la playlist qui est intégrée à la matière romanesque, le débat télévisé, différentes enquêtes. 

Trois fictions percutantes viennent de paraître,  polars et romans d’apprentissage qui s’adressent à un public large et portent des combats…

Oui, avec ces propositions, l’enjeu est de gagner un public qui n’est pas acquis mais toujours avec une signature, celle de la maison d’édition comme celle de l’auteur. 

Le polar de Soufyan Heutte, Rap au vif imagine l’existence d’un serial killer qui attaque des femmes portant le voile. Pour accompagner le texte et toucher un public qui ne va pas en librairie, l’auteur a prévu des mises en débats fictives, filmées sur des plateaux médiatiques et accessibles depuis des flashs codes en couverture du livre. Ce prolongement de sons et teasers documente le livre de façon très intéressante et contribue à multiplier les entrées dans la fiction. 

Deuxième polar de la maison, Et Bang ! de Marc Cheb Sun raconte la violence de luttes raciales au Pays Basque, et met en scène « les quasi-sectes d’ultra-droite qui vivent dans l’ombre du parti d’extrême droite ». De jeunes Blancs obsédés par les ghettos noirs américains, établissent des dynamiques de pouvoir et de marginalisation. Les femmes y ont un rôle important et intrigant. L’établissement thermal, point central du récit, est dirigé par Jeanne Labrume, une figure d’autorité forte et imposante, qui ajoute une dynamique intéressante à l’histoire. Les interactions entre les personnages féminins et masculins, ainsi que leurs rôles dans l’enquête sur la disparition d’un employé offrent une perspective diversifiée sur les événements. La bande son est signée Marc Chebsun !

Sur les pointes de Marie Vanaret, réalisatrice et scénariste, propose un récit d’émancipation féministe et de dénonciation du validisme, enrichi d’un entretien avec le spécialiste Gilles Pialoux. Dans un style très signé, l’autrice propose des tableaux successifs pour découvrir le destin d’une petite fille dans la France de l’après-guerre. Elle voit son destin contrarié mais sa ténacité pour être sur les pointes devient un combat. Un contexte culturel où le corps s’émancipe, mais où le validisme reste puissant…

Avec ces propositions, l’enjeu est de gagner un public qui n’est pas acquis mais toujours avec une signature, celle de la maison d’édition comme celle de l’auteur. 

ENTRETIEN RÉALISÉ PAR SAMIA CHABANI

Catherine Argand est ex-directrice de collection chez Rivages/Payot, ex-codirectrice des éditions Alma, journaliste à Lire et France Culture, membre du jury de plusieurs prix littéraires

* https://achac.com/tribune/ledition-au-coeur-dune-guerre-culturelle 

À La Seyne-sur-Mer, une empathie queer

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Cirque Queer © Loup Romer

C’est un spectacle qui fait couler les larmes et s’applaudit debout. Un de ceux pour lesquels on a du mal à quitter la place tant des torrents d’humanité vous submergent. Comment comprendre que, dans un monde où Elon Musk renie son fils trans avec une infinie violence, dans un département où le vote d’extrême droite atteint des records inégalés, un spectacle si directement contestataire de l’ordre patriarcal soit aussi magnifiquement accueilli ? 

Sans doute parce que Le Premier artifice est à la fois beau, intelligent et sensible. Beau comme la musique de Jenny Victoire Charreton qui de son sax et ses claviers construit une partition continue et changeante, impulsant le rythme du spectacle repris par les batteur·euses et les chants. Beau comme ces trois plumes colorées qui flottent doucement… suivies par l’avalanche brutale d’une tonne de fleurs de tissu qui refusent le mièvre. Beau comme ces numéros de trapèze qui évitent savamment la démonstration autosatisfaite, et se dansent enlacés.

Car tout est aussi intelligent : l’introduction de la drag clown burlesque joue avec les règles du monsieur loyal, mais surtout avec la langue inclusive, en apportant quelques précisions qui évitent les malentendus de mégenrage et ouvrent la possibilité d’un voyage intime vers la compréhension des vécus queers. 

Infléchir la norme

Une analyse des représentations du cirque est à l’œuvre : dans la tradition freaks l’a-normal était présenté comme monstrueux, et la mise en danger comme un frisson désirable. Ici, les trans et les queer infléchissent politiquement la norme, produisent et disent, chantent, des textes poétiques qui disent le rejet qu’ils vivent mais surtout l’empouvoirement, la reprise de contrôle, qu’ils veulent exercer sur leurs vies et leurs corps.

Rien n’est pourtant didactique, ou si doucement que même les enfants l’entendent. Tout est tendre, sans érotisme, et la relation humaine se tisse entre des corps qui se portent et se soutiennent, s’élèvent et se penchent, disent qu’iels montrent de leurs corps ce qu’iels en décident, racontent leurs douleurs surtout, avec une sensibilité si intense qu’elle infuse dans tous les rangs du public. Parce que chacun·e interroge l’inconfort de sa place, cherche un endroit où iel serait compris·e. 

Ainsi, lorsque Manivelle chante la Pêche aux moules pendant qu’un lanceur de couteau la vise, chaque lame qui la frôle est un coup de boutoir qui nous révèle l’incroyable sens, si peu caché, de la comptine. C’est un récit de viol, où l’enfant ne veut plus aller, et qui comme la plupart des contes enfantins, prévient les petits humains, filles, garçons ou intergenre, qu’on veut leur prendre leur panier à moules. 

Une comptine normale, dont le Cirque Queer peut nous aider à nous défaire, pour nous ressourcer ensemble dans la beauté chaleureuse des marges, sous ce chapiteau autogéré et partagé dont nous avons urgemment besoin.

AgnÈs Freschel

Le Premier artifice été joué sous chapiteau au Stade Maurice Laurent à Alès le 8 novembre.
Une programmation de La Verrerie, Pôle National Cirque Occitanie

Puis au Pôle, La Seyne sur Mer, du 15 au 17 novembre

Les Chroniqu’heureuses : Les minots rencontrent Baraka Merzaïa

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Baraka Merzaïa © X-DR

Cet automne, ce sont les jeunes de l’association Because U Art, à Noailles, qui ont étudié le projet de l’Algérienne Baraka Merzaïa, programmée au festival Jamais d’Eux sans Toi [voir notre article ici]proposé par l’A.M.I.. Artiste singulière, la musicienne originaire du sud du Sahara revendique ses orginines et sa culture à travers sa musique, bien sûr, mais aussi les tenues traditionnelles qu’elle arbore à chacune de ses apparitions publiques. Avec bienveillance, elle a répondu aux questions des apprentis journalistes après leur avoir interprété quelques morceaux en guitare/voix. 

Les minots. Qu’est ce qui t’a donné envie de commencer la musique ? 

Baraka Merzaïa. Enfant, on chantait devant nos parents chaque fin d’année, à l’école. J’ai toujours aimé ça, chanter en public. Dans le sud de l’Algérie, on a nos propres musiques : j’ai toujours voulu la partager, comme le fait le groupe Tinariwen, qui est très connu.

Au cours de ta carrière, as-tu été victime de discrimination ? 

Bien sûr ! Tous les Algériens, je pense [rires]. Je suis quasiment la seule femme venant du sud à faire de la création de contenu sur internet. J’ai eu du mal à me faire comprendre. J’ai aussi ressenti de la discrimination quant à ma couleur de peau dans le nord de l’Algérie, où les gens ont du mal à croire que je suis algérienne car ma peau est noire, alors que la leur est blanche. Là-bas, on me dit des choses bêtes en français ou en anglais. Quand je réponds en arabe, ça s’arrange. 

Quelle fut ta première expérience de chant ?

J’ai participé à la compétition Jeunes Talents Algérie, en 2016. Je n’avais que 16 ans et les autres participants avaient beaucoup d’expérience artistique. Ils m’ont appris beaucoup de choses et donné envie de me perfectionner. 

Qu’est ce qui te donne envie de revendiquer ta culture à travers la musique ? 

Peu de personnes montrent nos paysages, nos traditions, nos mariages… Je n’ai pas envie qu’on les garde juste pour nous. Quand je fais des vidéos sur internet, beaucoup m’envoient des remerciements ! Même des Algériens, qui préfèrent visiter l’Europe ou les États-Unis sans savoir qu’ils ont ça dans leur propre pays.

Comment choisis-tu ton répertoire ? 

Je choisis les chansons qui vont avec ma tessiture, ma couleur vocale. J’aime partager les sentiments grâce au chant : on peut toucher les auditeurs grâce à la musique, j’aime que les chansons aient un sens, soient éducatives. 

Te considères-tu influenceuse ? 

Ce terme est un peu lourd : un influenceur a une très grande responsabilité et doit faire attention à ce qu’il poste, tout le monde peut voir ses vidéos et cela peut avoir des impacts sur les personnes qui les regardent, surtout les enfants. Je suis une artiste et une créatrice de contenu. 

CETTE INTERVIEW A ÉTÉ RÉALISÉE PAR ALA, IZZA, ZINEB, IBRAHIM, YAMINA ET KHADIJA ET RETRANSCRITE PAR LUCIE PONTHIEUX BERTRAM 

Baraka Merzaïa est en concert le 26 novembre au Petit Théâtre de la Friche la Belle de Mai.

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Noailles : le dessous des cartes  

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Une des soixante cartes réalisées par Elsa Noyons, ici un plan du cadastre © Elsa Noyons

Au départ, il y a son travail sur le quartier de la Goutte-d’Or réalisé à Paris entre 2018 et 2020. Ou l’obstination d’une artiste à vouloir cartographier un quartier sous toutes ses coutures. Il en est sorti un livre remarquable, Déplier l’ordinaire – récompensé par le prix Révélation Livre d’Artiste de l’ADAGP 2023 – avec plus de 70 cartes révélant en autant de couches l’identité, les fantasmes, et l’anatomie d’un territoire. Ce même travail, Elsa Noyons le livre cette fois dans la ville où elle a grandi, Marseille, avec pour sujet Noailles. Depuis 2021, l’artiste grenouille dans le quartier, ses cadastres, auprès de ses habitants. Un travail d’enquête et d’observation qui a donné lieu à une première restitution ce 14 novembre à Pièce A Part (Marseille), où elle a présenté ses cartes « sensibles », ou « narratives », qui seront réunies dans un ouvrage à paraître au printemps.

Matière grise

Qu’ont en commun le parcours du soleil à Noailles, le nombre de caméras de surveillance, le prix des locations Airbnb, ou les différentes variétés d’arbres présentes dans le quartier ? A priori pas grand chose, si ce n’est quand ces informations sont agglomérées, collectées, reliées, comme autant de détails d’une même photographie. Dans chaque carte, Elsa Noyons isole un sujet, un point de vue, et le dessine sur une planche au format A3. On y voit parfois l’absence et la rareté – le nombre d’écoles dans le quartier – ou l’abondance – le nombre de logements insalubres. D’autres sont plus légères, comme celles représentant certains des animaux de compagnie qui peuplent le territoire, ou la liste des rues classées par ordre croissant. Et certaines donnent la parole aux habitants, quand elle demande à Younès ou Julia de dessiner leurs propres frontières mentales du quartier. Mises bout à bout, elles dessinent un portrait créatif et saillant de Noailles, qui n’apparait ni blanc ni noir, mais dans la justesse de ces gris qui colorent ses planches. 

NICOLAS SANTUCCI

Cartographie narrative de Noailles
À découvrir jusqu’au 12 décembre à Pièce A Part, Marseille.
Un livre à paraître au printemps chez Amers Books et LJMTL éditions.

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Les « Procès du siècle » au Mucem visent l’utopie 

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Paloma Moritz, Saana Saitouli et Axelle Cuny, le 18 novembre pour l’ouverture des Procès de siècle © G.C.

Quatrième saison : les Procès du siècle sont une formule qui dure au Mucem. Il faut dire que ces rendez-vous hebdomadaires ont trouvé leur public ; chaque lundi à 19 h, l’auditorium Germaine Tillon ne désemplit pas. Sur le papier, ils se placent « au croisement du débat, du théâtre et de l’instruction judiciaire » pour former un espace de délibérations citoyennes. Dans les faits, il s’agit plus, pour les journalistes chargés d’animer la soirée, de dresser un état des lieux sur des questions de société, avec des invités réunis au plateau, puis de passer le micro dans la salle pour quelques questions. Un format somme toute assez classique, mais avec une spécificité : sont régulièrement « appelés à la barre » deux ou trois témoins, amenés lors d’un atelier collaboratif préalable à formuler argumentaires et témoignages. Ce qui donne lieu à des prises de parole parfois fortes, souvent émouvantes. Pour participer à ces « commissions d’enquête », pilotées par Grégoire Ingold (metteur en scène) et Fabienne Jullien (comédienne) le week-end précédant chaque Procès, il suffit de s’inscrire à l’adresse reservation@mucem.org.  

Nouvelle saison, nouveau thème

« Féminismes, genres, minorités », « Luttes en partage »… Chaque année amène son lot de problématiques intéressantes à aborder dans un musée de société, à mesure que les crises sociales et environnementales se corsent. Un processus souvent déprimant, tant les raisons de se réjouir manquent. De quoi donner envie de chercher, parmi toutes les actualités, quelques lueurs d’espoir d’un monde meilleur. Alors décidément, les grands esprits se rencontrent, comme le veut l’adage populaire, et l’utopie inspire bien des cycles de réflexion à Marseille. Après le festival de sciences sociales Allez Savoir, Opera Mundi, et l’Upop, le Mucem s’empare donc de ce terme, né au XVIe siècle sous la plume de l’humaniste anglais Thomas More pour désigner une représentation d’un système idéal, opposé aux systèmes réels imparfaits. Rappelons la définition qu’en donne le dictionnaire Le Robert : « Idéal, vue politique ou sociale qui ne tient pas compte de la réalité – Conception ou projet qui paraît irréalisable. » Un préalable à garder en tête, mais non destiné à tempérer l’enthousiasme de qui voudrait suivre les Procès du siècle de cette année, puisqu’ils proposent justement « d’explorer les utopies concrètes et réelles, les nouveaux modèles à inventer pour avancer vers plus de démocratie, plus d’écologie, plus de solidarité ». Tant il est vrai que garder les deux pieds ancrés dans le principe de réalité permet de voir suffisamment loin pour œuvrer.

L’utopie comme stimulant

Partir du réel, de l’existant, c’était bien l’objectif de l’ouverture de saison, le 18 novembre. L’écologie, un combat de riches ? Point du tout ! Pour traiter de ce sujet, Paloma Moritz, journaliste de Blast, était entourée de Sanaa Saitouli, cofondatrice de Banlieues Climat et Axelle Cuny, coordinatrice de Marseille PACA – Action contre la Faim. Deux femmes résolues, venues, sans se voiler la face sur les difficultés auxquelles elles sont confrontées, défendre l’action collective dans les quartiers populaires en matière écologique. Très émue de voir dans le public des représentants de L’Après M, emblématique « fast social food » des quartiers Nord de Marseille, la première invitée promeut une éducation aux enjeux écologiques dans les cités, avec une école ouverte cet automne à Saint-Ouen (93) qui ne demande qu’à essaimer. La seconde décrivait un marché bio et local implanté à La Viste (13015), lequel permet aux habitants d’accéder à d’excellents produits pour se nourrir, tout en garantissant aux paysans un revenu leur assurant de vivre dignement de leur activité. Deux projets nés de la société civile, qui pouvaient paraître improbables tant les pouvoirs publics peinent à prendre la mesure de l’urgence, mais qui démontrent qu’en visant l’utopie, on arrive à obtenir des résultats valables, stimulants, et partageables. De toutes façons, « il n’y a que l’entraide qui peut nous permettre de surmonter les chocs à venir », rappelait Paloma Moritz en conclusion. « La guerre de tous contre tous ne peut que nous enfoncer. »

GAËLLE CLOAREC

Les Procès du siècle – Oser l'utopie
Jusqu'au 17 mars 2025
Mucem, Marseille
Le prochain Procès, intitulé Moi aussi, ensemble, reviendra sur le mouvement Me Too et aura lieu le 25 novembre, à l’occasion de la Journée internationale des violences faites aux femmes.

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Madama Butterfly : Papillon en vol, cœur en chute

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© photo Christian DRESSE 2024

Créée en 2019 à l’Opéra de Lorraine, la mise en scène signée Emmanuelle Bastet, fait une escale remarquée à l’Opéra Marseille. Le succès est déjà au rendez-vous pour cette maison d’opéra, avide de Puccini, et rêvant d’entendre son orchestre dans des pages aussi vibrantes d’émotions que riches en trouvailles, exigeantes et toujours signifiantes pour les instrumentistes. 

La direction de Paolo Arrivabeni se révèle dynamique, oscillant entre une énergie frénétique et un lyrisme subtil. Dès l’introduction, la fugue s’enchaîne dans un souffle continu, où la tension s’installe sans temps mort. Les manigances du premier acte se précisent avec densité et minutie, dans un tourbillon d’émotions contradictoires, entre légèreté et souffle tragique. Pinkerton, américain pressé de contracter un mariage d’un jour avec une geisha repentie, complote et négocie avec force argent avec le goguenard Goro (impeccable Philippe Do) et parade devant le consul Sharpless (subtil Marc Scoffoni), fier de son arrangement morbide ; il a ici les traits doucereux et la voix charmeuse du ténor français Thomas Bettinger, tour à tour séduisant et fuyant. 

Du rêve et des larmes

Pour la naïve Cio-Cio San, âgée d’à peine quinze ans, cette union devrait être une rédemption ; mais Pinkerton n’y voit qu’un prolongement de sa prostitution passée, et l’assouvissement de fantasmes d’Orient. Ardente, obstinée, entière, la Butterfly d’Alexandra Marchelier se refuse à ce simulacre : elle incarne une femme idéaliste, se consacrant corps et âme à son rêve d’amour. Toute en ampleur, vocalement comme théâtralement parlant, elle ouvre ses ailes de velours au premier acte avant d’exploser lors du second, prouvant qu’une belle carrière attend la lauréate des Victoires de la Musique 2023. La Suzuki de la talentueuse Eugénie Joneau se fait elle aussi joliment et fermement entendre, lorsqu’elle allie le geste à la parole pour sortir du simple carcan de la servante fidèle. Une expressivité qui fait plaisir à voir dans des rôles trop souvent essentialisés, et réduits à leur seule résignation. 

Riche d’une scénographie épurée, empruntant aux arts japonais et pensée par Tim Northam, la mise en scène d’Emmanuelle Bastet évite tout orientalisme en conjuguant simplicité, familiarité et une iconographie proche de la poésie – à l’instar de ces fleurs tombant du ciel pour signifier l’éclosion des sentiments. Entre abstraction et symbolisme, notamment dans son architecture ouverte et désajustée, elle abolit les frontières entre extérieur et intérieur, entre rêve et réalité. 

Saluée par une standing ovation, la première se conclut sur des larmes d’émotion, dans le public comme sur le plateau.

SUZANNE CANESSA

Madama Butterfly a été joué à l’Opéra de Marseille les 14, 17 et 19 novembre
A venir
Le 21 novembre à 20h
le 24 novembre à 14h30

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Dee Dee et ses Lady 

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© Niccolo Bruna

Pour le plus grand Bonheur d’un public venu en masse, Dee Dee Bridgewater ne fait pas la sieste le dimanche à 15 heures. À Aix-en-Provence ce dimanche, elle présentait son nouveau quartet « We Exist ! », soit une riposte féministe au machisme dans l’univers du jazz. Le répertoire aligne principalement des protest-songs. Sa présence scénique est plus incendiaire que jamais, avec cette voix à la tessiture et à l’amplitude rare, aux inflexions blues et gospel sans pareilles. Elle se plaît à solliciter ses partenaires de tournée : Carmen Staaf, (piano, orgue), Rosa Brunello (contrebasse, basse électrique) et Evita Polidoro (batterie), qui lui répondent avec délectation, dans des conversations musicales aux accents blues et soul débordant de sincérité, esquissant des expérimentations libres plus que bienvenues. The Danger Zone, que Percy Mayfield avait composé pour Ray Charles, prendra des allures de manifeste en ces temps troubles. Elle terminera une interprétation débridée de Mississippi Goddam (Nina Simone) en brandissant le poing à la manière du mouvement « Black Lives Matter ». En rappel, le groupe livrera une version chantée de Spain (Chick Corea), renversante d’émotion.

LAURENT DUSSUTOUR

Concert donné le 17 novembre au Grand Théâtre de Provence, Aix-en-Provence

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Oona Doherty : « La danse nous permet d’abattre les frontières »

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Specky clark © Luca Truffarelli

Zébuline. Vous êtes cette saison artiste associée au Centre chorégraphique. Pouvez-nous vous parler de votre relation avec ce lieu, et avec la France en général ?

Oona Doherty. La première fois que je suis venue au Pavillon Noir, nous y avions amené mon spectacle Hope Hunt, et Lazarus … Ensuite, j’ai amené mon spectacle Lady Magma et nous l’avons joué  en haut, dans le studio ici, le soir où le confinement a commencé. Donc, oui, j’ai présenté trois spectacles différents ici jusqu’à présent,  avec une immense joie. Hard to Be Soft, le spectacle que j’ai créé en 2017, sera joué ici le 1er mars 2025, et ensuite je créerai un nouveau spectacle avec le Ballet Junior, une nouvelle variation d’une chorégraphie créée avec la National Youth Dance Company, intitulée The Wall. Il y a beaucoup de chutes dedans, et la  bande sonore est une interview des danseurs et de leurs familles sur la nationalité et l’identité. 

Nous avions demandé à ces danseurs de 16 ans : « Qu’est-ce que cela fait d’être britannique ? Qu’est-ce qui est génial ou terrible en Grande-Bretagne ? ». Ils étaient si jeunes, et j’étais tellement contrariée par la Grande-Bretagne pour le Brexit … Et puis ils ont interviewé leurs grands-mères et leurs parents, et c’est ce qui a fait la bande sonore. Donc, je vais leur apprendre les mouvements, au Ballet Junior, mais je vais aussi leur demander ce que ça fait d’être français ou d’être en France, et nous allons faire la bande sonore à partir de leurs réponses. L’idée est de détruire les frontières dans notre tête, parce que… nous devenons juste chaque jour de plus en plus racistes et de plus en plus divisés. Donc, c’est une tentative de parler de ça.

Oona Doherty © Luca Truffarelli

Est-ce une question qui vous préoccupe particulièrement : le poids de l’identité et des origines ?

Je veux dire, surtout maintenant que j’ai déménagé à Marseille, je me sens vraiment irlandaise (rires). J’ai passé les premières années de ma vie en Angleterre, avant de revenir en Irlande : j’avais un accent londonien, ce qui n’était pas du tout apprécié par mes compatriotes ! Mais je me rends compte que j’ai la chance d’être avant tout une danseuse, et de côtoyer des gens de tous pays et tous horizons, tout en parlant avec eux le même langage, celui de la danse. Je pense que cet art a le pouvoir, plus que tout autre, d’abattre les frontières qui nous enferment.

Il est question, dans Specky Clark, votre dernière création, de folklore irlandais, et aussi de votre héritage familial …

Il est question de mon arrière-arrière-père, mais aussi de légendes puisées dans la base de données dédiée au folklore irlandais, The Dúchas, d’Orwell et de La ferme des animaux … et même de Billy Elliott ! La peinture, et même la narration, le texte, le spoken word, sont toujours présents dans mon travail. J’aime le nourrir d’influences diverses, venues de tous les horizons.

SUZANNE CANESSA

Specky Clark 
22 et 23 novembre
Pavillon Noir, Aix-en-Provence

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Du sel et des cicatrices 

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Quatrième ouvrage de l’autrice d’origine palestinienne Yara El-Ghadban, ce roman parue en 2023, fait écho à un poème, If I must die deRefaar Alareer, mort le 7 décembre de cette même année, sous les bombardements de Gaza. Par-delà la mort, la guerre, il faut continuer à vivre et à raconter des histoires, lancer un cerf-volant, dans le ciel.

La mer Morte est morte, évaporée et le sel a anéanti la région, a fait mourir des milliers et des milliers d’êtres humains. Il y a vingt ans de cela. Le sel a façonné des dunes. Le monde d’avant a disparu, celui de l’Occupation, des soldats des dominés et des dominants, des hauts murs, des stations balnéaires… Des flamands roses sont apparus, des hommes et des femmes ont survécu et forment la communauté de la vallée, que raconte un jeune narrateur Alef.

Ces derniers respectent la nature, les plantes, les arbres, les animaux et apprennent à s’adapter à ce lieu en apparence hostile, aux geysers de sel. Tous les Vivants « se parlent ». Mais derrière les monts, se dresse la ville-coupole, protectrice et militaire, sous son biodôme. Sa société dominée par les « biopurs » ne peut tolérer la présence d’Alef, qui se retrouve prisonnier d’un laboratoire et sujet de l’étude de Shaba, fille de l’Architecte de la cité, qui a élaboré la construction d’un canal permettant à partir de la Mer Rouge, de remplir la Mer Morte. Une rencontre Elle finira par comprendre que le monde d’Alef, celui des flamants roses, des ibex, des plantes, de l’araignée Ankabout est la vie.

Lire aujourd’hui ce très beau roman alors que la Palestine, Israël, vivent depuis un an, une guerre impitoyable, c’est rêver que vivre ensemble est possible, que le désespoir n’est pas absolu et que la littérature sauve un peu l’humanité.

MARIE DU CREST

La danse des flamants roses de Yara El Ghadban
Mémoire d’Encrier - 22 € 

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