jeudi 6 novembre 2025
No menu items!
Plus d'infos cliquez ci-dessousspot_img
Plus d'infos cliquez ci-dessousspot_img
Accueil Blog Page 27

Coller contre les féminicides 

0

Depuis septembre 2019, dans les rues de Marseille puis de France et d’ailleurs, se multiplient les collages de messages en lettres noires majuscules, une par page blanche A4. Ils scandent de courts slogans percutants, « Aimer n’est pas tuer », ou décrivent en détails l’assassinat de femmes par leur compagnon ou leur ex. Leur but : déranger, rendre public, forcer les passants à se rendre compte de la fréquence et violence des féminicides, et à se poser la question de leur propre vécu, de leur responsabilité.

Ils sont devenus si familiers qu’il semblerait que les murs ont décidé eux-mêmes de se parer de ces cris de révolte. Il n’en est rien. Nous sommes la voix de celles qui n’en ont plus retrace l’enquête des journalistes Paola Guzzo et Romane Pellen sur ces collages, en un ingénieux roman graphique sans couleurs ni « rien de superflu » dessiné d’un trait sûr et efficace par Cécile Rousset.

Prenant appui sur leur propre expérience au sein du mouvement et sur divers entretiens de militant·e·s et spécialistes académiques, elles racontent l’initiative de la Marseillaise Marguerite Stern. Comment elle a réinventé ce procédé d’affichage pas si nouveau que ça, sa montée à Paris, la lutte qui devient collective… et la révélation de ses opinions transphobes. L’ex-femen, devenue proche des milieux d’extrême droite, a été exclue du mouvement qu’elle avait créé. 

Les débats du féminisme

Mais l’essaimage de groupes de colleureuses ne s’est pas ralenti, incluant les luttes contre d’autres violences, homophobes, transphobes ou racistes, travaillant parfois en mixité, en particulier avec des pères de victimes, incluant plusieurs générations. Le livre documentaire, dense, explique clairement les concepts et débats internes à un mouvement féministe bouillonnant et pluri-générationnel, comment l’exclusion des hommes cisgenres des actions de collages questionne, pourquoi remplacer le terme « colleuses » par celui de « colleureuses ». Il replace l’historique de ces collages dans l’histoire globale du féminisme dans l’optique d’initier un public extérieur à la lutte telle qu’elle se conçoit aujourd’hui, avec toutes ses nuances et son vocabulaire.

Les autrices exposent aussi l’hypocrisie d’un État qui arrête les militant·e·s et arrache leurs collages la nuit, mais les invite au Grenelle contre les violences conjugales. Elles parlent de l’importance de nommer les femmes tuées, de dire les chiffres réels, de sensibiliser et dénoncer. 94 femmes ont été assassinées par leur compagnon ou leur ex en France en 2024. Il n’est pas question de s’en accommoder.​

GABRIELLE SAUVIAT

Nous sommes la voix de celles qui n’en ont plus, Paola Guzzo et Cécile Rousset
Actes Sud - 24,90€
Parution le 27 août

Retrouvez nos articles Littérature ici

Histoire lisse

0

La démarche d’écriture d’Anne Berest est constante, s’inscrivant dans une quête autour des branches de son arbre généalogique, écrivant des « romans » qui s’inquiètent du vrai, cherchent des bouts d’archives, de mémoire. Elle comble les manques avec des entretiensavec ses proches, pour retrouver des pistes qui reconstruisent le récit familial, mais qui éclairent aussi des pans de ce qu’elle est, de ce qu’elle doit, au présent, à ses parents, à ses aïeux et à l’Histoire. 

La Carte postale était saisissant. Il tenait en haleine par son questionnement et son mystère, construisant un roman presque policier. Mais, surtout, il contenait des passages bouleversants sur les descendants invisibles de la Shoah, des pages où Anne Berest avait laissé couler le flot d’une émotion personnelle, d’un chambardement vécu, que tous les cabossés de l’Histoire pouvait reconnaître, et ressentir.

De père en père en fille

Dans Finistère, ces éclats ne surgissent pas. Le récit, chronologique, traverse plus d’un siècle d’histoire des Berest, de père en fils. Eugène père, paysan syndicaliste breton au début du XXesiècle, Eugène fils, étudiant breton doué parti à Henri-IV pendant l’Occupation, puis Pierre, fils d’Eugène fils et père d’Anne Berest, étudiant breton exceptionnel à Louis-le-Grand en 1968. Une histoire d’hommes brillants, sans accident, politiquement ancrés dans le progrès paysan ou la contestation sociale, voire la révolution. Mais avec lesquels l’identification est difficile. 

Malgré les journaux consultés, les paroles recueillies et la volonté de la narratrice d’entrer en contact avec ces hommes qu’elle a aimés ou peu connus, on reste comme à l’extérieur de leurs consciences de surdoué matheux, de latiniste exceptionnel, de père timoré, d’amoureux immédiat et d’époux peu commenté. Seule compte la transmission d’un don qui ouvre la porte des grandes écoles parisiennes, de l’élite intellectuelle. Celle qu’elle franchira à son tour, et qui n’est jamais effleurée par les difficultés communes – comment on trouve un travail, un logement, comment on paye les études de ses enfants…

Une histoire lisse qui finit par lasser, rehaussée par quelques pages féministes ou traversant la première marche des fiertés, le regret des liens qui n’ont pas pu être tissés, et une langue toujours fluide et rythmée. Parfois, trop rarement, abrupte comme les falaises du Finistère.

AGNÈS FRESCHEL

Finistère d’Anne Berest
Albin Michel - 23,90 €
Paru le 20 août

Retrouvez nos articles Littérature ici

Saga familiale et quête identitaire 

0

Attention, chef d’œuvre ! Dans Un monde nouveauJess Row dessine la vie de la famille Wilcox, juive blanche aisée de l’Upper West Side à New York. Dans cette tribu un peu berzingue, Il y a la mère Naomi, géophysicienne autocentrée, incapable d’exprimer des émotions et qui vient de quitter son mari pour son assistante de laboratoire. Il y a l’ex-mari, avocat désabusé – et ancien moine zen – qui traîne quelques casseroles professionnelles.Winter, la fille ainée qui milite dans une association d’aide aux migrants et cohabite avec Zeno, réfugié politique mexicain. Et le fils, Patrick, brillant physicien, qui vit à Berlin et travaille dans le milieu de la tech après avoir passé plusieurs années dans un monastère bouddhiste au Népal. Plane aussi l’ombre de Bering, la cadette, partie militer au côté des Palestiniens, en Cisjordanie où elle sera tragiquement assassinée par un sniper israélien à l’âge de 22 ans… 

En 2018, à l’approche du mariage de Winter, la famille doit affronter quinze années deconflits et de tensions inexprimées. En particulier le fait que Naomi, la mère, ait mis des années avant de confier à sa famille qu’elle était le fruit de l’adultère de sa mère avec unhomme noir. Cette révélation tardive avait impacté fortement tous les protagonistes et la famille s’était disloquée.

Des personnages et des névroses

Le roman se déroule durant ce moment de vérité où les masques tombent et les secrets de famille, nombreux, se dévoilent. Jess Row tisse avec un grand art, un récit complexe, en arborescence, multipliant les points de vue, retours en arrière et formats narratifs : dialogues, courriels, textos, mémos vocaux… Cette structure éclatée permet de confronter intimement chaque personnage à ses névroses, ses engagements politiques, spirituels et ses responsabilités familiales.

Il traverse les vastes questions contemporaines de notre époque fracturée : race et « blanchité », homosexualité, spiritualité bouddhiste, crise climatique, conflits israélo-palestiniens, migrations, inégalités sociales avec une acuité et une finesse remarquable. Un Monde nouveau est un roman ample, intellectuellement exigeant et émotionnellement riche. Sans doute l’une des plus belles surprises de cette rentrée littéraire

ANNE-MARIE THOMAZEAU

Un monde nouveau, de Jess Row
Albin Michel - 24,90 €
Paru le 20 août

Retrouvez nos articles Littérature ici

Toujours en prison

0

Comme dans son dernier roman Boxer comme Gratien (2023), Didier Castino jongle d’entrée avec deux points de vue pour mieux cerner un homme : celui d’Edouard Bonnefoy, récidiviste sous écrou, et celui d’un narrateur-écrivain, Hervé, qui a rencontré Edouard lors d’ateliers d’écriture qu’il animait aux Baumettes. Ce même Hervé, double de l’auteur,racontait déjà l’histoire de Gratien Tonna, le boxeur marseillais analphabète. Ici Edouard Bonnefoy, grand bandit mais pas parrain, qu’on pourrait situer entre Roger Campana et Francis le Belge, n’existe pas tout à fait dans le réel.

Brouillant avec brio les voix narratives et les époques, Castino écrit pourtant un récit au déroulement limpide, dont le pivot se situe en 2006, autour du jour où Edouard sera libéré de sa cinquième peine, la plus longue. Cinq ans sous écrou, sans voir les siens, exceptée sa mère. Racontant ce qui a précédé, les délits, les révoltes, la cavale ; décrivant sa vie sous écrou, les amis, les peurs, l’attente ; anticipant avec angoisse sa libération, les retrouvailles avec sa famille, et la peur de retomber malgré ses promesses.

Une histoire d’hommes

La deuxième partie du livre se situe après la libération, au moment de rendre des comptes et de renouer les liens avec son père, son fils, son frère. Ce qu’il fait, avec courage, dans une vie qu’il rebâtit, et qu’Hervé accompagne jusqu’à la fin, qui reste en suspens. 

Mais dans cette histoire d’hommes (97% des détenus sont des hommes) quelque chose manque, comme une explication de ce qui l’a poussé au crime : braquage, trafic, violence ? On ne va pas cinq fois en prison pour des délits anodins, même si Edouard précise qu’il n’y est ni pour viol ni pour meurtre. 

Cet Edouard, fils préféré, frère prodigue, père terrifiant, est raciste, homophobe et vote extrême droite, persuadé qu’il a droit à une autre vie, au luxe, à l’argent, au champagne, qu’il impose à ses proches au même rythme que ses détentions. Il est de fait enfermé dans ces limites bien plus que dans ses cellules successives. Pour toujours.

Est-ce que cela peut susciter chez les lectrices (67% des romans sont lus par des femmes) l’intérêt et l’empathie qu’Hervé éprouve ? Il laisse aussi paraître sa désapprobation d’homme de gauche, sans convaincre Edouard, toujours enfermé dans ses murs.

AGNES FRESCHEL

L’Application des peines de Didier Castino
Les Avrils – 21,10 €
Paru le 20 août

Retrouvez nos articles Littérature ici

Bourreaux en héritage

0

La réalité dépasse souvent la fiction. L’adage se vérifie dans cette histoire rocambolesque racontée par Matthieu Niango dans Le Fardeau. Après Mon vrai nom est Elisabeth dAdèle Yon (Éditions du Sous-sol), grand succès du début de l’année 2025, cette nouvelle enquête familiale s’annonce comme l’un des textes les plus palpitants de cette rentrée littéraire. Normalien, agrégé et docteur en philosophie, l’auteur met sa rigueur intellectuelle au service d’un récit où l’Histoire, la mémoire et l’intime s’entremêlent.

Tout commence par une révélation familiale : à 23 ans, le narrateur métis franco-ivoirienapprend que sa mère a été adoptée. En cherchant à reconstituer le puzzle de ses origines, il découvre l’impensable. Sa mère est née en 1943 dans un Lebensborn, une maternité créée par le régime nazi pour « produire » des enfants répondant à ses critères raciaux de pureté aryenne. Derrière cette naissance se cache une histoire que l’on croirait inventée : un grand-père officier SS, une grand-mère juive hongroise réfugiée en Belgique. De cette mosaïque de filiations, naît une question obsédante : comment vivre avec un héritage où se côtoient victime et bourreau, colonisé et colonisateur ? « Il y a dans mon sang du Noir, du nazi et peut-être du Juif ». 

Il n’y a pas d’immigration heureuse

Niango ne se contente pas de dérouler une généalogie inédite. Il entraîne le lecteur dans une enquête qui traverse l’Europe, des archives officielles aux souvenirs familiaux les plus ténus, explorant les zones d’ombre de la mémoire. Chaque page interroge la manière dont l’Histoire imprime sa marque sur les corps et les consciences. Mais si le titre évoque un poids, le roman ne se complaît pas dans la fatalité. Bien au contraire, il trace, dans ses derniers chapitres, une ligne d’horizon : celle de la libération, de la possibilité de se réapproprier son récit, et de le transmettre à la génération suivante, incarnée par la fille du narrateur.

Avec une écriture précise mais toujours vibrante, Le Fardeau dépasse le simple témoignage pour devenir une réflexion universelle sur la filiation, l’identité et la liberté, mais aussi sur le sentiment qu’il n’y a pas d’immigration heureuse. « On ne se remet pas d’avoir quitté les siens, ni de l’impression de les avoir trahis », écrit-il. On y sent à la fois la douleur de l’héritage et la force de l’affranchissement. À l’heure où les débats sur la mémoire et les origines traversent nos sociétés, Le Fardeau offre une réflexion singulière et nécessaire. On en ressort ébranlé et éclairé, conscient que les histoires les plus personnelles sont parfois les plus politiques.

ANNE-MARIE THOMAZEAU

Le Fardeau, de Matthieu Niango
Mialet-Barrault - 22 €
Paru le 20 août

Retrouvez nos articles Littérature ici

Voilà qu’ils accaparent nos marronniers !!

0

L’année scolaire va reprendre, le temps des marronniers, des poèmes d’automne, des feuilles qui jaunissent et s’amollissent dans la pluie tombée. « Tout l’automne à la fin n’est plus qu’une tisane froide », écrivait Francis Ponge. Après les canicules et les feux, attendons nous ces « ciels d’automne attiédis » que Verlaine désirait et redoutait pourtant ? Si pour nos enfants les premières fois vont se succéder, quels recommencements allons-nous vivre ? Combats, inondations, catastrophes, dissolution, interminable attente d’un gouvernement jusqu’à nous faire accepter le pire ? 

Un « marronnier », dans la presse, désigne un sujet bateau qui revient tous les ans, inchangé, que les journalistes tentent de traiter en renouvelant les angles. La rentrée des luttes syndicales et sociales est un marronnier courant de la presse de gauche, agrémenté de rentrée politique et parlementaire, et d’un peu de Fête de l’Huma selon la couleur de la gauche. 

Mais on n’y attendait pas la Une du JDNews. 

Attiser la peur

L’hebdo de Lagardère, sorte de fusion de CNews et du JDD magazine qui parait depuis le 18 septembre 2024, a aligné les couvertures explicites en 11 mois. Consacrées souvent à De Villiers  (quatre couv’ en un an, sur le Mémoricide, le Puy du fou, la Saga des Villiers avec deux de ses fils, ou Notre Dame, l’éternité française ). Pour l’international ? Laurence Ferrari qui dirige la rédaction choisit de valoriser la « Méthode Meloni » et pose une étonnante question rhétorique : « Trump, pourquoi ça marche ? » Quant aux sujets de société, ils se concentrent sur « l’ultraviolence des mineurs » et «  ceux qui veulent tuer l’enseignement privé ». Et se font force de proposition : « enfermons les OQTF à Saint-Pierre-et-Miquelon » (sympa pour les 6000 habitants).

D’autres Unes demandent aussi de rétablir le « contrôle des frontières » ou de refuser la loi sur « l’euthanasie ». En photo de couv’ les portraits de Retailleau, Wauquiez et Darmanin alternent régulièrement avec leurs modèles, Marine le Pen et Bardella.  

Ces couvertures, contrairement aux articles d’un journal qu’on n’est pas obligé d’acheter, s’étalent dans l’espace public et s’imposent à la vue des passants, travaillant clairement pour « l’union des droites » extrêmes en imposant des messages sans ambiguïté. 

Appropriation grossière

La Une du 17 août est plus surprenante. Au moment où l’appel du 10 septembre et le vote de confiance au gouvernement prévu le 8 septembre agrègent les colères du peuple – qu’il vote à gauche ou s’égare vers l’extrême-droite – cette couverture est clairement destinée à attirer le regard de ceux qui manifestent et des opprimés. 

Elle reprend tous les codes de la rentrée sociale que les journaux de gauche déclinent depuis des décennies. Une photo de manif. En gros titre Le Réveil des peuples, et une devise, Vive la liberté d’expression !,déclinée deux fois, sous le titre et au bas de l’affiche exhibée dans les kiosques. Sur le côté, le JDNews du 17 août souligne aussi la « colère des vignerons », etle mégafeu de l’Aude. Des accroches qui visent sans ambiguïté à attirer l’attention des classes populaires et à appeler à l’action, dans la rue.

« Plus le mensonge est gros, plus il passe » déclarait Goebbels, qui l’assortissait d’un « Si on répète un message assez longtemps il devient vérité ». L’entourloupe est grossière : la photo de Une est une manif anti-migrants anglaise, où les banderoles revendicatives se résument à des drapeaux nationaux. Le réveil des peuples ne se fait pas contre le capital, la casse sociale ou la crise climatique, mais contre « l’immigration massive ». L’imagerie de gauche, de lutte, est mise au service d’un refus de la circulation des peuples, et de la solidarité humaine. 

Rétablir les faits

C’est le système capitaliste qui est responsable de l’appauvrissement du peuple et de l’enrichissement des milliardaires. Pas l’immigration. C’est l’économie du profit qui est responsable du dérèglement climatique et les restrictions des financements publics qui sont responsables des mégafeux, pas les immigrés. C’est la baisse des cotisations sociales due aux délocalisations et au chômage qui sont responsables de la dette sociale, pas les abus des malades, des handis, des vieux ou des immigrés. Ce sont les 211 milliards de cadeaux sans contrepartie aux entreprises qui licencient et distribuent des dividendes record aux actionnaires qui sont responsables de la dette publique, pas les racisés et les pauvres. Les assistés du système et des gouvernements Macron successifs, ce sont les riches.

Reste à savoir, aujourd’hui, si l’extrême droite financée par les milliardaires français va réussir à faire croire qu’elle est l’alliée du peuple en tapant sur ses boucs émissaires favoris. Nous sommes tous les descendants de travailleurs étrangers.

AGNÈS FRESCHEL


Retrouvez nos articles Société ici

Roman d’initiation, miroir d’un pays

0

Avec Nos soirées, Alan Hollinghurst confirme son statut d’orfèvre du roman anglais. Lauréat du Booker Prize 2004 pour La Ligne de beautéfresque flamboyante dans le milieu gay du Londres des années Thatcher, l’auteur livre ici un récit ample, sophistiqué, qui traversesoixante ans d’histoire britannique, des années 1960 à l’ère post-Brexit.

Tout commence en 1968, lorsqu’un garçon de treize ans, Dave Win, fils d’une mère solo et métis d’origine birmane, obtient une bourse pour rejoindre la prestigieuse Bampton Schoolavant d’intégrer Oxford – où Hollinghurst a lui-même étudié – comme boursier. Invité un week-end au domaine des Hadlow, bienfaiteurs de sa scolarité, il découvre la distinction –apparente – d’un monde qui n’est pas le sien. Ce premier séjour est marqué par la bienveillance et la philanthropie de ses hôtes, mais aussi par l’ombre violente du fils de son âge Giles Hadlow, héritier imprévisible, méprisant et caractériel.

Chronique intime et politique

Hollinghurst déploie le fil des décennies : Dave, homosexuel dans une Angleterre pudibonde, devient un acteur reconnu, engagé dans le théâtre d’avant-garde, Giles politicien très trèsconservateur sera l’un des artisans du Brexit. Au-delà de leurs destins croisés, c’est toute une société qui se métamorphose sous nos yeux : fracture des classes, tensions raciales, émancipation sexuelle, celle de Dave mais aussi celle de sa mère qui décide de s’installeravec une autre femme Esme, ravages et séductions du pouvoir.

Dans une langue somptueuse souvent comparée à celle de Proust ou d’Henri James, l’écrivain capte chaque nuance dans les comportements, les non-dits des salons feutrés comme des loges de théâtre. L’humour acide affleure, la mélancolie aussi. 

Nos soirées est à la fois une chronique intime et un miroir tendu à ce pays qui, sous la surface des convenances, de la bien-pensance, se révèle traversé par les passions, l’injustice, le racisme et les désirs irrépressibles. Un grand roman de mœurs, un grand roman d’initiation. Un grand roman tout court.

ANNE-MARIE THOMAZEAU

Nos soirées, d’Alan Hollinghurst 
Albin Michel 24,90 €
Paru le 20 août

Retrouvez nos articles Littérature ici

Lignes de fuite

0

Qui pourrait davantage aspirer à la liberté que le fils, bâtard, d’un mollah violent dans un village afghan terrorisé par les talibans ? Après un prologue qui informe de son départ définitif vers Kaboul, la première partie du roman, écrite à la troisième personne, décrit sa vie d’adolescent au village : la terreur exercée par les talibans et par le mollah qui le maltraite, son éveil à la vie, le lien au monde qu’il construit grâce à sa radio, à son mentor l’ingénieur, à quelques livres, à la sexualité. 

La peur, la mort, la merde et leurs odeurs, la violence sont omniprésentes, la dissimulation aussi, le mensonge, les non-dits, de l’homosexualité de son seul ami à sa propre bâtardise. Avec virtuosité, l’auteur suggère ce dont le personnage prend peu à peu conscience, laissant les faits se dévoiler d’eux-mêmes, mêlant courts dialogues, points de vue interne et externe, éblouissement et brouillard. Le contexte historique est présent et discret, entre soldats russes et moudjahidines puis domination des talibans, jusqu’aux attentats du 11-Septembre et aux bombardements américains de 2001. Qui entrainent la libération de Kaboul et ouvrent aussi la possibilité de sa fuite vers la capitale. 

Ivresse, exil et culpabilité

La deuxième partie du roman, écrite à la première personne, diffère sensiblement. Il décrit une errance dans de longs flots de mots qui libèrent, disent franchement le refus de la religion et de l’emprise des pères. Avec deux comparses, deux fiers voyous, le jeune homme goûte à la jouissance. Constamment saoul, couchant avec des putes qu’il affectionne, jouant, volant, il reste tourmenté pourtant par ceux, et celle, qu’il a laissés derrière lui. Conscient de ses fautes et de sa responsabilité. Jusqu’à son nouveau départ, loin de Kaboul et de l’Afghanistan, dernier chapitre écrit dans un parallélisme étroit avec le prologue.

Roman d’apprentissage qui se réfère explicitement à Don Quichotte, Petchorine et Huckleberry Finn, Rattraper l’horizon est à la fois très afghan et très universel. Il dit, quatre ans après la nouvelle chute de Kaboul, l’échec d’une génération qui s’est enivrée mais n’a pas su construire un avenir politique, ni protéger les femmes, les homosexuels, les intellectuels. Khosraw Mani y raconte à la fois l’histoire de son père, qui a fui son village, et la sienne, exilé à Paris, fuyant Kaboul en 2013 et y laissant jusqu’à sa langue. Il écrit désormais dans une autre, étrangère, tout en gardant à l’évidence des rythmes poétiques persans. A-t-il rattrapé l’horizon ? 

AGNÈS FRESCHEL

Rattraper l’horizon, de Khosraw Mani
Actes Sud
Paru le 20 août

Retrouvez nos articles Littérature ici

Aristorock marseillais 

0

La scène rock marseillaise a une longue histoire, dense, riche, mais qui demeure assez confidentielle. Elle gravite depuis des décennies dans le quartier de la Plaine, du cours Ju et s’exprime dans quelques salles que sont la Salle Gueule, la Maison Hantée, l’Intermédiaire ou Lollipop, magasin de disques au référencement pointu, qui propose régulièrement des concerts pour les initiés. Parmi les stars rock’n rolleuses locales, Kino Frontera se situe entrès bonne place. 

Celui-ci a grandi à Marseille, dans une famille de musiciens. Sa mère, professeure de piano, lui forme l’oreille à la mélodie et à l’harmonie. Il en gardera le goût pour les compositions ciselées, sophistiquées, « glams » à l’image de ses premiers amours auxquels il reste fidèle, comme Roxy Music et David Bowie. À l’adolescence, Kino navigue entre claviers et cordeset multiplie les aventures musicales au sein de groupes marseillais comme Jet Courier avant de fonder les Lemon Cars avec Michel Basly (Cowboys From Outerspace).

Avec Twice Upon a Time (Closer Records), Kino se lance dans un projet solo mais pas tout seul. Le style Frontera, c’est la puissance, l’efficacité mélangée à la retenue, à la pudeur aussi. L’album conjugue des influences multiples : un rock énergique aux riffs affirmés, à la rythmique intransigeante, flirtant avec une esthétique trash comme dans les titres Follow me home ou Autumn mais n’y tombant jamais totalement, dansant avec élégance sur le fil d’unepop anglaise élégante et raffinée sur laquelle il pose une voix de velours ; une pop parfoisenjouée comme dans Normal boys ou flirtant avec les Stones dans What you see, titre sur lequel Jules Henriel, le charismatique chanteur et guitariste du groupe Parade, l’accompagneKino le dandy aime aussi les ballades – avec un ou deux « L » – poétiques, brumeuses comme I can’t stand umbrellas

Kino et sa dream team

Pour donner corps à cet album, Kino s’est entouré de piliers de la scène rock locale. Michel Basly, bien sûr, et Paul Milhaud alias Sonic Polo et cofondateur de Lollipop, viennent enrichir les guitares. Jean-Philippe Méresse (batterie) et Robert Lanfranca (basse) apportent leur fondation à l’édifice. Unn, chanteuse de Piédebiche est aussi de la partie pour les chœurs. Une dream team qui ne se contente pas d’accompagner mais contribue à sculpter la richesse sonore. La production signée Jearc (Local 54 Studio) apporte une patine new-yorkaise à un univers très british. 

ANNE-MARIE THOMAZEAU

Twice Upon a Time, de Kino Frontera 
(Closer Records)

Retrouvez nos articles Musiques ici

Hacker le greenwashing macroniste

0
Myriam Rabah-Konaté, Non-Noyées. Maya Mihindou

Le 15 août 2025, le collectif Politic Social Club publie une lettre ouverte adressée au invité•es et participant•es du festival, intitulée Dérèglement Politique, Agir pour le vivant, un festival qui gâche la forêt. Un appel au boycott qui dénonce un festival financé par un mécénat d’entreprises (Décathlon, Hermès…) participant activement à l’éradication du vivant.

Pourtant Mabeuko Oberty, Myriam Rabah-Konaté et Emma Bigé participaient ensemble le 25 août  à une performance autour du livre d’Alexis Pauline Gumbs, dont iels sont les co-traductrices : Non noyées, Leçon féministes Noires apprises auprès des mammifères marines. 

Plus tôt dans la journée, Emma Bigé, comme certain•es autres invité•es, avait déjà choisi d’altérer son intervention sur les écologies transféministes en lisant à la place un texte de soutien au Politic Social Club. L’après midi sur l’estrade de la chapelle Mejan, le public des éditions Actes Sud est invité à s’asseoir sur des coussins mous, des fatboys, des tapis, des chaises, partageant l’espace des performeureuses. La lecture de Non noyé•es.a été fragmentée, Myriam Rabah-Konaté interpelle directement l’auditoire, par une série de questions extraites du livre :

« De quoi avons nous besoin de nous souvenir, pour résister à l’oubli encouragé par la culture de la consommation et son temps linéaire ? » 

Le public, invité à fermer les yeux, digère ce qui vient d’être demandé.

 « Qu’ai je raté quand j’ai regardé le monde de haut en bas comme on me l’avait enseigné ? »

Ecoute du trouble

L’invitation à l’écoute est un  fil conducteur de la pensée d’Alexis Pauline Gumbs. Elle y interroge notamment les discours produits par une écologie de la surveillance et de la domination sur les mammifères marines, et prête une oreille attentive à ce qu’elles ont à nous apprendre. 

Et c’est une écoute du silence, du trouble et de la gêne qui ouvre la performance. Celle d’une écrasante majorité blanche, venue entendre « des leçons féministes noires ». 

« Sachez reconnaître quand il faudra dire non, sachez vous priver d’une chose aujourd’hui, cette semaine, cette année, toute la vie ».

Que faire, lorsqu’on est invité par un festival qu’on réprouve ? 

Il s’agit de reprendre l’espace, justement. D’utiliser ce rare moment de visibilité pour donner à entendre les contradictions du festival, explique Myriam Rabah-Konaté. 

Les questions suspendues, déposées, les trois performeureuses lisent collectivement, en canon, en échos, un extrait sur les dauphins tachetées d’Atlantique. Difficiles à identifier, elles ont été capturées, marquées, et malgré tout elles « ne sont pas populaires auprès de l’industrie du spectacle ». Artistes-auteurices et dauphins tachetées se posent la même question : « Comment perdre en popularité auprès de celleux qui veulent faire de moi leur esclave ? ».

Hacker l’évènement, transformer ce qui est censé être dit pour faire apparaître autre chose, c’est la pratique de désertion que les performeureuses avaient choisie. Mabeuko Oberty lit, entre traduction et réécritures, des extraits variées d’Alexis Pauline Gumbs, métraduits, détournés délibérément. Son caviardage devient un processus d’écriture poétique. Alexis écrit :« Écoutez, nous n’avons pas l’intention de crier, pour l’instant. ». « Écoutez, nous n’aurons pas besoin de crier », ajoute Mabeuko. 

NEMO TURBANT

Non noyé•es  a été détourné le 25 août à Arles dans le cadre d’Agir pour le Vivant, renommé Vagir pour le néant par le Politic Social Club 

Retrouvez nos articles Société ici