mercredi 27 novembre 2024
No menu items!
Plus d'infos cliquez ci-dessousspot_img
Accueil Blog Page 40

Sans cesse tisse sa toile

0

Sous la houlette du compositeur et saxophoniste Fabrizio Cassol se sont livrés au jeu de la composition en groupe les quinze musiciens et musiciennes du bassin méditerranéen, des sessions précédentes de l’OJM, depuis Colin Heller, membre de l’OJM de 2012 à 2014, à Alessandra Soro, arrivée en 2022. Chaque instrumentiste et chanteur se rattache à traditions musicales différentes, certaines par transmission orale, d’autres écrites, du jazz au gnawa sans oublier les musiques savantes européennes et orientales. 

Tisser les cultures

Sur scène, se côtoient ainsi le oud (Jawa Manla, Islem Jamaï, Sarra Douik), le guembri (Omarhaba), la lyre et le violon grecs (Athina Siskaki), le violon et le nyckelharpa (Colin Heller), le Kemenche (Elif Canfezâ Gündüz), la clarinette grecque (Panagiotis Lazaridis), la guitare (Matteo Nicolon), le violoncelle (Adèle Viret), la contrebasse (Benoît Quentin), la batterie (Pierre Hurty). Les gammes « européennes » et les gammes « orientales » se frottent, se mêlent, s’enrichissent, jouées avec virtuosité et enthousiasme. Les orchestrations oscillent entre superbes ensembles et soli endiablés, ménagent des temps a cappella où s’élèvent les voix de Fabiana Manfredi, Alessandra Soro, Wafa Abbès, Jawa Manla et des autres instrumentistes. L’un lance l’appel, les suivants reprennent en chœur ; les mélodies se modulent, se démultiplient en canon, en contre-chants à la tierce, s’ornementent, choisissent une ligne en épure puis s’harmonisent en constellations vibrantes. Toutes les possibilités techniques sont explorées, vivifiées par une harmonie sans cesse remodelée.

Pénélope déconstruite

Le thème de Pénélope, l’épouse d’Ulysse, qui « sagement » attendit vingt années le retour du héros parti pour la guerre de Troie, est l’un des axes de la programmation du festival 2024. Cependant, les jeunes musiciens de l’OJM ne le traitent pas du point de vue masculin, ni ne considèrent la reine d’Ithaque comme une potiche attendant, imperturbable, nouant et dénouant les fils de son métier à tisser pour éviter un nouveau mariage avec l’un des prétendants, avides de s’emparer de son île par cette union. Femme de pouvoir, d’intelligence, de sentiments puissants, la Pénélope de l’OJM est un personnage nuancé et fort, dont la personnalité résiste à l’usure du temps et des choses, sait garder intactes ses émotions, se refuse à être le jouet du pouvoir masculin, triomphe par sa force de résilience et finalement vainc. L’unité de l’œuvre présentée, sa variété mélodique et rythmique, la multiplicité de ses registres, la palette de ses couleurs, sa vivacité, son tempo soutenu, subjuguent. Souvent on se dit que là, il y a un « tube », un air à enchanter le monde. La construction rigoureuse des textes, tous écrits par les musiciens ou nés de la tradition, et leur osmose avec les musiques mises en œuvre accorde une unité souveraine à l’ensemble. Un diamant taillé.

MARYVONNE COLOMBANI

Ce concert a eu lieu le 12 juillet au Conservatoire Darius Milhaud, Aix-en-Provence   

Photo : Sarra Douik, Chant et Oud. Session Composition Collective 2024 de l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée.

© Taher Otaibi

Transmettre les arts vivants

0
Mathilde Monnier lors de Transmission impossible à a Garance, scène nationale de Cavaillon © Barbara Buchmann Cottero

Les mouvements de danse amples d’un premier artiste guident les spectateurs à l’entrée de l’église des Célestins. Dans l’enceinte du monument, ils découvrent des performances simultanées et déambulent à travers les espaces délimités par des cloisons ou ouverts, au contact immédiat des artistes. Imaginé par Mathilde Monnier accompagnée du cinéaste Patric Chiha, du dramaturge Pascal Bouquet et de l’autrice et chorégraphe Cristina Morales, le projet Transmission impossible permet à cinquante jeunes artistes nationaux ou internationaux de réfléchir à leurs pratiques. Au Festival, ils expérimentent de nouvelles formes de travail, restituées lors de sessions ouvertes au public.

Représentation dépaysante

Comme dans un musée, les vingt-cinq participants de la première semaine du projet, s’exposent et investissent les lieux, grimpent sur les colonnes en pierres ou se tiennent debout sous les fenêtres. Mais le musée est vivant et à mesure que les spectateurs progressent dans leur visite, les artistes, œuvres organiques et mouvantes, se déplacent et changent de pratiques. L’attention du public est mise à l’épreuve : un groupe de plusieurs femmes marchent en rythme pendant que deux autres artistes, trempés, sont juchés sur une fenêtre et regardent fixement. Les performances sont simultanées, impossible de tout voir, de tout entendre. Ce n’est plus aux artistes de venir aux spectateurs, mais à ces derniers de chercher l’événement, tout en prenant part à la représentation par leurs interventions orales (répondre à des questions absurdes) ou physiques (effacer à l’éponge des mots à la craie).

À qui transmettre ?

Mathilde Monnier explique dans sa note d’intention vouloir que le savoir circule entre artistes au hasard des rencontres du Festival. Ce dernier est la matière d’expérimentation des participants, qui assistent à des spectacles, font cheminer leurs réflexions et ouvrent des espaces d’invention continus. La représentation est en élaboration perpétuelle : les textes sont écrits en direct sur un ordinateur, un montage vidéo est en cours, des questions sont semées çà et là comme « Ce tabouret peut-il être libre ? ». Les participants laissent à disposition leurs carnets d’étude emplis de notes et schémas griffonnés à la sortie du spectacle pour montrer leur processus créatif. Néanmoins une question demeure : la transmission des arts vivants n’est-elle destinée qu’aux artistes ? Qu’en est-il du public dont le regard est constitutif du spectacle et qui a donc la responsabilité d’y porter attention ?

CONSTANCE STREBELLE

Transmission impossible
Jusqu’au 20 juillet, Église des Célestins, Avignon 

Devenir Richard III

0
Joan Carreras devient Richard III. Història d’un senglar (o alguna cosa del Ricard) Gabriel Calderón © Christophe Raynaud de Lage

Gabriel Calderón a écrit son monologue pour Joan Carreras, véritable icône du cinéma, de séries télé et de la scène catalane. Bête de scène dit-on, monstre sacré, comme si jouer un personnage, profession si longtemps vouée à l’excommunication, gardait quelque chose de sulfureux. Alors, incarner Richard III ? 

Shakespeare croyait à la détermination physiologique des êtres, à la « théorie des humeurs » qui essentialise les caractères humains. Richard, né difforme, ne pouvait qu’être un monstre, s’emparant du pouvoir par le meurtre et le viol, assassinant à la chaine, séduisant pourtant, très étrangement, la femme du prince qu’il vient de tuer, tout près de son cadavre encore chaud. 

« Now is the winter of our discontent. » Maintenant est le temps de Richard, du monstre au pouvoir. Història d’un senglar (o alguna cosa del Ricard), commence ainsi, comme la tragédie shakespearienne, par le numéro d’un comédien de seconds rôles aigri, solitaire, rejeté par sa famille, qui enfile comme un gant l’identité du roi monstrueux. 

Et le devient. Mettant peu à peu à la porte les autres comédiens, soumettant les actrices, ridiculisant son metteur en scène, annihilant ses ennemis puis ses alliés, détruisant finalement son royaume. Tirant les ficelles de sa propre mise à mort (d’acteur), qui interviendra au terme, alors qu’il clame non pas « mon royaume pour un cheval », comme Richard sur le champ de bataille ultime, mais « mon royaume pour un spectateur intelligent ». Un seul, pour comprendre son absolue incarnation du mal.

Numéro d’acteur

Joan Carreras, seul face aux spectateurs sur son siège trône, est sidérant, constamment sur le fil entre les deux personnages qu’il incarne et qui se contaminent, aux frontières entre les deux monstres. Et jouant aussi les monologues de Lady Anne, qui renonce à agir pour mieux haïr, et de la mère de Richard, qui le désavoue en un fabuleux moment de reniement maternel. 

L’essence de la violence shakespearienne apparaît là, entre les mots et les maux qu’ils font naître, la puissance d’un verbe qui transforme les rancœurs en massacres. La scène peut-elle cela, le jeu, la soif d’incarner face au public ? En ce moment où les abus de pouvoirs de nombreux metteurs en scène, et acteurs, jettent le doute sur certains agissements de la profession, ce « porc senglar », sanglier singulier, en est une incarnation prodigieuse… apte pourtant à déclencher l’admiration, et le plaisir, d’un public conquis. Non par l’acteur qui joue Richard, mais par le fabuleux comédien qui l’incarne !

AGNES FRESCHEL

Història d’un senglar (o alguna cosa del Ricard)
Jusqu’au 20 juillet, Théâtre Benoît XII, Avignon

Effervescence Marseillaise

0
Roberto Fonseca. Marseille Jazz des 5 continents ©XDR

C’est une soirée particulièrement généreuse qui s’est offerte aux Marseillais en cette veille de fête nationale. De la Plaine, où s’est tenu un concert solidaire des artistes en exil, au Vieux Port qui accueillait la grande Véronique Sanson dans le cadre de L’Été Marseillais, les occasions de découvrir en plein air des concerts qui feront date étaient nombreuses !

Cuba virtuose

Mais c’est peut-être au Palais Longchamp que la soirée la plus emblématique de la vie estivale phocéenne s’est déroulée, dans ce parc qui a vu se succéder depuis 25 ans des artistes précieux. Donné en conclusion de cette belle série, le set de Roberto Fonseca incarnait déjà à lui seul l’esprit d’un festival abolissant d’inutiles frontières entre jazz et musiques du monde. Heureux de revenir dans cette ville qui a « toujours su accueillir et comprendre sa musique », le pianiste cubain échange facétieusement avec le public, évoque dans un français imagé son amour d’Oscar Peterson ou de Glenn Gould, son rapport à son instrument ou encore ce professeur ayant juré qu’il ne deviendrait jamais musicien professionnel. Et si la virtuosité de Fonseca impressionne encore aujourd’hui, c’est évidemment pour sa propension à l’échafaudage, à la vélocité et à la mouvance rythmique comme harmonique qui fait la qualité de tous les jazzmen les plus aguerris ; mais aussi sa générosité avec ses compagnons de route, croisés notamment au Buena Vista Social Club, son goût du chant et de la danse qui ne sacrifie jamais sur l’autel de la performance la musicalité et la sensualité. Un jazz qui respire, en somme, plutôt que de se refermer sur ses propres mécanismes. Habitué du festival de la première heure, Roberto Fonseca sait saisir ce public plus jeune, moins snob et moins fortuné que celui d’autres festivals voisins : le faire chanter sur des échappées improvisées vers les Beatles ou Besame Mucho, se déhancher sur un standard havanais ou rêver sur des envolées plus mélancoliques – le très beau Mercedes dédié à sa chère mère.

Marseille résiste

La soirée s’était ouverte sur deux artistes pour qui Marseille aura également joué un rôle crucial, jusqu’à leur émergence déjà lointaine en tant qu’artistes : Marion Rampal et David Walters, représentants d’un jazz flirtant avec la poésie, le blues « de quand t’as trop de vaisselle à la main » et même la pop pour elle ; et la soul teintée d’harmonies caraïbéennes sophistiquées pour lui. De chaleureuses sessions qui semblent s’écouler en quelques minutes et prennent tout de même le temps d’évoquer, entre deux morceaux, la mobilisation politique récente de la ville autour des élections, la nécessité d’un espoir. La chanteuse et guitariste salue la possibilité pour l’art de « complexifier » et d’ainsi résoudre les nœuds et conflits de l’époque ; le chanteur tous terrains félicite les Marseillais qui « [l’] auront accueilli mieux que personne » pour le faible score alloué au rassemblement national. 

SUZANNE CANESSA

Marseille Jazz des 5 continents s’est clôturé le 13 juillet au Palais Longchamp

AVIGNON OFF : Les monstres n’existent pas

0
À l’ombre du réverbère, Redwane Rajeb © Claire Gaby

Tu ne frapperas pas. Ce commandement, pourtant essentiel, n’existe pas dans la Bible. Le monologue de Redwane Rajel l’invente en actes, et bouleverse par l’absence de plaisir, d’esthétique, de ses évocations de la violence, et l’incroyable joie de son regard et de ses mains qui s’ouvrent lorsqu’il parle du théâtre. Comme une évidente rédemption terrestre, permise par le contact avec l’art dramatique, qui résonne en lui avec les jeux de rôles qu’il vivait chez sa « tatie », qui l’aimait comme « un prince ».

Le texte, coécrit avec Bertrand Kaczmarek et Enzo Verdet, retrace la vie de ce condamné « longues peines ». Celui qui est aujourd’hui comédien professionnel, coach efficace et attentif de stand-up, fut bouleversant dans le Macbeth d’Olivier Py ou le Marius de Joël Pommerat, aussi parce qu’il laissait transparaitre, au-delà de ses personnages, la violence, la culpabilité, l’horreur de l’enfermement, le désir fou de liberté. Revenir sur son parcours, évoqué dans chacun des articles qui lui sont consacrés, permet de saisir intimement l’essence de cette phrase qu’Enzo Verdet, metteur en scène du spectacle et assistant d’Olivier Py dans ses projets carcéraux, lui adressa lorsqu’il ne parvenait pas à incarner Macbeth : « Tu es là pour montrer que les monstres n’existent pas ».

Renoncer, sous tous les angles

 « Rien de ce qui est humain ne m’est étranger », écrivait déjà Térence en des temps antiques. Et l’homicide ? S’il ne le raconte jamais directement, pas plus que son procès, c’est bien à un examen sans fard qu’il procède, reflété de tous les côtés dans les miroirs qui, avec un banc rouge, sont le seul décor. L’acteur commence par le récit de sa garde à vue, de ses premiers jours, des premiers coups, puis de l’isolement, la drogue, la violence qu’il exerce sur lui-même, le corps qu’il endurcit par des courses sur place, des entrainements de boxe qui l’aident à tenir le coup, juste assez pour ne pas sombrer. Entre ces scènes, le récit d’une enfance sans homme où il a dû grandir trop vite, mais où « tatie » lui a ouvert la voie de l’imaginaire. Puis la boxe, la légion, autant de lieux, de corps à corps, où il faut frapper pour être un homme, défilent. Comme le parcours d’un enfant qui se doit d’être viril pour exister.

Jusqu’à la rencontre, en prison, du théâtre. Au moment même où il l’évoque son corps se détend, ses muscles s’adoucissent, son débit se fait plus fluide, sa voix s’éclaire et s’enrichit de timbres insoupçonnés. Les paysages traversés, les personnages joués, tout défile, et sa véritable libération n’est pas le jour de sa levée d’écrou mais celle où il ne répond pas à la provocation d’un détenu qui veut en découdre. Il suffit de s’excuser, d’esquiver la bagarre, refuser le combat, sortir du paternalisme viriliste qui fait des hommes des monstres, qu’ils (et elles aussi parfois)  peuvent  tous devenir. 

Redwane Rajeb explique qu’avec ce spectacle il veut simplement « rendre ce qui lui a été donné ». Bien au-delà, il nous montre comment les hommes (96% des criminels sont des hommes) pourront  changer la société : en renonçant au virilisme qui la façonne, pour se laisser accéder à la joie d’exprimer sans violenter.

AGNES FRESCHEL 

À l’ombre du réverbère
Jusqu’au 21 juillet à 21h30 (relâche le mardi)Théâtre Transversal, Avignon

Trésors photographiques 

0
Raoul HAUSMANN, Jeux mécaniques (1957), 21,5 x 30 cm, Musées de Marseille / Musée Cantini, Acquis en 1978, Tirage gélatino- argentique, Portfolio Roger Vulliez 1978 Photo crédits : ©ADAGP, 2024, Paris

L’œil objectif présente une sélection de près de 170 photographies issues des fonds du Musée Cantini, du [mac]musée d’art contemporain et du Fonds communal d’art contemporain de la Ville de Marseille, depuis la période des avant-gardes du début des années 1930 jusqu’aux approches contemporaines des années 2000. Une exposition qui témoigne de la volonté des Musées de Marseille de sortir les collections de leurs réserves, redoublée au Musée Cantini par l’exposition ouverte simultanément Trésors cachés : un nouveau parcours de sa collection de peintures et dessins, avec des focus autour des dernières donations : Léna Vandrey, Louis Pons, Claude Garache.  

Histoire d’une collection

En ce qui concerne L’œil objectif, l’exposition reprend mot pour mot le titre de la première exposition de photographie organisée en 1968 au Musée Cantini, qui faisait la part belle à quatre photographes français : Robert Doisneau, Denis Brihat, Lucien Clergue et Jean-Pierre Sudre. Et qui inaugurait la création d’une collection, constituée au fil des sensibilités de l’époque, consacrant la photographie comme pratique artistique à part entière. Une collection de la Ville qui s’est régulièrement enrichie d’acquisitions, auxquelles sont venues s’ajouter des ensembles importants : photographies de la Nouvelle Vision au moment de l’exposition Le Pont transbordeur en 1992, photographies de Man Ray à l’occasion de l’exposition Man Ray et la mode en 2020, photographie de Youssef Nabil en 2022, présentée au [mac] musée d’art contemporain de Marseille à sa réouverture au public, au printemps 2023.

Objectif subjectif

L’œil objectif, version 2024, propose une visite en quatre sections : « Un nouveau langage », référence aux années 1920, période intense d’expérimentations photographiques (jeux de cadrages et d’angles de vue, flous et surexpositions, surimpressions et altérations chimiques). Des photographes tels que Moholy-Nagy et Raoul Hausmann vont, par leurs explorations, revendiquer l’existence d’un vocabulaire propre à leur pratique et confirmer la possibilité d’un art photographique. « Donner corps », autour du pouvoir de la photographie de donner corps aux sujets présents devant l’objectif. Et se jouer, à travers le portrait, la mise en scène et la nature morte, des rapports entre nature et artifice, entre vivant et inerte (Man Ray, Szulc-Kryzanowski, Jean Dieuzaide). La section « Esthétique du document » s’articule autour de la « photographie documentaire », en équilibre entre fidélité au réel et démarche esthétique, nature du réel et véracité des images (Martine Franck, Louis Brauquier, Valérie Jouve). Enfin « Vues partagées » expose en écho des travaux de photographes de la scène contemporaine marseillaise : Juliet Airs, Laura Verburgge, Lucas Guidi, Laure Mélone, Jérémy Toussies, Jonathan Rigard-Cerison, Manon Delaune, Théo Saffroy.

MARC VOIRY

L’œil objectif
Jusqu’au 3 novembre
Musée Cantini, Marseille

La Bella di Maggio

0
Elasi © Manuel Bifari

Alors que, comme l’expliquait récemment le journaliste Alberto Mattioli dans nos pages, le secteur de la culture publique italienne subit l’amateurisme du gouvernement d’extrême droite de Giorgia Meloni, la culture italienne, et notamment musicale, mérite toujours autant qu’on y jette une oreille attentive. C’est en tout cas ce que laisse entrevoir Ciao Moka, le festival des cultures italiennes traditionnelles de Marseille, qui sans s’inscrire explicitement dans une démarche militante révèle la diversité de la scène italienne, des sujets qu’elle aborde et des influences diverses dont elle se nourrie. 

Musique et ateliers

Pour l’ouverture de sa quatrième édition, Ciao Moka invite la danseuse Greta Sandon, marseillaise d’adoption, à une carte blanche qui interroge les figures de femmes dans le cinéma de Fellini. La pop-punk d’Etta, rockeuse au ton sarcastique et provocateur, aborde elle aussi, entre autres, les stéréotypes genrés et les représentations culturelles et médiatiques. 

Durant les trois jours de festival, on retrouve aussi la l’électro-pop dansante d’Elasi, le tropical swing de Veeble, un DJ set aux inspiration italorientales de la Marseillaise Lil’ Pea, l’électro post-disco du duo Opal Planet et celle plus sombre de Kyoto qui présente à cette occasion son premier EP. Lors de la dernière soirée, en partenariat avec l’Institut de Culture Italienne de Marseille, le circassien Fabrizio Solinas invite le public dans son Little Garden, un spectacle de jonglage inspiré par les comportements animaux.  

Enfin, les vendredi et dimanche, les soirées artistiques seront précédées d’ateliers de danse, cuisine et langue italienne pour compléter ce joli tableau. 

CHLOÉ MACAIRE 

Ciao Moka
Du 19 au 21 juillet
Le Couvent, Friche La Belle de Mai, Marseille

Chantons sous la pluie ou presque

0

Petite pluie sur Aix, mais hors de question d’annuler le concert de la chanteuse et joueuse de oud, Jawa Manla. La jeune artiste réunissait autour d’elle ses complices, pour la plupart issus de l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée, sur ses propres compositions : Elif Canfezâ au kemenche (nommé parfois lyre de la Mer Noire à trois cordes frottées par un archet), Adèle Viret au violoncelle que l’on a déjà entendue au festival l’an dernier avec le groupe qu’elle a fondé, MosaïcPierre Hurty à la batterie, Sinan Arat à la flûte et au ney, enfin Munzer Al Kaddour, récitant. Le programme de la soirée reprenait les morceaux de l’album Distant Roots, accessible sur diverses plateformes du net. La jeune artiste évoque d’abord dans Layla, l’enthousiasme éprouvé lorsqu’elle était enfant au moment d’aller suivre sa leçon de oud à l’école de musique, dansante et jubilatoire énergie. Une chanson traditionnelle syrienne vient s’insérer dans ce parcours, Bali Ma’ak, un air qui a accompagné l’adolescence de la musicienne et qui raconte la perte de l’être aimé, blessure sans espoir, où l’écho de la voix disparue semble se confondre avec les contrepoints du violoncelle. La voix de Jawa Manla, subtilement modulée, profonde et expressive, sait épouser l’intériorité des poèmes avec une sobre élégance. Dafa (qui signifie chaleur et convivialité en arabe) retrace la distance si courte, une journée de voiture, et pourtant infranchissable, entre Marseille et la Syrie, pays natal de l’artiste. À la nostalgie liée au déracinement se lie un poème de Nizar Kabbani qui peint les odeurs de café, de jasmin et de cardamone du pays perdu. Les lettres du poète Ibn Zeydoun (1003-1071) et de sa compagne poétesse, Wallada bint al-Mustakfi, la Sappho arabe (994-1091) viennent raconter leurs amours contrariées et les inatteignables partages… La virtuosité de l’oudiste se joue des rythmes, mêlant ceux des musiques arabes à ceux des Balkans ou ceux de la musique classique européenne. La fusion entre les sonorités d’instruments d’origines différentes, la variété des styles, la profondeur du propos, la justesse de l’abord d’une musique à la fois savante et populaire séduisent, lumineuses et sensibles. 

MARYVONNE COLOMBANI

Le 22 juin, Hôtel Maynier d’Oppède, Aix-en-Provence, dans le cadre d’Aix en juin

Elle fait du piano debout

0

Hiromi Uehara est l’une des rares femmes cheffe d’orchestre de jazz, genre musical encore fortement dominé par les hommes. C’est ce qui lui a donné sans doute le goût du renversement des attentes : avec ses allures de petite fille, elle aborde la musique avec une maturité et une inventivité flamboyantes. Dans la lignée d’Ahmad Jamal qui fut son mentor, pour la sophistication des compositions, mais aussi celle de Chick Corea ou Frank Zappa, elle nous fait partager une aventure musicale décoiffante, aussi originale que fascinante. Elle offrait au public du GTP les morceaux de son dernier opus, Sonicwonderland. Pour la première fois, elle intègre dans la formation qu’elle dirige une trompette, pas n’importe laquelle : il lui fallait « un improvisateur extraordinaire avec un son chaleureux et sombre, qui puisse jouer avec des effets électroniques ». Cette perle rare est Adam O’Farrill, avec lequel elle se livre à des duos jazzy entre mélancolie et sourire, où la trompette laisse le souffle s’incarner. Sur Go Go, le clavier impose un univers funky qui s’appuie sur la basse d’Hadrien Féraud et se livre à des improvisations fulgurantes avec Adam O’Farrill

L’imagination au pouvoir !

Le jeu entre le piano acoustique et les deux claviers électroniques tisse un patchwork coloré qui navigue entre les textures sonores, puissance évocatrice de l’acoustique, sons dilatés et transformés de l’électro : Hiromi jongle entre les trois instruments, joue souvent sur deux claviers différents en même temps, accentuant les contrastes et catapultant les époques. Le jazz fusion affleure avec Trial and Error dans la mouvance de Bitches Brew de Miles Davis. Auparavant, en ouverture, Wanted installait une section rythmique d’une énergique efficacité, puis, Sonicwonderland, inspiré des bourdonnements des vieux jeux informatiques, nous mène du côté du funk et de la fusion avec ses grooves syncopés assurés par la basse et la batterie tenue par Gene Coy aux solos ébouriffants. L’élégance mélodique de la pianiste se love dans Polaris. Fluidité qui se retrouvera dans l’entrée du trompettiste sur Up, ancré sur les accords du piano. La luxuriance instrumentale permet de passer par tous les registres. Pétillante, la pianiste orchestre avec humour les ensembles et les solos, apportant à chacune de ses compositions un air de liberté. Poésie, efficacité rythmique, élans, tout se conjugue dans le toucher délicat de la musicienne qui se lance dans de savoureux échanges avec ses complices. En bis, abandonnant le côté « cartoonesque », elle revient seule au piano acoustique avec des envolées stratosphériques et une exubérance vivifiante, puis, rejointe par ses musiciens, virevolte entre leurs vagues virtuoses, en un entrelacement généreux et brillant. « Le piano est comme un avion, il peut m’emmener n’importe où » dit-elle, et son public avec !

MARYVONNE COLOMBANI

Concert donné le 10 juillet au Grand Théâtre de Provence, Aix-en-Provence

La mini-série de l’été 

0

Fidèle à l’esprit de Gluck, connu pour sa « réforme » de l’opéra en introduisant naturel et vérité dramatique, le metteur en scène et scénographe Dmitri Tcherniakov s’empare des deux œuvres, tissant entre elles des échos dramatiques. Le thème du sacrifice est exploré, questionnant les œuvres à travers des références aux travaux de René Girard et Simone Weil : le sacrifice d’Iphigénie entraîne une guerre soldée par des milliers morts dont le décompte (celui de la guerre en Ukraine ?) sera affiché sur le rideau de scène fermé entre les deux opéras dirigés avec finesse par la cheffe Emmanuelle Haïm.  

Un théâtre bourgeois ?

Iphigénie en Aulide s’orchestre dans un décor stylisé, aux armatures doublées de tubes de néons qui mettent en évidence les pièces du palais des Atrides curieusement très « intérieur bourgeois » derrière des toiles légères. Un jeu s’établit entre les codes du « théâtre bourgeois » et la fresque antique, apportant un intéressant décalage. Les personnages en costume de ville viennent conforter cette impression, de même que la mièvre dispute amoureuse entre Achille (Aladair Kent) et Iphigénie (Corinne Winters) ou l’intrusion du photographe de cérémonie. Mais le songe d’Agamemnon (Russel Braun), superbement théâtralisé dans une esthétique du surgissement, mettait d’emblée en évidence les enjeux tragiques. Calchas (Nicolas Cavallier) impose la volonté cruelle de la déesse malgré Clytemnestre (Véronique Gens) souveraine dans ses plaintes tandis que la fin ambiguë avec la substitution de la victime par la déesse elle-même (Soula Parassidis) est d’une poétique intelligence. Musicalement irréprochable, l’œuvre nous laisse pourtant sur notre faim. Sans doute la partition ?

Tension tragique

Après un petit clin d’œil à Dumas, « une vingtaine d’années plus tard », Iphigénie grelotte dans les décors mis à nus dans leur sobriété tubulaire. Les costumes évoquent une « colonie pénitentiaire », dans des éclairages qui peuvent blesser tant ils sont crus (Gleb Filshtinsky)… La terre des Scythes est bien éloignée des douceurs grecques ! Prêtresse sacrificatrice d’Artémis, l’héroïne doit sacrifier, à l’injonction du roi Thoas (Alexandre Duhamel), son frère Oreste (Florian Sempey) qui rivalise d’abnégation avec son ami Pylade (Stanislas de Barbeyrac). Bouleversent la tension dramatique et tragique, l’écriture exigeante et somptueuse de l’œuvre, son interprétation qui tutoie le sublime et sait être éloquente sans vouloir d’effets. L’incroyable Corinne Winters, l’Iphigénie des deux opéras, exprime avec une vérité confondante les émotions qui la traversent. Les échos de la pièce précédente hantent les personnages de leurs fantômes. La mémoire des terreurs et des erreurs passées ne peut contrecarrer celles à venir, il faut un « deus ex machina » pour réconcilier les êtres et leur donner un avenir plus serein. Vision pessimiste du monde aux sombres échos actuels. 

MARYVONNE COLOMBANI

« Iphigénie en Aulide » et « Iphigénie en Tauride » sont donnés jusqu’au 16 juillet, au Grand Théâtre de Provence, Aix-en-Provence.