Voilà désormais sept ans que le festival créé par Nadia Champesme et Fabienne Pavia s’est établi à Marseille, avec un succès qui ne se dément pas. Les nombreuses lectures, qu’elles soient musicales, dessinées, posthumes et ensommeillées se sont vite remplies. Elles ont même, pour la plupart, affiché complet. Les rencontres annoncées, disséminées sur les différents sites de La Criée, du Conservatoire, du Mucem et de la bibliothèque de l’Alcazar, ont attiré des auditeurs nombreux et attentifs, malgré le retour attendu d’une météo printanière et la concurrence rude des plages ensoleillées. Il faut croire que les frictions littéraires tant attendues réchauffent plus sûrement et plus durablement les cœurs d’un public abondant et de plus en plus diversifié, venu assister en masse aux événements les plus people – la venue de Mathieu Amalric ou de Marie-Sophie Ferdane, celle de la goncourisée Brigitte Giraud – mais aussi aux hommages à Italo Calvino ou Fernando Pessoa.
Frictions fructueuses
Le festival peut notamment s’enorgueillir de ses rendez-vous réussis avec la jeunesse : celui des Nouvelles des Collégiens, qui ont vu cinq écrivains accompagner chacun une classe de collégiens dans l’écriture d’une nouvelle ; celui qui a amené deux classes de lycéens marseillais à échanger avec Olivier Adam comme de bons petits intervieweurs en herbe. Ou encore les étudiants en théâtre du Conservatoire à Rayonnement Régional de Marseille, qui se sont emparés avec courage et poigne des mots d’Éric Fottorino.
Les festivités prennent cependant, parfois, un tournant amer. On ne parvient ainsi pas complètement à croire aux tensions familiales chères à Olivier Adamet surtout à la réalisatrice Baya Kasmi, récitées pourtant avec générosité mais sur un ton beaucoup trop familier ce Dessous les roses un brin convenu. Les Variations de Paul pourtant lues avec conviction et bonhommie par leur auteur Pierre Ducrozet peinent à convoquer les imaginaires musicaux que le texte appelait de ses vœux, ou même à susciter chez les auditeurs un brin assommés le désir spontané de danser. La faute, peut-être, à la partition électro de Rubin Steiner, trop monolithique pour aborder tous les territoires du roman ? Ou peut-être le temps n’est-il tout simplement pas à ces frictions et à ces humeurs-là ?
L’effroi sous la glace
Pourtant bien menés et orchestrés, les entretiens dévient parfois, se fissurent. Ils semblent ouvrir des abîmes d’inquiétude inattendus, y compris par les auteurs et autrices elles-mêmes. Les nombreuses digressions de Daniel Pennac amènent ainsi un auteur prompt à discuter sans fin de son amour pour Italo Calvino, de son goût de l’argot ou ses « trucs » de prof à son effroi face au Pépère qui hante son Terminus Malaussène, digne représentant de l’ « extrême méchanceté » dans laquelle semble sombrer notre époque, d’autant plus proche, dans ses affects, de la pensée de l’extrême droite, qu’elle ne l’a pas encore vraiment connue. Même son de cloche lorsque Lola Lafon prendra la parole à propos du très beau Quand tu écouteras cette chanson, ode poignante à Anne Frank. Heureuse de constater que les lecteurs et lectrices émus par son livre et venus à sa rencontre « ne lui ressemblent pas », heureuse de rendre hommage aux qualités mésestimées d’une écrivain en herbe, Lola Lafon n’en demeure pas moins inquiète des protestations anonymes, silencieuses, répétées, de négationnistes de tous crins. C’est désormais l’urgence de produire « non pas des fictions, mais des récits » pour dire cette Histoire-là qui anime l’autrice s’étant pourtant illustrée en tant que romancière.
Les lectures qui marquent le plus sont peut-être celles qui assument leur dureté et leur violence. Celle effectuée de main de maître par Marie-Sophie Ferdane sur le très beau texte de Makenzy Orcel a rappelé combien la langue, en se mâtinant de poésie, sait se mâtiner de rage, et comment dire cette rage peut ouvrir l’auteur et le lecteur au monde. Dire avec la même humanité, la même intensité, le destin d’une jeune femme française cabossée et celle d’un malien ayant fui la guerre. Tout aussi impressionnante et recueillie fut la lecture de La Pêche du Jour d’Éric Fottorino par les jeunes étudiants en théâtre, portée par le violon de Marc Vieillefon, les percussions et la voix de Salma Omri et le saxophone de Raphaël Imbert. Heureux et ému d’accueillir « un texte tout simplement historique » sur l’horreur migratoire, en compagnie de SOS Méditerranée, le directeur du conservatoire ne cache pas la nécessité de faire date.
L’avenir au féminin
Le désir d’Histoire et d’historicité est peut-être celui qui transparaît le plus de cette édition qui a tiré le meilleur de ses rencontres entre auteurs, et surtout entre autrices. Le vertige est ainsi tenace à écouter dialoguer la romancière Noëlle Michel et la préhistorienne Marylène Patou-Mathis au sujet des Néanderthaliens, et des 100 000 ans d’avance que ces derniers ont encore sur les Homo sapiens. Le parfum de fin de règne se mêle heureusement ici à une volonté de détricoter l’Histoire – et la préhistoire – tels que racontés depuis le XIXe siècle, et de questionner le désir de domination au cœur de cette narrativisation de l’Histoire. Tout aussi passionnant sera le débordant entretien d’Alice Zeniter et Hélène Frappat, questionnant la place de la femme dans les récits au prisme de la philosophie et de la narratologie. L’autrice de Toute une moitié du monde ne peut que constater l’ampleur d’une tâche consistant à réinventer le récit et ses péripéties automatiques, quitte à risquer qu’on le trouve « un peu chiant », puisque trop éloignée de l’épopée aristotélicienne. Hélène Frappat se livre alors à une diatribe anti-Aristote jubilatoire, abattant tout ce qui se dresse sur son passage depuis sa formation de philosophe et sa carrière de romancière – et on devine que les obstacles n’ont pas manqué. L’ironie, l’humour convoqués ici avec génie sont peut-être, du propre aveu de l’autrice, l’arme la plus redoutable dont elle et ses semblables disposent.
C’est également un humour ravageur qui pousse une Jeanne Cherhal hésitante à ouvrir son nuancier érotique, illustré par Simon Frankart, et à prendre le micro au piano pour y livrer de très belles chansons. Et la nécessité de se relever, par l’absurde, d’un deuil insupportable, qui donna naissance au formidable Touché de Pascale Monnier, tirade d’infinitifs oulipienne portée merveilleusement par Mathieu Amalric. Un humour qui, plutôt que de dissimuler la gêne et la douleur, sait en faire ses meilleurs alliés.
SUZANNE CANESSA
Le festival Oh les beaux jours ! s’est déroulé du 23 au 29 mai, à Marseille.