mardi 23 avril 2024
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Maryse Condé superstar

Deux journées ont consacré l’œuvre de Maryse Condé à travers ses amitiés : retour sur cette carte blanche donnée au Mucem

Conçue avec la complicité du Comité Mam Ega, de la Collective, de l’association Mamanthé et du festival Kadans Caraïbe, la carte blanche accordée à Maryse Condé a convoqué nombre d’artistes, d’auteurs et d’autrices proches de l’écrivaine. Pour un résultat honorant les différentes facettes d’une œuvre riche et complexe, ses influences, références mais aussi ses héritiers de tous bords. 

Prima la musica !
Sans surprise pour cette programmatrice de deux jours et sa complice de toujours, Christiane Taubira, la musique tenait une place primordiale dans cette célébration d’amitiés. La Célébration du Gwoka donnée en conclusion par la Compagnie Boukousou fit ainsi danser des corps déjà réchauffés par les chants haïtiens entonnés avec tendresse et malice par Mariann Mathéus. L’hommage, entre lectures, slam, rap et envolées free jazz de l’impressionnant Blade AliMbay et de son complice Nicolas Baudino, fut également un moment rare. Mais c’est peut-être au son de la voix lyrique, ample et colorature de la soprano guadeloupéenne Leïla Brédent que les deux amies Maryse et Christiane semblèrent les plus sensibles. Et pour cause : les morceaux de bravoure se sont enchaînés avec puissance et musicalité, du vertigineux air de la folie de Lucia di Lammermoor aux clochettes de Lakmé. Pour se conclure, en bis, sur un air emprunté au Chevalier de Saint-George. Sur l’adaptation touchant à la perfection de Desirada, l’interprétation au cordeau de Nathaly Coualy put compter sur le Chapman Stick enchanteur de David Blamèble, prompt à accompagner avec un sens de l’à-propos et une subtilité précieuses ce récit âpre de femmes et de violence. Il fallut également sortir les mouchoirs une fois la brève apparition sur scène de Laurent Voulzy terminée : ce Belle-Île-en-Mer, Marie Galante entonné par le chanteur orphelin depuis quelques mois avait de quoi secouer l’auditoire. Sur le refrain – « séparé petit comme vous, je connais ce sentiment de solitude et d’isolement » –l’autrice jusque-là un peu absente eut bien du mal à retenir ses larmes. Le choix de cette balade souvent qualifiée à tort d’exotique, alors qu’elle ne raconte rien d’autre que l’exil, se révéla particulièrement bien pensé.

Fiertés
Ils seront tous nombreux à réaffirmer quel modèle l’autrice guadeloupéenne a pu incarner pour eux. Titulaire, entre autres, du Booker Price, celle-ci s’est également vu décerner en 2018 un prix Nobel « alternatif ». Celui tenu, malgré l’annulation du prix pour des raisons judiciaires, par un jury ayant à cœur d’honorer la plus illustre écrivaine francophone. Ce désir de rendre justice à une écrivaine encore trop méconnue était également au cœur de cette carte blanche. Envisagées suite à la participation de Maryse Condé à l’édition 2019 d’Oh Les Beaux Jours !, ces deux journées semblaient mues par l’urgence. Celle, notamment, de faire connaître ses textes et leurs thématiques trop rares aux plus jeunes. Ce fut le cas Moi, Tituba sorcière, récit de la vie réelle d’une esclave condamnée pour sorcellerie, interprété par des élèves du collège Henri Wallon. Mené sous la direction du musicien Awa Isoa et de la comédienne Léa Jean-Théodore, le projet, pensé comme un « acte mémoriel » par le Comité Mam Ega, a ouvert la journée du 25 novembre.

Avant que la soirée finale du 26 novembre ne vienne confronter nombre d’auteurs et d’autrices à leur aînés, plusieurs comédiens et musiciens se succèdent pour donner vie à son œuvre et ses références. Tant et si bien que la table ronde attendue de pied ferme par un public nombreux s’est avérée la moins apte à en faire entendre toute la richesse. La faute à un agencement poussant les intervenantes à égrener les anecdotes plutôt qu’à rentrer dans les textes et le vif du sujet ? Ou par le choix questionnable de faire lire les questions de Maryse Condé par Eva Doumbia, et de contraindre les invitées à lui répondre à la troisième personne, comme si l’autrice certes diminuée ne pouvait les entendre ? Contrainte par le dispositif à prendre faits et voix pour l’autrice, Eva Doumbia sortira cependant de ce rôle bien difficile à tenir pour saluer l’« immensité » de l’œuvre, l’« incroyable précision historique » de la saga Ségou. Même son de cloche chez la romancière et dramaturge Gäel Octavia saluant cette « véritable cathédrale » happant son lecteur « avec le même pouvoir d’addiction qu’une série Netflix. » Laurent Gaudé, moins prompt à l’épanchement, saluera cependant la « choralité » et l’« oralité » poussées par l’autrice au paroxysme : « les personnages arrivent et se disent. C’est inédit et bouleversant. » Le texte se fera enfin entendre dans toute sa splendeur à travers la voix de son mari et traducteur Richard Wilcox, lisant l’extrait de La Vie sans Fard narrant leur rencontre, et la perspective d’enfin réaliser auprès de lui son désir d’écriture.

Le Caravage créole © Francoise Semiramoth

Créolisations
Il faut enfin saluer la cohérence des choix artistiques toujours pluridisciplinaires effectués par l’invitée pour rendre justice à ses textes les plus passionnants. L’adaptation de La Migration des Cœurs aurait certes, pour plus de lisibilité, mérité un comédien ou deux en sus. Mais l’interprétation inspirée de Laura Clauzel, Vanessa Dolmen et Christian Julien, accompagnée de la bande sonore tout aussi subtile de Romain Trouillet, emporte. Elle fait découvrir ce texte étonnant, transposition des Hauts de Hurlevent dans les Caraïbes du début du XXe siècle. Heathcliff y devient Razyé, jeune orphelin adopté par une famille béké. La langue y est étincelante : imagée – ce « silence pesant comme un linge mouillé » et autres « ventres à crédit » – et divinement créolisée. Fil rouge de la programmation, cette réécriture était également le point de départ du Caravage Créole, installation sonore et vidéo de Françoise Sémiramoth réinsérant les couleurs chères à l’autrice : le vert du refus, le noir de « l’envers des rêves ». La refonte des mythes, littéraires, ne saurait se faire qu’iconographique pour cette révolutionnaire au cœur tranquille : « Si le végétal devient roi, si les peaux changent de couleur évitant la terrible dichotomie qui nous fit tant de mal, si le cheval devient un symbole de faiblesse et d’aveuglement, c’est à la magie du rêve que nous le devons. Il faut rêver, c’est urgent. »

SUZANNE CANESSA

Les amitiés de Maryse Condé se sont tenues les 25 et 26 novembre au Mucem, Marseille
Suzanne Canessa
Suzanne Canessa
Docteure en littérature comparée, passionnée de langues, Suzanne a consacré sa thèse de doctorat à Jean-Sébastien Bach. Elle enseigne le français, la littérature et l’histoire de l’Opéra à l’Institute for American Universities et à Sciences Po Aix. Collaboratrice régulière du journal Zébuline, elle publie dans les rubriques Musiques, Livres, Cinéma, Spectacle vivant et Arts Visuels.
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