Zébuline. Pourquoi reprendre cette pièce aujourd’hui ?
Michel Kéléménis. Je l’ai créée en fin 2019, le sujet était l’impact de l’histoire, des attentats de Paris. J’avais mis quatre ans à y parvenir, c’était presque psychanalytique pour moi, de l’ordre de la résilience. Cette pièce a été très bien reçue mais a été effacée par la crise du Covid. Et après les confinements il y a eu quelques reprises mais nous avions besoin d’autre chose, et j’ai écrit Magnifiques. Depuis, le monde n’a pas cessé de s’autodétruire et le propos de Coup de grâce est malheureusement toujours aussi pertinent.
Pourquoi ces attentats vous ont-ils tant marqué ?
Le 13-Novembre a marqué tout le monde, chacun se souvient de ce qu’il faisait ce jour-là. Comme les tours jumelles pour ceux qui sont assez vieux pour l’avoir vécu. C’est un bouleversement de l’histoire, un virage de civilisation. Pour moi, c’était le soir de la première de La Barbe bleue au Grand Théâtre de Provence, une soirée importante, une réussite, j’étais très heureux. Et là, coup droit/revers, la réussite et l’effroi se sont agrégés, durablement, comme un piège. Dans La Barbe bleue les danseurs portent le corps mort d’un époux assassiné, je ne pouvais plus voir cette scène sans penser que derrière la beauté se cache l’horreur.
C’est ce que dit la polysémie de votre titre ?
Oui, la grâce, c’est la beauté sublimante, mais c’est aussi pour atteindre la grâce divine que les fous de Dieu tuent. Qu’on assène le coup de grâce, le sacrifice. Je ne mets pas en scène le Bataclan, mais cette jeunesse qui a été attaquée. La liberté de ton, la danse, la musique, le plaisir partagé, ont été pris pour cible. Les artistes sur scène ont la diversité de silhouettes de notre jeunesse. Ils restent debout.

Ils tombent.
Oui. Je n’ai pas eu peur de montrer la littéralité de l’atteinte. Ils sont là, se rencontrent, se frottent, se draguent… puis ils reçoivent un coup. Jusqu’à ce qu’une victime soit prise d’effroi. Mais ils se redressent, ensemble.
J’ai voulu créer une série d’images doubles, très belles, et terribles. Le spectateur chemine, se demande, est-ce des corps lascifs ou des corps explosés, j’ai voulu créer des images avec l’ambiguïté de la Pietà [oeuvre d’art où la vierge tient Jesus sur ses genoux, ndlr], figure sublime d’un corps mort, beau et froid comme le marbre. Mais comment fait-on pour styliser un sniper ? Je voulais qu’à leur propre vitesse les spectateurs suivent des chemins différents, et revivent leur propre émotion de ce moment-là, dans leur vie.
Cette reprise pour le Festival de Marseille est-elle différente de la création ?
Non. Il y a trois nouveaux danseurs mais avec qui j’ai déjà travaillé. Tous sont très heureux de cette reprise. Étrangement les répétitions sont joyeuses, on rit en permanence, sans doute pour supporter. Je suis heureux aussi que le festival vienne à Klap, pour Coup de grâce, pour Les Oiseaux, pour Dive into you. Ma compagnie, dans notre lieu, trois fois, pour le Festival de Marseille, ce n’est pas rien.
Comme dans toutes vos pièces la musique est très importante…
Mais différente. Je me suis posé la question. Qu’est-ce que la musique du 13-Novembre ? J’ai une écoute classique de la musique, comme un ensemble de sens, un récit pour mon écriture. Là je cherchais une musique de l’effroi, et ça m’a amené vers des labels berlinois. Et un ingénieur du son, Angelos Llaros-Copola, qui compose aussi avec deux AKA. La profondeur de ce qu’il produisait m’a convaincu. Sa musique n’est pas un récit, ce sont des moments intenses, des sensations qui se succèdent. Il est fondamentalement au service du projet sur lequel il travaille, c’était sa première musique de scène, et comme vous l’aviez écrit à l’époque, son « Coup de grâce est un coup de maitre ».
AGNÈS FRESCHEL
Coup de grâce
Du 21 au 23 juin
Klap, Maison pour la danse
Retour en 2019
Coup de grâce a été créé le 4 octobre 2019 au Théâtre Durance, scène nationale de Château-Arnoux-Saint-Auban. Zibeline y était
« Notre mort
Ce Coup de grâce est un coup de maître. Abandonnant sa fantaisie mutine, le côté coloré qui fait le charme de la plupart de ses pièces, Michel Kelemenis nous entraîne dans une puissante évocation des attentats de Paris. Sans renier sa foi inébranlable dans la vie, dans le pouvoir des corps à se tenir debout, il emmène les spectateurs aux confins de la peur, de la douleur, de la mort. Les images sont puissantes : fuites éperdues ; foule enserrée ; massacres, victimes innombrables qui la tête dans les mains, la peur au ventre, s’écroulent, s’effondrent… tout est explicite sans être simplement illustratif et nous fait éprouver, physiquement, la terreur.
Et le but, simple, est atteint, grâce à une musique qui scande les affolements et étire des nappes sonores inquiétantes ; grâce aux corps émouvants et virtuoses de ces jeunes danseurs ancrés dans la terre ; grâce aussi à un rideau de perles noires qui, selon l’éclairage, s’opacifie ou laisse voir ce qui se passe derrière la scène. Car il est question ici de scène, celle du Bataclan, celles des théâtres où se donnent en spectacle les corps et leur plaisir. Corps jeunes et libres qui dansent, jusqu’au bout malgré l’horreur ; corps des bourreaux qui cherchent la grâce en assassinant ceux qui croient à la jouissance terrestre ; corps de nos mémoires communes, celle des nombreux tableaux qui sont cités par les danseurs arrêtés dans des positions de délice ou de supplice, toujours mystiques, extatiques, ambigus.
Esthétisation de la mort ? sans doute : le sang ne coule pas, tout reste propre, habité de grâce, et le noir uniforme des costumes et du décor s’orne de lumières et de brillances. C’est qu’il n’est pas question de désespoir ici mais de tristesse, infinie. Aucune défaite : cette jeunesse que l’on a assassinée continue de danser. Continuera, victorieuse, de dispenser sa grâce, et de goûter sa liberté. A.F. »
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