Le 19 décembre 1964 André Malraux, Ministre de la Culture, prononçait, pour accueillir au Panthéon les cendres du héros de la Résistance un discours historique d’une voix vibrante : « Entre ici Jean Moulin … ». De Gaulle, Pompidou et VGE laissaient l’écrivain faire son oraison, accompagnée par des roulements de tambours discrets, retransmise en direct par l’ORTF devant 5 millions de Français possédant une télévision.
Le 21 février 2024. Il aura fallu près de 60 ans pour que Missak Manouchian, le chef des Partisans Main d’Oeuvre Immigrée, le FTP MOI, entre dans le bâtiment national qui porte au fronton, depuis l’invention de la République (avec quelques trous pendant les périodes de restaurations monarchiques) la devise « Aux Grands Hommes la Patrie reconnaissante ».
Soixante ans de plus, pour que l’on dise enfin la reconnaissance de la Nation à cet Arménien qui, orphelin, avait fui le génocide turc, et s’était engagé dès les premières heures contre l’Occupation nazie. Soixante ans de plus, alors que la Résistance employait massivement pour sa guérilla urbaine les unités de Francs Tireurs et Partisans étrangers, communistes, que les Nazis qualifiaient de terroristes et de métèques.
Nos frères (et soeur) pourtant
Ils étaient très majoritairement juifs, d’Europe de l’Est, « Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant » écrira Aragon, chantera Ferré. Notre soeur aussi, puisqu’Olga Bancic était parmi eux, juive roumaine du Groupe Manouchian torturée et exécutée par les Nazis, par pendaison quant à elle, parce qu’elle ne valait pas une balle.
Les « Vingt et trois » immigrés, qui « criaient La France en s’abattant » n’auraient-ils pas dû entrer ensemble au Panthéon d’une France enfin reconnaissante des Grands Hommes (et Femme) étranger.e.s qui l’ont défendue ? Un seul suffirait, « parce qu’à prononcer leurs noms sont difficiles » ? Manouchian est le symbole de tous, mais 23 places n’auraient pas été de trop au Panthéon.
Qui enjoindra, comme Malraux l’a fait pour Jean Moulin, à penser à tous ces hommes (et femme) qui étaient « le visage de la France » ? Qui honorera leurs portraits « hirsutes, menaçants » placardés par les Nazis comme autant d’affiches rouges transformant ces « libérateurs » en « armée du crime » ? Qui fera aujourd’hui leur oraison ?
La mémoire et les actes
Rachida Dati, qui 60 ans après occupe le poste d’André Malraux, n’est sans doute pas prévue dans ce rôle, et c’est le Président d’une République qui, après avoir tenté de promulguer une loi illégale sur les étrangers, honorera Manouchian et sa femme. Parlera-t-il des autres M.O.I., du rôle du P.C.F. dans la Résistance, des 60 ans écoulés entre la panthéonisation de Jean Moulin le Gaulliste et de Missak Manouchian le Communiste ?
Ce serait peu dans sa logique. Les cérémonies mémorielles rendent hommage, mais elles ne sauront camoufler le gouffre immense entre une Ministre et l’autre. Elles ne sauront excuser l’attitude d’une France qui veut se débarrasser de ses étrangers en oubliant qu’ils l’ont défendue et construite. Qu’arriverait-il aujourd’hui à Marie Curie la Polonaise, Milan Kundera le Tchèque, Andrée Chedid l’Egyptienne? Comment un étranger apatride arrivé du Liban clandestinement serait-il aujourd’hui accueilli dans notre pays ? Calculerait-on son âge osseux et mesurerait-on son poignet pour attester que Missak Manouchian, dix-huit ans quand il a débarqué à Marseille, n’était pas mineur et devait être renvoyé vers sa Turquie natale, qui avait tué son père ?
AGNES FRESCHEL