Peut-on être sauvé parce qu’une boîte n’a pas été ouverte, parce qu’on n’a pas soulevé le couvercle d’un puits sans fond, pas avancé vers le vide, pas ouvert les portes successives du long couloir qui révèlent les morts anciennes ? Peut on être sauvé parce qu’on a maîtrisé ses fantasmagories ?
Ne pas ouvrir les boites. Contrairement à Cendrillon, un des chefs d’œuvre de Pommerat, Les Petites filles modernes ont intérêt à tenir leur promesse et à trahir leurs parents. Leur monde imaginaire est aussi menaçant que leur réalité mais leurs fragilités sont dissymétriques : l’une, incontrôlable, est victime de la violence de ses parents, mais bien ancrée dans le réel : l’autre paniquée, est en proie à un imaginaire envahissant qui lui fait douter de tout, sauf… de son amie qu’elle aime d’amour.
Aimer et avoir peur
Comme dans Contes et Légendes il est question de la violence de l’adolescence, celle qu’elle subit, celle qu’on lui fait subir. Du rejet social, de l’ambiguïté sexuelle, de l’amour immature, du désir homosexuel. Mais dès la première image, somptueuse, on ne sait pas, littéralement, où s’arrête la scène et où commence l’illusion.
Dans une scénographie d’une virtuosité époustouflante, Pommerat sculpte les espaces sans aucun projecteur : la vidéo seule éclaire des murs noirs et quelques tulles qui bougent à peine, mais figurent pourtant une infinité de lieux, dont on ne saura jamais si les petites filles les traversent vraiment, ou si elles les rêvent. Les deux, peut-être ?
Jamais le théâtre de Pommerat n’avait autant ressemblé à la projection sur scène d’images mentales. Lorsque les voix des comédiennes spatialisées circulent autour de nous, lorsqu’on distingue à peine leurs murmures et que la voix off (mais qui est ce narrateur ?) prend le relais, lorsque des lignes et des signes circulent sur une surface qu’on n’avait pas perçue, lorsque tout change en un instant. Le temps, à peine, de cligner des yeux.
Miroirs et passages
Comme dans un univers réversible deux histoires nous sont contées. Celle des jeunes adolescentes, et celle d’un couple extraterrestre dont l’une est enfermée dans une boîte (celle qu’il ne faut pas ouvrir ?) et l’autre vieillit pendant 100 ans. Tous, interdits d’aimer, se cachent, inventent, sombrent, se sauvent, chaque désir nouveau invalidant le désir précédent, chaque peur se combattant en prenant conscience de son caractère illusoire.
Frôlant comme toujours la mort, les adolescentes modernes sortiront finalement de leurs fantasmes et de leurs angoisses, toujours aussi liées l’une à l’autre, prêtes à repartir vers d’autres inventions, mais ayant échangé leurs voix et leur corps en traversant les surfaces et en plongeant dans des puits profonds. Tunnel d’Alice, portes de Barbe bleue, sommeil de 100 ans, ours et blanc et tigre peluche, chanteur adulé, manoir hanté, animaux bavards, parents sataniques semblent, au terme du voyage, exister encore dans leurs fantasmes, mais ne plus déborder dans le réel. Comme si nos imaginaires étaient des boîtes de Pandore à garder dans nos poches, soigneusement fermés.
AGNÈS FRESCHEL
Les Petites filles modernes a été créé à Châteauvallon du 24 au 29 avril.
Retrouvez nos articles Scènes ici