La soirée du 9 août voyait son public, certes d’un nombre honorable, fortement réduit par rapport à celui de la veille qui ovationnait la jeunesse de Nathanaël Gouin, Alexander Malofeev, Aziz Shokhakimov et un programme dédié à Rachmaninov. La raison ? mauvaise sans aucun doute, mais les aprioris sont encore fortement ancrés, la musique annoncée était contemporaine… On pourrait arguer que le terme contemporain est synonyme « d’aujourd’hui » et s’étonner de la détestation de notre présent… Quoi qu’il en soit, il est des peurs tenaces et les « contemporains » du siècle passé sont toujours considérés comme « inaudibles, incompréhensibles, obscurs, inabordables », la liste des termes négatifs est longue ! Pour les chanceux qui ont eu la « témérité » de se rendre au concert « Passer au présent », Henri Dutilleux – à la découverte d’un compositeur : Florent Boffard et ses amis, la représentation est à marquer d’une pierre blanche, les quasi trois heures de spectacle passant comme un songe.
Hommage à Dutilleux
Pédagogue hors pair (il fut nommé à l’École Normale Supérieure puis au conservatoire de Paris en tant que professeur de composition), compositeur internationalement reconnu, Henri Dutilleux a composé Mystère de l’instant pour vingt-quatre cordes, cymbalum et percussions en dix séquences ou fragments qui dansent entre polyphonie et litanie en épure. Les souffles animent les envolées des cordes que les notes cristallines du cymbalum viennent ancrer telles des gouttes d’eau dans la matérialité d’un temps insaisissable. L’indicible prend forme, l’air est en suspens, le monde se concentre dans les dessins de l’infime et ouvre à l’universel. « Ce à quoi j’aspire profondément, c’est, à travers la musique, à me rapprocher d’un mystère, à rejoindre les régions inaccessibles » expliquait le compositeur à la revue Zodiaque en 1982. Le Sinfonia Varsovia, dirigé avec une attention d’horloger par Andrew Gourlay, rendit avec une justesse inspirée cette œuvre d’une précision diabolique ainsi que le propos du compositeur français auquel il consacrera le dernier volet de la soirée avec Sur le même accord, nocturne pour violon et orchestre qu’Henri Dutilleux composa pour la violoniste Anne-Sophie Mutter. Partition redoutable construite sur une alternance de passages rapides et lyriques entièrement basés sur un accord de six notes, entendu au début de la pièce et manipulé de diverses manières. La jeune violoniste Liya Petrova relevait le défi avec panache et apportait sa verve passionnée à l’œuvre.
Une musique d’auteurs vivants
Quel privilège d’applaudir les compositeurs des œuvres entendues ! Ce plaisir fut double : Julian Anderson était présent pour assister à l’interprétation de Litanies, concerto pour violoncelle et orchestre (2018-2019). L’œuvre a pris un tour particulier lorsque, alors en pleine écriture, son compositeur a appris l’incendie de Notre-Dame. La disparition un an plus tôt d’un collègue estimé (Olivier Knussen, compositeur et chef d’orchestre) a décidé du mouvement lent en sa mémoire. Le concerto est dédié quant à lui à au violoncelliste allemand Alban Gerhardt. Ce dernier sur la scène du parc de Florans interpréta avec une virtuosité inouïe cette pièce impossible qui semble explorer toutes les capacités du violoncelle dans un dialogue éblouissant avec l’orchestre, inventif, expressif, en une palette aux couleurs infinies.
Et une création mondiale
Auparavant, une création mondiale était offerte aux auditeurs. Le directeur artistique du Festival international de piano de La Roque d’Anthéron, René Martin, y tient beaucoup : « le festival ne serait pas digne de sa réputation s’il ignorait la création contemporaine et s’il ne la soutenait pas. Aussi, pour la première fois de son histoire, le festival a passé commande ».
Philippe Schoeller dont les compositions pour le cinéma par exemple font l’unanimité présenta ainsi Hymnus pour piano et ensemble orchestral. Nourri de littérature, d’art, le compositeur, complice du pianiste Florent Boffard, dédicataire de l’œuvre, a conçu cette œuvre pour La Roque d’Anthéron, et le « plein air », d’où le choix du terme « hymne » qui « rend hommage à ce qu’il célèbre (…) ici, la Nature en elle-même. TOUTE la Nature, des atomes aux clusters de galaxies, des bactéries jusqu’aux grands vertébrés, sans oublier les oiseaux-lyres et les dauphins ». La feuille de salle rapporte les intentions du compositeur-poète dont la présentation est aussi un fragment de rêve. Sur scène des instruments à vent (six bois, six cuivres), « voix collective. Le Peuple. Sa noblesse essentielle », des percussions, des vibraphones et le piano, « grand maître de cérémonie, sobre, puissant et méditatif (…) jusqu’à des lancées Pollockiennes d’énergies totémiques, furie des mains virtuoses »… La nature connaît tous les paroxysmes dans les élans de « ce grand oiseau noir et blanc qu’est un grand piano queue de concert ». L’expressivité de l’ensemble, les variations subtiles des rythmes, des intentions, brossent une palette moirée de nuances et de sens, fluide dans ses respirations qui se mêlent au grand Tout.
Si les soirées d’exception foisonnent à La Roque, celle-ci est sans doute la plus forte de sens et d’humanité.
MARYVONNE COLOMBANI
Concert donné au parc de Florans dans le cadre du Festival international de piano de La Roque d’Anthéron le 9 août.