mardi 29 juillet 2025
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Anatomie du bien parler

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Valérie Paüs © Serge Gutwirth

Écrit et interprété par Valérie Paüs, Crache !  tisse un dialogue dialogue intérieur où des bourrasques créoles bousculent le bon français.

Une jeune comédienne quitte la métropole pour rejoindre la Réunion de son enfance. A la fois quête d’un langage originel et chronique d’une passion pour les grands textes, Crache ! tient de la confession, enrobée dans un crescendo oratoire, au fil duquel s’agrègent désarrois intimes et appétit de la déclamation.

Zébuline : Peut-on définir Crache comme un spectacle à la première personne ?
Valérie Paüs : Absolument, j’ai grandi à la Réunion, j’y ai effectué mes études, dont un doctorat de littérature et une classe-théâtre. Puis j’ai décidé de poursuivre ma formation d’actrice à Avignon. Je suis venue au théâtre par la langue française académique, les grands auteurs, avec une passion particulière pour Racine. Mais, peu à peu, je me suis focalisée sur la littérature réunionnaise et les récits créolophones. C’est ce va-et-vient passionné entre deux langues et ma difficulté à parler le créole d’une façon libérée, que je tente d’exorciser dans le spectacle.

Dans Crache ! l’on découvre l’autrice.
En bonne étudiante littéraire, j’étais persuadée d’être incapable d’écrire quoi que ce soit. Puis je me suis dit qu’il fallait en finir avec cet a priori. Lors d’un stage d’écriture animé par Ricardo Montserrat, j’ai ébauché un texte sur l’écriture réunionnaise, que j’ai développé durant le confinement.

Crache ! se déroule durant un voyage en avion.
C’est le cadre fictionnel. D’Avignon, je retourne à La Réunion. Dans les airs, les souvenirs ressurgissent, de même que mes empêchements vis à vis du créole. Je suis entourée de plaques réfléchissantes qui déforment les reflets donc l’identité. Les masques, chaussures vont dans le même sens. Les plantes en pot symbolisent l’exotisme à bon marché.

Le récit a un côté Jekyll et Hyde, sans la fantasmagorie…
Il y a de ça. Le rapport au français m’a un peu policée. Le désir de bien parler, sans accent, a gommé ma part créole, plus terrienne et viscérale. J’essaie de  montrer un corps qui se libère par les mots et le théâtre. C’est un texte que je joue et qui parle de moi. On peut parler de catharsis.

A quel moment est venu l’idée de porter vous-même le texte au plateau ?
Elle a émergé durant l’écriture, jusqu’à devenir une nécessité autour de mes questionnements mais aussi mon plaisir à dire le français, le créole et à manier la langue, l’organe, d’où le sous-titre, Physiologie d’une langue encombrée.

Entretien réalisé par Michel Flandrin

Crache ! physiologie d’une langue encombrée
Texte, mise en scène et jeu Valérie Paüs

Le 2 février à L’Entrepôt, Avignon
Le 10 février à L’Astrolabe, Sorgues
Les 6 et 7 avril au Théâtre des Sabliers, Orange

Les Variétés : temple de la lose ?

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The Big Lebowski © DR

Du 31 janvier au 4 février, la troisième édition du festival Total Recall convoque au cinéma Les Variétés de Marseille les losers magnifiques

En prenant pour nom le titre du film de Verhoeven, le festival Total Recall nous invite à retrouver notre mémoire de cinéphile, le plaisir éprouvé aux premières fois et pour les plus chanceux à le découvrir. Après le Body Horror et la rétrospective Cronenberg en 2023, place cette année, à la comédie et aux losers sublimes ! Des anti-héros fragiles, décalés, ridicules, attendrissants. Ils sont tous là, dessinés sur l’affiche cartoonesque de la manifestation qui se déroulera au cinéma Les Variétés du 31 janvier au 4 février.

En ouverture, le mercredi 31 janvier à 20 heures, introduit par Denis Alcaniz, The Big Lebowski de Ethan et Joel Coen avec Jeff Bridges en peignoir et savates, mythique Dude victime d’un malentendu sur sa propre identité. Trois autres films, programmés les 2 et 3 février, complèteront cette mini-rétrospective de l’œuvre des deux frères : O’Brother (Homère à la sauce américaine avec Georges Clooney en bagnard gominé), Burn after reading (caustique critique des travers de la société américaine) et, présenté dans le cadre d’une soirée Mauvais Genres par Guy Astic, Fargo (polar glacé irrésistible à l’humour très noir où on ne se lasse pas de l’inénarrable Frances McDormand)

Sssplendide

Par ailleurs, deux invitées animeront les soirées du 1er et du 2 février. D’abord Nine Antico qui parlera de la figure de la « loseuse », après la projection de son premier long métrage en 2021 : Playlist (avec Sara Forestier et Lætitia Dosch), suivie de sa « carte blanche » : Ghost World de Terry Zwigoff. Puis, le lendemain, Flore Maquin, qui nous dira tout sur son métier de graphiste pour le cinéma, avant de revoir Jim Carrey et Cameron Diaz dans The Mask de Chuck Russel.

Le dimanche 4 février, la journée de clôture commence à 14 heures par les anti-héros, ados boutonneux, un peu bêtes, moustaches naissantes et hormones en ébullition, imaginés par Riad Sattouf dans Les Beaux Gosses. Dans la foulée, Adrien Dénouette donnera une conférence sur la figure du loser dans le cinéma américain, suivie du film de Mary à tout prix de Peter et Bobby Farrely. Puisque les temps sont anxiogènes et que le monde ne tourne pas bien rond, allons au cinéma pour prendre un peu de recul et en rire… même jaune.

ÉLISE PADOVANI

Total Recall
Du 31 janvier au 4 février
festival-recall.fr

De l’amour et pas un téléphone !

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EP à la clé, spectateurs en salle et sur écrans (la chaîne du Petit Duc permet une multiplication exponentielle du public), la soirée programmée par l’irrésistible duo Myriam Daups et Gérard Dahan affichait complet. Il est vrai que l’annonce de la venue de Cathy Heiting, une fidèle du lieu, est toujours attendue, tant cette artiste inclassable a su séduire par sa verve et la qualité irréprochable de son travail. Avec sa voix qui arpente sans effort apparent les trois octaves, la chanteuse se meut avec autant d’aisance dans le jazz, le funk, le lyrique (on a toujours un souvenir ému de Bizet était une femme où virtuosité vocale et instrumentale subjuguaient jusqu’aux zygomatiques mis à rude épreuve !), et explore tous les genres, accorde sa lecture de standards de la pop (sa reprise de « 1/2/3drink »  (Chandelier de Sia) a fait date), écrit, crée, sait réunir autour d’elle la fine fleur des musiciens et créer avec et entre eux une complicité sensible. 

Pour l’occasion elle réunit Sylvain Terminiello (double bass), Samuel Bobin (batterie), Renaud Matchoulian (guitare électrique), Ugo Lemarchand (piano et saxophone ténor). Chacun apporte sa contribution aux arrangements, aux compositions rêvées à deux ou trois. L’écoute de l’autre, la liberté laissée à l’improvisation, la sûreté des ensembles qui jouent sur les textures, les harmonies, les contre-chants, les variations, offrent une palette pailletée profondément ancrée dans l’inspiration jazzique. Les solos ne cherchent pas à éblouir par leur virtuosité technique, elle semble si naturelle, mais travaillent les couleurs, abordent l’intime avec une sobre élégance. 

Le thème de la nouvelle création tient de la gageure tant l’époque est troublée : articuler tout un répertoire sur le thème de l’amour peut aussi prendre des allures révolutionnaires alors que le monde se déchire ! Cet amour est inconditionnel, réunit certes les amoureux, mais aussi les familles, les êtres, le monde. « Nous allons évoquer l’amour sous toutes ses formes, explique en introduction l’espiègle musicienne, carré, rond, rectangulaire… ». On commence par des roses, celles qui évoquent les personnes empathiques, The rose, puis on remonte une histoire d’amour depuis sa fin jusqu’à ses débuts en trois chansons, un texte est dédié à France, la sœur disparue l’an dernier de la chanteuse, deux morceaux sont consacrés à ses deux fils, un passage « quizz » reprend My Funny Valentine ce qui donne l’occasion d’un magnifique duo contrebasse, voix… On passe par tous les registres avec fluidité. On se laisse porter par les mélodies, happer par les rythmes, surprendre par les enchaînements. Le morceau de rappel est le seul en français, sur un poème de Samuel Bobin, sublime… 

Cathy Heiting choisit ici un retour à l’épure, à un jazz lumineux qui nous touche. Et c’est très beau.

MARYVONNE COLOMBANI

26 janvier, Petit Duc, Aix-en-Provence

EP Unconditional

Les vies immobiles dela Villa Théo

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Villa Théo - Intimes intérieurs © X-DR

Intime intérieur est le titre que Bernard Plossu a donné à deux de ses rares photographies couleurs réalisées en tirage Fresson (tirages au charbon, qui donnent un rendu mat, délavé, granuleux, poudreux), exposées à la Villa Théo, à côté de son amusante Nature morte aux poivrons, et de trois Fleurs à la maison-La Ciotat, tirées selon la même technique. Intime intérieur (1 et 2) montrent des petits bouts d’espaces domestiques : une lampe de chevet au pied torsadé noir et à l’abat-jour jaune sur le coin d’une table de chevet, sur fond de mur bleu et blanc, à côté d’un bout de rideau masquant une fenêtre, et un guéridon carré en bois dans l’angle d’un couloir au sol rouge et aux murs blancs. Un plaisir méditerranéen de la lumière, de la couleur, de la composition et du recoin, où, à travers le « petit genre » de la nature morte (genre pictural le moins noble selon la classification inventée au 17eme siècle), la temporalité des photographies de Plossu semble vouloir se rapprocher de celle de la peinture.

Espace clos

Des photographies que l’on trouve placées malicieusement à côté d’une peinture grand format de 1956 d’Olivier Debré, peinture abstraite que l’artiste a titrée Nature morte. Couleurs sourdes, épais aplats rectangulaires, tonalité bleue dominante, assemblage au centre de carrés rouges, verts, encadrés de noir et de gris, un travail qui évacue le motif figuratif pour se situer du côté de l’évocation de son espace, le plus souvent clos. Juste à côté, deux photographies en noir et blanc de Frédéric Joncour, une rose et des tulipes, fleurs mortes aux textures délicates, en tirage pigmentaire sur papier canson, pouvant rappeler que la « nature morte » en français (en anglais et allemand « still life » et « stilleben » : vie immobile) a partie liée avec le genre des « vanités », signifiant la vacuité des activités et des passions humaines face à la mort.

Intemporalité

Du côté des plaisirs des vies immobiles, ce sont des corbeilles de fruits, des bouquets de fleurs, des légumes en pleine santé, signés de peintres fortement liés au Lavandou ou à ses alentours, tels que, parmi d’autres Jean Arène, Georges Henri-Pescadère, le peintre vigneron Alexandre Troin, Serge Plagnol, Eugène Baboulène, Emmanuel-Charles Benezit… Seule deux femmes artistes sont présentes, chacune avec une œuvre : Suzanne Valadon et Françoise Nunez. L’impression, à travers ces rapprochements d’œuvres récentes et anciennes, d’une certaine intemporalité du « petit genre », nourrie d’analogies, continuités ou contrastes, se saluant les unes les autres. 

MARC VOIRY

Intimes intérieurs : natures mortes, bouquets et autres vies silencieuses
Jusqu’au 30 mars
Villa Théo, Le Lavandou

[SPÉCIAL SAISON] : 13 Vents : en avant les artistes ! 

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Plutot Vomir que Faillir © X-DR

La règle est simple, la formule rodée : à chaque mois, son artiste ou son équipe artistique invitée. C’est le cas depuis l’arrivée de Nathalie Garraud et Olivier Saccomano à la tête de la direction artistique du centre dramatique national de Montpellier en 2018. L’hospitalité au temps long y est érigée au rang de norme, d’équité créative, de mission des plus fondamentale destinée à valoriser l’expérience et la recherche. Tout en tentant de transformer durablement les rapports entre les artistes et les publics. Pendant quatre semaines, il y a souvent une pièce de répertoire et une œuvre récente. Ainsi qu’un Qui Vive!, parenthèse joyeuse et rafraîchissante sous le signe de la découverte dont le programme est conçu avec les invités. Après un mois de janvier consacré au comédien Nicolas Bouchaud, maître d’un jeu théâtral singulier, févriers’annonce sous le signe de l’étonnement. Celui de Pierre Meunier et Marguerite Bordat, déterminés à nous montrer ce que l’on ne voit pas, puisant dans des matières brutes pour nous emmener ailleurs. La Bobine de Ruhmkorff (31 janvier au 2 février)est une réflexion incongrue autour de la bobine d’induction, capable de transformer un courant électrique de faible tension en très forte intensité. Le procédé, certes ingénieux, se transforme en une parfaite (bien que surprenante) illustration des mécanismes de l’attirance sexuelle. Cette pièce ancienne est mise en écho avec leur dernière création, pourtant très différente, Bachelard Quartet (7 au 9 février), une ode aux quatre éléments qui font la vie, sorte de rêverie lucide et subtilement sonore, irriguée par les mots poétiques du grand penseur Gaston Bachelard. 

Parole adolescente

Mars se fait triplement féminin, la parité est prise très au sérieux aux 13 vents. Quel est ce trio ? Céline Champinot, artiste associée, Marion Aubert, membre de l’Ensemble associé et Rébecca Chaillon. Trois autrices qui se connaissent bien, trois lieux, trois pièces puissantes s’intéressant à la question de la métamorphose, qu’elle soit liée à l’adolescence, à la folie ou à l’amour tragique. Au théâtre Jean Vilar, Plutôt vomir que faillir de Rébecca Chaillon (du 6 au 8 mars) fait sauter les tabous de la parole adolescente, traversée par le rejet des normes, la relation difficile au corps, la violence indomptée… À La Vignette, dans Juliette et Roméo sont morts (26 et 27 mars), Céline Champinots’intéresse à l’amour suicidaire qui hante la tragédie de Shakespeare et aux désirs qu’il met en exergue à un âge lui aussi adolescent. Pour ce qui est de Mues, à voir aux 13 Vents (13 au 15 mars), dont le texte signé Marion Aubert et la mise en scène par Marion Guerrero, raconte la lutte d’une femme pour ne pas se perdre dans la brume de la folie alors qu’elle arpente un coin perdu des montagnes des Cévennes dont on ne sait plus si elles sont rêve ou cauchemar. 

Expérience unique

En avril, Adrien Béal embarque le public dans une expérimentation scénique troublante, aussi précise que déroutante. On découvre avec curiosité ses deux dernières pièces, des créations collectives enthousiasmantes de l’ordre de l’expérience unique. Les pièces manquantes (puzzle théâtral) (3 et 4 avril), met six personnages, trois hommes et trois femmes, face à des situations que l’on préfèrerait éviter. Certaines pièces de puzzle manquent, chaque fois différentes, ce qui rend la représentation unique, alors que l’incompréhension nourrit un jeu théâtral déconcertant. Aussi dérangeante que la précédente, Toute la vérité (23 au 25 avril) se concentre sur cinq gestes transgressant des interdits de la société, notamment parce qu’ils sont en lien avec la sexualité, le désir, la famille. Les sens sont troublés, les perceptions déstabilisées, les habitudes repensées. Mai-juintermine la saison en duo avec Madame l’Aventure de Lionel Dray et Clémence Jeanguillaume, une pièce répétée et créée sur le plateau des 13 Vents, également co-production du CDN, et jouée dans le cadre du festival Le Printemps des Comédiens(31 mai au 2 juin et 7 au 9 juin). Ce périple théâtral s’inspire librement des grands récits d’aventure, faisant vivre sur scène « un monde plein de terreur, de suspens, de sang et d’ennui ». 

Toute la programmation de cette deuxième partie de saison est aussi traversée par une saison poésie se déroulant en itinérance citadine. Dans plusieurs lieux de Montpellier (Madredriosa, Black Out, Le Dôme), à plusieurs moments, on peut y écouter des artistes reconnus (Rébecca Chaillon le 29 février, Fantazio le 21 mars, Cécile Mainardi le 2 mai) comme des poètes en devenir, lesquels osent faire sortir ce qui les anime lors de scènes ouvertes toujours étonnantes d’inspiration comme de spontanéité. Les 13 Vents est la maison des artistes, de tous les artistes.

ALICE ROLLAND

13 Vents
Centre dramatique national 
Montpellier
13vents.fr

Jusqu’à la fin des foins

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LA FERME DES BERTRAND © Laurent Cousin

Avec La Ferme des Bertrand, Gilles Perret suit le parcours d’une famille d’agriculteurs à travers le temps

En octobre 2022, Gilles Perret, accompagné par sa coscénariste, Marion Richoux, était venu à Marseille présenter son premier film de fiction Reprise en main. Il est revenu le 24 janvier dernier avec son dernier documentaire, La Ferme des Bertrand présent dans les salles ce 31 janvier, qui nous donne l’occasion de revoir les héros de son premier film Trois frères pour une vie, sorti en 1997. Cette année-là, Gilles Perret a 28 ans et filme, durant une année, trois frères agriculteurs célibataires : Joseph, Jean et André qui étaient dans leurs derniers mois d’activité professionnelle. Ce sont ses voisins, à Quincy, un hameau de la commune de Mieussy dans la vallée du Giffre en Haute-Savoie. Il les connait très bien. Ils ont déjà été filmés en 1972 par Jacques Trillat, un tournage, dont Gilles Perret se souvient : « J’en ai encore le souvenir, parce que la télé qui débarquait dans notre hameau complètement perdu, ça avait été un sacré évènement ! »Quand il décide de les filmer à nouveau en été 2022, seul un des trois frères est vivant, André. Tout voûté, trop usé pour mener les vaches au pré, mais toujours volontaire, il s’occupe des poules… Et c’est ce quotidien dans cette ferme, le travail de la terre, les transformations technologiques, la transmission aux nouvelles générations que nous fait partager Gilles Perret, nous promenant dans la montagne savoyarde et dans les strates du temps.

Une histoire de transmission
Le film commence par un gros plan sur une tireuse de lait automatique, un robot de traite « qui peut être nous remplacera », commente Hélène aux épaules et mains défaites. Elle avait repris la ferme en 1997 avec son mari, Patrick, mort en 2012, l’exploite avec Marc son fils et Alex son beau-fils. Et à son tour de passer la main. Comme tous les membres de la famille Bertrand, elle connait bien le réalisateur. Le dialogue avec lui est facile, fluide et, tout au long du film, tous confient ce qui (a) fait leur vie, leur bonheur de travailler à la campagne, leurs difficultés, leurs regrets aussi, leurs craintes face au climat dont ils perçoivent clairement les changements, enneigement, sécheresse, parasites. Gilles Perret les suit dans les étables, dans les pâturages en pente, montrant les machines qui se sont modernisées, et toutes ces tâches qui ne se font plus manuellement. Ont-ils eu le choix ? Les anciens ont consacré leur vie au travail, sacrifiant leurs désirs profonds : « On a suivi le chemin que le destin nous a dessiné. Et il y aurait peut-être eu mieux à faire » disait André. Aujourd’hui, Marc et Alex affirment que leurs enfants feront ce qu’ils voudront. Hélène, la grand-mère se réjouit qu’ils disent vouloir être fermiers : « Il y a quelqu’un derrière ! » Les Bertrand tiennent à transmettre leur exploitation dans les meilleures conditions et à sauvegarder la beauté des paysages pour ceux qui les suivront. Gilles Perret, à travers La Ferme des Bertrand, transmet ce qui l’a forgé, faisant, peut-être, remettre en question à certains leurs choix d’urbains.

ANNIE GAVA

La Ferme des Bertrand, de Gilles Perret
En salles le 31 janvier

Une femme courage

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Mambar Pierette © Singularis

Présenté lors de la dernière édition d’Africapt, Mambar Pierrette de la cinéaste camerounaise Rosine Mbakam dresse le portrait d’une femme qui se bat pour les siens, malgré les embûches .En salle depuis le 31 janvier

Dans un quartier populaire de Douala, Pierrette tient un petit atelier où elle coud robes, tuniques pour ses clientes, voisines, amies ou des tenues d’écoliers. Une journée comme les autres où, levée la première, elle s’occupe de ses enfants, de sa mère, et fait face à toutes les difficultés qu’elle rencontre. À cause d’une pluie torrentielle de l’eau envahit son atelier, abimant les tissus de ses clientes. Sa machine à coudre tombe en panne, lui faisant perdre trois heures de travail. Partie chez une cliente pour se faire payer, elle se fait agresser dans la rue et voler tout l’argent récolté : « Tu as l’air de porter tous les malheurs du Cameroun », lui fait remarquer une de ses clientes.

Pierrette a beau travailler sans relâche, elle a du mal à trouver l’argent pour les fournitures scolaires de ses enfants et la rentrée approche. Mais elle ne baisse jamais les bras, Pierrette. Elle prend soin de tout le monde, écoute ses clientes raconter leurs histoires de cœur ou leurs malheurs. Omniprésent, l’argent, les billets qui circulent de l’un à l’autre, après des négociations serrées car la vie de chacun, dans ce quartier est précaire.

L’ardu quotidien
Pierrette a été inspirée à la réalisatrice Rosine Mbakam par une cousine très proche, Pierrette Aboheu, avec qui elle partage beaucoup et à qui elle a fait jouer son propre rôle. Rosine Mbakam qui a à son actif plusieurs documentaires sait observer et filmer les gestes du quotidien, en particulier le travail. La caméra suit Pierrette de près et grâce au regard que la cinéaste porte sur son personnage, on partage avec elle cette course contre la montre : parviendra-t-elle à avoir l’argent pour la rentrée scolaire ? « Je voulais montrer des personnes qui ne s’apitoient pas, qui avancent, trouvent des solutions. » La cinéaste camerounaise qui a grandi, entourée de femmes, a réussi, dans Mambar Pierrette, à faire un superbe portrait de cette mère courage.

ANNIE GAVA

Mambar Pierrette, de Rosine Mbakam
En salles le 28 février

Sous le béton, le bac

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Ma part de gaulois © Alba films

Dans Ma part de Gaulois, Malik Chibane dessine avec humour et tendresse le combat d’une mère immigrée pour la réussite de son fils

« Vous avez envoyé mon fils à l’abattoir ! » L’abattoir, c’est une classe de CAP mécanique générale d’un lycée professionnel où a été orienté Mourad Cherkaoui, d’origine algérienne, qui habite dans une banlieue de Toulouse des années 1970. Quand son ami et voisin se fait couper un doigt dans l’atelier, Madame Cherkaoui va multiplier les démarches et se procurer un faux certificat médical pour que son fils obtienne une deuxième chance : un redoublement pour accéder à une 4e générale. Le but final est qu’il obtienne le baccalauréat, une première dans ce quartier où vivent surtout des familles d’origine étrangère. Pour Mourad, plus question de trainer avec ses copains en bas des blocs d’immeubles : il doit travailler, sous la pression constante de sa  mère qui mise tout sur lui.

À bon port

Les efforts et les encouragements de son professeur de français, Mme Vasseur (Emmanuelle Kalfon) sont payants et il est admis en seconde générale dans un « bon lycée » où les fils d’immigrés sont très rares. Mais la chute est dure pour ce bon élève à 17/20 de moyenne. « La plus mauvaise copie en français : Mourad Cherkaoui avec -7 » pointe devant la classe son   professeur. Découragé, Mourad ne rentre pas chez lui et rejoint ses copains qui trainent jusqu’à ce que sa mère vienne le récupérer. Cette mère qui a pour seul but la réussite de son fils, lui fait donner des cours par un étudiant, vend ses bijoux quand l’argent manque, tient tête à son mari (Lyes Salem) avec qui elle se dispute souvent : « C’est moi le capitaine dans la tempête, et le port c’est le bac de Mourad ! » On y est presque, au port, quand Mourad passe en terminale avec 17 points d’avance. Mais il n’y a pas que le bac dans la vie… Mourad a rejoint un petit groupe de musiciens pour qui il compose et chante, enflammant la foule de jeunes lors d’un tremplin rock. Quand la mère vient casser la fête, Mourad se révolte : « J’ai envie d’avoir une jeunesse ! Le bac c’est fini pour moi ! »

Ma Part de gaulois de Malik Chibane est librement adapté d’un roman de Magyd Cherfi, un des fondateurs du groupe Zebda. Rien de bien original dans le scenario qui aborde des problèmes des années Giscard qui sont loin d’être réglés aujourd’hui : ségrégation sociale, ghettos scolaires, plafond de verre. Mais des séquences cocasses comme la fête organisée par la mère pour… le passage en 4e, ou inattendues comme le désespoir du père au moment de l’élection de Mitterrand « qui a envoyé les paras à Alger. »

Malik Chibane nous offre surtout ici un très beau portrait de femme, déterminée, généreuse, courageuse, magistralement interprétée par Adila Bendimerad qu’on a vue récemment dans La Dernière reine de Damien Ounouri. Quant à Abdallah Charki qui a fait ses armes au sein de l’école Kourtrajmé, fondée par le réalisateur Ladj Ly, il incarne avec talent ce jeune garçon partagé entre la peur de décevoir sa mère et son envie de vivre et d’écrire.

ANNIE GAVA

Ma part de Gaulois, de Malik Chibane
En salles le 31 janvier

« Incendire », les maux-valise d’Hélène Cixous

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La comparaison entre Shoah et incendie n’est pas à prendre comme telle. Plutôt comme un espace tendu de pensée, de ressenti et d’expression. Cela relève, pour Hélène Cixous, d’un devoir d’écriture, celui du Livre ou d’un livre, qu’elle définit de manière allusive comme la « narration », d’Homère à Wikipedia, en passant par Joyce, puis de manière plus précise et personnelle à la toute fin du livre…

Le texte oscille constamment entre descente en singularité – les ressentis intimes, saisis par les sens – et montée en généralité – l’Histoire, saisie par des références mythologiques ou bibliques. Des cinq sens, l’autrice en retient deux : l’olfaction, avec le « cramé » ; l’ouïe, avec « le monstrueux marteau du bruit ». Elle décrit, à l’aide d’une syntaxe bousculée, une anatomie de la fuite : « athlétiquement n’être que l’instrument de musique de la course, chaque souffle chaque note des quadriceps chaque tension du cœur n’être ». Référence constante est faite à l’animal, non pas à la manière d’Ovide ou de La Fontaine, mais à la manière de Cixous : en tant que sujet propre, dont la souffrance est inadmissible et la présence indispensable. Qu’est-ce qu’on emporte ? Les chats.

Une identité pêle-mêle

Le roman définit plusieurs époques, de 1942 à 2022, de 1492 à 1962… De fait, écrire permet à l’autrice de lutter contre l’ignorance et l’amnésie. Elle effectue concrètement un travail d’enquête sur sa généalogie, à partir d’archives reproduites en regard du texte. À ces époques correspondent des lieux, tout une géographie vécue, deux villes, Oran, sa ville natale versus Osnabrück, ville de ses arrière-grands-parents inconnus, déportés. Il s’agit des deux pôles de l’exode, de l’extradition : « À Oran maintenant nous sommes des nulle-part. »

Si l’ouvrage est écrit en « pêle-mêlant » histoires, géographies et expériences, une réflexion centrale tourne autour de la notion absurde et insaisissable d’identité, formulée ainsi, non sans humour : « Qu’est-ce que juiffer ? », l’autrice substituant un verbe à un nom. Les mots sont tous soigneusement choisis, assemblés, augmentés. Ils semblent se presser, se heurter, s’encastrer les uns aux autres, avec ou sans ponctuation, à la manière de la parole orale.

Le sous-titre, « Qu’est-ce qu’on emporte ? », renvoie à la fuite comme acte de survie, et pose la question, à jamais ouverte, de l’essentiel. 

FLORENCE LETHURGEZ

Incendire. Qu’est-ce qu’on emporte ?, Hélène Cixous
Gallimard, coll. blanche - 19 €

Damnée sur la colline

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Le texte est fort, comme une gifle qui ébranle le corps entier et le déstabilise. La jeune femme écrit à sa fille comme elle aimerait pouvoir lui parler quand elle aura grandi. Tombée très jeune dans le crack, sur la colline où tous les drogués se rassemblent et où les filles, jeunes, se retrouvent facilement enceintes, la narratrice évoque à la fois son passé et son improbable futur. Sara Mychkine, jeune poète franco-tunisienne, a commencé très tôt à écrire une poésie engagée, féministe, qui prend en charge les délaissés, les paumés de toutes origines. Dans ce premier roman poétique en vers libres et petits paragraphes qui sont appelés « mouvements », comme des parties de musique, l’autrice trouve les mots forts qui marquent la détresse et la misère.

Honte et solitude

Peu à peu sont évoqués le viol subi de la part de son père, les pleurs et la vulnérabilité désespérée de sa mère de sa mère, les rencontres malsaines et les déserrances. Cette solitude criante saisit celles et ceux qui rentrent en contact avec ce texte qui ne nous épargne ni la faim, ni la saleté, ni les enfances sacrifiées. L’autrice analyse aussi avec finesse le sentiment de honte : honte de ne pas savoir résister au crack, de ne pas savoir aimer. Constat désespérant d’impuissance. Mais perce néanmoins l’espoir que cette fille aimée vengera les générations passées qui ont souffert du colonialisme : « Si tu vis, nous aurons vengeance dans chacun de tes pas. » Cette lettre écrite pour que son enfant la lise un jour s’achève dans un grand cri d’amour.

CHRIS BOURGUE

De minuit à minuit de Sara Mychkine
Le bruit du monde - 16 €