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« Être Arménien, c’est aussi apprendre l’injustice »

Créée en 2019, Électre des bas-fonds, la pièce aux trois Molière de Simon Abkarian, est passée par Marseille puis Nîmes. Entretien coup de gueule avec un acteur, auteur et metteur en scène à la saine colère

Zébuline. Qualifieriez-vous Électre des bas-fonds de pièce féministe ?
Simon Abkarian. On pourrait dire ça comme ça même si je ne l’ai pas écrite comme ça. C’est une pièce avec quatorze femmes qui constituent un chœur. Elles parlent de leurs souffrances de femme, de prisonnière de guerre, de prostituée, de reine ou de princesse. C’est un espace ouvert à la parole souvent tue ou niée des femmes.

Des femmes d’aujourd’hui ?
J’ose espérer que le théâtre est le reflet du monde dans lequel on vit. Je n’emploie pas le terme d’actualité parce que cette dernière est l’endroit où l’on réduit, où l’on caricature même, où tout est fait pour ne pas développer le fond des événements qui se produisent. Le théâtre est encore un espace où l’on peut déployer tout ça d’une manière à comprendre l’entièreté de la situation étudiée. Pour en revenir à la pièce, elle est aussi musicale, chantée, dansée, poétique… Pleine de couleurs, de rebondissements et avec une intrigue universelle.

Donner la parole et cette place aux femmes sur un plateau est-il une manière de pointer les inégalités dans le monde des arts et de la culture ?
La réponse est dans la question… C’est un monde construit et pensé par les hommes, pour les hommes. Mais je n’entre pas dans ces considérations ; il suffit de faire une étude sur le sujet. Dire que je donne la parole reviendrait à faire comme si la parole était déjà mienne. C’est une nuance linguistique mais elle est importante. Donc je ne donne pas la parole, je me désengage de l’espace occupé par les hommes. Je laisse un espace vacant en écrivant un texte pour les femmes.

« On vit plus longtemps donc on va travailler plus longtemps ? C’est quoi cette équation de merde !? »

Pourquoi utiliser le support de la tragédie grecque pour exprimer cela ?
Avec la tragédie, les Grecs ont tout dit, tout inventé. La tragédie grecque raconte l’histoire humaine dans son infini. Il n’y a juste qu’à s’en servir pour continuer. Les rapports humains n’ont pas beaucoup changé en 3500 ans (et s’ils ont changé, ils ont dépéri, ils ont reculé), les questions sont les mêmes : je te tue, tu me tues. Regardez ce qui se passe dans le monde, regardez les guerres, à petite ou à grande échelle. Il y a des histoires d’hydrocarbures mais des histoires d’égo aussi. Le monde politique d’aujourd’hui est constitué de psychopathes égotiques.

Le spectacle a été créé au Théâtre du Soleil, chez Ariane Mnouchkine. En porte-t-il l’esprit ?
Je n’ai jamais lâché cet esprit. Constituer une troupe, faire un spectacle qui se dédie essentiellement au public. Ce n’est pas un théâtre d’institution, c’est un théâtre populaire. Donc dans ce sens-là, oui, il porte l’esprit du Théâtre du Soleil.

Sur grand écran, vous vous êtes illustrés aussi bien dans des films populaires et grand public que dans un cinéma d’auteur, plus engagé. Qu’est-ce qui guide vos choix ?
L’écriture, la personne qui me fait la proposition, l’histoire que ça raconte, qui va jouer dedans… C’est un tout. Cela détermine ce que je dois faire autant que ce que je ne dois pas, même si les choses que j’ai refusées de faire ne sont pas visibles.

La série a aussi vos faveurs. Qu’est-ce qui vous attire dans ce format ?
Je ne pense pas en termes de format mais plutôt d’aventure. Mais c’est vrai qu’on peut prendre davantage le temps de développer un personnage. Pour moi, c’est un travail : s’il est bien, je le prends. C’est l’âge d’or de la série. Et en ce moment, les scénarios proposés pour le cinéma sont parfois moins intéressants.

Vous êtes un artiste qui n’hésitez pas à prendre position. Notamment en soutien aux Gilets jaunes et plus récemment en condamnant l’agression azérie contre l’Arménie. Par quelles causes au sens large des valeurs, vous sentez-vous concerné ?
Quand je vois quelque chose d’injuste, que ce soit à l’encontre des Arméniens, des Ukrainiens, des Kurdes ou des ouvriers de France et de Navarre, je prends position. C’est la moindre des choses. Mon père et ma mère viennent du monde ouvrier. Si j’avais été d’une autre classe sociale, j’aurais essayé de penser pareil. Cela raconte ça aussi, être un·e artiste : se soucier du bon fonctionnement et de l’harmonie du peuple et du pays dans lequel on vit. Quand on parle des retraites et qu’on dit ça c’est pénible, ça c’est pas pénible, c’est pénible ! Tout est putain de pénible ! Qu’on soit cheminot, qu’on travaille sur les chantiers ou dans un bureau de banque, c’est difficile de faire la même chose toute sa vie.

« Les artistes doivent se tenir devant la lame, pas derrière le manche »

Cette réforme est donc injuste…
On vit plus longtemps donc on va travailler plus longtemps ? C’est quoi cette équation de merde !? Ça me met en colère parce qu’on ne tient pas compte de l’avis des gens. On nous dit qu’on est trop cons pour comprendre les chiffres, que le monde est complexe. Ce n’est pas du tout complexe. Qu’on fasse un référendum !
C’est aussi diviser les classes ouvrières en disant « regarder, eux, ils ont des privilèges ». À quelle heure un cheminot a des privilèges alors qu’on sait qu’il y a des milliardaires qui ne paient pas leurs impôts en France ? Ce n’est même pas être de gauche ou de droite, c’est avoir du bon sens.

On vit plutôt dans une période de désengagement du monde artistique et intellectuel notamment en termes de classe…
Quand Omar Sy dit un truc juste et simple [sur la guerre en Ukraine qui émouvrait plus l’opinion publique que les guerres en Afrique, ndlr], on lui tombe dessus ! Parce qu’il est artiste, il devrait fermer sa gueule, ses yeux et ses oreilles à la souffrance du monde ? Eh bien non, les artistes parlent, ils ont des opinions. Ils doivent se tenir devant la lame, avec les autres, pas derrière le manche. C’est mon avis. Je m’indigne mais je vois aussi ce qui est joyeux dans le monde !

Mais les réactionnaires ne sont-ils pas plus mobilisés que les progressistes ?
Je ne sais pas si on peut dire ça comme ça mais l’endroit de la pensée s’est réduit. On n’arrive plus à parler parce qu’on ne nous permet plus de penser. À moins de penser comme ceux qui tiennent les pouvoirs dans notre pays. On pourrait au moins débattre. Pour reprendre l’exemple d’Omar Sy, on attaque sa négritude plus que sa pensée. Certains ont dit qu’il devrait plutôt dire merci. Mais merci à qui ? En tous les cas, pas à ceux qui le demandent ce merci… Pas à ceux qui pendant des générations ont empêché les étrangers d’être accueillis comme ils devraient l’être, c’est-à-dire avec humanité. Ces gens-là pensent être la France mais ils ne la représentent pas du tout. Ce sont les descendants des collabos ! Si des personnes comme Omar Sy ou moi-même qui suis immigré devions dire merci, ce serait aux descendants de Jaurès. 

Vous vous êtes élevés contre l’offensive azérie dans le Haut-Karabakh comme beaucoup d’autres personnages publics d’origine arménienne…
On est en 2023 et il y a encore une volonté de barbares archaïques de non seulement prendre un territoire mais aussi d’effacer, annihiler la présence millénaire d’un peuple sur ces terres. Et comme le président Aliyev [président de l’Azerbaïdjan, ndlr] a été accueilli à bras ouvert par la présidente de la Commission européenne [Ursula von der Leyen, ndlr], il a les coudées franches. Personne ne dit rien, alors il continue. L’Europe ne veut plus acheter le gaz à la Russie mais le gaz azéri est autant gorgé de sang humain que celui des Russes. Il faut être cohérent dans son indignation et son combat contre l’obscurantisme.

L’origine, c’est quelque chose d’important pour vous ?
Forcément. Mais ce qui unit la mosaïque qui compose notre pays, c’est la démocratie dans la République française. Il ne faut pas laisser gagner l’une sur l’autre. C’est un dialogue perpétuel entre soi. On n’a plusieurs histoires et on ne peut pas faire fi de ce qui nous constitue. C’est comme si on avait plusieurs cerveaux. Et parfois j’ai l’impression que l’extrême droite veut nous les arracher pour n’en garder qu’un, celui qui serait servile et soumis. Être Arménien, c’est aussi apprendre l’injustice et le combat humaniste. C’est avoir le sens de la survie, de la justice et de la justesse. 

ENTRETIEN RÉALISÉ PAR LUDOVIC TOMAS

Électre des bas-fonds a été jouée du 25 au 28 janvier à La Criée, théâtre national de Marseille puis les 1er et 2 février Théâtre Bernadette Lafont, à Nîmes.

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