« Chopin, dit-on, au piano, avait toujours l’air d’improviser : c’est-à-dire qu’il semblait sans cesse chercher, inventer, découvrir peu à peu sa pensée. » Et c’est bien ce goût de l’infinie variation, de l’ornementation en perpétuelle augmentation relevé par André Gide dans ses Notes sur Chopin qui constitue aujourd’hui la marque de fabrique du plus pianistique des compositeurs. Si bien que, chose rare pour un musicien tant joué et célébré, la plupart de ses Nocturnes ne sont aujourd’hui pas interprétés dans leur version initiale ou finale. Étonné et intrigué par ce constat, Nicolas Horvath s’est adonné à un travail de recherche considérable pour trouver, d’une partition à l’autre, les traces de la toute dernière version des plus emblématiques de ses partitions.
Genre popularisé et figé dans sa forme par Chopin pour près d’un siècle, le nocturne édifie sur sa forme a priori simple un nuancier mélodique et thématique d’une virtuosité et d’une fébrilité certaines. Perfectionniste, aussi soucieux d’explorer tous les possibles d’une impulsion lyrique que de savamment doser l’émotion et préciser le trait, Chopin avait considérablement amendé ses partitions, et ce jusqu’à sa mort. Mais la postérité, sans surprise, a plus volontiers conservé les variantes élaborées pour Wilhelm von Lenz, Thomas Tellefsen et Karl Mikuli que celles de ses interprètes féminines ; Zofia Rosengardt, Camille Dubois ou encore Jane Stirling. Alors raillées par les musicologues, ces belles pianistes issues de la haute aristocratie se voyaient pourtant dédier des versions bien plus enfiévrées … et non moins ardues à exécuter ! En attendant d’entendre d’autres opus, on se précipitera volontiers sur ce premier volume particulièrement riche, auquel Nicolas Horvath insuffle un réel supplément d’âme.
SUZANNE CANESSA
Les Nocturnes secrets – premier volume, de Nicolas Horvath 7 € au format digital, 20 € en format numérique Collection 1001 Notes
On ne peut pas s’intéresser à tout ? À Salagon, on parie au contraire sur l’éclectisme de nos curiosités, et de notre soif d’émerveillement, d’apprentissage, d’approfondissement, de souvenir. Sur la coexistence d’un musée et des jardins, où se croisent les arts, les sciences et l’histoire, et la Haute-Provence chère à Giono.
Il faut dire que le prieuré médiéval, monument historique restauré dans les années 1980, son église du XIIe siècle et son logis du XVe, se sont érigés sur un site néolithique, puis une ville gallo-romaine et une basilique paléochrétienne, dont le site conserve les vestiges partiellement enfouis, mais documentés. Des millénaires d’histoire éclairés dans l’église par les vitraux monochromes d’Aurélie Nemours, animés lors de concerts réguliers, et soulignés actuellement par l’exposition des tableaux de Philippe Cognée [voir encadré].
Autour du Prieuré, les jardins. Six hectares remarquables, et labellisés à ce titre par l’État. Le jardin médiéval révèle ses magiques mandragores, ses plantes médicinales, aromatiques, aptes à teindre, nourrir, ornementer, toutes précieuses et vitales. Plus loin le jardin des senteurs se respire, la Noria expose ses fleurs, et le grand jardin des temps modernes fait voyager sur tous les continents, rappelant ce que notre agriculture globalisée, et notre cuisine jusque dans ses traditions (la tomate !), doivent aux nouveaux mondes. Le jardin des simples et celui des céréales rappellent la diversité des espèces, en danger, et les maisons à insectes l’interconnexion des règnes et des régions.
Ethnopôle
Une leçon de modestie et de relativisme, qui se poursuit dans le musée départemental, « ethnopôle » labellisé lui aussi par le ministère de la Culture. Deux expositions temporaires s’y tiennent actuellement jusqu’au 15 décembre, qui s’appuient sur nos mémoires et nos sens pour ouvrir sur le monde.
Les jouets retrouvés exposent des objets ludiques anciens retrouvés en Provence et qui ressemblent, pour la plupart, à tous ceux du monde. Le jouet, si ancré dans nos quotidiens qu’on en oublie qu’il a une histoire, révèle ses fonctions éducatives, ses spécificités musicales ou d’habileté, ses côtés collectifs ou solitaire, d’intérieur ou de plein air. S’il apprend à développer le corps, l’esprit et l’imaginaire, le jouet détermine aussi l’enfant dans son futur rôle social, manuel ou intellectuel, et participe grandement, aujourd’hui encore puisque les rayons continuent d’être genrés, au conditionnement de future maman des petites filles, avec taraiettes (provençales), poupées (blanches) et machines à coudre (universellement sexistes !).
Un parfum d’antan à la fois nostalgique et critique, que l’on retrouve également dans l’exposition sur L’olivier, notre arbre. Emblème de la Provence, de sa cuisine et de ses paysages, est-il vraiment notre arbre ? Le parcours muséal s’attache à décrire la récolte, la presse à froid, l’embouteillage, les produits dérivés, savons et tissus, et les usages contemporains, comme celui des noyaux recyclés en granulés de chauffage. Mais l’exposition décrit aussi les catastrophes humaines et climatiques que l’explosion mondiale de la demande d’huile d’olives génère : la France n’est qu’un tout petit producteur, artisanal et délicat, d’une huile d’olive familiale et traditionnelle, balayée par la production massive. En Espagne et au Portugal en particulier, les industries agro-alimentaires surexploitent et tuent les sols, en maltraitant une main d’œuvre immigrée, souvent africaine et illégale. Pressurée à chaud, comme les olives…
Provence universelle
« Rien de ce qui est humain ne m’est étranger », écrivait Térence deux siècles avant note ère, pas si loin de notre Provence. Au terme d’un trajet muséal, patrimonial et horticole, la question initiale s’éclaire : on peut s’intéresser à tout, pourvu que la démarche scientifique, l’accueil public, la médiation, soient soignés comme à Salagon. Un des sites les plus visités des Alpes-de-Haute-Provence !
AGNES FRESCHEL
Prieuré de Salagon Musée et jardins Mane, Alpes de Haute Provence musee-de-salagon.com
Philippe Cognée Sept grands formats de Philippe Cognée ornent les murs de l’église, comme une réponse à l’environnement extérieur, et à la relative austérité de l’église romane. Élancés, lumineux, les tableaux s’enracinent, frôlent l’abstraction et la surexposition : la peinture mélangée à de la cire est fondue par endroits, floue et vibrante. Comme la foi ? A.F.
La 49e édition du Festival de quatuors du Luberon s’est tenue dans les lieux les plus remarquables du Luberon, à commencer par l’abbaye de Silvacane et son cloître cistercien, accueillant un public plus qu’enthousiaste, pour des programmes alliant certaines audaces avec des valeurs sûres du répertoire.
Le 22 août, le Quatuor Bennewitz interprétait trois compositeurs tchèques, appelant le lourd tribut que le pays a payé à l’histoire. Viktor Ullmann, originaire de Bohème, juif converti étudiant à Vienne auprès de Schönberg puis composant à Prague, a beaucoup écrit avant la guerre puis à Terezin, dans ce camp vitrine où les nazis dissimulaient la Shoah par une pseudo vie culturelle. Son Quatuor n°5 composé en détention avant son départ pour Auschwitz où il fut immédiatement assassiné, comporte quelques passages atonaux au cœur de déchirements romantiques, et désolés. Même si le dernier mouvement veut relever la tête, par une note d’espoir majeur.
Erwin Schulhoff, juif, communiste, homosexuel, a également été tué à Auschwitz. Son Quatuor n°1, composé en 1924, relève cependant d’un autre contexte. Si on y lit des allusions au jazz, en particulier dans l’usage pincé du violoncelle, c’est la fougue qui domine, l’alto virtuose, les effets de timbre, dans une forme plutôt classique. Les solistes du quatuor excellent dans les difficultés rythmiques d’une partition qui, tout à tour, les met en vedette… Dans le Quatuor n°13 de Dvorak, c’est leur sublime cohésion d’ensemble qui émeut. L’adagio, un des sommets de la musique de chambre, a bouleversé une assemblée dont certains n’ont pas retenu leurs larmes, transportés par le génie mélodique de Dvorak sublimé par une interprétation où aucun phrasé, aucune nuance, ne sont laissés au hasard…
Compositrice aussi
Le concert du 24 août, conçu par le Quatuor Varèse, aurait pu pâtir de l’absence de Julie Gehan-Rodriguez, souffrante, et remplacée au pied levé par un Ramus Cornelius Hansen très à l’aise au second violon. Il n’en fut heureusement rien, et ce tout particulièrement sur la pièce la plus imposante du programme, le Quintette pour clarinette et cordes op. 115 de Brahms.
Peut-être car cette pièce, sollicitant la participation du clarinettiste Carjez Gerretsen – se produisant le lendemain dans son ensemble Polygones –, bousculait déjà le quatuor dans ses habitudes ? Lyrique à souhait, mais également porté par une pudeur certaine, l’opus bouleverse tout particulièrement par son sens de l’écoute, entre le clarinettiste et le premier violon de François Galichet, mais également avec les autres musiciens, capables de s’unir notamment sur le troisième mouvement à l’écriture très chorale.
Cette grâce toute mozartienne, dont le quintette sera évoqué en bis, aura parcouru tout le concert. De ce Quatuor opus 10 n°1 comptant parmi ses œuvres les plus matures et sophistiquées à ce très beau Brahms, en passant par le fascinant Strum de Jessie Montgomery. Une pièce évoquant moins l’Amérique d’aujourd’hui qu’une relecture contemporaine de musique folk : cordes pincées, sonorités modales, rythmes invitant tantôt à la danse, tantôt à la rêverie… Une écriture d’aujourd’hui, par une compositrice qui n’a plus besoin, comme Clara Schumann programmée également au festival, d’être cachée derrière un homme.
AGNÈS FRESCHEL ET SUZANNE CANESSA
Au programme
Quatuor Elmire Beethoven, Webern le 28 août, 18h30 Abbaye de Silvacane
Quatuor Adelphi Haydn, Britten, de Lassus, Mendelssohn le 30 août, 21h Église de Roussillon
Trio Karénine Clara et Robert Schumann, Jarrell le 31 août, 18h30 Abbaye de Silvacane
Quatuor Hernani R. Schumann, Webern, Brahms le 1er septembre, 18h30 Abbaye de Silvacane
1935. Dans un pays en pleine ébullition politique se croisent les destins de deux éminentes familles bourgeoises : les Naifer, conservateurs rétrogrades, et les Rassaa, libéraux et progressistes. Ces derniers confient l’éducation de leurs filles au jeune Tahar Haddad, intellectuel d’origine modeste connu pour son militantisme syndical et ses positions avant-gardistes, notamment en faveur des droits des femmes – un personnage historique tunisien bien réel à découvrir. Le précepteur idéaliste tombe amoureux de la plus jeune de ses élèves, Zbeida et souhaite l’épouser. Leur amour est réciproque mais le père de Zbeida refuse catégoriquement cette demande en mariage.
Il faut dire que Tahar n’a pas bonne presse dans le pays. Il vient de publier Notre femme dans la législation islamique et la société et prône des idées que même une famille moderne ne peut cautionner. Ali Rassaa oblige sa fille à épouser le fils d’un autre notable, Mohsen Neifer. Zbeida s’étiole dans ce mariage arrangé un époux auquel elle ne voue aucune passion et une belle famille aux mentalités réactionnaires contre laquelle elle est en conflit permanent. Zbeida prône la lecture, l’émancipation de la femme et les arts, sa belle-famille se confine dans un univers rétrograde. Jusque-là, rien que du classique.
Les femmes et les notables
Une nuit de décembre, une lettre, écrite de la main de Tahar pour Zbeida est découverte chez les Naifer. C’est le « désastre dans la famille des notables ». Lors des décennies suivantes qui entraînent le lecteur de la lutte pour l’indépendance jusqu’à la révolution de 2011, plusieurs membres des deux familles et leurs domestiques reviennent sur les répercussions de cette funeste soirée. Chacun des récits apporte un regard et un éclairage nouveau sur le drame de cette nuit-là, ce qui l’a provoqué et ce qu’il va entraîner. Le désastre de la maison des notables, finaliste de l’Arab Booker Prize en 2021 est le troisième roman de la Tunisienne Amira Ghenim, mais seulement deux sont traduits en français. Dans une écriture psychologique flamboyante et foisonnante de précisions, elle nous fait vivre, à travers ses personnages, l’histoire des combats pour les femmes dans son pays. Il s’agit aussi d’un réquisitoire implacable sur les notables, de Tunis certes, mais qui pourraient être ceux du monde entier, leur arrogance, leur mépris de classe et leur racisme.
ANNE-MARIE THOMAZEAU
Le désastre de la maison des notables, de Amira Ghenim Éditions Philippe Rey – 25 € Sortie le 22 août
Emma Fulconis, la fille du garagiste a grandi à l’Escarène, bourgade située dans l’arrière-pays niçois à mi-chemin de la mer et du Parc national du Mercantour. Elle aimait courir et galoper libre et sauvage à l’ombre des chênes et des pins, sous le regard du Collet du chat, du Mont Gardeiron, de la cime de l’Erbossiera ou du Farguet, se laissant porter par le vent de mai délicieux qui accompagne ses foulées, ses dernières foulées car avant l’été sa jambe sera massacrée.
Courir, bondir, c’était avant… Avant l’accident. La jeune fille est désormais bien vieille, âgée de sa blessure et de l’éternité des mois passés à l’hôpital. Elle qui fut une gloire locale et que l’on surnommait l’athlète, qui gagnait des compétitons en toute décontraction, est désormais particulière, douloureusement particulière. Elle ne cache pas sa jambe couturée « réduite à sa plus simple expression, la peau et les os, le tibia et la fibula, l’agrafe ». L’agrafe, c’est cet os que le chien d’un voisin a broyé en attrapant la jambe d’Emma Fulconis. Elle ne revoit pas bien la scène, elle ne voit pas le sang, elle n’entend pas le chien aboyer, ni grogner. La scène est étrangement silencieuse hormis ce que dit le maître du chien, ce qu’il gueule avec haine : « mon chien n’aime pas les arabes ».
30 m2 de mémoire
Arabes ? De quels arabes parle-t-il ? Sûrement pas d’elle, elle qui descend en droite ligne de François Fulconis dit Lalin, maître tailleur de pierre né à l’Escarène, chef barbet connu pour avoir été un leader d’un mouvement d’opposition à l’intégration du Comté de Nice à la France révolutionnaire. Hantée par la phrase du voisin qui assume le fait de ne pas avoir retenu son molosse, elle tente de comprendre ce qu’elle sait déjà, mais dont on ne parle pas. La jambe déchiquetée d’Emma va la conduire au Mémorial du camp de l’Escarène qui rend hommage aux familles harkis qui arrivèrent dans le hameau de forestage et y vécurent de 1963 à 1980, dans des masures de 30 mètres carrés. Qui étaient ces « supplétifs » de l’armée française, « traitres pour les Algériens et moins que rien pour les Français » ?
ANNE-MARIE THOMAZEAU
L’Agrafe, de Maryline Desbiolles Éditions Sabine Wespieser - 18,50 € Sortie le 29 août
Il y a 30 ans, au printemps 1994, avait lieu le génocide des Tutsis mené par les Hutus au Rwanda. Beata Umubyeyi Mairesse avait alors quinze ans. Elle et sa mère échappèrent au pire grâce à un convoyage humanitaire de Terre des Hommes, une ONG suisse. Avec d’autres enfants, elles franchirent la frontière vers le Burundi voisin, et gagnèrent ensuite la France. Il s’agit pour l’autrice de s’émanciper avec ce livre, d’une littérature romanesque.
Son premier roman en 2019, Tous les enfants dispersés, revenait sous une forme chorale sur cette terrible période. Cette fois-ci, elle choisit un récit pur, un témoignage à la fois autobiographique mais sans doute davantage collectif mené sous la forme d’une enquête de plusieurs années, à la recherche des sauveteurs (les humanitaires), des reporters de la BBC qui ont filmé, des photographes et des autres enfants convoyés. Ce qui est essentiel à ses yeux, c’est l’appropriation des faits et des événements par les victimes tutsies, la mise en œuvre d’un lieu à eux car ce sont le plus souvent des étrangers qui ont œuvré pour constituer une documentation du génocide, plus ou moins juste. L’écriture génocidaire de Umubyeyi Mairesse passe par des références : les textes de Primo Levi, d’Anna Langfus ou de Charlotte Delbo sur l’univers concentrationnaire et l’extermination durant la shoah – le titre et le propos du livre font écho au Kindertransport, opération de sauvetage d’enfants juifs d’Europe centrale vers l’Angleterre.
L’évocation strictement personnelle du sort des deux femmes tient en quelques pages. Entre avril et juin 1994, elles se cachent d’abord à leur domicile puis changent d’endroits, de cave en cinéma désaffecté… Elles survivent avec peu de nourriture et redoutent l’arrivée des génocidaires. L’adolescente se fait passer pour une Française car elle a la peau claire, et ce mensonge les sauve. Le parcours en camion jusqu’au Burundi se fait dans la clandestinité : il faut se cacher sous des tas de vêtements car Beata a dépassé l’âge de douze ans et sa mère est une adulte. On aurait peut-être aimé une plus grande force littéraire même dans ce cadre très documentaire. Mais sans doute la volonté de laisser parler les faits a-t-elle motivé l’écriture.
MARIE DU CREST
Le convoi, de Beata Umubyeyi Mairesse Flammarion - 21 € Sorti le 10 janvier 2024
Anjir, le narrateur, et Zal, amis depuis l’enfance, sont devenus amants. Cependant Zal a été contraint à un mariage avec une riche héritière. L’intrigue démarre quand une infirmière informe que Zal a été victime d’une agression, en compagnie d’un jeune homme. Anjir se sent trahi. Les souvenirs du premier baiser, de la complicité reviennent par vagues. Tandis qu’Anjir se lance dans une enquête pour découvrir l’identité de ce jeune homme et retrouver Zal qui a disparu, la très glamour cliente d’un hôtel, qui cache sous des dentelles sa pomme d’Adam, l’engage pour organiser une fête. Anjir observe ses manières et sa démarche pour apprendre à devenir la « nouvelle épouse » de Zal. Car il est de plus en plus résolu à commencer sa transition. Pour la financer il dérobe des bijoux aux invités. Le récit progresse de façon aléatoire, un événement appelant un souvenir, puis un autre. Méfiance et violence alternent avec quelques éclairs de poésie et même parfois d’humour.
Un univers désespérant, une langue crue
Malgré les menaces, Anjir espère que Zal et lui seront « des amants vivants » ; pour se protéger il se procure un flingue. Il faudra quitter Téhéran car « il ne s’agit pas de se faciliter la vie. Il s’agit de ne pas la perdre. » Sera-t-il exaucé ? Sinaki livre un portrait glaçant de son pays natal, des personnages cyniques y côtoient des femmes victimes comme la mère et la tante d’Anjir, l’une trahie, l’autre lapidée. La fin de l’intrigue tourne au thriller quand la femme de Zal et son amant entrent dans la course. Navid Sinaki nous laisse alors dans le trouble et l’attente.
CHRIS BOURGUE
Les larmes rouges sur la façade, de Navid Sinaki Le bruit du monde - 22 € Traduit de l’américain par Sarah Gurcel
Le cadre majestueux du toit de la Friche la Belle de Mai vaut à lui seul le déplacement. Mais le coucher de soleil se pare aussi d’une programmation musicale exigeante, toute la belle saison durant. Ce 23 août, honneur était donné à la Fiesta des Suds. L’occasion de revoir Sami Galbi, que nous découvrions un gros mois plus tôt dans le cadre des afters enflammés des Suds, à Arles. Helvético-marocain, Sami Galbi connaît un succès montant mérité, s’exportant de festivals en plateaux de télévision à l’international.
Lumineux, morderne, envoutant
Multi-instrumentiste, le jeune homme offre sur scène un prestation dont il est difficile de détacher oreilles comme yeux, arrachant même très rapidement au public des remous instinctifs. La musique de Sami mêle chaâbi, melhoun ou raï à des riffs électr(on)iques, qu’il joue, chante, danse et met en scène ! Seul, il fait le travail d’une formation complète, alternant guitare, clavier analogique, machines, et teintant le tout d’une voix si juste qu’on la dirait enregistrée. Le musicien sait donner aux musiques folkloriques de son enfance des atours lumineux, modernes et envoûtants. Une « bête de scène », qui attise la fougue de ses auditeurs de par un charisme joyeux et naturel. On parie sans grand doute que l’on n’a pas fini d’entendre parler de ce projet très complet.
La foule ayant presque totalement abandonnée la station assise put consoler le déchirement des au revoir avec Sami Galbi sur la sélection « tropicalorientale » de Selecta Will, digger issu du label Chinese Man Records bien connu des populations phocéennes. Un avant-goût très réussi de l’incontournable Fiesta des Suds, qui fêtera début octobre sa 33e édition.
LUCIE PONTHIEUX BETRAM
Concert donné le 23 août sur le toit de la Friche la Belle de Mai.
Ici, c’est Le Vigan au cœur des Cévennes gardoises, son cinéma Le Palace, Place du Quai (une adresse qui convient si bien au thème voyageur de la manifestation), La Chapelle des Orantes, le parvis de la Condamine, la salle Lucie Aubrac. Et Là-bas, ce sera cette année : Saint-Pierre-et-Miquelon, Le Cap vert, Cuba, Les Canaries, l’Islande, la péninsule antarctique, Madagascar, La Réunion, l’Indonésie … : un jeu de marelles sur les Océans.
Périples Pour cette 13e édition : 13 films et réalisations, une projection sous les étoiles, des invités (auteur(e)s, réalisateurs-trices journalistes, photographes…), 3 expositions, une balade littéraire, des ateliers d’écriture, des carnets de voyages, des concerts de fin d’après-midi. Un partenariat avec SOS Méditerranée qui propose à travers Bigger than us, le film de Flore Vasseur, relatant la lutte des jeunes Indonésiens pour rendre notre monde plus vivable, un message d’espoir. Une carte blanche au parrain du festival, Jean-Marie Montali, grand reporter qui présentera De De Gaulle à Macron, les gardiens de l’empire, son long métrage sur les rapports des Présidents de la 5e République avec les territoires d’outre-mer. Car l’île paradisiaque des mythes est un territoire aux enjeux politiques majeurs. Elle n’en demeure pas moins sujet d’émerveillement. On suivra deux marcheuses dans l’île de Santo Antao, (Cap-Vert à cœur ouvert, Cécile Clocheret), les fantômes écossais accrochés aux récifs (D’un rivage l’autre, Charles Potin). On explorera l’ancrage territorial des artistes islandais (Leurs Islandes, Nancy Tixier, Arthur Shelton). Ou encore, on vivra le périple d’une jeune Afghane dans La Vie devant elle de Manon Loizeau.
Sous les étoiles
Ouverture avec le film de Christophe Raylat : Miquelon, une île face au réchauffement climatique. Puis, après une étape à La Chapelle où la Catalane Anna Agusti Hontangas expose ses œuvres (Mes instants trouvés), rendez-vous au village gourmand pour un concert acidulé des Do Ré Minettes, suivi de la projection sous les étoiles du doc de Rémi TexierDes baleines, des tortues et des hommes. Fin des voyages sur des notes d’espoir : l’inventivité des hommes avec Mamody, le dernier creuseur de baobab de Cyrille Cornu et l’affirmation de soi pour une adolescente malgache qui découvre le rugby dans La Jeune fille et le ballon ovale de Christophe Vindis.
ELISE PADOVANI
Festival Là-bas vu d’ici Du 22 au 25 août Cinéma Le Palace et divers lieux, Le Vigan
Dans la continuité de son ouvrage Abondance et liberté, paru aux éditions La Découverte en 2020, Pierre Charbonnier publie un nouvel opus, Vers l’écologie de guerre, une histoire environnementale de la paix. Très documenté, il offre effectivement à lire plus un travail d’historien que de philosophe, sa discipline. En s’intéressant aux idéologies et à leur évolution, aux rapports de force entre nations, aux (dés)équilibres Nord/Sud, aux tensions entre l’Est et l’Ouest, à l’économie et la géopolitique, il montre bien à quelles inerties et résistance acharnée ceux qui se préoccupent de la dégradation climatique ont affaire. Même si selon lui, face à l’urgence, les cartes sont rebattues, le jeu reste régi par une mentalité forgée dans la foulée de la Seconde Guerre mondiale, lorsque les énergies fossiles ont assuré la structuration des relations internationales dans une stabilité relative, plutôt inédite à l’échelle de l’histoire humaine, et, en Occident, une tranquillité des populations biberonnées à la consommation. D’où la difficulté d’y renoncer. « La croissance, va-t-il jusqu’à avancer, a été un outil antifasciste et anti-totalitaire absolument merveilleux ».
Or, d’après le philosophe, il est temps de considérer de manière « réaliste » la menace existentielle que fait peser le carbone sur nos sociétés. Comme en temps de guerre, donc, quand réguler le marché devient tout à coup légitime. Les États reprendraient la main sur l’industrie émettrice de CO2, non par conviction humaniste, mais parce que ce serait la seule manière de continuer à préserver leur puissance. Il faudrait basculer d’une représentation du monde où le pétrole est l’autre nom du pouvoir, à une autre où il ne sert plus ses intérêts. Une thèse piquante, particulièrement au vu des derniers grands événements internationaux sur le climat, comme la Cop28 qui s’est tenue en Arabie Saoudite : les contradictions de notre époque se font de plus en plus flagrantes.
Et la biodiversité ?
Mais, même si elles trouvaient une source d’énergie « propre », permettant de remplacer les fossiles, nos civilisations de la démesure ne pollueraient-elles pas la planète de plus belle, la rendant malgré tout invivable ? Prendre en compte la biodiversité qui s’effondre est une nécessité, y compris dans son articulation au changement climatique (selon le rapport 2022 de l’IPBS*, la survie de l’humanité dépend de la coexistence avec 50 000 espèces sauvages). Or Pierre Charbonnier n’en touche mot. Si même ceux qui essaient d’avoir une réflexion de fond sur l’écologie ne s’en préoccupent pas, l’espoir continuera de s’amenuiser !
GAËLLE CLOAREC
* Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques
Vers l'écologie de guerre, de Pierre Charbonnier La Découverte - 23 € Sortie le 29 août