dimanche 21 décembre 2025
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Duo d’amour et d’écriture

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L’autrice japonaise excelle dans la mise en scène épurée de personnages qui prennent peu à peu de l’épaisseur. Étudiant en littérature à l’université de Tokyo, Shôta vit confortablement grâce au soutien de ses parents. Son rêve : devenir écrivain. Son premier roman en cours d’écriture concerne l’histoire d’amour d’une professeure de koto, instrument emblématique de la musique japonaise, et d’un de ses élèves. Cependant Shôta qui n’a jamais été amoureux se demande comment il va décrire cette passion…

Ses parents faisant soudainement faillite, il va devoir trouver un travail qui lui permette de poursuivre ses études. Par chance un ami lui propose de devenir house-sitter de la résidence secondaire de M. et Mme Oda, entourée d’hortensias, ajisaï en japonais. Très rapidement séduit, Shôta tombe amoureux de Mme Oda, superbe femme de trente-cinq ans, mère d’un jeune garçon et excellente pianiste qui lui redonne le goût du piano autour de l’œuvre de Clara Schumann.

Une délicate mise en abyme

C’est ainsi que Shôta vit à la fois sa première passion amoureuse et l’inspiration pour l’écriture de son roman, Madame Ajisaï. Aki Shimazaki dessine avec finesse l’évolution de la relation sensuelle, et l’avancée de l’écriture du roman. Shôta, narrateur de son aventure, analyse avec lucidité ses sensations et ses sentiments. À la fin, une autre histoire d’amour s’inscrit en filigrane dans le récit que fait Sumisko à son jeune amant d’un autre amour, un autre homme lui aussi écrivain d’un premier roman, mais disparu. Les deux histoires se superposent étrangement. Ainsi, dans une langue dépouillée Shimazaki donne de la profondeur à son récit qui, lisse et froid au début, s’étoffe, s’enrichit surprend et nous laisseen attente d’un deuxième tome à venir.

CHRIS BOURGUE

Ajisaï, de Aki Shimazaki
Actes Sud - 16,50 €
Paru en mai 2025

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Sous le soleil des possibles

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Après des ouvrages portant sur les thématiques de la santé, du travail ou de la ville, les Éditions La Volte se sont intéressées au soleil, autour duquel tournent ces douze fictionshéliotopiques. Certains de ces récits ont été écrits en français, d’autres traduits de l’anglais, de l’allemand ou encore du chinois, et sont rassemblés dans un ouvrage d’une très belle qualité graphique, à laquelle cette maison nous a habitué.

Un jaillissement créatif

Certains des auteurs et autrices qui ont participé au recueil ont par ailleurs publié à La Volte d’autres ouvrages, romans ou nouvelles. C’est le cas de Sabrina Calvo (Les nuits sans Kim Sauvage), de Michael Roch (Tè mawon) ou de Luvan (Nout), dont la nouvelle Panoptikum est remarquable de poésie et d’inventivité.

De longueur variables, ces récits abordent tous l’ambivalence de l’astre solaire, dont la puissance est à la fois nécessaire et dévastatrice. Chaque nouvelle déploie son propre univers et ses trouvailles linguistiques, qui reflètent les transformations écologiques et technologiques de ces mondes. Ce foisonnement d’idées et la nouveauté de la langue utilisée sont réjouissants mais peuvent également dérouter le lecteur face à des termes qui restent parfois énigmatiques.

Le goût du politique

On retrouve dans le choix de publier des recueils de nouvelles (dont certaines ont été écrites à quatre mains) le goût du collectif qui anime La Volte qui aime combiner les créativités et mène des réflexions politiques qui milite pour des actions communes. Dans cette optique, même le soleil n’est plus une entité unique et se raconte, lui aussi, au pluriel. 

GABRIELLE BONNET

SOLEIL•S : 12 Fictions Héliotopiques, ouvrage collectif
La Volte - 20 €
Paru en mars 2025

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Vivaldi et la Maestra

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Déposée dans la boîte à bébé de l’orphelinat de la Pietà, Anna-Maria est élevée dans ce couvent destiné aux jeunes filles abandonnées ou illégitimes. Dans ce lieu de réclusion, on forme des orchestres féminins qui fascinent l’Europe entière. Les plus grandes artistes, celles qui rejoignent l’ensemble instrumental et vocal du Figlie del coro, échappent aux dortoirs, aux mariages forcés avec de vieux gouverneurs vénitiens et reçoivent des gages. Anna-Maria en devient une des violonistes les plus brillantes sous la houlette d’Antonio Vivaldi, prêtre, maître de violon, puis de musique à la Pietà. Des témoignages d’époque évoquent aussi ses solos envoûtants, elle incarne l’élite artistique de l’institution, atteignant le rang de Maestra di violino (1720) puis Maestra di coro (1737). 

Elle maîtrise aussi le violoncelle, l’alto, le luth, la mandoline, le clavecin, le hautbois… On sait qu’elle s’essaya aussi à la composition, comme d’autres jeunes femmes de la Piéta et il semble aujourd’hui acquis que ces créations furent usurpées par des hommes, et en particulier par Antonio Vivaldi. 

Le compositeur italien lui a dédié plusieurs de ses concertos les plus virtuoses. Mais de cette musicienne hors pair, il ne reste presque aucune trace : pas de portrait connu, pas de partitions à son nom, juste des mentions dans les archives et la musique écrite pour elle – par elle ? – par son illustre professeur. 

Pionnière invisibilisée

Si le roman de la journaliste britannique Harriet Constable séduit par son sujet et son cadre, la Venise baroque du XVIIIe siècle, chatoyante et mystérieuse, il laisse un goût mitigé sur le plan littéraire. L’ambition est louable, mais l’exécution souffre d’une écriture convenue et de dialogues figés. L’intrigue, entre quête d’émancipation et drame amoureux, reste prévisible. Pourtant, La Virtuose a le grand mérite d’éveiller la curiosité et de braquer les projecteurs sur une musicienne d’exception. 

Aussi on ne boudera pas notre plaisir tellement sont encore rares les biographies ou romans rendant hommage à ces artistes invisibilisées. On pourra cependant citer Lili Boulanger, « Résister » de Martine Lecoq : Éditions Ampelos 2023 ou l’ouvrage de la violoniste d’origine marseillaise Marina Chiche qui dans Musiciennes de légende Éditions First/RadioFrance (2021) exhume les figures de Maud Powell, Hazel Harrison, Antonia Brico ou Nejiko Suwa pour les réhabiliter au panthéon de l’histoire de la musique. Certaines sont des anticonformistes, des suffragettes, des pionnières, des féministes engagées. Certaines n’ont pas eu d’enfant pour être entièrement au service de leur art, tandis que d’autres ont choisi de mettre un temps leur carrière en sourdine pour devenir mères. 

ANNE-MARIE THOMAZEAU

La Virtuose, de Harriet Constable
Albin Michel - 21,90 € 
Paru le 30 avril 

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Un roman-choc sur une France fracturée

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Le 6 juin 2012, à 17 h 13, Saïd, 18 ans, délinquant récidiviste, remonte une rue étroite des pentes du quartier de la Croix-Rousse, en roue arrière sur une moto cross lancée à 80 km/h. Après quelques mètres, il en perd le contrôle. La roue avant percute en pleine tête une femme de cinquante-quatre ans, qui pédale devant lui à vélo. « Cette femme, c’était ma mère. L’hôpital Lyon Sud de Pierre-Bénite la déclara décédée une semaine plus tard ».

10 ans se sont écoulés. Devenu journaliste, Paul Gasnier, qui travaille entre autres pour Quotidien avec Yann Barthes est amené à couvrir la campagne de l’élection présidentielle de 2022. Il suit, en particulier, la montée de l’extrême droite. Assistant à un rassemblement politique à Cannes, il prend conscience que les histoires comme celle que sa famille a vécu font le lit de la progression d’un parti qui surfe sur des drames au storytelling redondant. Celui de « racailles » menaçant la vie des « bons français ». « Des gens votaient, et en masse, parce qu’ils entendaient des histoires similaires à celle de ma mère, et ces drames étaient quotidiennement utilisés pour transformer le réel en généralités ».

Cette campagne présidentielle et l’hystérie des débats sur la délinquance et l’immigration pousse Paul à se lancer dans une recherche qu’il a esquivé pendant dix ans : comprendre ce qui s’était réellement passé rue Romarin, ce 6 juin 2012, et chercher à en savoir plus sur ce motard. Durant plusieurs mois, sans colère, ni esprit de revanche, guidé par une soif d’explications, il arpente Lyon pour rassembler des fragments épars de la vie de cet anonyme et des bribes de souvenirs disséminés dans les mémoires de ceux qui l’ont connu.

Destins parallèles

Paul refait le chemin, rencontre les témoins qui, les premiers, ont aidé la victime lors de la collision. Les policiers, les avocats, les juges, les éducateurs du quartier qui ont connu Said enfant, sa sœur. Peu à peu il retisse le fil des évènements qui ont conduit cette femme de 54 ans, bourgeoise et bohème, ayant vécu en Inde, à Prague avant de s’installer à Lyon comme professeure de yoga à croiser mortellement le chemin de ce petit caïd ce la Croix Rousse. 

Pierre déroule le récit de cette collision, qui n’est ni un accident ni un meurtre, encore moins une histoire de fatalité. Factuellement, analytiquement, avec lucidité, humilité, empathie et sans pathos, il reconstitue ce deuil « à haute inflammabilité politique ». « Là où la colère constituerait une fuite confortable, il y a presque une responsabilité collective à faire quelque chose de cette histoire, ne serait-ce que pour donner tort à une époque empoisonnée par le ressentiment et les regards en coin ». C’est une histoire française du début du XXIe siècle, où deux destins parallèles voués à s’ignorer se sont tragiquement percutés, dans un pays éclaté et malade. Juste, fin, précis, d’une intelligence rare, ce petit livre remarquable fera date.

ANNE-MARIE THOMAZEAU

La Collision, de Paul Gasnier
Gallimard – 19 €
Paru le 21 août

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Coller contre les féminicides 

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Depuis septembre 2019, dans les rues de Marseille puis de France et d’ailleurs, se multiplient les collages de messages en lettres noires majuscules, une par page blanche A4. Ils scandent de courts slogans percutants, « Aimer n’est pas tuer », ou décrivent en détails l’assassinat de femmes par leur compagnon ou leur ex. Leur but : déranger, rendre public, forcer les passants à se rendre compte de la fréquence et violence des féminicides, et à se poser la question de leur propre vécu, de leur responsabilité.

Ils sont devenus si familiers qu’il semblerait que les murs ont décidé eux-mêmes de se parer de ces cris de révolte. Il n’en est rien. Nous sommes la voix de celles qui n’en ont plus retrace l’enquête des journalistes Paola Guzzo et Romane Pellen sur ces collages, en un ingénieux roman graphique sans couleurs ni « rien de superflu » dessiné d’un trait sûr et efficace par Cécile Rousset.

Prenant appui sur leur propre expérience au sein du mouvement et sur divers entretiens de militant·e·s et spécialistes académiques, elles racontent l’initiative de la Marseillaise Marguerite Stern. Comment elle a réinventé ce procédé d’affichage pas si nouveau que ça, sa montée à Paris, la lutte qui devient collective… et la révélation de ses opinions transphobes. L’ex-femen, devenue proche des milieux d’extrême droite, a été exclue du mouvement qu’elle avait créé. 

Les débats du féminisme

Mais l’essaimage de groupes de colleureuses ne s’est pas ralenti, incluant les luttes contre d’autres violences, homophobes, transphobes ou racistes, travaillant parfois en mixité, en particulier avec des pères de victimes, incluant plusieurs générations. Le livre documentaire, dense, explique clairement les concepts et débats internes à un mouvement féministe bouillonnant et pluri-générationnel, comment l’exclusion des hommes cisgenres des actions de collages questionne, pourquoi remplacer le terme « colleuses » par celui de « colleureuses ». Il replace l’historique de ces collages dans l’histoire globale du féminisme dans l’optique d’initier un public extérieur à la lutte telle qu’elle se conçoit aujourd’hui, avec toutes ses nuances et son vocabulaire.

Les autrices exposent aussi l’hypocrisie d’un État qui arrête les militant·e·s et arrache leurs collages la nuit, mais les invite au Grenelle contre les violences conjugales. Elles parlent de l’importance de nommer les femmes tuées, de dire les chiffres réels, de sensibiliser et dénoncer. 94 femmes ont été assassinées par leur compagnon ou leur ex en France en 2024. Il n’est pas question de s’en accommoder.​

GABRIELLE SAUVIAT

Nous sommes la voix de celles qui n’en ont plus, Paola Guzzo et Cécile Rousset
Actes Sud - 24,90€
Parution le 27 août

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Histoire lisse

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La démarche d’écriture d’Anne Berest est constante, s’inscrivant dans une quête autour des branches de son arbre généalogique, écrivant des « romans » qui s’inquiètent du vrai, cherchent des bouts d’archives, de mémoire. Elle comble les manques avec des entretiensavec ses proches, pour retrouver des pistes qui reconstruisent le récit familial, mais qui éclairent aussi des pans de ce qu’elle est, de ce qu’elle doit, au présent, à ses parents, à ses aïeux et à l’Histoire. 

La Carte postale était saisissant. Il tenait en haleine par son questionnement et son mystère, construisant un roman presque policier. Mais, surtout, il contenait des passages bouleversants sur les descendants invisibles de la Shoah, des pages où Anne Berest avait laissé couler le flot d’une émotion personnelle, d’un chambardement vécu, que tous les cabossés de l’Histoire pouvait reconnaître, et ressentir.

De père en père en fille

Dans Finistère, ces éclats ne surgissent pas. Le récit, chronologique, traverse plus d’un siècle d’histoire des Berest, de père en fils. Eugène père, paysan syndicaliste breton au début du XXesiècle, Eugène fils, étudiant breton doué parti à Henri-IV pendant l’Occupation, puis Pierre, fils d’Eugène fils et père d’Anne Berest, étudiant breton exceptionnel à Louis-le-Grand en 1968. Une histoire d’hommes brillants, sans accident, politiquement ancrés dans le progrès paysan ou la contestation sociale, voire la révolution. Mais avec lesquels l’identification est difficile. 

Malgré les journaux consultés, les paroles recueillies et la volonté de la narratrice d’entrer en contact avec ces hommes qu’elle a aimés ou peu connus, on reste comme à l’extérieur de leurs consciences de surdoué matheux, de latiniste exceptionnel, de père timoré, d’amoureux immédiat et d’époux peu commenté. Seule compte la transmission d’un don qui ouvre la porte des grandes écoles parisiennes, de l’élite intellectuelle. Celle qu’elle franchira à son tour, et qui n’est jamais effleurée par les difficultés communes – comment on trouve un travail, un logement, comment on paye les études de ses enfants…

Une histoire lisse qui finit par lasser, rehaussée par quelques pages féministes ou traversant la première marche des fiertés, le regret des liens qui n’ont pas pu être tissés, et une langue toujours fluide et rythmée. Parfois, trop rarement, abrupte comme les falaises du Finistère.

AGNÈS FRESCHEL

Finistère d’Anne Berest
Albin Michel - 23,90 €
Paru le 20 août

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Saga familiale et quête identitaire 

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Attention, chef d’œuvre ! Dans Un monde nouveauJess Row dessine la vie de la famille Wilcox, juive blanche aisée de l’Upper West Side à New York. Dans cette tribu un peu berzingue, Il y a la mère Naomi, géophysicienne autocentrée, incapable d’exprimer des émotions et qui vient de quitter son mari pour son assistante de laboratoire. Il y a l’ex-mari, avocat désabusé – et ancien moine zen – qui traîne quelques casseroles professionnelles.Winter, la fille ainée qui milite dans une association d’aide aux migrants et cohabite avec Zeno, réfugié politique mexicain. Et le fils, Patrick, brillant physicien, qui vit à Berlin et travaille dans le milieu de la tech après avoir passé plusieurs années dans un monastère bouddhiste au Népal. Plane aussi l’ombre de Bering, la cadette, partie militer au côté des Palestiniens, en Cisjordanie où elle sera tragiquement assassinée par un sniper israélien à l’âge de 22 ans… 

En 2018, à l’approche du mariage de Winter, la famille doit affronter quinze années deconflits et de tensions inexprimées. En particulier le fait que Naomi, la mère, ait mis des années avant de confier à sa famille qu’elle était le fruit de l’adultère de sa mère avec unhomme noir. Cette révélation tardive avait impacté fortement tous les protagonistes et la famille s’était disloquée.

Des personnages et des névroses

Le roman se déroule durant ce moment de vérité où les masques tombent et les secrets de famille, nombreux, se dévoilent. Jess Row tisse avec un grand art, un récit complexe, en arborescence, multipliant les points de vue, retours en arrière et formats narratifs : dialogues, courriels, textos, mémos vocaux… Cette structure éclatée permet de confronter intimement chaque personnage à ses névroses, ses engagements politiques, spirituels et ses responsabilités familiales.

Il traverse les vastes questions contemporaines de notre époque fracturée : race et « blanchité », homosexualité, spiritualité bouddhiste, crise climatique, conflits israélo-palestiniens, migrations, inégalités sociales avec une acuité et une finesse remarquable. Un Monde nouveau est un roman ample, intellectuellement exigeant et émotionnellement riche. Sans doute l’une des plus belles surprises de cette rentrée littéraire

ANNE-MARIE THOMAZEAU

Un monde nouveau, de Jess Row
Albin Michel - 24,90 €
Paru le 20 août

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Toujours en prison

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Comme dans son dernier roman Boxer comme Gratien (2023), Didier Castino jongle d’entrée avec deux points de vue pour mieux cerner un homme : celui d’Edouard Bonnefoy, récidiviste sous écrou, et celui d’un narrateur-écrivain, Hervé, qui a rencontré Edouard lors d’ateliers d’écriture qu’il animait aux Baumettes. Ce même Hervé, double de l’auteur,racontait déjà l’histoire de Gratien Tonna, le boxeur marseillais analphabète. Ici Edouard Bonnefoy, grand bandit mais pas parrain, qu’on pourrait situer entre Roger Campana et Francis le Belge, n’existe pas tout à fait dans le réel.

Brouillant avec brio les voix narratives et les époques, Castino écrit pourtant un récit au déroulement limpide, dont le pivot se situe en 2006, autour du jour où Edouard sera libéré de sa cinquième peine, la plus longue. Cinq ans sous écrou, sans voir les siens, exceptée sa mère. Racontant ce qui a précédé, les délits, les révoltes, la cavale ; décrivant sa vie sous écrou, les amis, les peurs, l’attente ; anticipant avec angoisse sa libération, les retrouvailles avec sa famille, et la peur de retomber malgré ses promesses.

Une histoire d’hommes

La deuxième partie du livre se situe après la libération, au moment de rendre des comptes et de renouer les liens avec son père, son fils, son frère. Ce qu’il fait, avec courage, dans une vie qu’il rebâtit, et qu’Hervé accompagne jusqu’à la fin, qui reste en suspens. 

Mais dans cette histoire d’hommes (97% des détenus sont des hommes) quelque chose manque, comme une explication de ce qui l’a poussé au crime : braquage, trafic, violence ? On ne va pas cinq fois en prison pour des délits anodins, même si Edouard précise qu’il n’y est ni pour viol ni pour meurtre. 

Cet Edouard, fils préféré, frère prodigue, père terrifiant, est raciste, homophobe et vote extrême droite, persuadé qu’il a droit à une autre vie, au luxe, à l’argent, au champagne, qu’il impose à ses proches au même rythme que ses détentions. Il est de fait enfermé dans ces limites bien plus que dans ses cellules successives. Pour toujours.

Est-ce que cela peut susciter chez les lectrices (67% des romans sont lus par des femmes) l’intérêt et l’empathie qu’Hervé éprouve ? Il laisse aussi paraître sa désapprobation d’homme de gauche, sans convaincre Edouard, toujours enfermé dans ses murs.

AGNES FRESCHEL

L’Application des peines de Didier Castino
Les Avrils – 21,10 €
Paru le 20 août

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Bourreaux en héritage

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La réalité dépasse souvent la fiction. L’adage se vérifie dans cette histoire rocambolesque racontée par Matthieu Niango dans Le Fardeau. Après Mon vrai nom est Elisabeth dAdèle Yon (Éditions du Sous-sol), grand succès du début de l’année 2025, cette nouvelle enquête familiale s’annonce comme l’un des textes les plus palpitants de cette rentrée littéraire. Normalien, agrégé et docteur en philosophie, l’auteur met sa rigueur intellectuelle au service d’un récit où l’Histoire, la mémoire et l’intime s’entremêlent.

Tout commence par une révélation familiale : à 23 ans, le narrateur métis franco-ivoirienapprend que sa mère a été adoptée. En cherchant à reconstituer le puzzle de ses origines, il découvre l’impensable. Sa mère est née en 1943 dans un Lebensborn, une maternité créée par le régime nazi pour « produire » des enfants répondant à ses critères raciaux de pureté aryenne. Derrière cette naissance se cache une histoire que l’on croirait inventée : un grand-père officier SS, une grand-mère juive hongroise réfugiée en Belgique. De cette mosaïque de filiations, naît une question obsédante : comment vivre avec un héritage où se côtoient victime et bourreau, colonisé et colonisateur ? « Il y a dans mon sang du Noir, du nazi et peut-être du Juif ». 

Il n’y a pas d’immigration heureuse

Niango ne se contente pas de dérouler une généalogie inédite. Il entraîne le lecteur dans une enquête qui traverse l’Europe, des archives officielles aux souvenirs familiaux les plus ténus, explorant les zones d’ombre de la mémoire. Chaque page interroge la manière dont l’Histoire imprime sa marque sur les corps et les consciences. Mais si le titre évoque un poids, le roman ne se complaît pas dans la fatalité. Bien au contraire, il trace, dans ses derniers chapitres, une ligne d’horizon : celle de la libération, de la possibilité de se réapproprier son récit, et de le transmettre à la génération suivante, incarnée par la fille du narrateur.

Avec une écriture précise mais toujours vibrante, Le Fardeau dépasse le simple témoignage pour devenir une réflexion universelle sur la filiation, l’identité et la liberté, mais aussi sur le sentiment qu’il n’y a pas d’immigration heureuse. « On ne se remet pas d’avoir quitté les siens, ni de l’impression de les avoir trahis », écrit-il. On y sent à la fois la douleur de l’héritage et la force de l’affranchissement. À l’heure où les débats sur la mémoire et les origines traversent nos sociétés, Le Fardeau offre une réflexion singulière et nécessaire. On en ressort ébranlé et éclairé, conscient que les histoires les plus personnelles sont parfois les plus politiques.

ANNE-MARIE THOMAZEAU

Le Fardeau, de Matthieu Niango
Mialet-Barrault - 22 €
Paru le 20 août

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Voilà qu’ils accaparent nos marronniers !!

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L’année scolaire va reprendre, le temps des marronniers, des poèmes d’automne, des feuilles qui jaunissent et s’amollissent dans la pluie tombée. « Tout l’automne à la fin n’est plus qu’une tisane froide », écrivait Francis Ponge. Après les canicules et les feux, attendons nous ces « ciels d’automne attiédis » que Verlaine désirait et redoutait pourtant ? Si pour nos enfants les premières fois vont se succéder, quels recommencements allons-nous vivre ? Combats, inondations, catastrophes, dissolution, interminable attente d’un gouvernement jusqu’à nous faire accepter le pire ? 

Un « marronnier », dans la presse, désigne un sujet bateau qui revient tous les ans, inchangé, que les journalistes tentent de traiter en renouvelant les angles. La rentrée des luttes syndicales et sociales est un marronnier courant de la presse de gauche, agrémenté de rentrée politique et parlementaire, et d’un peu de Fête de l’Huma selon la couleur de la gauche. 

Mais on n’y attendait pas la Une du JDNews. 

Attiser la peur

L’hebdo de Lagardère, sorte de fusion de CNews et du JDD magazine qui parait depuis le 18 septembre 2024, a aligné les couvertures explicites en 11 mois. Consacrées souvent à De Villiers  (quatre couv’ en un an, sur le Mémoricide, le Puy du fou, la Saga des Villiers avec deux de ses fils, ou Notre Dame, l’éternité française ). Pour l’international ? Laurence Ferrari qui dirige la rédaction choisit de valoriser la « Méthode Meloni » et pose une étonnante question rhétorique : « Trump, pourquoi ça marche ? » Quant aux sujets de société, ils se concentrent sur « l’ultraviolence des mineurs » et «  ceux qui veulent tuer l’enseignement privé ». Et se font force de proposition : « enfermons les OQTF à Saint-Pierre-et-Miquelon » (sympa pour les 6000 habitants).

D’autres Unes demandent aussi de rétablir le « contrôle des frontières » ou de refuser la loi sur « l’euthanasie ». En photo de couv’ les portraits de Retailleau, Wauquiez et Darmanin alternent régulièrement avec leurs modèles, Marine le Pen et Bardella.  

Ces couvertures, contrairement aux articles d’un journal qu’on n’est pas obligé d’acheter, s’étalent dans l’espace public et s’imposent à la vue des passants, travaillant clairement pour « l’union des droites » extrêmes en imposant des messages sans ambiguïté. 

Appropriation grossière

La Une du 17 août est plus surprenante. Au moment où l’appel du 10 septembre et le vote de confiance au gouvernement prévu le 8 septembre agrègent les colères du peuple – qu’il vote à gauche ou s’égare vers l’extrême-droite – cette couverture est clairement destinée à attirer le regard de ceux qui manifestent et des opprimés. 

Elle reprend tous les codes de la rentrée sociale que les journaux de gauche déclinent depuis des décennies. Une photo de manif. En gros titre Le Réveil des peuples, et une devise, Vive la liberté d’expression !,déclinée deux fois, sous le titre et au bas de l’affiche exhibée dans les kiosques. Sur le côté, le JDNews du 17 août souligne aussi la « colère des vignerons », etle mégafeu de l’Aude. Des accroches qui visent sans ambiguïté à attirer l’attention des classes populaires et à appeler à l’action, dans la rue.

« Plus le mensonge est gros, plus il passe » déclarait Goebbels, qui l’assortissait d’un « Si on répète un message assez longtemps il devient vérité ». L’entourloupe est grossière : la photo de Une est une manif anti-migrants anglaise, où les banderoles revendicatives se résument à des drapeaux nationaux. Le réveil des peuples ne se fait pas contre le capital, la casse sociale ou la crise climatique, mais contre « l’immigration massive ». L’imagerie de gauche, de lutte, est mise au service d’un refus de la circulation des peuples, et de la solidarité humaine. 

Rétablir les faits

C’est le système capitaliste qui est responsable de l’appauvrissement du peuple et de l’enrichissement des milliardaires. Pas l’immigration. C’est l’économie du profit qui est responsable du dérèglement climatique et les restrictions des financements publics qui sont responsables des mégafeux, pas les immigrés. C’est la baisse des cotisations sociales due aux délocalisations et au chômage qui sont responsables de la dette sociale, pas les abus des malades, des handis, des vieux ou des immigrés. Ce sont les 211 milliards de cadeaux sans contrepartie aux entreprises qui licencient et distribuent des dividendes record aux actionnaires qui sont responsables de la dette publique, pas les racisés et les pauvres. Les assistés du système et des gouvernements Macron successifs, ce sont les riches.

Reste à savoir, aujourd’hui, si l’extrême droite financée par les milliardaires français va réussir à faire croire qu’elle est l’alliée du peuple en tapant sur ses boucs émissaires favoris. Nous sommes tous les descendants de travailleurs étrangers.

AGNÈS FRESCHEL


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