mercredi 20 août 2025
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Histoires de cordes 

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Le Festival international de Piano de La Roque d’Anthéron joue du paradoxe en baptisant « Nuit du piano » une soirée où brille un quatuor, pas n’importe lequel, sans doute l’un des meilleurs au monde, le Quatuor Modigliani. Deux pianistes sont tour à tour à l’honneur, Rémi Geniet et Jean-Frédéric Neuburger. La soirée conçue en deux temps s’attachait d’abord aux Valses nobles et sentimentales de Ravel, sous les doigts de Rémi Geniet dont les attaques franches et la nervosité du style se glissent avec aisance dans la partition dont le titre est un hommage aux deux volumes de valses de Schubert. Si le terme de « valse » a désorienté le public à la création tant les dissonances et les accents de ces pièces leur donnaient une apparence « aventureuse ». Pourtant, en exergue de la partition pour piano on peut lire la citation d’Henri de Régnier « le plaisir délicieux et toujours nouveau d’une occupation inutile »… Entre le côté percussif de certaines phrases et les nuances qui se coulent dans le velouté du Fazioli, le pianiste a une manière bien à lui d’habiter le silence tandis que les dernières notes appréhendent l’infime et se perdent dans la cymbalisation des cigales. Rejoint par le Quatuor Modigliani, Rémi Geniet s’attachait à une pièce historique du répertoire français, le Quintette pour piano et cordes en fa mineur de César Franck. Les accents passionnés de l’œuvre étaient rendus par un tempo sans faille. Le ton dramatique de la première partie, Molto moderato quasi lento, prenait un tour romantique soutenu par la virtuosité des cordes, violon aérien d’Amaury Coeytaux, celui subtilement incarné de Loïc Rio, alto profond de Laurent Marfaing, violoncelle inspiré de François Kieffer. La sublime aria du deuxième mouvement, Lento, con molto sentimento, est d’une intensité prenante, tissés dans ses harmonies complexes. Enfin, le troisième mouvement, Allegro non troppo, ma non fuoco, offre des unissons de rêve, mâtinant son lyrisme d’un sentiment d’urgence où s’emporte l’âme. 

Complicité de longue date

Après l’entracte, c’est le Quatuor Modigliani qui débutait, écho à la première partie en reprenant une œuvre de Ravel, le Quatuor à cordes en fa majeur. On est subjugués par l’art infini des nuances, la virtuosité inventive des pizzicati, la fougue du scherzo, la musicalité du premier violon, le Stradivarius « Prince Léopold » de 1715, la poésie fiévreuse des phrasés qui équilibre les couleurs et réenchantent le monde. Comme en clin d’œil, puisque le quatuor de Ravel est dédié à Gabriel Fauré qui était au moment de son écriture professeur de composition de l’auteur du Boléro, les quatre instrumentistes retrouvaient le pianiste Jean-Frédéric Neuburger, complice depuis plus de vingt ans pour une interprétation magistrale du Quintette pour piano et cordes n° 2 en ut mineur opus 115 de Fauré. La beauté d’une journée d’été se voit condensée dans cette pièce qui fut utilisée au cinéma dans le film de Bertrand Tavernier, Un dimanche à la campagne. Fluidité, frémissements, paysages rêvés, été impressionniste où les strates de lumière vibrent avec une éloquente élégance… L’osmose entre les musiciens fait le reste. 

En bis, le Scherzo du Quintette pour piano en la majeur de Dvořák apportait le tourbillon de sa danse. Un rêve éveillé !

MARYVONNE COLOMBANI

Concert donné le 29 juillet, Parc de Florans, La Roque d’Anthéron

Quichotte : un joyeux bazar et une réflexion profonde 

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Quichotte © XDR

Artiste invité pour plusieurs années de « permanence artistique » par le Festival, Gwenaêl Morin a pour ambition de Démonter les remparts pour finir le pont ! C’est à dire, entre autres,  de s’attaquer au répertoire pour tisser des liens avec le présent. Quoi de mieux, la langue invitée étant cette année l’espagnol après l’anglais l’an passé, que de s’attaquer au premier roman picaresque ?

Don Quichotte de la Manche est un hidalgo qui, influencé par les romans de chevalerie dont il s’est nourri, rêve de « pratiquer ce qu’il a lu dans les livres » pour changer le monde et trouver sa Dulcinée. Le roman est dense, le metteur en scène Gwenaël Morin décide donc d’y entrer « par effraction », non en lui restant fidèle, mais en tentant d’en extraire l’idéalisme et la philosophie du personnage éponyme. 

De l’imagination 

Avec Quichotte, Gwenaël Morin revient au théâtre dans ce qu’il a de plus artisanal : Don Quichotte est affublé d’un bouclier et d’un casque en carton, la lance est composée de morceaux de bois maintenus par du gros scotch. Peu de décor, une toile blanche tendue entre les arbres, un synthétiseur reposant sur une souche. Les personnages s’affrontent derrière les arbres du jardin, le public joue les moulins à vents en levant les bras. Il faut s’imaginer, comme dans l’enfance ou le rêve, les réalités que traduisent les mots de Don Quichotte. D’ailleurs, c’est à travers ses yeux que le spectacle se vit, comme dans un univers parallèle. Les acteurs donnent le ton. Jeanne Balibar qui incarne un Don Quichotte émouvant et halluciné, Thierry Dupont, Sancho Panza protecteur et aimant, et Marie-Noëlle, narratrice ironique, forment un trio décalé mais harmonieux. Ils sont accompagnés par Léo Martin qui les assiste, muni du texte.

Et de la réflexion

Pour que le public comprenne la manière dont se fabrique un spectacle, Gwenaël Morin est convaincu qu’il doit l’élaborer avec lui. Voilà que la première partie de Quichotte a des allures de répétition : il s’ouvre sur la lecture de l’introduction du roman de Cervantès par Marie-Noëlle. Elle finit par abandonner ses textes et ponctue la pièce de remarques et de reformulations sur l’œuvre, autant de parenthèses métatextuelles nécessaires à la clarté de l’intrigue. 

Une entreprise au long cours, qui s’enrichira jusqu’au terme du Festival -la première représentation manquait parfois de dynamisme : mettre la vision fantasmée du monde de Don Quichotte à l’épreuve du plateau théâtral et voir ce qui advient, c’est ce que propose Gwenaël Morin. Moqué par tous, Don Quichotte préfère se réfugier dans les promesses d’héroïsme des romans et s’y brûle les ailes. 

Une séquence symbolique où les livres de sa bibliothèque sont jetés un à un par tous les personnages en fond de scène interpelle : le danger se trouve-t-il dans les livres ou dans l’idéologie qu’on croit en tirer ? Que peut encore la littérature face à la violence du monde ? 

CONSTANCE STREBELLE

Quichotte
Jusqu’au 20 juillet, 22h, Jardin de la rue de Mons
Maison Jean Vilar, Avignon

AVIGNON OFF : Rêver peut-être

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Rêveries © Yann Gaillot

Juliet O’Brien a fouillé dans ses journaux intimes, et dans les Rêveries perdues de ses personnages. Ils sont quatre sur scène, flanqués de quatre porte-manteaux couverts de vêtements et d’accessoires, partenaires vivants pour traverser les époques, scruter les cœurs, plonger dans les pensées de personnages très attachants dans leurs excès, leurs heurts et malheurs. La vie ne fait de cadeau à personne, reste seulement à l’affronter comme on peut, sans pleurnicheries ni optimisme béat. Un petit air de musique, un pantalon dont on lâche l’ourlet, un képi ou un calot, un tablier, suffisent à situer l’époque, à camper un personnage dont s’empare chaque comédien avec une agilité qui favorise notre sourire, capte notre attention.

Chacune et chacun feint d’oublier de rêver, se réfugie dans un travail acharné, tente à son petit niveau, de grimper l’échelle sociale, se marie comme on signe un contrat illusoire, en fermant les yeux. 

Rêveries ce sont des coups de chapeau lancés à chaque personnage, homme ou femme, jeunes ou vieux, fiers de leur vie, celle dont ils n’ont jamais rêvée mais qu’ils ont traversée, lèvres gourmandes, larmes contenues, cœur gonflé. Les comédiens insufflent une humanité revigorante à des dialogues légers en apparence, à des non-dits beaucoup plus lourds. Ils virevoltent leurs sentiments, dansent sur leurs espoirs, se divertissent de leurs souvenirs. Ils traversent la vie comme on esquisse un pas de danse. La mise en scène fluide de l’autrice savoure toutes les circonvolutions du texte.

Rêveries met du baume sur nos petites tristesses. Ces gens-là peuvent se vanter d’avoir vécu de tout leur corps et de tout leur crâne. Sans artifice, sans techniques anesthésiantes. Eux, c’est sûr, n’ont jamais eu besoin d’Intelligence Artificielle.

JEAN-LOUIS  CHÂLES

Rêveries 

Jusqu’au 21 juillet à 19h45, relâche le lundi 
Théâtre Présence Pasteur, Avignon

Samson ressuscité à Aix

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Samson_Festival d'Aix-en-Provence 2024_© Monika Rittershaus_1

Le chef Raphaël Pichon et le metteur en scène Claus Guth se sont emparés de Samson, opéra perdu de Jean-Philippe Rameau, et le public de la première, au Théâtre de l’Archevêché, ne s’y est pas trompé en réservant à cette production hors du commun un accueil triomphal. 

Rappelons les faits. Voltaire et Rameau envisagent de collaborer à une rénovation du genre lyrique. Ce sera Samson, le héros biblique. Las ! La censure s’en mêle, Voltaire traîne une réputation d’impiété. Le projet capote par deux fois. Rameau gardera les meilleurs morceaux de la partition pour les recycler dans des ouvrages ultérieurs… 

Il ne s’agit pas de ressusciter une œuvre perdue, ni de recomposer une chimère musicale. L’intérêt du travail de Raphaël Pichon, le chef et Claus Guth, le metteur en scène, s’attache davantage à en restituer l’esprit que la lettre. Ce qui est donné à voir et à entendre est un spectacle total aux images d’une beauté saisissante, d’une profondeur dont les échos bibliques viennent percuter une actualité brûlante. 

La scénographie d’Étienne Pluss installe le drame dans les ruines d’une demeure que l’on devine cossue. Plafonds effondrés, murs éventrés, sol jonché de gravats… livrées aux promoteurs qui viennent établir un état des lieux. C’est le présent d’un drame qu’une mère (l’actrice Andréa Ferréol) vient évoquer. Comment être la mère d’un terroriste ? Samson, le massacreur des Philistins, est un kamikaze fou de Dieu. « Quel est son nom, je ne peux prononcer son nom ! », hurle-t-elle. 

Siècles en résonance

Le formidable pari est réussi au-delà de toute attente. La conjonction entre la musique et le drame se fait sans solution de continuité. L’esprit des créateurs de notre siècle fait naître une œuvre venue d’un autre siècle, plus dense plus ramassée, plus intensément dramatique, plus travaillée de préoccupations qui sont les nôtres. Ce Rameau nous est d’une proximité étonnante. D’une vérité que Claus Guth veille toujours à ce qu’elle ne colle pas littéralement à l’actualité. Samson, c’est la force fanatique au service de la mort… Comment ne pas  songer aujourd’hui au 7 octobre et à Gaza ? 

La figure herculéenne de Samson est incarnée par l’imposant baryton Jarrett Ott. Entre la vocation prophétique du libérateur et ses appétits sexuels, il est déchiré entre la figure fragile de Mitta, excellente et touchante Léa Desandre et la force de Dalila, troublante Jacquelyn Stucker. Il nous offre une figure dont toutes les ambiguïtés dramatiques  (est-il un monstre sanguinaire, une voix divine ?) s’incarnent en ambiguïté vocale, qui joue entre un vérisme âpre et un arioso proprement baroque. Tout contribue à en faire un personnage trouble, aux élans mortifères, une figure de la Passion christique, tombant avec lenteur du ciel vers le gouffre , accompagné par Julie Roset, ange annonciateur aux accents séraphiques, et Nahuel di Pierro basse brillante et ductile, figure maléfique du Philistin Achisch. 

Raphaël Pichon remet le chœur, formidable ensemble Pygmalion, au centre de la tragédie, peuple hébreu de blanc vêtu, Philistins jouisseurs en noir. Un cliché ? le vrai protagoniste c’est la musique de Rameau. Qu’on la reconnaisse dans tel ou tel numéro ou qu’on la redécouvre, elle est le ciment du spectacle. Raphaël Pichon en livre une lecture qui ose les collisions brutales. Elégies de la déploration de Dalila et déchaînements électroacoustiques sont liés par une profonde acuité du propos. Ici, l’intelligence sert d’un bout à l’autre un spectacle riche d’intentions, d’une beauté plastique à couper le souffle et d’une inspiration musicale sans égale. Un grand moment de ce Festival 2024. 

PATRICK DI MARIA

Samson
Les 6,9,12, 15 et 18 juillet
Cour de l’Archevêché, Aix-en-Provence

Le temps et le sel

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Sous les racines, un chœur de femmes dans un bain de sel

Il y a des propositions que l’on aimerait par dessus tout aimer, en ce contexte politique où près d’un tiers des français voulaient être gouvernés par un parti prônant la préférence nationale, la discrimination active des binationaux et refusant l’égalité salariale homme-femme. Mais Tamara Cubas, intimidée sans doute par l’importance de son propos, la force de ces femmes qui portent leur combat sur scène, a produit un spectacle de moins d’une heure trente qui semble long au bout de 20 minutes. L’artiste, qui a l’habitude aussi de créer des installations et des œuvres plastiques qui ne s’inscrivent pas dans la problématique d’un temps diégétique, narratif ou dramatique, a créé un spectacle dont on devine dès le départ le déroulement, et qui nous apprend très peu sur l’histoire et les conditions de vie de ces femmes, avec lesquelles on ne parvient pas, faute de savoir qui elles sont, à entrer en empathie.

Racontez-nous… 

On apprend, par la feuille de salle, et quelques allusions éparses que Noelia Coñuenao, Karen Daneida, Dani Mara, Ocheipeter Marie, Hadeer Moustafa, Sekar Tri Kusuma et Alejandra Wolff sont des femmes qui toutes parlent des langues d’exils, minoritaires ou natives. mapuche, edo, malais, arabe, didxaza, borum. Mais ce que l’on voit, ce que l’on entend, ce ne sont pas leurs histoires, mais un chœur de femmes antique chantant, psalmodiant, se déplaçant, se revêtant de blanc, de voiles. Sur le mur du lointain après un long temps passé sans mots compréhensibles, quelques-uns, traduits, poétiques, viennent s’écrire, allusions à la femme de Loth changée en sel parce qu’elle s’est retournée pour regarder la ville qu’elle quittait. 

Le sel, sur la scène, cache d’autres voiles encore qu’elles déterrent pour s’en revêtir, et par moments les chants sont beaux, les gestes, les visages éclatants comme des combats. Dont on aimerait, vraiment, savoir davantage, car rien n’est plus urgent sans doute aujourd’hui que de produire des récits d’exils et de témoignages des ethnocides, en particulier par les femmes qui sont, généralement, les voix porteuses des victimes. 

AGNÈS FRESCHEL

Sea of Silence a été créé au Théâtre Benoit XII du 4 au 9 juillet

Courts de cœur

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FÁR © Salaud Morisset

FÁR

Venu du grand nord, d’Islande, FÁR de Gunnur Martinsdóttir Schlüter nous fait assister à un drame. Un vol d’oiseaux dans le ciel. Visage d’une femme, Anna, derrière une vitre. Elle participe à une réunion d’affaires dans un café. Cadres serrés, couleurs bleues froides. On parle de gains, de l’installation d’un jacuzzi. Soudain, un choc contre la vitre. Une mouette git, à terre, blessée. Sous les yeux stupéfaits de ses collègues, Anna veut achever l’oiseau mais se fait agresser par des enfants « on n’a pas le droit de tuer » s’insurgent-ils. « La frontière est mince entre la souffrance et la mort »  leur répond-elle. Derrière la vitre, les gens du café observent… Un film, court, efficace, âpre, superbement cadré. FÁR veut dire intrusion ; l’intrusion de l’inattendu dans un monde organisé, de la souffrance et de la mort dans un lieu où ce qui compte est l’argent gagné et l’efficacité économique. Une réussite.

I Once Was Lost

Inspiré par une histoire vraie, I Once Was Lost, entre documentaire, journal intime et fiction, nous raconte une anecdote arrivée à un père, celui de la réalisatrice franco-américaine Emma Limon. Un soir, il dépose en voiture sa fille, lycéenne, chez son premier petit ami. C’est elle qui l’a guidé dans les rues de la ville. Mais au retour, il ne retrouve plus son chemin. Cette anecdote qui lui est arrivé en 2008, il la lui raconte bien plus tard, en 2021. Emma Limon en fait un film. Une déambulation nocturne, très bien filmée, dans la banlieue de Boston. Pas grand monde à qui demander son chemin. John entre dans un tout petit magasin de donuts. Il achète un beignet, essayant d’obtenir des informations. Aucune des trois employées ne parvient vraiment à l’aider mais l’une d’entre elles lui offre plusieurs donuts qu’il dévore dès qu’il retrouve enfin sa route : « je ne me suis senti plus chez moi dans l’univers. » Perdre ses repères  n’est pas toujours une mauvaise chose et ce père qui avait peut être l’impression de perdre-là sa fille devenue femme, a peut-être ici, trouvé un nouveau chemin.

Amarres (C)CHAZ Productions

Amarres

Un autre film inspiré par le réel, celui de Valentine Caille, Amarres. À partir de son histoire personnelle, la réalisatrice écrit une fiction, mise en scène avec soin et superbement interprétée par Alice de Lencquesaing et Jonathan Genet. Livia vient passer quelques jours sur le rucher familial. Elle y retrouve son frère, Louis, qui a fait des séjours en hôpital psychiatrique et qui est psychologiquement très perturbé. Il travaille sur le rucher – les scènes sur le travail des apiculteurs sont très bien documentées… La folie de Louis qui se manifeste dès qu’il est en contact avec les autres est en écho avec la folie technologique qui conduit à la destruction des abeilles. La relation entre le frère et la sœur, entre haine et amour inconditionnel, donne lieu à des scènes intenses, que la musique de Claus Gaspar souligne habilement. Un film riche en émotions.

ANNIE GAVA

Le festival Tous Courts, organisé par l’association Rencontres cinématographiques d’Aix-en-Provence s’est tenu du 28 novembre au 2 décembre

festivaltouscourts.com

Une journée en courts

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La master class

Caroline San Martin, maîtresse de conférences en écriture et pratiques cinématographiques à la Sorbonne,est venue « penser l’écriture du personnage en scenario », une leçon de cinéma qui a rassemble bon nombre d’étudiants. Et ce fut passionnant. Partant d’un texte de Gilles Deleuze, Francis Bacon : Logique de la sensation, celle qui est aussi intervenante à la Femis a proposé de transposer au cinéma ces réflexions sur la peinture. Comment déconstruire des partis-pris, interroger les présupposés, imaginer des possibilités et en faire le tri, ancrer son  personnage dans des situations pour qu’il puisse faire des choix. S’appuyant sur des extraits de courts et longs métrages, Caroline San Martin a aussi dialogué avec ceux qui assistaient à cette master class qui a duré deux heures. On l’aurait bien écoutée deus heures de plus !

Les cartes blanches

Bruno Quiblier, directeur de l’association lausannoise Base-Court est venu présenter six films suisses dont trois d’animation, très différents, dont un, engagé et drôle, « dédié aux animaux victimes d’homophobie » ! Dans la nature de Marcel Barelli. Dans la nature, un couple c’est un mâle et une femelle. Enfin, pas toujours! Un couple c’est aussi une femelle et une femelle. Ou un mâle et un mâle. Vous l’ignoriez, peut-être, mais l’homosexualité n’est pas qu’une histoire d’humain. Original et très graphique, celui de Jonathan Laskar, The Record, où un antiquaire qui s’est vu offrir par un voyageur un disque magique, « lisant dans votre esprit et jouant ce que vous avez en mémoire », s’enferme dans sa boutique avec tous ses souvenirs qui refont surface. Et dans le film de Basile Vuillemin, Les Silencieux, ce ne sont pas des souvenirs que remontent les pêcheurs d’un petit chalutier qui, après des pêches maigres, se sont aventurés dans des zones protégées. Un film superbement mis en scène qui nous fait passer vingt minutes en compagnie de ces marins, confrontés à un rude dilemme.

Les Silencieux © Blue Hour Films

Une autre carte blanche a été proposée au Festival Vues du Québec, étonnement situé à Florac en Lozère, principale manifestation française entièrement consacrée au cinéma québécois, qu’est venu nous présenter son fondateur, Guillaume Sapin. Il nous a proposé sept courts très variés et de très bonne facture. Oasis, le premier documentaire de Justine Martin suit la relation de Raphaël et Rémi, des jumeaux, au moment charnière de l’adolescence. Raphael, atteint d’un handicap, reste prisonnier de l’enfance, Rémi grandit… Un film très touchant. Aucéane Roux, est venue parler de son film d’études cinématographiques à l’École des médias de l’UQAM, Vent du Sud, tourné à Val Gagné, dans l’Ontario, le village que ses grands parents ont quitté comme beaucoup d’autres, laissant des terres en friche. Terres rachetées par des mennonites qui ont fait revivre le village. Un film qui « raconte surtout l’histoire de deux communautés qui se rencontrent à travers un village. C’est l’agriculture qui est leur point commun». Passionnant.

The Record © Kurzfilm Agentur Hamburg

Découvert aussi, le festival de l’écrevisse de Pont-Breaux, en Louisiane, grâce au regard acéré de Guillaume Fournier, Samuel Matteau et Yannick Nolin. Acadania, un court sans paroles mais dont les images parlent, reflet d’une Amérique fatiguée et comme défaillante ; visages fatigués, machines rouillées, parade grotesque. On pourrait aussi évoquer le film d’Annie St-Pierre, Les grandes claques, une fiction qui nous fait partager un réveillon en 1983 : des enfants qui attendent un Père Noël en retard, un père qui attend son passage pour pouvoir emmener ses enfants, angoissé à l’idée d’entrer dans la maison de son ex-belle famille. Un film doux amer qui nous fait partager les tensions et les réactions de chacun. Carte blanche particulièrement réussie !

ANNIE GAVA

Le Festival Tous Courts s’est tenu du 28 novembre au 2 décembre à Aix-en-Provence.

festivaltouscourts.com

« Viva Varda ! », la femme et la cinéaste

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Pierre-Henri Gibert a l’habitude de faire des portraits de cinéastes. Près d’une vingtaine à son actif : Audiard, Clouzot, Resnais… Viva Varda !,commandé par Arte, est le premier consacré à une femme. Et quelle femme ! Une photographe, cinéaste, plasticienne, Agnès Varda qui a fait elle-même, plusieurs fois son autoportrait à travers ses films. Un projet audacieux ! Suicidaire même, plaisante son auteur. Mais un portrait vraiment réussi qui nous donne à voir une Agnès loufoque, tenace, libre mais en livre aussi quelques aspects qu’on connaissait moins. Un portrait fait avec bienveillance où l’on suit son parcours de vie et ses débuts cinématographiques avec La Point courte. L’arrivée à Sète de la petite Arlette, au bout de la route de l’exil pendant la guerre, la rencontre avec sa famille de cœur, les Schlegel, sa liaison avec leur fille, Valentine. Ses débuts en photographie, son installation à Paris rue Daguerre. Elle crée sa coopérative de cinéma, elle qui n’ a pas fait d’études cinématographiques. Elle qui avait vu en tout huit films se lance dans l’écriture et la réalisation de La Pointe Courte qui ne plait pas du tout aux Cahiers du cinéma.

Amour et bienveillance

Pierre-Henri Gibert donne la parole à ses collaborateurs, à ses enfants, Rosalie Varda et Mathieu Demy, à des ami·e·s, Sandrine Bonnaire, Patricia Mazuy, Audrey Diwan, Aton Egoyan qui, tout au long du documentaire, évoquent la cinéaste, précurseure de la Nouvelle Vague. Une cinéaste qui n’a jamais baissé les bras, qui est toujours partie à la rencontre des autres, Chinois, Cubains, Black Panthers. « Je vais filmer de toute façon » disait-elle, allant chercher de l’argent avec arrogance, précise Patricia Mazuy. Le réalisateur évoque la cinéaste mais aussi la femme, celle qui a rencontré Antoine Bourseiller, le géniteur de Rosalie, qui a aimé très fort Jacques Demy dont le départ l’a fait souffrir, qui a rencontré ses voisins qu’elle a filmés avec bienveillance. C’est tout cela qu’on retrouve dans le documentaire de Pierre-Henri Gibert qui a réussi son projet audacieux. Viva Varda ! nous fait rencontrer une Agnès Varda avec ses failles, son extraordinaire soif de vivre, son amour des gens et du cinéma. On l’aime encore plus!

ANNIE GAVA

Viva Varda ! est disponible sur Arte TV à partir du 30 octobre et sera programmé le 6 novembre à 22h35.

https://www.cinemed.tm.fr/

Le Rendez-vous de Charlie

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ERIK TRUFFAZ

Le jazz aime les feuilles mortes, c’est bien connu. En miroir du Charlie Jazz Festival de l’été, le Rendez-vous de Charlie scelle notre entrée dans l’automne. La récolte sur deux jours connaît un pas sur le côté dans l’univers jazzique et lorgne vers le cinéma avec la projection du film César et Rosalie de Claude Sautet en partenariat avec le Cinéma Les Lumières. Deux stars, l’une du cinéma, l’autre du monde du jazz présenteront cette toile mythique du répertoire où se croisent Romy Schneider, Yves Montand et Sami Frey, Sandrine Bonnaire et Erik Truffaz qui revisitera dans le cadre du projet Rollin’& Clap quelques thèmes de la musique de cinéma. Le célèbre trompettiste accompagné d’Alexis Anérilles (claviers), Marcello Giuliani (basse), Valentin Lietchi (batterie), Matthis Pascaud (guitare), une équipe « digne des Marvels », sourit Aurélien Pitavy, directeur artistique de l’association Charlie Free, organisatrice de l’évènement, jouera des textures, des esthétiques, pour nous faire rencontrer comme jamais Nino Rota, Ennio Morricone, Michel Magne ou Miles Davis. 

Des valeurs sûres

Dans la série des légendes, le dernier saxophoniste ayant accompagné Miles Davis sur scène, Kenny Garrett revient à Vitrolles (il y a été ovationné en 2019) avec Sounds from the Ancestors (projet couronné par un Grammy Award), où se mêlent jazz, R&B, gospel, sonorités de France, de Cuba, du Nigéria, de la Guadeloupe, pour un groove irrésistible. À ses côtés il y aura le swing de Rudy Bird (percussions, chant), Keith Brown (piano, claviers), Ronald Bruner (batterie), Jeremiah Edwards (contrebasse) et Melvis Santa (percussions, chant). La trompette d’Hermon Mehari explorera dans Asmara sa culture ancestrale, (sa famille avait fui l’Érythrée dans les années 1980), les sonorités du jazz éthiopien et les folklores des peuples de la Corne de l’Afrique avec la complicité de la contrebasse de Luca Fattorini, la batterie de Gautier Garrigue et le piano de Peter Schlamb. Enfin, une relecture de Gainsbourg conduit le tromboniste Daniel Zimmermann à réinterpréter l’œuvre de « l’homme à la tête de chou » en une liberté débridée avec son quartet composé de Julien Charlet (batterie), Pierre Durand (guitare), Jérôme Regard (basse). Un « Homme à tête de chou in Uruguay » irrévérencieux et groovy à souhait ! Une avalanche de pépites d’automne !!! 

MARYVONNE COLOMBANI

Les 3 & 4 novembre, Salle Obino, Vitrolles

Les Rendez-vous de Charlie 

04 42 79 63 60 charlie-jazz.com

Il était une femme !

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Antoinette Pépin ? Pépin-Fitzpatrick ? Qui est-ce ? La question laisse perplexes les personnes interrogées. Et pourtant, celle que l’on surnommait « Nénette » a laissé nombre de musiques qui nous sont familières ! Une centaine d’œuvres du chanteur et guitariste argentin Atahualpa Yupanqui sont cosignées par elle, en fait par « Pablo Del Cerro », pseudonyme qu’elle utilisa, les temps n’étaient guère féministes. 

Le mystère d’un nom

Intriguée par cette signature de Pablo Del Cerro, attachée à une centaine d’œuvres d’Atahualpa Yupanqui, alors qu’elle faisait des recherches autour de l’œuvre musicale de ce dernier, la chanteuse Mandy Lerouge a mené une véritable enquête durant près de trois ans, a suivi les traces de ce « Pablo » à Paris, Buenos Aires, Cerro Colorado enfin, ce village de la province de Córdoba en Argentine où est située la maison (et désormais le musée) d’Atahualpa Yupanqui, « Agua Escondida » (l’eau cachée). Pablo Del Cerro, alias Antoinette Pépin-Fitzpatrick (1908-1990), née à Saint-Pierre et Miquelon d’un père français d’une mère terre-neuvienne, fut non seulement la muse mais l’épouse d’Atahualpa Yupanqui. Musicienne, pianiste, tombée amoureuse de l’Argentine, elle rencontrera Atahualpa, l’amitié artistique qui unira aussi le couple se transcrira dans les collaborations musicales. 

Roberto Chavero, fils du chantre argentin, ému de l’intérêt passionné de Mandy Lerouge, lui a transmis une grande boîte fermée que sa mère avait laissée et qu’il n’avait jamais ouverte : « c’est pour vous, c’est votre quête » lui dit-il. Un trésor de partitions d’enregistrements, de lettres, de livres, de carnets de compositions et de confidences est ainsi légué à la chanteuse. Elle s’imprègne des ouvrages de la bibliothèque d’Atahualpa, des paysages montagneux qui servent d’écrin au village Cerro Colorado, y trouve des correspondances avec sa vie, au point de commettre le délicieux lapsus de « la Cordillère des Alpes » (Mandy Lerouge est originaire des Hautes-Alpes). 

Un spectacle enquête

Le spectacle qui découle de cette recherche et de ces rencontres nous fait plonger à notre tour dans les bonheurs de la quête, part des voix enregistrées de personnes qui ignorent qui est cette fameuse Antoinette Pépin, mais aussi de celle, émouvante, de son fils qui évoque ses parents. Les chants souvent donnés en primeur, directement issus de la fameuse boîte d’Antoinette, sont entremêlés aux bribes du récit, prennent une épaisseur nouvelle, habités d’un parfum de légende. La voix souple de Mandy Lerouge se glisse avec aisance dans les méandres des textes et des mélodies, accompagnée par le violoncelle augmenté d’Olivier Koundouno, la guitare de Diego Trosman, les percussions et la batterie de Javier Estrella. « Il ne s’agit pas de mimer la musique argentine, sourit l’interprète, je ne m’en sens pas la légitimité, et n’en vois pas non plus l’intérêt, les musiciens argentins le font bien mieux que moi, mais plutôt de donner une lecture personnelle, un hommage à une femme dont le nom a été tu comme si souvent et à sa puissance créatrice ». Les musiciens offrent des contre-points subtils aux airs, transcrivent atmosphères, esprit, variant les esthétiques avec intelligence. Les musiques populaires, leurs rythmes, la teneur des chants, de l’Argentine sont intiment liés aux reliefs, aux climats, non par une fantaisie folklorique prise dans un sens réducteur, mais en sont l’émanation profonde. Une enquête musicale passionnante au cours de laquelle Mandy Lerouge prend un essor nouveau, habitée, puissante, sensible. 

MARYVONNE COLOMBANI

Mandy Lerouge / Del Cerro a été joué le 7 octobre au Petit Duc, Aix-en-Provence

Bientôt un CD et une émission radiophonique en huit épisodes pour suivre au plus près cette enquête musicale !

Le festival de Salon-de-Provence fait tinter les orgues aixoises

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© X-D.R.

Inaugurées en grande pompe en 2015, les grandes orgues de l’auditorium Campra disposant de quelques 2000 tuyaux ont cependant vite cessé de fonctionner pour cause de panne. À peine restaurées, elles ne pouvaient rêver mieux qu’Olivier Latry et Shin Young Lee pour célébrer leur résurrection. Il faut dire que l’organiste titulaire de Notre-Dame de Paris et la concertiste sud-coréenne ont la virtuosité nécessaire pour s’attaquer à des œuvres sollicitant l’instrument sous toutes ses coutures. La 5ème Symphonie de Charles-Marie Widor et son Allegro Vivace n’ont aucun secret pour Olivier Latry : ses variations requièrent une dextérité et une technicité sans faille, mais également une succession de jeux, d’accouplements et de changements continus de nuances via la pédale d’expression qui rappellent la versatilité de l’instrument, conçu alors pour convoquer la puissance d’un orchestre. Le spectre de Bach et de l’héritage germanique est également convoqué par Shin Young Lee sur l’imposante Introduction et passacaille en ré mineur de Max Reger, qui pousse l’art du contrepoint jusque dans ses retranchements, tout en lui adjoignant des couleurs expressionnistes. De belles prouesses solistes qui se révèlent cependant moins émouvantes que les duos choisis sur le volet. Outre le très beau Concerto brandebourgeois n°2 de Bach transcrit pour quatre mains (et quatre pieds !) par Max Reger, interprété à la perfection par le couple, on (re)découvre avec bonheur, entre autres, le sublime Concerto en ré mineur de Marcello entonné avec générosité et finesse par l’hautboïste François Meyer, ou encore les Trois Mouvements de l’immense Jehan Alain sublimés par la flûte d’Emmanuel Pahud. De quoi se souvenir que l’orgue n’est pas l’instrument solitaire qu’on a souvent voulu dépeindre : la Fantaisie en Fa mineur de Krebs en atteste dès le XVIIIème siècle ! Et l’Hymne de Joseph Jongen, entonné par Olivier Latry et Éric le Sage au piano, rappelle que l’instrument peut, selon les jeux et couleurs, se jumeler y compris avec ses frères (pas si) ennemis.

SUZANNE CANESSA

Le concert a été le 28 juillet au Conservatoire Darius Milhaud d’Aix-en-Provence

« La Bête dans la jungle », en quête d’absolu

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La nouvelle d’Henry James, The Beast in the jungle, paru en 1903, l’histoire d’un homme qui attend un événement extraordinaire et demande à une femme d’attendre avec lui, a toujours bouleversé Patric Chiha, par son rapport au temps, par la tension entre la vie réelle et la vie rêvée. Il décide d’adapter l’histoire de May et de Jon qui, pour lui, a la valeur d’un mythe. On avait vu le talent de ce réalisateur pour filmer les corps qui dansent dans son film précédent, Si c’était de l’amour, le documentaire sur la vie de la troupe de Gisèle Vienne.

Traverser les époques

Dès les premières images de La Bête dans la jungle, des danseurs, des corps se frôlent au rythme du disco. La voix de la physionomiste (Beatrice Dalle), enveloppée dans sa cape noire nous guide dans ce monde étrange. « C’est l’histoire de May et de Jon. May avait rencontré Jon croisé dix ans auparavant dans les Landes, au bal de la Sardinade. Là, il lui avait confié son secret : “depuis que je suis enfant, je sais que j’ai été choisi pour quelque chose d’exceptionnel et cette chose extraordinaire devra m’arriver tôt ou tard. Et toute ma vie va être bouleversée.” » On est en 1979. Au cœur d’une boite de nuit parisienne dont on sortira  peu : pourquoi sortir, c’est ici que tout se passe. Les corps dansent, nimbés de lumière, se touchent, flamboient. Et c’est là que May (Anaïs Demoustier,excellente),tout en couleurs, exubérance et mouvement, retrouve Jon (Tom Mercier) immobile, comme figé et hors du monde. Et ce sera ainsi chaque samedi jusqu’en 2004. Dans ce club on va traverser les époques, les élections de 1981, la mort de Klaus Nomi, l’hécatombe du sida, la chute du mur de Berlin, le 11 septembre. May s’est mariée avec Pierre (Martin Vischer) mais continue à attendre avec Jon la chose qu’il guette, quelque chose de plus grand qu’eux. Elle aime que sa vie ressemble à un roman. « Il faut résister, il faut danser. »  Dans la boite de nuit, les costumes chatoyants, brillant de mille feux ont fait place à des tenues noires Le club s’est vidé à cause des morts du sida mais les rescapés continuent de danser au rythme de la techno, filmés du balcon où May et Jon poursuivent leur quête d’absolu.

La Bête dans la jungle,histoire d’amour et sorte de documentaire sur une discothèque de 1979 à 2004 confirme le talent  de Patric Chiha à filmer une atmosphère. On l’avait déjà remarqué avec Brothers of the Night ( Berlinale 2016). La Bête dans la jungle est un film envoûtant dont on n’a pas envie de sortir, attendant nous aussi, peut-être qu’une bête sorte de l’écran et bouleverse nos vies… « Vous êtes sortis, quelle drôle d’idée ? C’est ici que tout se passe. »

ANNIE GAVA

La Bête dans la jungle, de Patric Chiha
En salles le 16 août

« Polaris », trouver sa bonne étoile

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Jour2Fête

Dans la brume blanche, une voix, qui parle de solitude et de souffrance. Une silhouette. Le bruit du vent qu’on sent glacial. Une tempête de neige. Et puis des mains qui se réchauffent. Ce sont les mains d’Hayat, une navigatrice, de 1m60, en plein océan Arctique, au milieu des icebergs bleutés. À l’autre bout du monde, dans le Sud de la France, sa sœur, Leila, sur le point de donner naissance à son premier enfant, avec ses craintes et ses doutes, alors que le père a mis les voiles. Toutes deux ont eu un parcours de vie difficile : un père absent, une mère toxicomane, en prison, qui n’a jamais été une mère. Pour elles, les familles d’accueil. « Je ne me rappelle aucun moment de tendresse avec ma mère », confie Hayat. Elle souhaite très fort que sa sœur, grâce à ce bébé qui vient de naitre, puisse changer le destin de cette famille. C’est à travers des conversations téléphoniques qu’Hayat et Leila revisitent leur passé et leur relation. Et c’est en racontant, bribes par bribes, son histoire à Ainara Vera qu’Hayat nous permet de l’approcher. Elle évoque ses difficultés en tant que femme-capitaine, la nécessité d’être dure au départ pour se faire respecter, les agressions qu’elle a subies. « En tant que femme, si vous êtes ne serait-ce qu’un peu attirante, c’est vraiment super difficile. Ça consomme tellement d’énergie. » Le syndicat de marins qu’elle a contacté lui a refusé toute aide.

Voyage intérieur

« On a le droit de décider ce qu’on veut faire de notre corps ! »s’indigne-t-elle. Elle est épuisée de devoir se débrouiller toute seule. « Je ne peux apaiser ma souffrance quand la vie me maltraite. » Comment garder la tête hors de l’eau, nous suggère un plan serré, fixe, long, intense, où elle nous regarde. Peut-être en quittant le bateau, un moment, pour aller voir sa sœur et faire connaissance avec la petite Inaya, celle qui va briser ce cycle infernal pour avoir de nouvelles références. En profiter aussi pour faire le point sur sa propre existence : « Je fais pas ma vie, je m’occupe des autres ! » lance-t-elle à sa sœur cadette. Comment chasser ses démons, vaincre sa peur de ne jamais être aimée ? Comment se reconstituer après cette enfance où on n’a pas reçu cet amour de base ? « Inaya est aimée et c’est le plus important », conclue-t-elle.

Dans Polaris, ce documentaire tourné pendant deux années, Ainara Vera trace le portait de deux femmes qui, chacune à sa manière, tracent leur voie. Elle filme les gestes expérimentés de la navigatrice dont le bateau semble glisser sur la mer et frôler les icebergs, ceux, plus tâtonnants de sa sœur qui apprend pas à pas les gestes d’une mère. « Hayat est une capitaine de navire qui cherche sans relâche sa place dans le monde », commente la cinéaste qui a su trouver la bonne distance pour nous donner à voir et entendre ces deux femmes blessées par la vie, nous faire partager leur voyage intérieur afin de se reconstruire. La musique d’Amine Bouhafa accompagne superbement ce voyage glaciaire travers des paysages à la beauté âpre et austère.

ANNIE GAVA

Polaris, de Ainara Vera

En salles le 21 juin

La Nuit du verre d’eau, la révolte d’une femme

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© Sarmad Louis © Jour2Fête

Le jour se lève sur une vallée de la montagne libanaise. Une demeure bourgeoise, des vacances qui pourraient être ordinaires et paisibles. Mais, quinze ans après l’indépendance du pays, la révolution gronde, non loin de là, à Beyrouth, en cet été 1958. Trois sœurs se retrouvent dans le village familial. Nada (Rubis Ramadan), Eva (Joy Hallak), pour qui les parents cherchent un mari et l’ainée, Layla (Marilyne Naaman), qui subit le quotidien d’un mariage imposé à 17 ans. Elle est très liée à son petit garçon, Charles (Antoine Merheb Harb). Lui, du haut de ses sept ans, observe avec curiosité et inquiétude le monde qui l’entoure. La Vierge de l’église pleure et tous les villageois chrétiens se retrouvent pour prier. Les repas de famille élargie se transforment en pugilat. Les Chiites du village se sentent marginalisés, voire plus et certains s’en vont. On commence à s’armer et la nuit, on fait des rondes. L’arrivée du Docteur René (Pierre Rochefort) accompagné de sa mère, Hélène (Nathalie Baye) va bouleverser le quotidien. Layla sert de guide aux « Français » et à l’occasion d’une visite de la grotte de Saint Antoine, pendant que Charles emmène Hélène voir un ermite, elle se jette dans les bras de René, un homme très discret et taiseux.

Une tension dramatique
« C’est l’histoire d’un amour éternel et banal qui apporte chaque jour tout le bien, tout le mal … », chantent en chœur les femmes de la famille en ligne derrière un piano : une très jolie scène. Une chanson de Dalida qui fait écho au drame que vit Layla et à sa révolte. Peut être une métaphore de ce que traverse le pays. Le titre en arabe de ce premier long métrage du cinéaste libanais, Carlos Chahine, signifie « terre d’illusion ». « Pour moi, 1958 est comme une répétition générale de la guerre de 1975 qui n’est pas finie aujourd’hui…J’avais envie de dire que ce pays est une illusion depuis le début », a précisé le cinéaste, accompagné de toute son équipe, et du compositeur Antoni Tardy dont la musique a particulièrement bien souligné la tension dramatique de cette chronique familiale et historique aux décors soignés.

ANNIE GAVA

La Nuit du verre d’eau, de Carlos Chahine 
En salles le 14 juin

Shakespeare inspire ici, expire là

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LA TEMPESTA texte William Shakespeare traduction, adaptation, mise en scene, scenographie, costumes, son et lumiere Alessandro Serra avec Fabio Barone, Andrea Castellano, Yincenzo Del Prete, Massimiliano Donato, Paolo Madonna, Jared Mcneill, Chiara Michelini, Maria Irene Minelli, Valerio Pietrovita, Massimiliano Poli, Marco Sgrosso, Bruno Stori assistanat lumiere Stefano Bardelli assistanat son Alessandro Saviozzi assistanat costumes Francesca Novati masques Tiziano Fario

À Avignon, le fantôme de William Shakespeare hante les murs depuis l’origine du festival. On ne compte plus les adaptations, relectures et appropriations de l’écrivain anglais tant elles sont constitutives de l’histoire de la manifestation. Cette année, deux pièces majeures du répertoire ont fait l’objet de mises en scène et le moins que l’on puisse dire est qu’elles reposent sur des conceptions antagonistes de l’œuvre shakespearienne. Pourtant La Tempête comme Richard II ont en toile de fond la question du pouvoir, de sa légitimité, de sa manipulation voire de ses dérives, intrinsèque au théâtre du maître élisabéthain. Mais quand, dans la première, l’intervention de la magie et la prédominance de la nature viennent corriger les travers revanchards et faiblesses individualistes d’un gouvernement humain en faisant triompher la sagesse, c’est le réalisme politique le plus cruel, fait d’ambitions personnelles, d’hypocrisie débridée et de traitrises éhontées , qui l’emporte dans la seconde, aux dépens de toute considération éthique. Entre Alessandro Serra et Christophe Rauck, ce sont surtout les choix de mises en scène qui contrastent, malgré une obscurité et commune, et agissent avec plus ou moins de réussite sur la dimension contemporaine de l’auteur phare du grand siècle britannique.

Fausse sobriété

Si le Sarde privilégie le dépouillement scénique et le resserrement textuel comme autant de preuves matérielles de son absorption de l’œuvre, des costumes jusqu’à la traduction italienne, il reste dans un entre-deux d’inventivité ou la fausse sobriété se conjugue à un arrière-goût burlesque suranné. Jusqu’à nous faire nous interroger sur l’attribution à Jared McNeill, seul acteur noir (épatant) de la troupe, le rôle de Caliban, personnage monstrueux esclavagisé. Outre quelques scènes visuellement éblouissantes – notamment grâce à l’éclairage en puit de lumière ou à l’immense voile noir déployé sur le plateau – qui assurent un sincère plaisir esthétique, cette Tempesta aux accents commedia dell’arte perd en portée politique et manque de modernité. Regrettable quand la plume d’un géant de la dramaturgie classique s’y prête autant.
Si Richard II, éclipsée par Richard III et Henri VI, est l’une des pièces les moins jouées du grand Will, celle-ci a toujours eu, et dès la première édition en 1947, les faveurs du Festival d’Avignon. Après Jean Vilar à la mise en scène et dans le rôle-titre, Ariane Mnouchkine ou encore Jean-Baptiste Sastre, c’est au tour de Christophe Rauck de redonner vie à ce roi à part dans l’histoire de la couronne d’Angleterre. Accédant au désir de l’acteur Micha Lescot d’incarner le monarque (1377-1399) totalement déconnecté des exigences de sa fonction.

RICHARD II texte William Shakespeare, mise en scene Christophe Rauck, traduction Jean-Michel Deprats, avec Louis Albertosi, Thierry Bosc, Eric Challier, Murielle Colvez, Cecile Garcia Fogel, Guillaume Leveque, Pierre-Thomas Jourdan, Micha Lescot, Emmanuel Noblet, Pierre-Henri Puente, Adrien Rouyard dramaturgie Lucas Samain , musique Sylvain Jacques scenographie Alain Lagarde , lumiere Olivier Oudiou video Pierre Martin , costumes Coralie Sanvoisin masques Atelier 69 , maquillages et coiffures Cecile Kretschmar

Machination envoûtante

Il ne peut y avoir de longues discussions sur le constat que la pièce est sublimée par l’acteur longiligne, vêtu de blanc dans un environnement où le noir domine, et dont la gestuelle autant que la voix troublent jusqu’à la notion de genre. La maîtrise et la complexité de son jeu est loin en revanche d’en être l’unique réussite. Car l’actuel directeur du Théâtre Nanterre-Amandiers, assisté du scénographe Alain Lagarde, place au centre d’un ingénieux dispositif de gradins amovibles, une machination envoûtante. Qu’il représente la Chambre des Communes ou les coulisses du pouvoir, le décor aussi sombre soit-il devient ici une tribune au grand jour des intrigants. Habité par une désinvolte négligence des enjeux qui évolue en démence capricieuse, Richard ne semble à aucun moment concerné par la nasse politique dont il est la proie. Un comportement qui va paradoxalement conférer à l’entreprise hostile d’usurpation du trône menée par son rival et cousin, Bolingbroke, futur Henri IV, une certaine légitimité. Dans une scène d’abdication aux ressorts quasi-comiques, le roi se fait bouffon dans un dernier soubresaut d’orgueil avant son assassinat comme ultime félonie. Magistral.

La Tempesta a été jouée les 17, 18, 19, 20, 22 et 23 juillet à l’Opéra du Grand Avignon.
Richard II a été créé le 20 juillet et présenté jusqu’au 26 au Gymnase du lycée Aubanel, à Avignon.

« Dis-moi pourquoi ces choses sont si belles » : amour et botanique

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 « Je voudrais savoir pourquoi toutes ces choses sont belles » C’est le projet que Frère Marie-Victorin expose à Marcelle Gavreau quand il la rencontre. Elle en fera des années plus tard la devise de l’Ecole de l’Eveil qu’elle initie en 1935.

Frère Victorin, auteur d’un ouvrage de référence sur la flore laurentienne, fondateur du Jardin Botanique de Montréal est un universitaire charismatique très connu au Québec.

Marcelle, bien à l’étroit dans la condition faite aux femmes de l’époque – sans droit de vote, orientées vers les Humanités plus que vers les Sciences, cantonnées aux métiers d’auxiliaires et vouées in fine au mariage et à la maternité, fut sa brillante élève, sa secrétaire, sa disciple, son âme-sœur, son alter ego, son amour impossible, célibataire jusqu’à sa mort.

Ces deux-là, rescapés de la tuberculose, sont émerveillés par le monde et la vie, portés par leur foi commune au Ciel mais aussi à la Nature comme œuvre divine. Tous deux pensent que l’amour s’incarne. Que rien de ce qui a été créé, les fleurs comme le sexe, n’est laid. Que le mal c’est l’incuriosité, et le diable, la frustration et le secret imposés par les dogmes.

Lyne Charlebois est fascinée par l’histoire entre le Religieux et la jeune femme, par leur amour persistant qui n’effeuille jamais la marguerite, par leur riche relation épistolaire.  Bondieuseries et considérations très crues sur le sexe, propos convenus et discours amoureux quasi extatique, coexistent dans ces échanges bien peu conformistes mais ancrés dans leur époque. On retrouve cette coexistence dans le film qui passe du biopic bien sage à des scènes torrides de désirs domptés mais acceptés.

Apprendre à voir

La réalisatrice choisit de lier les années 30 à notre présent, de proposer un film dans le film. De glisser sur le tournage, d’intervenir dans son propre rôle et de basculer les relations amoureuses des personnages sur celles des acteurs : Antoine joue Frère Marie-Victorin ( Alexandre Goyette); Roxanne joue Marcelle (Mylène Mackay). Antoine et Roxanne finissent une relation adultère, passagère, douloureuse, de « sexe sans amour », tout en donnant corps à l’amour sublimé de Marie-Victorin et de Marcelle, sans sexe, sensuel, éternel. La romance du présent ne pèse pas grand-chose face à celle du passé. Parfois les époques semblent converger, révélant des constantes. Ainsi lorsque Marcelle avec un sérieux scientifique dénué d’affects et d’artifices de langage, interroge ses amies mariées, sur leur plaisir (ou non-plaisir) hétéro qu’elle cherche à définir.

Le film parfois trop bavard sent un peu l’hommage. Son plus grand intérêt est sans doute de placer le regard au centre du projet. Celui de Marcelle et Marie-Victorin qui photographient le monde, le dessinent, pour mieux le définir en mots et concepts. Celui du spectateur saisi par la beauté des arbres, des feuilles, des algues, des fleurs vives, frémissantes ou séchées, collées sur les pages d’un herbier.

Le poème de Rimbaud « Sensation », infuse de bout en bout ce film qui se conclut en quatrain :

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :

Mais l’amour infini me montera dans l’âme,

Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien

Par la Nature, heureux comme avec une femme.

ELISE PADOVANI

Dis-moi pourquoi ces choses sont si belles de Lyne Charlebois

En salles le 20 août

Sans sexe, avec amour

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Slow (C) Totem film

Elena enseigne la danse contemporaine à des malentendants. Dovydas interprète  son cours en langue des signes. Deux langages très différents, ce qui n’empêche pas que ces deux jeunes gens s’attirent. Une histoire d’amour nait mais une histoire très particulière comme on en voit peu- peut-être jamais  au cinéma.- Dovydas est asexuel. Il n’a jamais éprouvé de désir pour quiconque et n’en aura jamais. Quand il l’ annonce à Elena, elle pense d’abord qu’elle ne lui plait pas d’autant que sa mère semble ne pas lui avoir permis de prendre confiance en elle  durant son enfance et son adolescence. La séquence où Dovydas, qui s’est invité à un repas, fait connaissance avec cette femme dure est éclairante.

 Peu à peu la relation se construit, une alchimie opère entre cet homme qui aime sans désir et la sensuelle Elena, une relation faite de silences, de signes, de caresses, de fous rires, de gestes esquissés et de malentendus aussi. Filmées en 16mm,  les séquences des cours de danse, ou la danse des corps sont superbes, au rythme de la musique et des chansons de la compositrice d’Irya Gmeyner. La caméra de Laurynas Bareisa filme au plus près le grain de la peau, les mains qui d’abord se frôlent, les corps de ces deux êtres qui cherchent une nouvelle façon d’aimer, sans sexe mais avec beaucoup de tendresse. Sans  doute le film aurait il gagné à être un peu plus resserré car il a tendance à s’essouffler. Heureusement les scènes de danse où Greta Grinevičiūtė exulte de sensualité  sont superbes tout comme celles, étonnantes, où Kestutis Cicenas signe les chansons.

Slow de Marija Kavtaradze, (dont le titre original, Tu man nieko neprimen signifie : Tu n’es rien pour moi, tu ne me rappelles rien) avait été présenté en compétition du festival Music et Cinéma de Marseille.

Annie Gava

© Totem film

Couleurs sonores, nuances en palettes

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Le Festival de la Roque d’Anthéron se décline hors-les-murs entre tradition picturale et avant-garde

Sous les lumières tamisées du Musée Granet à Aix-en-Provence, puis dans l’acoustique attentive de l’auditorium Marcel Pagnol, l’édition 2025 offre un double visage, à la fois intime et expérimental, qui a su captiver un public comme toujours nombreux, curieux et exigeant.

Nathalia Milstein, un Chopin ciselé dans l’écrin de Cézanne

Lundi 4 août, sous le regard des toiles de Cézanne, Nathalia Milstein proposeun récital où Schumann et Chopin dialoguent comme les couleurs d’une même palette. Les Scènes de la forêt op. 82 de Schumann se déploient comme autant de petits tableaux : du Chasseur aux aguets à l’Adieu empreint de douceur, chaque pièce dessine un univers sonore précis, tout en nuances.

Avec les Mazurkas op. 50, Milstein donne à entendre un Chopin méditatif, presque aérien, où la liberté des tempi invite à la rêverie. L’intégrale des 24 Préludes opus 28 se dévoile comme un kaléidoscope d’émotions et de textures, du premier prélude au vingt-quatrième presque orchestral. La pianiste, loin d’une démonstration technique pure, fait preuve d’une interprétation picturale et vivante, où chaque phrase semble s’imprégner des couleurs impressionnistes du lieu.

Márton Illés et l’atelier du son en scène
Jeudi 7 août, le Centre Marcel Pagnol a accueilli une expérience rare : une répétition publique consacrée aux œuvres du compositeur hongrois Márton Illés. Sous le regard passionné du compositeur, Florent Boffard et les instrumentistes complices ont exploré un langage musical novateur, où les gestes, les nuances et les techniques étendues redéfinissaient la production sonore.

Les pièces Drei Aquarelle et Négy Tárgy ont mis en lumière une esthétique du détail, du frottement d’archet sans attaque aux résonances obtenues par des objets non conventionnels, brouillant les frontières entre instruments et sons. Plus qu’un concert, ce laboratoire sonore sollicite tout particulièrement le piano tous terrains de Jiyoun Shin. Et révèle la genèse même de la musique d’aujourd’hui, avec ses questionnements et son intensité dramatique, inscrivant Debussy et Bartók en arrière-plan comme des ombres tutélaires. Un moment tout simplement passionnant.

SUZANNE CANESSA

A feu doux.: « Il faut bien que vieillesse se passe »

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A Feu doux (C) Arizona distribution

Une octogénaire est en plein préparatifs culinaires. Après avoir dressé la table, elle s’habille avec soin et élégance dans une atmosphère feutrée. Elle attend un homme… un rendez vous galant. Lorsqu’il arrive et à sa demande, il se présente Il s’appelle Steeve (H. Jon Benjamin) et il est architecte. Il lui demande des nouvelles de sa santé. puis lui annonce qu’ils vont partir : un voyage surprise. Il semble gêné devant les regards et un geste tendre de Ruth. C’est par cette séquence qui met le spectateur un peu mal à l’aise que commence le film de Sarah Friedland, A Feu Doux ( Familiar touch). Et le voyage surprise en est bien un ! Ruth, qui perd la mémoire, est placée dans un établissement spécialisé, Bella Vista, un lieu où tout est fait pour rendre le plus agréable possible la vie des personnes qui ont perdu leur autonomie. Elle est prise en charge par la douce Vanessa, (Carolyn Michelle) et l’équipe médicale. Et c’est cette nouvelle vie que nous fait partager Sarah Friedland qui a écrit son scenario à partir d’expériences à la fois personnelles et professionnelles : la relation avec sa grand-mère et son travail en tant qu’assistante pour  artistes new yorkais en proie à des troubles de la mémoire. «J’’ai compris que si je voulais vraiment faire un film contre l’âgisme, mes méthodes devaient refléter l’éthique du projet. » Elle a donc travaillé avec les résidents de la Villa Gardens Health Center Community qui ont, dit –elle, apporté beaucoup de nuances dans le ton, l’humour, l’absurdité et la bizarrerie du film. Contrairement à nos craintes de spectateur sur le sujet, le placement d’une femme en maison de retraite, on ne sort pas de ce film démoralisé. Car si Ruth, perd la mémoire, elle garde sa vivacité dont vont faire l’expérience soignants et résidents. Les scènes cocasses se succèdent ; recette du bortsch donnée au médecin qui l’examine, préparation, à la place du cuisinier,  d’assiettes alléchantes pour les pensionnaires, atelier de décorations. Ruth est certes déconnectée du réel mais emmène souvent, dans sa réalité à elle, son entourage, emporté par sa joie de vivre et son sourire. Sur le visage de Kathleen Chalfant qui l’interprète superbement passent successivement la joie, l’enthousiasme, l’énergie, le désarroi, la colère, la tristesse parfois  de cette femme qui a vieilli.

Un film dont la mise en scène, en particulier dans la manière de filmer les corps, le cadre, les couleurs,  aborde sans pathos, avec beaucoup d’humanité la question du grand âge et de l’oubli. « J’espère que certains sortiront de la salle plus liés à leur propre incarnation et avec ce que signifie vieillir. » précise Sarah Friedland.  On l’espère…

Annie Gava

A feu doux, qui a obtenu à la dernière Mostra de Venise le Lion du futur du meilleur premier film,  la meilleure réalisation « Orizzonti » et le Prix de la meilleure actrice pour Kathleen Chalfant ,sort en salles le 13 août

« Brief History of a family » : l’Intrus

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@Tandem Films

La singularité d’un film se dévoile souvent dès les premiers plans. Le premier long métrage de Jianjie Lin est de ceux-là. Un jeune garçon, vu de dos, opère une traction sur une barre fixe de gymnastique. On ne voit que le haut de son corps, ses bras contractés ; on entend son râle de souffrance marquant sa détermination à tenir le plus longtemps possible. Image minimaliste, léchée, délimitant le réel comme un cache opératoire. Un ballon lancé par quelqu’un hors champ, frappera l’adolescent provoquant sa chute. On est dans un lycée chinois d’une grande ville indéterminée. Tu Wei (Lin Muran), enfant unique d’une famille aisée vient d’agresser on ne sait pas pourquoi Yan Shuo (Sun Xilun), élève studieux, solitaire, mutique, et d’origine modeste. Est-ce pour se faire pardonner que Wei l’invite chez lui ? Est-ce par curiosité ? Ou encore pour en faire un partenaire de jeu ? En tout état de cause, cette décision va enclencher un processus de parasitage de la cellule familiale de Wei ; un jeu de manipulations, qui révèlera sous la surface lisse et polie de cette famille modèle, les frustrations, les émotions réprimées, les non-dits.

Le père de Wei est biologiste. Un chercheur-conférencier, spécialiste des mécanismes de pénétration d’agents pathogènes dans les cellules. Comme Yan Shuo, le virus SARL CoV2 entre dans les cellules-hôtes grâce à la médiation des protéines – qui par analogie, seraient ici des désirs refoulés. Dans un cache circulaire figurant le cercle d’un microscope, on voit ces pénétrations. Shuo ne fait qu’utiliser les faiblesses et les rêves de chacun pour s’installer et se faire peu à peu adopter. Culpabiliser ces nantis qui vivent dans une belle maison au design élégant. Se faire complice des mensonges de Tu Wei, passionné d’escrime, peu intéressé par les études et branché en permanence sur des jeux vidéo. Émouvoir sa mère (Ke-Yu Guo) en lui racontant qu’il a perdu la sienne à 10 ans et que son père alcoolique le bat ; en partageant avec elle les corvées de courses et de cuisine, en l’interrogeant sur ses goûts. On saura qu’elle a renoncé à sa carrière d’hôtesse de l’air pour devenir femme au foyer. On apprendra plus tard que la politique de l’enfant unique et la carrière de son mari lui ont imposé un avortement. Yan Shuo va séduire également le père (Zu Feng), obsédé par la réussite sociale, en incarnant le fils qu’il aurait voulu avoir, ambitieux, persévérant, mélomane. L’antithèse du sien.

Le flou et le net

La joie revient dans ce foyer un peu glacé en même temps que grandit le malaise. Wei est jaloux de ce garçon qui le supplante. Qui est vraiment Yan Shuo ? Un orphelin à protéger ? Un psychopathe ? un calculateur incapable de sentiments ? un parricide ?  Quelle est la part de vérité dans ses récits ? Est-on dans un Théorème pasolinien à la chinoise ? Un thriller social ? Avec une grande virtuosité, le scénario égrène les doutes, cultive la paranoïa. On voit trouble à travers l’eau d’un aquarium. Les brise-vue aux motifs floraux de l’intérieur du foyer, et les vitres fumées brouillent les pistes. Le flou et le net se répondent dans une mise en scène au cordeau. La musique de Toke Brorson Oden accentue la tension et Le Clavier bien tempéré de J-S Bach, admiré par le père de Tu Wei et Yan Shuo, décline ses préludes sur tous les tons, en mineur et majeur. On en redemande.

ELISE PADOVANI

Brief History of a Family, Jianjie Lin,

En salles, le 13 août

Claviers en clair-obscur et cordes complices

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Récitals romantiques et dialogues lyriquissimes : une édition dense et habitée des Nuits Pianistiques 2025

Au fil de trois soirées, les Nuits Pianistiques ont décliné trois univers distincts. L’édition 2025, fidèle à sa tradition de caractère et d’exigence, s’est ouverte cette année à un répertoire davantage chambriste. Le résultat se révèle enthousiasmant : un panorama élargi et passionnant où le répertoire romantique côtoyait des alliances instrumentales plus inattendues, dans l’acoustique limpide de l’auditorium Campra. Et qui aura, de fait, séduit un public plus large.

Chopin en clair-obscur
Le récital de Gianluca Luisi, consacré à l’intégrale des 24 Préludes opus 28 et des quatre Ballades, a d’emblée plongé le public dans un voyage intérieur au cœur de l’univers chopinien. Du premier Prélude, aux dissonances subtilement soulignées, à la mélancolie voilée du tout dernier, en passant par des élans héroïques et tragiques jalonnant l’opus, le pianiste déploie un art du phrasé laissant respirer chaque ligne mélodique. Sa clarté d’articulation dans les préludes rapides, son rubato souple dans les pages plus méditatives, et la finesse du toucher dans la Ballade n°4 en fa mineur font de cette soirée un sommet de sensibilité, sans esbroufe ni affèterie.

Romantisme voilé

Le lendemain, le trio formé par Nikita Mndoyants (piano), Pierre-Stéphane Schmidlet (violon) et Véronique Marin (violoncelle) propose un programme tissé comme un fil rouge : l’ombre de Brahms semble planer sur son inspirateur Beethoven comme sur son protégé Dvořák. Dans le Trio « Les Esprits » n°1 opus 70 en ré majeur, les élans lumineux des mouvements rapides contrastent avec un Largo assai presque spectral, où la retenue expressive des interprètes renforce la tension à l’œuvre. Le Trio Dumky n°4 opus 90, plus expansif, amalgame un spleen fin de siècle et l’énergie solaire des danses populaires d’Europe centrale. Un souffle dramatique affleure, porté par la puissance technique et la cohésion d’un trio pourtant réuni, depuis quelques jours peine, autour de l’académie afférente.

Espagne rêvée

Changement d’atmosphère le 5 août : la flûte de Jean Ferrandis et la guitare d’Emmanuel Rossfelder entraînent l’auditoire dans un programme lumineux, où les rythmes syncopés de l’Histoire du Tango de Piazzolla et les arabesques de Tárrega (Recuerdos de la Alhambra, La Gran Jota) côtoient la vivacité de l’Entr’acte d’Ibert et la pureté contrapuntique de la Sonate en le mineur BWV 1030 de Bach. La Carmen Fantaisie de Bizet, revue et transcrite par Borne, conclue le programme sur une note théâtrale et virtuose. Les bis – une Vocalise de Villa-Lobos et une Sérénade de Schubert – révèlent une complicité instrumentale rare, les timbres se mariant en un équilibre chatoyant et l’entente rythmique se révélant particulièrement solide.

SUZANNE CANESSA


Le festival s’est déroulé du 29 juillet au 8 août

De mémoires et de luttes

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Photo © Karina Cabral

Le 31 juillet est la Journée Internationale des Femmes Africaines depuis 1974, une consécration qui a vu le jour grâce à Aoua Keïta, une sage-femme et femme politique malienne, le jour anniversaire du premier Congrès de l’Organisation Panafricaine des Femmes, ayant eu lieu en 1962 au Sénégal.
À Marseille, ville cosmopolite, c’est pourtant la première fois que la JIFA est célébrée… manque de moyens, explique Mialy Razakarivony, mais aussi d’un manque de reconnaissance ? C’est elle qui a pensé l’initiative aux côtés de ses consœurs, il y a quelques mois seulement. L’idée est alors de permettre aux femmes issues de la diaspora africaine à Marseille de se rassembler, de faire communauté, et surtout de les mettre en lumière.

« À nos ancêtres africains »

La soirée commence à 18h par une cérémonie spirituelle et collective guidée par Marisoa Ramonja, accompagnée d’un trio de percussions. Un rituel pour honorer les ancêtres africains et souhaiter la bienvenue en cette journée spéciale. Marisoa a tenu à rappeler une chose fondamentale : l’Afrique est un continent, pluriel et comptant un grand nombre de pays — qu’elle a pris le soin de nommer un à un. Puis Fatima Ahmed a chanté une berceuse comorienne, reprise en cœur par quelques femmes de l’assemblée et toutes les personnes qui se sentaient appelées à la reprendre.

À l’entrée des Grandes Tables des stands des associations Cap Vert Avenir et DMMC accueillent chaleureusement le public avec des pâtisseries orientales et capverdiennes. Plusieurs personnes portent leurs habits en tissu africain : l’ambiance est à la célébration et au partage.

Prendre la parole

S’ensuit une table ronde, essentielle, dédiée à la parole des femmes africaines, trop souvent amoindrie et invisibilisée. Un panel de femmes puissantes s’affiche devant l’audience : l’artiste plasticienne et visuelle Daja Do Rosario, Mathilde Ramos, fondatrice de l’association Couleur Terre, Thérèse Basse, entrepreneuse sociétale, à Belsunce avec le concept store « Carrefour du Monde » et Marisoa Ramonja, autrice et performeuse, animé par Jacqueline Corréa, coach en emploi-insertion.

© Karina Cabral

Avant que la discussion commence, Mathilde Ramos verse de l’eau à terre : pour se mettre en relation avec les ancêtres d’origine. L’échange se concentre autour des « Empreintes Africaines », celles qui ont été laissées et celles que l’on dépose à notre tour. Les quatre invitées ont toute une empreinte ancrée sur le territoire marseillais : Daja Da Rosario évoque sa démarche de création autour du tissage de matériaux naturels et de récupération (raphia, fil de fer, chutes de tissu, cuir), ses productions sont exposées pour décorer la salle. Marisoa Ramonja remémore des rituels autour des menstruations (« seul sang qui s’écoule naturellement »), du corps, mais aussi les questions liées à son métissage, à la maternité et à la mort. Thérèse Basse rappelle l’importance de la transmission des traditions, de l’héritage, de l’animisme. Elle répète que les empreintes sont aussi un geste simple envers son prochain. Mathilde Ramos invoque enfin son amour pour l’écriture dans laquelle elle entend laisser ses empreintes et celles du monde, notamment à travers le récit panafricain.

Un hommage est également rendu aux femmes qui les ont inspirées : les mères en premier lieu, dites utérines, mais aussi celle que l’on considère comme telles : les sœurs, les amies…

© Karina Cabral

Incarner la culture

La soirée s’est terminée par un défilé de Djivani Créations, entre tradition et modernité. Des vêtements traditionnels ont été présentés : des tenues de mariages comoriennes, ou revisités avec les tissus comoriens, de grands drapés aux couleurs chaudes, faits de pièces de kanga ou des chemises maouwa, sont venues compléter le tableaux.

Puis un concert inédit fait se rencontrer trois cultures : amazighe (Algérie), sérère (Sénégal) et maloya (Réunion). Très vite, l’énergie féminine a embarqué les Grandes Tables de la Friche, portée par un chant berbère — à la fois berceuse et cri de lutte.

LILLI BERTON FOUCHET

La série d’évènements autour de la Journée Internationale des Femmes Africaines s’est déroulée du 21 juillet au 3 août dans divers lieux à Marseille.

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Bijou Brut

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© Ruth Walz

Lors d’une conférence en hommage à Pierre Audi, son dramaturge et conseiller Timothée Picard évoquait l’aspect le plus secret – et sans doute le plus singulier – de sa vision artistique : un opéra conçu comme un rituel, traversé par une spiritualité discrète mais essentielle. C’est là tout le cœur de The Nine Jewelled Deer, opéra-monde adapté des Jātakas, récits des vies antérieures du Bouddha. Ce conte composite, à la fois méditatif et incarné, invite à une communion rare : le public y entonne une ritournelle en tamoul puis un bourdon vibrant qui clôt cette fresque de l’intime – fait presque inimaginable dans un festival qui interdisait il y a peu d’applaudir entre les airs. 

Le spectacle se déploie en trois tableaux : une fresque rupestre chinoise où une biche miraculeuse sauve un homme de la noyade ; une cuisine indienne contemporaine, refuge de soin et de transmission ; et enfin, le jardin d’un moine où s’enseigne l’« Éveil ». Le livret poétique dépouillé de Lauren Groff et les paysages picturaux de Julie Mehretu peuplent cet opéra d’ombres et de lumières. Créé en partenariat avec la Fondation LUMA, il prolonge la quête de Pierre Audi : faire de l’opéra un espace de transformation intérieure.

Trois femmes puissantes

Porté avec élégance par Peter Sellars, le projet laisse pleinement rayonner les voix complices qui l’animent, au premier rang desquelles celle de la compositrice Sivan Eldar et de la chanteuse Ganavya Doraiswamy. Formée à Berkeley et à l’IRCAM, Eldar s’impose ici en observatrice attentive, laissant toute latitude à l’inspiration de son interprète américano-indienne. Poétesse, chanteuse, improvisatrice singulière, Ganavya Doraiswamy conduit les spectateurs vers des territoires inconnus avec une douceur presque chamanique.

Leur dialogue donne naissance à un langage musical à deux têtes, aux croisements féconds. On y entend la musique instrumentale dite « classique– avec Nurit Stark, au violon et à l’alto, et Sonia Wieder-Atherton, bouleversante au violoncelle. Le souffle du jazz et de la musique contemporaine irrigue aussi la partition, à travers les anches fiévreuses de la clarinettiste Dana Barak et du saxophoniste Hayden Chisholm. La matière électronique, pilotée avec finesse par Augustin Muller, s’enlace aux rythmes traditionnels indiens, portés par les percussions de Rajna Swaminathan et les voix habitées de Ganavya Doraiswamy et d’Aruna Sairam – légende du chant carnatique et véritable mémoire vivante, qui incarne ici Seetha Doraiswamy, la grand-mère de la chanteuse.

C’est dans cette invocation intime que The Nine Jewelled Deer trouve sa force la plus émotive. La figure de Seetha, fondatrice d’un « kitchen orchestra » dédié au soin des femmes, dit la transmission, la résistance, la réparation. L’opéra devient alors un geste de guérison, où le chant panse les blessures, où la voix protège. Lorsque surgit un chant en forme de cri étouffé, confronté aux clameurs d’un violoncelle primitif, le spectacle se fait plus sombre, évoquant le pillage – humain, spirituel, symbolique – qui traverse les siècles.

SUZANNE CANESSA

The Nine Jewelled Deer a été joué du 6 au 8 juillet au LUMA -Arles et du 13 au 16 juillet au Théâtre du Jeu de Paume, Aix-en-Provence

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Bach et Brahms à l’abbaye

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Zvi Plesser © X-DR

C’est toujours une grande émotion lorsque retentissent les premières notes du prélude de la Suite N°1 en sol majeur BWV 1007 de Bach. Dans la belle acoustique de l’Abbaye de Sainte Croix, l’un des cadres du Festival international de musique de chambre de Salon, celui-ci résonne magistralement d’autant qu’il est interprété non pas par un mais deux violoncellistes. 

Le projet de Zvi Plesser et de Hillel Zori deux musiciens israéliens de dimension internationale est audacieux : transformer la voix solitaire du violoncelle en un dialogue à deux instruments, en distribuant les voix. À Salon, ZviPlesser est accompagné par Benedict Kloeckner. La Suite N° 1 estsans doute une des œuvres les plus célèbres du répertoire pour violoncelle. Et si Bach reste Bach, avec cette exigence, cette sacralité, ce recueillement, le jeu entre les musiciens allège le propos qui prend parfois le chemin d’une douce allégresse. Tout au long de l’œuvre, Prélude, Allemande, Courante, Sarabande, Menuets I & II, Gigue, les violoncelles se répondent et se complètent. Zvi Plesser, le plus âgé harmonise, dans un rôle de basse continue qui ne lâche rien de la ligne originale. Benedict, avec ses gestes amples, ses pizzicatos à l’élégance d’un luth, virevolte. 

Tempête musicale

Changement total de programme avec l’arrivée sur scène de la violoniste Clémence De Forceville, élégante et délicate, de l’altiste Amihai Grosz et du pianiste Franck Braley qui rejoignent Benedict sur scène pour le Quatuor pour piano et cordes n°3 en ut mineur, opus 60, œuvre majeure de Johannes Brahms, surnommée le « Quatuor Werther», référence au roman de Goethe Les Souffrances du jeune Werther, à son intensité émotionnelle et son atmosphère tragique.

Depuis son Steinway, en fond de scène, Braley, à la beauté christique (ou diabolique), virtuose, précis, énergique, dirige les trois cordes endiablées dans les deux premiers mouvements, sereines dans l’Andante débutant par un solo de violoncelle apaisé qui marque l’accalmie après cette tempête musicale. La connexion entre les instrumentistes est totale jusque dans leurs respirations et leurs souffles qui s’accordent. On mesure à leur contact, dans la richesse de la proximité de la musique de chambre, ce qu’excellence veut dire. L’œuvre donne large place aux solos, qui permet d’apprécier les qualités exceptionnelles de chaque instrumentiste. Le final est un feu d’artifice dont on peine à se remettre. 

Il faut bien quelques minutes pour entrer à nouveau dans la Suite N°3 en ut majeur BWV 1009 de Bach interprétée, elle aussi, par les deux violoncellistes. Maispleine d’énergie, affirmée et rayonnante, elle finit par s’imposer.

ANNE-MARIE THOMAZEAU

Le concert s’est déroulé le 29 juillet, à l’Abbaye de Sainte-Croix

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Aimer Claudel après un siècle

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© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Une ministre qui boude le Festival et sa Cour d’Honneur sous prétexte qu’ils seraient élitistes, et préfère s’afficher, malgré son train de vie luxueux et ses ennuis judiciaires, dans les EPHAD et les campings, qui ne la contestent pas. 

Une langue arabe qui ne s’est pas suffisamment invitée et des formes chorégraphiques, ou de théâtre du réel, qui n’ont pas toujours su habiter des lieux magiques, amples et historiques. 

Une actualité menaçante et brûlante qui s’invite dans les prises de parole -comment peut-on faire théâtre quand un peuple meurt ? 

Et la canicule assommante, puis un orage diluvien pour la première de la nuit claudélienne à Avignon. 

Quel théâtre pourra renaître du Déluge ?

Peut-être la Cour est-elle une arche sacrée, car le miracle a bien eu lieu. Éric Ruf et les incandescents acteurs de la Comédie-Française ont réussi à contourner tous les obstacles insupportablement réacs de Claudel pour en garder, ou plutôt pour en faire surgir, tout le sublime. 

Claudel est réac

Le Soulier. Œuvre mythique de Claudel, presque jamais jouée, et très peu étudiée aujourd’hui. La dernière fois qu’elle a été proposée aux bacheliers de théâtre ils se sont offusqués du racisme et du sexisme latent, du catholicisme militant et omniprésent d’une œuvre écrite pourtant après Ubu, la séparation de l’Église et de l’État, au cœur des années folles et aux débuts du Surréalisme. Claudel, diplomate et grand voyageur, n’est pas seulement un homme de son temps : il était colonialiste, et affirme clairement, avec le personnage de « négresse »  Jobarbara mais pas seulement, que les « maures », les « nègres », les chinois, les indiens d’Amérique, sont des peuples à conquérir, et les japonais et les ottomans à combattre. 

Car Le Soulier de satin, sous-titré « Le pire n’est pas certain », repose sur des faits historiques à peine revisités, mais très interprétés. Il se situe au moment de la conquête des Amériques (et du massacre des « indiens ») que mène avec fierté puis ennui Don Rodrigue, le héros. Il se conclut par une union qui renouvelle l’espoir :  Marie des Sept épées, fille mystique de Prouhèze et Rodrigue, s’enfuit combattre pour délivrer les Chrétiens avec Jean d’Autriche, bâtard céleste du « Roi de Naples » (Charles Quint dans les faits ) et de Dona Musique. 

Dans l’Histoire réelle, ce Don Juan d’Autriche a effectivement pris la tête de la flotte de la Sainte Ligue, combattu avec une certaine Maria travestie en soldat, et détruit les morisques de la côte marocaine -le Mogador claudélien- puis la flotte ottomane (20000 morts) au nom de la Papauté lors de la bataille de Lépante. Celle qui a permis la suprématie européenne en Méditerranée, et la colonisation de l’Afrique. « Le pire n’est pas certain », c’est cette conclusion de satin, la victoire des Chrétiens sur les Ottomans (eux-mêmes esclavagistes et colonialistes).

Claudel est injouable

Claudel est donc clairement un suprémaciste européen. C’est aussi un fou de Dieu, version catholique. Dans Le Soulier de satin il place dans la femme à la fois le poids de la faute et la possibilité de la grâce. Il l’affuble d’un ange gardien qui, pour qu’elle gagne son salut et préserve celui du conquérant Rodrigue (qui veut « offrir le monde » à l’Espagne), l’enchaîne à son vieux mari puis à un deuxième époux qui la viole et la torture. Tout vaut mieux que le divorce, rupture de l’union sacrée. Comme dans toute l’œuvre claudélienne (Ysée, Marthe, Violaine…)  et comme dans sa vie (Rosalie Vetch sa passion mariée, Camille sa sœur aînée, Louise sa fille adultérine cachée), les femmes sont fortes, passionnément aimées, passionnément aimantes… et destinées au sacrifice.

Difficile, aujourd’hui d’adhérer à ce refus du plaisir terrestre, et de ne pas être sidéré·e·s par la tranquille sûreté de la domination européenne, masculine, bourgeoise, catholique, qui sévit dans ses pièces. D’autant que les douze heures du Soulier de satin n’incitent pas non plus à risquer la représentation. Qui pourtant, depuis près 100 ans, survient, rarement mais régulièrement. 

Claudel est joué

Écrit entre 1919 et 1924, publié en 1929, le Soulier de Satin n’est créé qu’en 1943, durant l’Occupation, dans une version raccourcie mise en scène par Jean-Louis Barrault qui en créera ensuite deux versions plus complètes, dans les années 70 et 80. 

Mais c’est la mise en scène de Vitez en 1987 qui a marqué les mémoires. Joué presque intégralement -en dehors des passages ouvertement colonialistes- il en a raboté très volontairement le caractère religieux, dans la nuit d’un Palais des papes désacralisé, faisant des amoureux le jouet des calculs politiques. 

Puis Olivier Py, habité quant à lui par le sacré et la notion de Grâce, en avait en 2003 donné une lecture plus baroque, construite sur les contradictions du désir, des imbrications de théâtre dans le théâtre, comme si les âmes ne jouaient pas ici-bas leur véritable destin, qui s’inscrit dans un au-delà de la scène et du monde. 

Que pouvait donc en faire Éric Ruf, directeur de la Comédie-Française créée par Molière, dans le lieu qui vit naître le plus grand festival de théâtre du monde ?  

Un Soulier qui s’envole

Il traite le texte comme un classique. Un Shakespeare, un Corneille, un Molière. Nos représentations interrogent aujourd’hui l’Othello noir, le Shylock avaricieux, La Mégère qui s’apprivoise, les Savantes qui doivent rester à leur place et les Bourgeois qui prétendent sortir de leur classe. Il suffit de marquer la distance, de couper les passages problématiques, de se moquer des discriminations raciales, sexistes et sociales pour ne pas en être complices, et continuer à monter notre répertoire. On ne se demande plus, aujourd’hui, quels « mores » le Cid, autre Rodrigue, combat en arrivant au port, on écoute les vers et l’intensité des passions.

Les versets claudéliens ont la même force que les alexandrins de Corneille. Poétique par moments où la langue se fait descriptive ou douloureuse, ironique souvent, dans les didascalies et les prologues, drôle carrément quand il caricature la cour d’Espagne, théâtrale, toujours, quand les personnages jouent sur la double énonciation, celle qui permet sur scène de s’adresser à leur partenaire, tout en faisant de l’œil au spectateur.

Ce que disent les rôles

Et c’est tout cela que la mise en scène d’Éric Ruf capte et restitue avec une agilité remarquable, portée par quelques belles coupes dans le sacré, et des choix qui mettent le racisme et le conservatisme de Claudel au placard : c’est Safa Yeboah qui incarne l’ange gardien qui tient Prouhèze en laisse,  Jobarbara est andalouse, Birane Ba incarne le vice-roi de Naples et le Chinois et Camille (Christophe Montenez) qui violente Prouhèze est nettement plus négatif, réprouvé, que celui que portait Robin Renucci en 1987. 

Éric Ruf joue aussi avec l’épaisseur du temps et des comédiens : le fait que Didier Sandre, qui jouait Rodrigue avec Vitez, incarne désormais le vieux mari de Prouhèze, jouée par Marina Hands qui reprend le rôle de Ludmila Mikaël sa mère, donne clairement à leur union « sacrée », celle que le ciel ne veut pas défaire, des couleurs d’inceste. La Cour d’Espagne, essoufflée, sans grâce, n’a rien de conquérant.

Sans décor dans le palais papal, ce sont les comédiens qui portent, dans les costumes somptueux de Christian Lacroix, toute l’architecture, l’élan, les subtilités du spectacle. Construisant dès l’entrée une chaleureuse relation, directe, avec le public, avançant parmi les spectateurs, généreux, partageant chaque complicité possible, ils désacralisent le texte, mais aussi la cérémonie théâtrale, en la restituant dans toute sa simplicité apparente, comme des virtuoses absolus. 

Laurent Stocker, Marina Hands, Florence Viala sont des acteurs immenses. Danièle Lebrun, à 88 ans, fait vibrer la salle tout au long d’une nuit où de bien plus jeunes, assis dans le public, ont du mal à tenir. Et Baptiste Chabaudy, étonnant Don Rodrigue, incarne le vieux pêcheur infirme avec autant de vérité que l’amoureux transi ou le conquérant blasé des premières journées.

Notre humanité commune

L’expérience commune, la fatigue, la durée, l’histoire qui emporte, les exploits continus des acteurs, le subtil aménagement du rythme qui fait alterner les tons et les espaces, les temps forts et les interludes, les magnifiques chants de la troupe en chœur, les musiciens qui laissent aussi flotter les émotions, les prolongeant ou les interrompant, tout cela construit un spectacle d’un genre nouveau, où le théâtre est discrètement transformé en une cérémonie très humaine. Très démocratique.

Au bout de la nuit, quand le jour commence à poindre, quelques-uns des 2000 spectateurs, très peu, ont quitté les gradins, vaincus par la fatigue et non pas par l’ennui. Tous et toutes les autres se lèvent, applaudissant à tout rompre, longtemps, ceux qui ont tant donné. Et s’applaudissant un peu aussi eux-mêmes, d’avoir tant reçu, et retrouvé intact le plaisir de partager le répertoire.

AGNÈS FRESCHEL

Le Soulier de satin, créé à la Comédie-Française, a été jouée au Festival d’Avignon du 19 au 25 juillet

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