Certains commencent à trouver le temps long, chuchotent à leur voisin que c’est « du grand n’importe quoi ». Les plus impolis consultent leur téléphone visiblement plus smart que leur propriétaire – c’est sans doute suffisamment urgent pour perturber une représentation. Mais cette infime minorité du public qui s’ennuie est en train de passer à côté du message le plus fort de Mellizo Doble, la pièce surréaliste du duo le plus provocateur du flamenco actuel : le flamenco n’est pas ce que vous croyez, il est ce que nous en décidons. Le léger faisceau lumineux qui permet d’entrevoir progressivement le crâne de Niño de Elche et les pas d’Israel Galván met fin à plusieurs minutes d’un plateau plongé dans le noir total. Depuis ces mêmes plusieurs minutes, la voix inimitable du cantaor lâche un chant quasi-liturgique dans un gémissement poussif, saccadé et aigu. On comprend également enfin l’origine du bruit répétitif et grinçant qui intriguait nos oreilles : le danseur piétine avec insistance et dans un mouvement de va-et-vient une matière granuleuse qui s’apparente à de la poudre de charbon. Nous sommes dans la deuxième moitié du spectacle et tout ce qui aura été osé jusqu’ici relève d’un règlement de comptes avec une prétendue tradition dont ces trublions remettent en question le purisme, et à travers lui la supériorité. Cante jondo, tauromachie, culture gitane… tout est passé à la moulinette, déconstruit. Pour le plus grand bonheur de celles et ceux qui vivent le flamenco comme un art né pour être en permanence bousculé et alimenté.
Engagé et électrique
Dans une démarche moins aboutie toutefois convaincante, la chanteuse Rosario La Tremendita nous embarque dans sa vision d’un flamenco engagé et électrique. Tel un voyage façonné par de multiples rencontres, le concert nous fait cheminer d’un point A à un point B à travers une mise en scène bien sentie. Accompagnée par des cordes virtuoses (celles de Dani de Morón à la guitare et de Juanfe Pérez à la basse électrique), La Tremendita ouvre son spectacle entourée de ses musiciens, tous assis autour d’une table, à la manière d’un moment intimiste de facture plutôt classique. Avant de basculer dans une esthétique pop rock des plus cohérentes à défaut d’être toujours pertinente. Là encore, la revendication semble claire : qu’une simple guitare ou qu’une formation rock l’accompagne, son chant et sa démarche artistique sont et restent flamenco. En deuxième partie de cette soirée accueillie par la Smac Paloma – ce n’est pas pour rien – c’est une grande voix habituée aux échappées avant-gardistes qui va encore une fois nous surprendre. Tomás de Perrate, le gitan aux racines familiales profondément ancrées dans le flamenco, s’acoquine avec Miguel Marín Pavón dit Arbol, musicien et compositeur aux penchants alternatifs. Du mariage de déraison entre le chant viscéral du premier et les nappes électroniques et autres irruptions sonores du second surgit un objet musical hybride que trop peu de personnes ont eu la curiosité d’affronter. Les différents répertoires flamencos sont une fois encore digérés puis transcrits par le prisme expérimental, tout en se référant à la culture on ne peut plus archaïque du chamanisme. La plus belle surprise du festival.
Fantaisie et lâcher prise
De la surprise, elle finit par ne plus vraiment en créer tant elle est à chaque fois surprenante. Rocío Molina a connu un énième triomphe nîmois. Mérité. Vuelta a Uno, troisième et ultime volet d’une trilogie fondée sur le dialogue entre la danseuse chorégraphe et un guitariste, fait le choix de la fantaisie et du lâcher prise. De la couleur et de l’humour aussi. Dans une ambiance lumineuse passant du violet à l’orange, Molina l’effrontée semble s’amuser comme jamais. Mutine et exubérante, elle aurait de quoi faire tourner en bourrique son acolyte guitariste Yerai Cortés, impassible malgré ses caprices d’enfant obnubilée par les bonbons. Ici de faire des bulles de chewing-gum, là d’ingurgiter des fameuses confiseries qui pétillent en bouche ou encore de dévorer un bracelet de sucreries. On a beau se laisser distraire, on ne perd pas de vue l’essentiel : la danse. Et encore une fois, pas de surprise : Rocío Molina est avant tout un monstre de technique.
LUDOVIC TOMAS
Festival Flamenco
Théâtre de Nîmes
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