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«J’ai découvert des choses glaçantes»

Dans le Guide du Marseille colonial, ouvrage collectif et militant, le lecteur part à la découverte des traces imprégnables du passé colonial de la ville, discret mais présent au cœur des monuments, au détour d’une statue ou d’une plaque de rue. Rencontre avec trois de ses auteurs

Zébuline. Vous n’êtes pas historiens. Comment en êtes-vous venus à travailler sur ce guide ?

Michel Touzet. Nous sommes un collectif de militants sur la question coloniale. Question toujours d’actualité car cette politique coloniale continue aujourd’hui. Le collectif n’a pas de nom, pas de structure. Notre ami Alain Castan, militant anticolonial de la première heure, en avait assez des noms de rues qu’on pouvait trouver à Marseille. La goutte d’eau qui a fait déborder le vase, c’est le Monument des Mobiles aux Réformés, dédié à une brigade qui a combattu la rébellion algérienne en 1871. C’est de ce lieu que partent nombre de manifestations, sans qu’il soit identifié en tant que commémoration d’un bataillon colonial. Alain a alors lancé un appel pour travailler sur un guide permettant d’identifier ces lieux.

Zohra Boukenouche. Le groupe chargé des quartiers Nord est issu d’immigration postcoloniale en provenance d’Algérie. Nous avons vécu en métropole, nous avons été parqués dans des bidonvilles, nous avions une histoire à raconter. Il était important que ce ne soit pas qu’un ouvrage de blancs parlant de la colonisation, mais de gens l’ayant vécue. 

Daniel Garnier. Souvent, ceux qui écrivent l’histoire tendent à écrire l’histoire officielle qui oublie les vaincus. Il était important que cette parole soit portée.

Inscription monument des Mobiles à Marseille © X-DR

Quelle équipe était aux manettes de ce guide ?

Z.B. Nous sommes onze auteurs et plusieurs contributeurs, issus de collectifs, militants, acteurs de la vie associative ou des artistes. Nous nous sommes partagés la ville, par arrondissements et par quartiers.

M.T. Alain et Nora Mekmouche, qui connaissaient le mieux le milieu de l’édition, ont accompagné la mise en place et l’écriture du guide. Nous avons parcouru les différentes archives, notamment pour retrouver les dates de délibération du nom des rues. Par exemple la rue d’Alger a été baptisée en 1833, juste après la conquête. Il ne s’agissait pas de rendre hommage à la Méditerranée !

Z.B. On trouvait ça sympa de voir des rues d’Oran, boulevard de Casablanca… mais on a vite déchanté en voyant les dates de délibération.

Avez-vous appris beaucoup de choses en concevant le guide ?

D.G. J’ai découvert des choses glaçantes, comme par exemple Pierre Blancard qui a une voie à son nom à Aubagne. C’est un marin du XVIIIe siècle qui détaille dans un manuel de navigation comment attacher les esclaves… J’ai appris que des rues avaient été débaptisées sous Pétain : Vichy a mis en avant les responsables coloniaux, mais ces noms n’ont pas tous été revus lors de la Libération. 

Z.B. Au-delà du catalogue des noms des rues, nous avons évoqué la part sombre de noms connus comme Thiers ou Colbert, dont l’école républicaine ne nous apprend que les bons côtés. Le guide raconte l’histoire des peuples : les Algériens, les Vietnamiens ne sont pas en France par hasard.

Sur les quatre cariatides de l’ancien hôtel Louvre et Paix (la Canebière), seules celles représentant l’Asie et l’Afrique sont dénudées © Charlie Kapagolet – Agence Jam Teery

Que faire des traces de cet héritage ?

M.T. Le guide a été conçu comme outil pédagogique pour s’instruire mais également pour des actions militantes. Si les gens veulent enlever des plaques, des statues, ou renommer des rues, c’est à eux de voir ce qu’ils doivent faire. Nous relatons toutefois les actions qui ont déjà été menées, comme par exemple l’école Bugeaud qui devient l’école Ahmed Litim, un tirailleur algérien martyr de la libération de Marseille.

D.G. Faut-il par exemple effacer le nom Bugeaud, ou garder « ex-Bugeaud » et détailler tout ce qu’il a fait ? Comment faire quelque chose de similaire avec des statues ? 

M.T. Changer un nom de rue prend du temps et il y a des complications logistiques, mais ça peut se faire ! C’est juste une question de volonté politique.

D.G. Le guide n’est pas un manuel de rebaptisation de rue. Pour reprendre l’exemple de Bugeaud, donner son nom à une rue, c’est stigmatiser les habitants du quartier issus de ceux qui ont subi les conséquences de ses crimes, c’est les considérer comme des personnes inférieures à qui on peut renvoyer le fait que c’est leur sort d’être dominés. L’espace public devient hostile et c’est ce que nous avons voulu montrer. Nous sommes dans une bataille des territoires contre l’hégémonie coloniale.

Pensez-vous qu’il y a un questionnement à l’heure actuelle autour de ces questions-là ? 

M.T. Autant sur l’esclavage il y a un consensus, sur la colonisation il n’y a pas encore d’assentiment. Récemment ont été mis en avant les bienfaits de la colonisation, qui ont été utilisés par l’extrême droite. Tout ceci continue d’alimenter l’inconscient collectif du roman national que la France a dominé le monde. Notre ouvrage ambitionne de casser ce roman national et de regarder l’histoire en face. Voir le passé, c’est mieux comprendre le présent. 

D.G. On a été agréablement surpris par l’accueil positif qui a été réservé au guide, notamment par la jeunesse. 

Z.B. Ces questionnements ont lieu d’être, ce qui explique à mon sens le succès de notre guide, qui a répondu à une absence de documents sur l’histoire coloniale de Marseille.

M.T. Rassurez-vous, on n’a pas mis que des « méchants » dans le guide, il y a aussi des « gentils » comme Gabriel Péri, Louise Michel… Quelques noms de rues à Marseille les célèbrent, mais trop peu. Par exemple il n’y a pas de rue Toussaint Louverture. Si un jour la mairie veut des idées de noms de rues, on pourrait même créer un deuxième guide. [rires

Z.B. En attendant, nous avons créé un site Internet qui recense déjà de nombreux autres points d’histoire, d’autres lieux éloquents … le chantier n’est pas terminé.

SUZANNE CANESSA

Guide du Marseille colonial
Syllepse
10 € 
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Suzanne Canessa
Suzanne Canessa
Docteure en littérature comparée, passionnée de langues, Suzanne a consacré sa thèse de doctorat à Jean-Sébastien Bach. Elle enseigne le français, la littérature et l’histoire de l’Opéra à l’Institute for American Universities et à Sciences Po Aix. Collaboratrice régulière du journal Zébuline, elle publie dans les rubriques Musiques, Livres, Cinéma, Spectacle vivant et Arts Visuels.
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