« J’ai beaucoup aimé, c’est traité avec beaucoup de finesse et de psychologie, et puis ça dit beaucoup de notre société, je trouve. » : c’est en ces termes fort génériques que Cyril résume chaque année le best-seller qu’il s’est vu offrir au Noël précédent. Il n’a évidemment pas trouvé le temps de le lire ; mais sa belle-famille, visiblement très satisfaite de cette appréciation, ne l’a très probablement pas lu non plus. Les romans publiés à chaque rentrée littéraire par le prolifique Fabcaro sont devenus tout le contraire au fil des ans : un rendez- vous attendu pour ses nombreux lecteurs, chérissant un registre comique somme toute rare dans la littérature française contemporaine.
Comme toujours, les saillies lorgnant vers l’absurde et la franche ironie se font presque raresau tout début du roman, comme noyées dans un désespoir s’embarrassant de peu de politesse. Elles se multiplient ensuite une fois le cadre posé, pour dévier gentiment le récit de sa trajectoire, sans pour autant masquer la part de sérieux et de sincérité qui s’y niche. Le Discours passait au crible le terrain balisé du mariage et des relations amoureuses ; Broadway la crise de la cinquantaine ; c’est enfin de mort qu’il est question avec Fort Alamo. Du deuil d’une mère tant aimée, dont on tarde à vider une maison trop meublée ; et de décès inexpliqués, auxquels Cyril tentera de trouver un sens. Sur ce canevas plus que sinistre, Fabrice Caro érige une série de motifs et d’échappées à l’ironie toujours tendre.
SUZANNE CANESSA
Fort Alamo, de Fabcaro Gallimard – 19,50 € Sortie le 3 octobre
En ce dimanche après-midi, le foyer Reyer de l’Opéra de Marseille accueille l’un des concerts de la 19e édition du Festival Musiques Interdites avec le Quintette avec piano en mi majeur de Korngold. Celui-ci date de la période qui suivit la création en 1920 de la plus grande pièce de ce compositeur, l’opéra Die tote Stadt (La ville morte). Enfant prodige, son œuvre sera interdite par les nazis et Korngold échappera à l’extermination en allant recevoir l’Oscar de la musique de film, crée spécialement pour lui à Hollywood en 1937.
Interprétée par cinq musiciens de l’Opéra de Marseille, cette partition singulière et puissante, qualifiée de post romantique, fait dialoguer le violoncelle de Xavier Chatillon et le piano de Vladik Polionov avec une grande intensité dramatique ; un duo sur lequel viennent se poser les violons de Dali Feng et de Matthieu Latil et l’alto de Brice Duval, parfois facétieux avec leur pizzicato, parfois fougueux et lyriques.
Création mondiale
Michel Pastore, directeur artistique ne peut retenir ses larmes lors de la présentation de la deuxième partie du programme avec Fata Morgana ou le Mirage de Pavel Haas : en décembre 1941, le compositeur est déporté au camp-ghetto de Theresienstadt. En octobre 1944, il est gazé à son arrivée Auschwitz.
Celui-ci a composé huit œuvres, dont son Étude pour orchestre à cordes dont, cynisme absolu, des extraits figurent dans le film de propagande Theresienstadt réalisé sur l’ordre des nazis. Sa musique plonge ses racines en Bohême et en Moravie et se colore parfois de mélodies hébraïques.
Fata Morgana est une composition sur des poèmes mystiques du bengali Tagore. Pour ce concert, le texte a été traduit en français en respectant scrupuleusement la partition musicale. C’est donc une création mondiale, sous la direction de Federico Tibone à laquelle le public marseillais a pu assister portée par le ténor Valentin Thill. Un moment d’une profondeur rare dont le public est sorti bouleversé.
Anne-Marie Thomazeau
Le concert s’est déroulé le 6 octobre à l’Opéra de Marseille.
« Nous étions mille cinq cents. La première fournée. Les mères pondeuses du futur de la Nation. L’espoir non pas d’une civilisation mourante, mais d’un régime fascistoïde qui a réussi à développer un programme de fertilisation eugéniste. » Dans une France où la fertilité s’effondre et la majorité des naissances sont touchées par le syndrome de I’X fragile, Typhaine déjà maman d’une fille « fragile » est « élue » par le très sélectif Programme expérimental de génoembryologie grâce à la position de son mari. Elle accouche d’un garçon « sain ». Mais les étonnantes capacités cognitives de son fils Nolan, sont bien vite aussi inquiétantes que le contrôle dont font l’objet les mères, alors que le pays bascule dans la dictature des néopatriotes. Sous ce régime, les avortements, devenus illégaux, sont punis de cinq ans d’emprisonnement dans des conditions redoutables, les femmes qui y ont eu recours ne peuvent plus trouver d’emploi et les rares allocations versées par le Sirec – système d’indice de réputation et d’évaluation citoyenne, sont suspendues. Les enfants des familles migrantes sont placés d’office dans des écoles républicaines d’intégrations ERI, ce qui permet à leurs parents d’obtenir des contrats de travail précaires dans les métiers de « première ligne ». Ils sont sous le contrôle de l’Ogre, office de gestion des réfugiés et émigrés et vivent enfermés dans des CRDI, centres de rétention à durée indéterminée. Dans ce monde où les robots permettent un contrôle social très sophistiqué, les opposants au régime sont traqués, éliminés.
On pense à la Servante écarlate de Margaret Atwood dans ce portrait de femmes victimes et résistantes. Incroyable récit d’anticipation politique, ce premier roman de Nicolas Martin est une fiction hallucinante de vérité que l’on peine à lâcher lorsqu’on l’a commencé. Journaliste, l’auteur a animé l’émission La Méthode Scientifique sur France Culture de 2016 à 2022.
ANNE-MARIE THOMAZEAU
Fragile/s de Nicolas Martin Éditions Du Diable Vauvert
Rachel Cusk s’attaquait déjà en 2022, dans La Dépendance, au monde de l’art sous un angle rarement exploré. Récompensé par le prix Femina étranger, ce récit d’une étrange complicité nouée entre M, une mécène se rêvant modèle et L, un artiste peintre aussi talentueux que suffisant, faisait froid dans le dos malgré l’apparente banalité de son intrigue, à l’instar de la plupart des romans de Cusk – parmi eux, Les Variations Bradshaw s’était notamment imposé.
L’autrice anglaise, installée en France depuis le Brexit, a habitué ses lectrices et lecteurs à d’inconfortables confrontations, scrutant la psyché humaine, et particulièrement féminine, dans ce qu’elle a de plus malaisé et retors. Il était question dans La Dépendance de ce cruel décalage entre l’esprit et le corps, et de ce que le vieillissement imposait comme effacement aux femmes lorsque le désir d’être se fait pourtant le plus impérieux. Conçu comme une recréation du roman anglais moderniste des années 1930, La Dépendance convoquait déjà le spectre de Virginia Woolf et de son audace stylistique et narrative.
On reste avec Parade sur ce terrain rare et précieux : quatre artistes partageant la même initiale – G – s’y croisent dans un récit poreux et fascinant. Le premier décide de peindre ses tableaux à l’envers, marquant ainsi « la fin de l’histoire et l’avènement d’une réalité nouvelle » ; la seconde fait de la honte, « associée à la notion de production, au corps comme produit », le moteur de son œuvre ; le cinéaste G, aux films « naturalistes et poétiques », dont le style discret « [attire] involontairement l’attention ». Tant de visages donnés à la création, qui se heurte ici une fois de plus aux mondes du couple, de la maternité, et de la violence. Le tout pourra se révéler un peu flou au lecteur, voire hermétique le temps de quelques pages : mais l’autrice maîtrise à merveille l’art des correspondances et du dénouement. Une grande autrice, en somme.
SUZANNE CANESSA
Parade, de Rachel Cusk Gallimard - 20 € Traduit de l’anglais par Blandine Longre Paru le 19 septembre
Les deux artistes présentés par le MRAC ont des approches s a priori très éloignées : Vidya Gastaldon, née en 1974 dans un ashram dans le Doubs, est une artiste franco-suisse, qui a développé au fil des années un univers proche de l’esthétique hippie et psychédélique, du New Age et du minimalisme abstrait. Une artiste qui conjugue sa culture visuelle et artistique avec sa connaissance des enseignements philosophiques et yogas traditionnels de l’Inde, et cherche, à travers ses dessins, films, sculptures en laine ou en tissus, à connecter l’expérience physique et spirituelle.
Arnaud Dezoteux est né à Bayonne en 1987, il vit et travaille à Paris, et réalise des œuvres vidéo ou filmiques imprégnées par la machinerie numérique, présentant des univers fantasmagoriques ou strictement réalistes. Des réalisations où il laisse apparaître les maladresses, habituellement effacées en post-production, pour mieux dévoiler les absurdités qu’il cherche à questionner dans l’univers médiatique. Là où il se rapproche de façon décalée des thématiques de Vidya Gastaldon, c’est à travers son intérêt pour les nouveaux modes de vie inspirés par les domaines de l’art, des thérapies alternatives et des spiritualités orientales, utilisées, selon Ève Chiapello et Luc Boltanski dans leur ouvrage Le nouvel esprit du capitalisme, pour améliorer la productivité au sein du capitalisme tardif.
Cubes, vibrations et jardins
L’exposition de Vidya Gastaldon se déploie à travers quatre espaces différents : le premier est imaginé comme une maison éclatée, sans murs, une salle qui comporte des meubles trouvés et repeints, des objets domestiques, ainsi qu’un ensemble de cubes peints. Cube, qui pour l’artiste, qui se référe à la fois aux sciences de la nature et au célèbre jeu vidéo Minecraft, est la particule élémentaire, permettant de tout construire.
Dans la seconde salle se mêlent ashram, mosquée, église, et salle de musique. La troisième salle accueille un film d’animation hypnotique, Visionium (2019), construit à partir d’une trame géométrique abstraite et d’une bande son répétitive composée par Alexandre Joly. Et dans la dernière salle, des œuvres trouvées par l’artiste, abandonnées et abîmées, sur lesquelles elle intervient, des dessins, et des éléments en bois peints, dont certains sont manipulables, rappelant l’idée du jardin-jeu.
Incrustations
Avec Apprends et rêve, titre inspiré des slogans publicitaires à double discours « visant à nous faire croire que nous sommes libre d’agir alors qu’en réalité, nous n’en avons pas vraiment le choix » , Arnaud Dezoteux propose une découverte de ses créations les plus récentes, privilégiant la captation de scènes du quotidien, telles qu’elles se présentent dans l’espace urbain, sur lesquelles il incrustent ensuite des animaux en dessins animés, aux comportements grotesques, incongrus, instillant un certain malaise.
Parmi les œuvres présentées, Somme (2024) pour lequel l’artiste s’est rendu dans un lieu «d’expositions immersives ». Sweet routine (darty-auteur@urssaf.fr) (2024), Sweet routine (autorun) (2024) et 100% gagnant (2024), animations numériques à partir de boites de carton et de papier d’emballage, évoquant notamment la cuisine en kit « Darty » pleine de produits alimentaires issus de la grande distribution, ou le jogging, comme garantie de performance au travail, dans un espace public surveillé par des IA.
Également Tertre (2024), filmé par l’artiste sur la célèbre « place des artistes » du Tertre à Montmartre, haut-lieu touristique, s’intéressant, entre jouissance et désenchantement, aux boutiques de souvenirs, aux artistes vieillissants et désœuvrés et aux touristes.
MARC VOIRY
Demeure sans murs Vidya Gastaldon Apprends et rêve Arnaud Dezoteux du 12 octobre au 9 mars MRAC, musée régional d’art contemporain, Sérignan
Réunir Après la répétition et Persona dans un même spectacle, en faire un diptyque où les personnages se répondent sans tout à fait se correspondre, et les porter au théâtre, donne une profondeur à chaque pièce, la seconde devenant une chambre d’écho assourdissante de la première.
C’est Charles Berling qui ouvre le bal, doucement. L’acteur campe un metteur en scène vieillissant qui reçoit une jeune actrice, venu l’interrompre Après la répétition au prétexte d’un bijou oublié. Un jeu de séduction s’installe, comme inévitable, entre celle qui veut réussir et plaire, et celui qui aime ses actrices au point de les désirer. Banalité triste, si ce n’est qu’Henri Vogler a aimé la mère d’Anna, Rachel, morte à présent, mais qui revient comme un fantôme, alcoolique, psychotique, détruite par ce qu’elle a offert sur scène, et dans son lit. La pièce, étroite, grise, est un champ d’affrontement et de fantasme, où les niveaux de fiction s’entrelacent. Celui où la mère (Emmanuelle Bercot) survient et frappe sa fille, celui où Vogler raconte ce que serait une relation avec Anna. Elle est peut-être sa fille, et l’effroi d’un inceste possible redouble quand il comprend qu’elle a avorté pour le rôle. Est-ce cela le théâtre, le jeu, renoncer à la vie, confondre l’incarnation et le réel, ne pas savoir ce qu’on éprouve, ne pas savoir aimer ?
Retrouver les clefs
Persona déploie les mêmes questions, du côté de l’actrice cette fois. Emmanuelle Bercot incarne Elisabeth, qui pourrait être Rachel et s’appelle d’ailleurs Vogler. Internée, mutique, nue, elle s’est arrêtée de jouer et de vivre. Même si sa docteure (Elizabeth Mazef) suppose qu’elle ne joue là qu’un rôle de plus, elle aura besoin de l’infirmière Alma pour renouer avec le réel et ce qu’elle éprouve. Juliette Bachelet, aussi troublante, vivante et rugueuse en Anna qu’en Alma, saura ouvrir toutes les portes, comme la chambre grise d’hôpital qui se transforme en île, la pluie qui les lave, la musique de Charles Ives qui surgit comme la clef des émotions réelles détruites par le théâtre, ou par le jeu social qui bannit le fantasme. Le sexe, la jouissance, le désir, la maternité enfin, permettront de retrouver l’accès à ce quelles éprouvent.
Leçon de cinéma, Persona superposait les images mentales et les visages pour dire le trouble psychotique. Sur scène, nu, Ivo van Hove plonge dans l’incarnation, pour dire les limites fragiles du moi, que le théâtre peut détruire. Bouleversant.
AGNÈS FRESCHEL
Après la répétition/Persona Du 16 au 18 octobre La Criée, scène nationale de Marseille Dans le cadre de la programmation du Théâtre du Gymnase
Dans ses œuvres précédentes il a mis en parallèles notre présent, nos Territoires, avec la Révolution Française, la Commune puis la Guerre d’Algérie. Moments clefs de l’histoire de la nation française, dont il mettait en scène les effets dans une fratrie de banlieue pavillonnaire, affirmant ainsi la complexité d’individus forgés chacun d’histoires diverses, et héritiers de combats, souvent sanglants, pour la liberté et l’égalité.
Lieux communs reprend les mêmes recettes, plus quelques autres : une bande d’acteurs jeunes à la virtuosité hors du commun ; un verbe puissant, abondant, poétique et concret, qui s’affirme dans des tirades fleuves et des dialogues incisifs ; une analyse historique et politique nourrie des questionnements actuels des sciences sociales, que certains nomment wokisme, et qui remettent en cause les dominations patriarcales.
Points de vue pluriels
Dans Lieux communs ils sont assortis d’une réflexion nouvelle sur l’art et la représentation, et d’une intrigue dont le conflit nous traverse tous·tes : Issa Comparé, un jeune homme noir a, peut-être, sans doute, roué de coups jusqu’à la tuer une jeune femme. Lui-même victime d’un interrogatoire qui frôle la torture, enfant violemment battu par son père, il est rapidement objet de la vindicte publique, sans examen véritable de sa responsabilité, la jeune femme tuée étant la fille d’un leader d’extrême droite…
La scène de violence, évoquée lors des interrogatoires, n’est jamais jouée. On en parle dans les coulisses d’un théâtre, les loges d’une émission télé, on retrace le contexte dans le récit de la sœur d’Issa, et la violence de leur père, celui du frère de la victime, qui a fui sa famille « facho ».
On la traque aussi au détour d’une œuvre d’art censurée parce que le regard d’un tsar infanticide exprime trop d’humanité. Comme la culpabilité d’Issa reste indécise, les faits résistent au regard, se représentent de dos, se racontent sans se montrer. Les couches contradictoires qui se superposent pour former des vérités nouvelles, comme les bosons de Higgs, au-delà des murs noirs de Soulages évoqués lors d’une scène hilarante. Une convergence des luttes, ou du moins un apaisement, s’avérera possible ente le frère et la sœur, ou la jeune tiktokeuse qui refuse de mettre en doute la culpabilité d’un violenteur de femmes, et la réalisatrice lesbienne qui défend l’idée qu’il est possiblement aussi une victime, du virilisme et du patriarcat.
« Que peut la langue, sinon relever ceux qui sont à terre ? » demande la réalisatrice dans son ultime tirade. Dans le contexte politique, la phrase est une bouée jetée à la mer, vers les victimes.
AGNÈS FRESCHEL
Lieux Communs Les 16 et 17 octobre Le Zef, scène nationale de Marseille
Michel Kelemenis est dans la danse contemporaine depuis près de 40 ans ; interprète, chorégraphe, profondément danseur. Et fin observateur des vagues à l’œuvre dans cet art qui témoigne si bien, directement ou indirectement, des évolutions sociétales. Ainsi l’importance du mouvement ou du geste, du théâtre ou des mots, de la musique et des images, du corps virtuose ou ordinaire, de l’interprète/auteur ou double, du genre et de ses représentations, du féminisme, de l’âge, du couple, de la parentalité, des exils, des départs, des pertes… ont traversé l’histoire de la danse contemporaine à diverses époques, souvent sans être verbalisées dans leurs transitions lentes, mais nettes.
Questionner la danse contemporaine reste donc indispensable, pour conscientiser les concepts portés par les corps, parfois implicites pour les créateurices ielles mêmes, souvent jeunes, dans un art qui manque de mémoire écrite.
Ainsi, quand à la fin des représentations de Question de danse les conversations s’installent, bien des choses vues s’éclairent doucement, sans pédantisme ni domination.
Femmes au programme
C’est Pauline Tremblay qui commencera (le 10 oct. à 19h) convoquant une figure de la danse des années 1980 XXX, peu à peu effacé, volontairement, des mémoires. Un trio avec électroacousticienne et batteur qui sera suivi d’une étape de création de Marine Colard, un quatuor de danseureuses qui composent une Bataille générale oratoire, gestes à l’appui.
Les Questions de danse se poseront durant tout le premier trimestre à Klap, au rythme avec plusieurs propositions par mois. Air du temps, ou plus sûrement mutation profonde, ce sont des femmes qui en assureront la plus grande part : Femke Gyselink puis Johana Levy le 18 octobre, pour la création de Jasmin précédés d’un Torment of Heart baroque.
Il y aura ensuite, en novembre, Wendy Cornu et Madma productions (Maud Madlyn et Andres Montes) puis Marion Zurbach… Autant de jeunes chorégraphes, souvent interprètes, qui précèdent sans doute, ou anticipent, les changements à l’œuvre dans les rapports de genre, et l’affirmation d’une nouvelle féminité.
AgnÈs Freschel
Question de danse Les 10 et 18 octobre Klap - Maison pour la danse, Marseille
On retrouve dans ce troisième tome ce qui a fait le succès de Marseille confidential, puis de Marseille brûle-t-il. François Thomazeau, fin connaisseur des arcanes historiques municipaux, aime l’archive politique, le fait divers qui parle, et ses fictions hyper-documentées ont la saveur du vrai, parce qu’elles en sont proches.
On retrouve donc le commissaire Grimal, intègre et lent, et le journaliste Pichotte, narrateur et double de l’auteur, mais sans omniscience. On y redécouvre surtout la mafia, qui n’est plus celle des Spirito et Carbone mais des frères Guérini, plus ambigus. Si avant 1936 la mafia état clairement fascisante, après la guerre elle a connu la Résistance, et entretient d’autres liens au pouvoir, et aux Américains : ce n’est plus avec la mafia italo-new-yorkaise qu’elle pactise, mais avec le pouvoir et sa chasse aux sorcières.
Reconstruction encadrée
Le meurtre a lieu sur fond de reconstruction du Panier, et ses magouilles immobilières après et avant la destruction du quartier par les nazis en 1943. Et l’intrigue s’inscrit en parallèle avec les grandes grèves communistes de 1947, parties de Marseille en lutte contre les mafias du quartier de l’Opéra. L’enjeu politique, au delà de l’enrichissement de certains collabos bien salauds, est l’éviction de la « menace » communiste, qui génère une alliance entre les services secrets américains, la mafia corse, les centristes et les defferristes qui redoutent plus que tout que Marseille élise à nouveau un maire communiste.
On y vit donc la création de FO, la temporaire cavale des Guérini, le retour de Defferre après sa défaite contre Cristofol. Les séances de l’assemblée municipale sont saisissantes de vérité, et la lecture de la trilogie est indispensable pour qui veut connaître l’imbroglio politique marseillais, dont le présent garde encore des traces profondes. Comme elle garde celles de Fernand Pouillon, au centre de l’intrigue immobilière, et de sa résolution.
AGNÈS FRESCHEL
Terminus Marseille de François Thomazeau Éditions Gaussens – 20 €
Sur le Grand plateau de la Friche La Belle de Mai, une grande toile rouge s’étend le long de la scène. Autour, des caméras, dissimulées ou non. Les images captées sont projetées sur un grand écran placé entre la scène et le public. Ce dispositif scénique est au cœur de The Making of Pinocchio, des artistes écossais Rosana Cade et Ivor MacAskill. Pendant toute la durée de la pièce, ils évoluent sur la scène et à l’écran, filmés par des cadreurs ou des caméras fixes, déformant ainsi la « réalité » du plateau par le truchement de la perspective et des rapports d’échelle. Rien ne se crée, tout se transforme… La vérité serait-elle une question de point de vue ?
Couple à la ville, Rosana Cade et Ivor MacAskill racontent ici la transition de genre d’Ivor. Femme devenue homme, ce changement n’est pas sans conséquence pour Rosana, qui cherche sans cesse sa nouvelle place. « Oui c’est super d’être hétérosexuel… d’être un couple normal… » ou « non tes seins ne me manquent pas darling…», grince Rosana, avant que son nez ne s’allonge. Les deux ouvrent leur intimité, mimant l’acte sexuel, et lui se mettant à nu face au public. Ils parlent aussi de la difficulté pour les personnes qui souhaitent transitionner d’accéder au système médical au Royaume-Uni. Lui a pu le faire parce qu’il avait de l’argent (une grosse dizaine de milliers de pound), mais s’il n’en n’avait pas, il serait encore sur liste d’attente pour un premier rendez-vous.
Et Pinocchio dans tout ça ?
Ce n’est certainement pas la première fois que le conte et le merveilleux sont convoqués pour illustrer le présent. Bien sûr, la parabole de la marionnette devenant un garçon et la transition d’Ivor est limpide. Mais l’utilisation de Pinocchio comme des autres personnages (le Criquet, la Baleine, Gepetto, la Fée…) donne surtout un souffle poétique à la pièce, et ouvre des pistes de créations narratives et plastiques pour les auteur·ice·s, particulièrement brillant·e·s dans ce dernier domaine
L’ensemble est aussi parsemée d’humour – anglais bien sûr : « Bonjour je suis un cricket… mais assez parlé de moi ». Le dispositif vidéo et les artifices qu’il permet sont une grande réussite. On se plaît à faire l’essuie-glace entre la scène et l’écran, et découvrir ainsi les décalages produits par les différentes prises de vue, en direct ou enregistrées. Des moments touchants aussi, comme cette incroyable scène ou Ivor chante en duo avec iel-même, filmé·e quelques années plus tôt, avant sa transition. On retiendra enfin la force de l’histoire d’amour entre les deux auteur·ice·s, sans qu’il soit nécessaire d’attendre la réaction du nez pour en connaître sa vérité.
NICOLAS SANTUCCI
The Making of Pinocchio a été donné les 4 et 5 octobre sur le Grand plateau de la Friche la Belle de Mai, dans le cadre du festival actoral.