Il a beau avoir accolé au titre de la pièce la mention « vaudeville soviétique », Jean Bellorini donne à sa nouvelle mise en scène du Suicidé, du censuré et banni Nicolaï Erdman, une gravité politique aux résonances dramatiquement actuelles. La pièce de l’auteur russe brosse un tableau éperdument drôle et sans concession de la machine à broyer soviétique. Sémione Sémionovitch Podsekalnikov, immense François Deblock, met le doigt dans l’engrenage d’une rumeur qui lui prête un dessein suicidaire. En quête d’un sens à sa vie, ce chômeur du début de l’ère stalinienne est sur le point de se laisser convaincre de donner un sens à sa mort. Cette dernière, pour gagner en noblesse, doit, selon une panoplie de lobbyistes avant l’heure, devenir l’étendard d’une cause et transformer ainsi le geste désespéré du défunt en acte héroïque. Qu’ils représentent en la caricaturant l’intelligentsia, le monde des arts, la religion, la révolution…, chacun et chacune rivalisent d’arguments pour obtenir gain de cause et servir des intérêts claniques.
De ce défilé de manipulateurs-influenceurs de peu de vertu, Jean Bellorini, assisté de Véronique Chazal à la scénographie, créé un manège désenchanté dans lequel se succèdent ou s’empilent des scènes magistralement rythmées. Parmi lesquelles un prétendu dernier repas entre beuverie et imagerie biblique et des funérailles loufoques. Jouant sur la fluidité entre des espaces scéniques variés, le directeur du TNP de Villeurbanne excelle dans sa construction duale de l’œuvre, alliant force comique et poétique, musiciens sur le plateau et déplacements des corps quasi-chorégraphiques, passages vidéo filmés en noir blanc et costumes multicolores (imaginés une fois de plus par Macha Makeïeff), satire politique et portée philosophique.
Mais ce Suicidé aurait pu se contenter de rester une pièce qui, tout en dénonçant la mécanique stalinienne, ébranle toutes les logiques d’oppression, quelle que soit l’époque et le pays. Deux passages implacables lui donnent une dimension plus large encore. Le premier quand le spectateur entend la voix de la metteure en scène russe Tatiana Frolova, exilée à Lyon, lisant la lettre que Mikhaïl Boulgakov écrivit en 1938 à Staline demandant la réhabilitation d’Erdman. Le second est un message vidéo posté sur les réseaux sociaux par son compatriote Ivan Petunin, rappeur de 27 ans qui, refusant de tuer ses frères humains d’Ukraine et la mobilisation générale imposée par Vladimir Poutine, se jette par une fenêtre de son immeuble. Un « suicidé » réel rappelant combien la vie et l’art peuvent être parmi les outils les plus glaçants pour dénoncer la guerre et la tyrannie.
LUDOVIC TOMAS
Le Suicidé, vaudeville soviétique a été joué du 16 au 18 mars, à La Criée, théâtre national de Marseille.