À l’instar du Festival d’Avignon, les Rencontres d’Arles n’auront pas créé cette année de grandes émotions artistiques. Qu’importe. L’essentiel restant la densité des propositions de ce rendez-vous majeur et incontournable de la photographie dans le monde et qui a encore le mérite de faire découvrir des artistes rares ou émergents.
Zones de crise
L’une des expositions phares de cette édition est sans aucun doute Un monde à guérir (Palais de l’Archevêché), explorant 160 ans d’opérations humanitaires menées par la Croix-Rouge et le Croissant-Rouge à travers le monde. D’une ambulance serbe captée par un photographe anonyme dans ce qui allait devenir la Yougoslavie en 1876 aux campagnes récentes illustrant la crise de l’accueil des personnes réfugiées, en passant par l’horreur de Nagasaki, l’immense collection rappelle combien le support photographique sert au-delà de sa mission de témoignage. Montrer la détresse humaine est aussi et surtout un acte de communication aux enjeux multiples. Celui d’informer et de sensibiliser comme s’y attèle n’importe quel reportage photo-journalistique. Celui de convaincre les populations de contribuer à la solidarité morale ou financière. Celui aussi de façonner l’image de l’organisation humanitaire elle-même à travers ses actions forcément salvatrices.
L’exposition a le mérite aussi de corriger le miroir déformant d’une imagerie humanitaire focalisée sur l’Afrique subsaharienne, démontrant que les zones de crise frappent quelquefois aux portes des Européens ou Occidentaux que nous sommes, prétendument protégés par la stabilité de nos vies et de nos institutions. Et de rappeler la participation, à côté de photographes anonymes, d’auteurs et autrices emblématiques de la photographie, à l’instar des grands noms de l’agence Magnum, à travers notamment un diaporama intercontinental des années 1946 à 2021 où défilent les signatures de prestige, de Cartier-Bresson à Depardon en passant par Capa. Une série met ainsi en lumière les prises de vue d’un Salgado en Ethiopie. Une autre, les clichés colorés de Robin Hammond (2017) sur des femmes nigérianes déplacées. Ceux, encore, collectés par Alexis Cordesse de réfugiés syriens en Europe, accompagnés de textes qui évoquent leur vie avant et après l’exil.
Lee Miller : mode et camps
On redécouvre avec émotion et stupéfaction le parcours singulier de l’États-Unienne Lee Miller (Espace Van Gogh). Ou comment une portraitiste à l’expérience reconnue dans les domaines de la mode et la publicité devient photoreportrice de guerre, témoignant des atrocités des camps de la mort à leur libération. Que ce soit face à la blondeur éclatante d’un modèle apprêté dans son studio de New York ou devant les fours crématoires, ossements et cadavres entassés à Dachau ou Buchenwald, l’œil de Lee Miller garde une incroyable aisance à révéler ce qui a de plus cru chez son sujet, la beauté comme l’horreur.
Impressionnants aussi ces témoignages quasiment en direct de la violence vengeresse exercée sur les prisonniers nazis qui officiaient dans les camps dont Lee Miller dévoile les nez éclatés par les coups des Alliés. D’autres osent un dernier affront, dressant le bras pour le salut de la honte. L’exposition nous plonge enfin dans les coulisses d’une carrière, en évoquant à travers différents courriers, sa dimension marchande. Loin du mouvement surréaliste qu’elle fréquentait, la photographe gardait la tête sur les épaules quand il s’agissait de se vendre aux organes de presse. Dans les salles suivantes, une véritable redécouverte venue du Luxembourg. Si le grand public connaît les signatures de Doisneau ou Cartier-Bresson sur les images d’un Paris révolu, celle de Romain Urhausen est restée dans l’ombre de ses prestigieux contemporains. Pourtant son regard sur les anciennes Halles – le fameux ventre de Paris – vaut largement la comparaison. La radicalité des images en sus. Urhausen ne fait pas vraiment dans le cliché de carte postale et n’hésite pas à montrer le sang des étals de boucher. Ses têtes de veau fraîchement préparées trouvent ici une expression humaine. Une poésie iconographique qui n’aura pas échappé à Jacques Prévert, auteur de la préface du livre de photos Les Halles.
Mais ce qui marque le plus dans l’œuvre prolifique du photographe luxembourgeois est son appétence à expérimenter les genres et les pratiques. Des paysages industriels inspirés par l’esthétique subjective de son maître Otto Steinert à un toit d’ardoise que l’on prendrait pour un Soulages, en passant par un amoncellement de chaises, au graphisme géométrique étonnamment abstrait.
Performeuses
Faux pendant de la grande exposition Masculinités de 2021, Une avant-garde féministe (Mécanique générale, Parc des Ateliers) rassemble plus de deux cents œuvres de la collection Verbund à Vienne, réalisées essentiellement dans les années 70 par quelque soixante-et-onze femmes. Le long parcours organisé par thème met en lumière la vitalité et surtout l’impertinence d’artistes féminines en réaction à la société patriarcale et machiste. Sans pour autant revendiquer l’affiliation à un mouvement artistique commun, ces artistes sont, pour une grande partie d’entre elles, d’abord des performeuses. Non sans ironie, certaines mettent en scène leur condition de femme dans laquelle la société de consommation les assigne. C’est le cas de Birgit Jürgenssen posant, de face puis de profil à la manière d’une prisonnière, avec son Tablier de cuisine pour ménagère (1975), vêtement accroché autour du cou qui intègre une cuisinière. Autre performance photographique dans la même veine, Rêve de repassage (1975), de Karin Mack. Cette série quadriptyque montre l’artiste qui repasse ce qui finira par être la tenue de ses propres obsèques… Dans Peinture féministe (1973) – le mot est lâché –, Anna Kutera se réapproprie la pratique jusque-là très masculine de l’action painting en peignant sur une toile blanche posée au sol à l’aide d’un balai. Image forte et plurivoque que cette Madone accouchant (1976) de Valie Export où, dans une référence à une Pietà de Michel-Ange, la femme est assise, les paumes de la main tournées vers le ciel, sur un lave-linge du tambour duquel s’échappe une robe rouge sang. Dans la partie Enfermement / Emancipation, le triptyque d’Àngels Ribé, Le Non Dit-Le Non Fait-Le Non Vu (1977), nous replonge dans le régime fascisant de Franco, véritable prison de la parole pour les femmes victimes de violences sociales. S’exprimant elle dans le cadre d’une dictature, celle des militaires au Brésil, Sonia Andrade s’expose à travers une performance-châtiment (1974-1977) où elle introduit un fil de nylon dans ses lobes percés dont elle entoure ensuite son visage jusqu’à le recouvrir quasi-intégralement.
Orlan-loi
Présente à plusieurs reprises dans l’exposition, la jeune et encore non célèbre Orlan affirme sa volonté de s’affranchir des codes artistiques imposés par les hommes dans Tentative pour sortir du cadre à visage découvert (1966). Quelques années plus tard, la même provoque le scandale avec Le baiser de l’artiste (1977). En proposant au public de la Foire internationale d’art contemporain de Paris d’acheter pour la somme de cinq francs, un baiser ou une bougie, l’irrévérencieuse ose un rapprochement explosif entre prostitution, religion et art. On retrouve l’infatigable agitatrice dans Corps à vendre à vendre à côté des poires et des carottes (1976). Cette fois Orlan commercialise un corps féminin en pièces détachées sur un étal de marché ! Une performance immortalisée en images qui se passent de sous-titres. La sexualité et le diktat de la beauté constituent tout naturellement deux des chapitres de cette avant-garde féministe. L’Histoire d’amour (1971) sur lithographie de Judy Chicago montre une arme à feu pointée entre les fesses d’une femme nue et à quatre pattes, cliché accompagné d’un extrait du roman Histoire d’O de Pauline Réage. Ou quand la pornographie légitime la violence et la domination exercées par les hommes dans le rapport hétérosexuel. La même artiste rompt le tabou des règles et lui donne une dimension politique avec Signal d’alarme (1971), montrant un tampon ensanglanté à la forme d’un pénis amputé que l’on extrait d’un vagin. Un sein enserré dans une machine électro-stimulante pour le remodeler à moins que cela ne soit pour raffermir sa peau. Les tortures volontaires (1972) d’Annette Messager dénoncent l’adage sexiste « il faut souffrir pour être belle ». Autre célébrité, que l’on trouve en toute logique dans la partie du parcours évoquant l’identité, Cindy Sherman enchaîne les jeux de rôle et transformations avec le talent de narratrice visuelle qu’on lui connaît.
Plusieurs expositions font honneur aux photographes féminines cette année : Noémie Goudal, Bettina Grossman, Frida Orupabo, Sandra Brewster, Jacqueline Salmon… L’intérêt de celle consacrée au travail essentiellement documentaire de Babette Mangolte, Capter le mouvement dans l’espace (église Sainte-Anne), est essentiellement d’apporter un témoignage sur le bouillonnement créatif de l’avant-garde artistique new-yorkaise des années 70. En posant son objectif dans l’intimité des compagnies qu’elle a longuement accompagnées, la photographe et cinéaste, qui a reçu le prix Women in motion 2022 à l’occasion des Rencontres d’Arles, a contribué à la constitution d’une véritable archive de la performance dans le milieu du théâtre underground et de la danse contemporaine. Les amateurs·trices seront réjouis de croiser les chorégraphes Lucinda Childs ou encore Trisha Brown alors qu’elles étaient en train d’écrire une des pages les plus effervescentes de l’histoire de la danse.
LUDOVIC TOMAS
Les Rencontres d’Arles
Jusqu’au 25 septembre
Divers lieux, Arles et alentours
À voir aussi
Collection « 48 vues », Julia Gat & Julien Geister, La Croisière
Dress Code, Fondation Manuel Rivera-Ortiz