Ce qui est au cœur du roman, inspiré d’une histoire vraie, est la prise de décision, individuelle ou collective, ainsi que la responsabilité qui en découle. La narratrice principale est une employée d’un Cross, le service de la Marine nationale chargé des opérations de sauvetage en mer.
Le récit, sous la forme d’un long monologue, s’ouvre sur le déroulement qu’elle fait de son interrogatoire par une capitaine de gendarmerie, suite à l’ouverture d’une enquête. De quoi relève sa décision de ne pas envoyer les secours auprès de vingt-neuf migrants mal embarqués sur un zodiac en perdition : erreur d’appréciation, négligence voire inhumanité ?
La réponse, toujours la même, est que l’embarcation, soumise aux aléas de la météo, se trouvait entre deux eaux : française et anglaise. Le jeu de mot est de mise à propos de ce texte, car son personnage principal file la métaphore maritime : « La mer était calme sur le bureau, pas de vent et pas de houle, et à côté des corps seulement des papiers bien rangés à la surface ». Le monde du rivage résiste à celui de la mer, comme si cette dernière, incarnation du mal, était le reste du Déluge.
Sombre, l’humanité
Ce procédé rhétorique permet à l’auteur d’entrelacer deux déroulements, celui des événements et celui de la réflexion. En cela, le texte effectue un va et vient constant entre descente en singularité et montée en généralité, appréhension concrète du réel et conceptualisation abstraite. Les événements, relatés à hauteur d’individu, comme la noyade ressentie physiquement par l’un des migrants, font face à des principes rationnels, professionnels ou moraux.
L’autre entité plurielle mobilisée par le roman est la voix, siège de la personne humaine : voix concrètes de tel ou tel migrant, voix enregistrée de l’opératrice, voix diversement modulée de l’enquêtrice, faisant face à cette voix abstraite qu’est la parole : « L’important ce n’était pas qu’ils soient sauvés, c’était que moi, je sois sauvée, et avec moi tout le monde, par cette parole ». L’opératrice aura dit : « Tu ne seras pas sauvé », comme le précise la quatrième de couverture, parole qui entraine un triple naufrage, celui des migrants, le sien et finalement celui de l’humanité tout entière.
La parole de Vincent Delecroix est puissante et précise ; elle permet de réfléchir, hors de toute pensée dualiste et simplificatrice, l’engendrement réciproque de l’ordre et du chaos.
FLORENCE LETHURGEZ
Naufrage, de Vincent Delecroix
Gallimard, coll. Blanche - 17,50 €