Zébuline. Voilà désormais trois ans qu’Avant le soir propose une programmation estivale à part dans le paysage marseillais. Comment vous est venue l’idée de ces rendez-vous en plein air ?
Renaud-Marie Leblanc. J’ai répondu en 2021 à la proposition de la Mairie des 1er et 7e arrondissements de Marseille, qui faisait suite aux confinements et couvre-feux successifs. Le monde de la culture et du spectacle vivant en était ressorti particulièrement affaibli, et nous cherchions des solutions pour proposer des spectacles accessibles répondant aux normes en termes de jauge. Nous voulions également travailler en « circuit court » : c’est-à-dire avec les artistes de la ville, qui sont nombreux, et avec des jeunes tout juste diplômés de leur école de théâtre. Les parcs se sont révélés des lieux idéaux – Labadié, Berthie Albrecht et Benedetti. Il s’agit de vrais squares, d’espaces ouverts, non captifs mais disposant d’horaires d’ouverture, parfaits pour reconstituer en extérieur la logistique d’une petite salle. Nous voulions toucher un public qui n’avait pas forcément pour habitude d’aller au spectacle. Et le fidéliser, créer un espace d’échange pour ce public qui s’est révélé particulièrement réceptif, nombreux et enthousiaste. Je voyais régulièrement des groupes de personnes échanger, se recommander tel ou tel spectacle, ou suivre les prologues proposés par les étudiants de l’Eracm [École régionale d’acteurs de Cannes et Marseille, ndlr]. en début de représentation. Voire même revenir pour les entendre, y compris sur des spectacles qu’ils avaient déjà vus. Un peu comme si ce rendez-vous théâtral tenait le même rôle qu’un feuilleton qu’on aime suivre à la télévision. La temporalité était d’ailleurs la même : les spectacles durent une heure et commencent à 18h30… Et les retours nous confirment qu’il s’agit d’une grande réussite, qui a considérablement désacralisé le geste théâtral et musical tout en le célébrant.
Ces rendez-vous quotidiens seront-ils maintenus sur cette édition ?
Absolument ! Conformément à cette tradition tenue depuis deux ans, deux jeunes comédien·ne·s – cette année, Athéna Amara et Joseph Lemarignier – écriront chaque jour un nouveau prologue, et le joueront avant le début du spectacle. Ils s’articuleront sur cette édition autour d’une nouvelle thématique : « C’était mieux avant (le soir) », qui leur permettra d’explorer tous les moyens possibles de refaire le monde. Une autre troupe venue tout droit de l’Eracm ouvrira le bal le 1er juillet (ainsi que le 7 juillet et le 4 août) : il s’agit de la compagnie Le Bain Collectif. Leur Édito s’écrira autour des thématiques sociales et politiques du moment, et se déclinera donc en trois versions différentes. Nous retrouverons également la compagnie La Paloma, qui était présente sur la première édition, sera de nouveau des nôtres les 11, 20 juillet et 17 août avec La Pluie, adapté du texte de Daniel Keene. Le Collectif Transbordeur, qui nous avait fait découvrir l’an dernier les témoignages de femmes atteintes du Sida, nous emmènera cette année vers l’océan Indien et les Caraïbes, les 21 juillet, 23 et 30 août. Après m’être attelé l’an dernier à la théorie de la relativité, ma troupe de Didascalies & Co s’intéressera avec Mirages du réel à la physique quantique, dans un dispositif similaire d’adresse au spectateur et de démonstration par l’humour – les 16, 21 et 24 août. Le Badaboum Théâtre nous rejoint avec Fahrenheit 451, adapté du célèbre roman de Ray Bradbury, qui sera joué les 26, 28 juillet et 22 août. Et la compagnie Soleil Vert, qui n’a pas son pareil pour scruter la poésie du quotidien et proposer un théâtre de recherche, promet de nous emmener elle aussi loin avec L’Extraordinaire n’aura pas lieu les 3, 8 et 10 août.
Cette année, Avant le Soir accueille également de la danse !
Oui, c’est une première et j’en suis très heureux. Je me suis intéressé, au vu de l’espace dont nous disposons, à des projets proches de la performance, qui proposent une réelle interaction avec le public. Les danses dédiées de la Compagnie des Corps parlants, données les 2, 3 et 8 septembre,sont ainsi inspirées des danses destinées au soin, contre la dépression, les petits et plus grands maux… Le Sinople, cette belle nuance de vert, sera célébré par l’association Promenade d’artiste les 3, 5 juillet et 9 septembre : la danse s’articule, comme souvent avec Gilles Viandier, autour du tissu et de son déploiement. Les projets musicaux seront également nombreux : Marion Liotard, Lucile Pessey et Mikhael Piccone proposeront un très beau programme de mélodies françaises – genre hautement sous-estimé à mon humble avis – les 24, 25 juillet et 18 août. Le violoncelliste Jean-Florent Gabriel s’est uni au chef cuisinier Louis Masson avec ce pari un peu fou : « cuisine-moi une suite de Bach ! ». Des verrines seront distribuées au public pour explorer ce mariage des sens les 17 juillet, 1er et 7 août. Des projets musicaux à la croisée des genres seront également à retrouver : le jazz urbain, free, mâtiné d’électro du Trio Bloom, qui se produira les 18, 27 juillet et 31 août ; mais aussi le Duo 38, union de la chanteuse d’origine vietnamienne Juliette Towanda et du guitariste argentin Gamal Darian, à retrouver les 10 juillet, 2 et 28 août.
La pièce d’Agnès Pétreau (compagnie Senna’ga) s’inscrit dans le cycle de travail artistique de la comédienne, metteuse en scène et dramaturge consacré au thème de la famille. Après Arsène et Coquelicot (Sylvain Levey), J’aime pas ma petite sœur (Sébastien Joanniez), voici 11 à table qui s’attache à ce début fascinant d’aventure collective qu’est une naissance… Chloé, à l’occasion de son élection au conseil municipal de Pontvermeil, se remémore ses débuts, en famille d’accueil. Une foule de personnages, tous interprétés avec verve et intelligence par Agnès Pétreau, émergent du flux des souvenirs qu’une narration tendre et humoristique rend particulièrement attachants. Une nouvelle pépite de la compagnie Senna’ga à savourer… Maryvonne Colombani
Du 12 au 29 juillet (14h45), relâches les 17 et 24
Cour du spectateur
06 28 67 09 82
Marseille mes amours
Les nostalgiques de l’opérette marseillaise seront comblés par ce spectacle espiègle qui joue au funambule entre les clichés joyeusement cultivés du beau ténébreux et de la spirituelle Miette. Vincent Scotto règne sur ce petit monde mené par Jean-Christophe Born (Compagnie Gaby Deslys) auquel se joignent les sémillantes Géraldine Jeannot et Lydie Peyrichoux. On s’attarde avec bonheur au Petit Cabanon pas plus grand qu’un mouchoir de poche, on joue à la pétanque, on goûte au Plaisir de la Pêche tandis que La Canebière nous entraîne autour du monde. Une bouffée de légèreté bienfaisante chorégraphiée par Sébastien Oliveros. M.C.
Du 7 au 29 juillet (12h50), relâches les 17 et 24 juillet
Notre Dame Théâtretheatrenotredame.com
J’ai raté ma vie de tapin en voulant faire l’acteur
Le metteur en scène Yves Penay (Compagnie du Refuge) s’empare du texte inédit de l’écrivain, dramaturge, compositeur, metteur en scène et comédien, Pierre Notte, Prostitutions. Le titre devient pour le théâtre J’ai raté ma vie de tapin en voulant faire l’acteur. Seule en scène, Cécile Fleury endosse tous les rôles (tapins, stars…) avec fluidité : un retournement, un passage derrière le rideau translucide qui laisse voir les changements de costume, et la transformation s’opère. Toute la gamme des émotions se voit incarnée, de la plus lumineuse à la plus trouble, de la plus cocasse à la plus désespérée, rythmée par la réitération de la fin tragique d’un personnage : la mort à soi, aux autres, le retour à l’art, la distanciation entre l’être et ce qu’il fait, les actes et les motivations réelles, s’orchestrent en une spirale qui s’achèvera sur l’image statuaire d’une chute d’ange baroque. Époustouflante de vérité, l’actrice transcende le texte, lui accorde une puissance allégorique. Le corps se fait idée, la vie prend son relief dans les mots, désespoirs de la chair et de l’âme qui débordent de l’enveloppe des phrases. Une claque théâtrale et humaine. M.C.
Une ambiance digne de L’Odyssée de l’espace inaugure l’entrée en scène d’Annabelle Sodi-Thibault (aussi aux compositions, arrangements et direction artistique), Ita Graffin et Morgane Touzalin-Macabiau, vêtues de « peaux de bêtes » et incapables de tout langage articulé. Les percussions sont découvertes, premier langage, avant l’apparition du piano en majesté… Les chants émergent de la narration, potache, ludique, drôle, dont les étapes sont marquées par l’évolution des costumes. Le répertoire abordé retrace toute une histoire de la chanson, se plaît aux bribes, passe d’un air à l’autre, virevolte entre les époques, s’attache au gospel puis au blues, se glisse dans les strass des comédies musicales, reprend les tubes de toutes les générations, depuis Belle comme le jour à Baby girl, Pour un flirt avec toi, Il me dit que je suis belle, J’aime les filles… Un jeu de séduction tisse sa trame cocasse avec le piano de Jonathan Soucasse, dont les improvisations ourlent de leur virtuosité les thèmes sans cesse en mouvement. Pas de fausse note dans cette folie musicale où s’articulent sans repos les modes et les tonalités. En un même mouvement se dessine une dizaine de chansons ! On voyage dans le temps et les lieux, voici Amsterdam de Jacques Brel, avant de s’évader en Italie, Felicita ! Les paroles se prennent de fantaisie, apportent une pizza à table… Le répertoire lyrique, même pas peur ! Mozart, Verdi, Offenbach, Bellini sont convoqués en extraits flatteurs avant de céder la place à Lady Gaga ou Beyoncé. On finit par Jolie Môme, en un doux clin d’œil à Juliette Greco… Et dieu créa le swing, titre le spectacle : peut-être. En tout cas, les Swing Cockt’Elles le servent avec brio. M.C.
Du 7 au 29 juillet (18h05), relâches les 11, 18 et 25
Les 3 soleils
les3soleils.fr
Iphigénie à Kos
Trois voix, trois cultures (Kala Neza, Chantal Raffanel, Maria Kakogianni par ailleurs à l’origine du texte), plongent dans les pensées d’une femme venue du Cameroun. Au large de la Grèce, en transit vers Samos et son camp de réfugiés, la future mère arpente l’île de Kos. Sur cette terre, foyer d’une culture millénaire et désormais « gare de triage » pour les exilés du sud, son exode dangereuse croise le dilemme d’Agamemnon. Pour complaire aux dieux et attiser le vent qui portera ses armées vers la cité troyenne, le roi des grecs sacrifia Iphigénie, sa fille. Des mythes d’autrefois aux intérêts d’aujourd’hui, perdurent des sacrifices plus ou moins consentis. Chaque époque suscite ses immolations, le constat se dessine au fil de ce vagabondage intérieur à travers l’Histoire et le temps présent. En dépit de son désir d’englober les calamités, au risque de verser dans le catalogue doloriste, Iphigénie à Kos, telle une méditation édifiante et érudite, se déploie en un oratorio qui se reçoit dans une attention recueillie. MICHEL FLANDRIN
Un soir, à Glasgow, Leïla accompagne Lee pour une virée dans un cimetière. L’échappée tourne mal et les jeunes gens s’enfuient plus au nord. Au cœur des highlands, le couple croise un chasseur solitaire : un secours ? Une menace ? La compagnie Il va sans dire continue à raconter des histoires. Mais, cette fois, à l’unisson de ses protagonistes fiévreux et désemparés, Lune Jaune ou la ballade de Leïla et Lee alterne faux semblants et ruptures de ton. À tel point que l’on en vient à s’interroger si cette folle équipée, ne serait qu’un voyage au centre d’une tête. En l’occurrence celle de Leïla (Marion Bajot). Tour à tour midinette ou furieusement exaltée, la jeune femme s’acharne à remplir les vides d’une adolescence, bien avare de perspectives. De la maladresse fragile à l’excitation extrême, la comédienne affiche une malléabilité émotionnelle souvent confondante. Fuite en avant chaotique ou odyssée d’un esprit chahuté, quoi qu’il en soit cette Lune Jaune se suit comme une captivante équipée au bout de la vie. Ou au bord d’un lit. M.F.
Du 11 au 26 juillet (16h15), relâches les 17 et 24
Théâtre l'Entrepôt
04 90 86 30 37
Atteintes à sa vie
Elle se nomme Anne, Anny, Ania, Anoushka… Elle voyage beaucoup. Elle est tour à tour scientifique, plasticienne, militante humanitaire, terroriste, star du X… On ne la voit jamais mais l’on parle d’elle sans cesse. Publié en 1997 par le dramaturge britannique Martin Crimp, Atteintes à sa vie dresse, en 17 tableaux, l’état des lieux d’une époque, à travers un kaléidoscope de la condition féminine. Bertrand Beillot, Paul Camus, Théodora Carla et Laetitia Mazzoleni unissent leurs talents respectifs : pour le violon, les langues étrangères, le chant (soprano ou baryton-basse) et le burlesque. Chacun se partage la parole au fil d’un récit, d’une démonstration et, par moment, d’une performance, autour de ce « personnage outil », à la fois mimétique et multifonction. Entre les mains des interprètes, des cubes virevoltent sous des lumières disco. Ce côté « show » accentue l’aspect musical de l’écriture, autant qu’il souligne l’ironie british de l’auteur. Plus de 25 ans après, Atteintes à sa vie n’a rien perdu en pertinence ni en virulence. Ça harangue, ça questionne et ça cogne, mais toujours en cadence et sans aucune faute de goût. M.F.
Du 7 au 25 juillet (12h20), relâches les 12 et 19
Théâtre Transversaltheatretransversal.com
Dans la mesure de l’impossible
Pour pallier l’annulation tardive des Emigrants mis en scène par Lupa, Tiago Rodrigues s’autoprogramme, geste contesté lorsque tant de metteurs en scène auraient aimé bénéficier ainsi d’une visibilité de neuf représentations au cœur du Festival. Mais ce choix s’explique sans doute davantage par des raisons financières que d’ego, Dans la mesure de l’impossible, création 2022, étant déjà produit, avec un calendrier de tournée très fourni. La pièce repose sur un travail subtil d’écriture, à partir des propos de travailleurs de l’humanitaire opérant en terrain de guerre, et confrontés quotidiennement à la violence et à la mort, à l’impuissance et à la colère. Vivant l’impossible. Recueillis lors d’entretiens qu’ils savaient destinés au théâtre, les récits des humanitaires en disent autant sur eux-mêmes, leur nécessaire et impossible résilience, que sur ceux qu’ils tentent de sauver. Anonymisés, dégenrés, universalisés puisqu’aucun lieu de conflit n’est cité, ces récits prennent aux tripes, portés par quatre acteurs magnifiques, une musique live battante, déchirante puis contemplative, et un décor en forme de tente de campement qui se déploie comme un ventre qui respire. Le monde se partage entre le Possible, les pays en paix, et l’Impossible, les régions en guerre. Tiago Rodrigues nous permet d’en prendre la mesure. AGNÈS FRESCHEL
Les habitués du Off connaissent la Cie du Grand Soir, forte de quelques jolis succès publics très politiques et très joyeux, « parce que l’humour c’est aussi politique ». Les spectateurs se sont compressés dans les salles durant trois années consécutives pour voir Cabaret Louise, spectacle sur la Commune et Louise Michel, et continueront sans doute de remplir le Théâtre de Notre Dame, comme depuis cinq ans, pour revoir Dieu est mort, diatribe contre l’idée de Dieu, mais aussi enquête pudique de Régis Vlachos sur son enfance et son passé de prof de philo. Au Théâtre des Barriques une création, toujours sur un texte de Régis Vlachos, toujours accompagné de Charlotte Zotto aussi convaincante en Bernadette qu’en animatrice télé. Mais cette fois Marc Pistolesi est avec eux sur scène et à la mise en scène, ce qui renforce clairement la théâtralité d’une compagnie qui aime le show et l’adresse directe. Jacques & Chirac s’inscrit dans un décor soigné, des archives qui dialoguent avec de la création vidéo, une danse virevoltante de changements de personnages et de costumes, des trouvailles de mise en scène délicieuses. Les trois acteurs s’en donnent à chœur joie, on rit beaucoup, et on se souvient des bourdes sympathiques d’un Président paradoxal, criminel en Afrique, vendant L’Humanité, auteur du « bruit et des odeurs » et de « This is not a method », dont ils font un rap endiablé. Qu’est ce qu’un président sous la Ve République ? Chirac qui ne fut pas le pire d’entre eux et demeure aujourd’hui un des plus populaires, était un monstre de duplicité. A.F.
Dieu est mort Du 7 au 29 juillet (12h50), relâches les 11, 18 et 25 Théâtre Notre Dame theatrenotredame.com
Jacques & Chirac Du 7 au 29 juillet (19h50), relâches les 11, 18 et 25 Théâtre des Barriques theatredesbarriques.com
Asmanti [Midi-Minuit]
La compagnie Hylel, emmenée par Marina Gomes, propose une petite pièce dansée aux Hivernales, répétée et créée à Klap, redonnée récemment au Festival de Marseille, provoquant de longues standing ovation au Théâtre de la Sucrière, au cœur des quartiers Nord de Marseille. Asmanti [Midi-Minuit] met en scène le quotidien des jeunes des quartiers délaissés. Qui parlent, dansent – du hip-hop bien sûr –, s’ennuient, font le guet, rient, désoeuvrés et solidaires. Partagent une chaise et un banc, n’ont visiblement rien à faire que de peupler l’attente, secoués de tensions qu’ils rengainent. Puis vient la nuit et tout se durcit, devient tragique, et les regards jusque-là amusés et rebelles accusent, fermés et durs, une société qui les cantonne et les méprise. Les bras ouverts pour enlacer le vide se tendent, durcissent et les poings surgissent, soulignant les regards acérés comme des couteaux.Les exploits dansés se succèdent, sans démonstration cependant, loin de l’esprit d’une battle, tenant un propos clair : la jeunesse des quartiers pauvres subit de plein fouet une violence quotidienne meurtrière, et les préjugés exercés à leur égard. Ceux d’Avignon devraient y venir voir… A.F.
Harry Salem, dit Henri Alleg, est mort il y a tout juste dix ans. Juif fuyant à Alger en 1939, militant communiste dès lors, directeur du Républicain d’Alger interdit en 1955, il est arrêté en 1957, quelques jours avant Maurice Audin, et torturé par les militaires français de la 10e division parachutiste.La Question est le récit, insoutenablement précis, de ces jours de torture. Récit écrit clandestinement dans sa cellule, remis à son avocat, passé sous le manteau, tapé par sa femme à Paris, publié en 1957 par Jérôme Lindon, interdit aussitôt par la censure française. Publié à nouveau en Suisse, le livre contribua grandement à la prise de conscience de la torture exercée en Algérie.Ses phrases courtes, directes, écrites en économisant son papier et son bout de mine, sont d’une force littérale et littéraire foudroyante. Les tortionnaires se réfèrent constamment à la Gestapo, et reproduisent les sévices de la baignoire, de la gégène, de l’électricité qui traverse le sexe, la nuque, jusqu’à la perte de conscience répétée. Stanislas Nordey met toute sa puissance d’acteur dans l’incarnation, sans filtre, d’Henri Alleg. Racontant parfois, vivant souvent, les faits, l’effroi, la conscience politique allumée aussi longtemps que la conscience physique le permet, comme un rempart à la folie. Un de ses plus grands rôles, tout en retenue et sobriété, qui n’atténuent en rien l’horreur de l’histoire, et le constat paradoxal de l’abjection et de la grandeur humaine. A.F.
Du 7 au 26 juillet (16h30), relâches 13 et 20 juillet
Théâtre des Hallestheatredeshalles.com
Le Malade imaginé
L’Agence de Voyages imaginaires reprend son Malade imaginé, qui concentre le savoir faire si particulier de la compagnie. Philippe Car et Valérie Bournet savent comme personne faire naître l’âme de certains textes classiques en les revisitant de leur esprit teinté de commedia, de marionnettes, de nostalgie, d’irrévérence, de musiques… et d’amour du théâtre. À partir d’un fauteuil et de costumes ils font naître la vie, puis la mort. Celle qu’Argan redoute, celle de Molière qui joua là son dernier rôle, et le souvenir de ses comédiens et comédiennes, spectres qui passent d’un personnage à l’autre comme on enfile des gants. C’est grave, un peu, jouissif, beaucoup, et virtuose. À voir et revoir (ils l’ont beaucoup joué !) sans modération. À partir de 8 ans. AGNÈS FRESCHEL
Du 9 au 19 juillet (15h30), relâche le 13
Théâtre des Carmestheatredescarmes.com
Le temps retrouvé
Le dernier volume de La Recherche, comme disent les familiers de Proust (personne ne dit Marcel), est celui qui plus que tous les autres s’écrit à une voix, comme si la maladie qui a séparé le narrateur de ses mondes, d’un « côté » ou de l’autre, avait aussi fermé la multiplicité des points de vue possibles. Tous les personnages ont vieilli et paradoxalement le poids du temps est aussi pour le narrateur une libération, celle du passé, de l’anamnèse, de l’attachement. Xavier Marchand, metteur en scène de la compagnie marseillaise Lanicolacheur, aime les idées presque autant que les mots. Il sait, en tant qu’acteur, transmettre avec finesse les subtilités littéraires. Nul doute que, avançant en âge, ce dernier volume de La Recherche ne le traverse au plus fécond et au plus intime ! A.F.
Publié en 1994, L’Écriture ou la vie est à la fois un exorcisme et une révélation, un premier et un dernier geste d’écriture, le premier pas, le seul, d’une résilience rendue possible, au fil du temps, par un équilibre subtil entre la mémoire et l’oubli.En 1945 George Semprùn, de retour des camps de la mort, après avoir croisé le regard d’effroi d’un soldat américain devant des monceaux de cadavres, a compris qu’il a vécu sa mort, qu’il ne fait plus tout à fait partie des vivants, et qu’il ne pourra plus écrire, sinon au sujet de cette « mort vécue ». Il lui faut choisir L’Écriture ou la vie, et seule Lorène saura lui montrer, plus de 45 ans plus tard, que pour vivre il doit justement l’écrire, cette mort, et s’en affranchir en l’affrontant.Témoignage incontournable de la Shoah, le récit de Semprùn est aussi un magnifique traité d’écriture, d’autobiographie, de mise en récit du réel.Il est porté à quatre voix par Jean-Baptiste Sastre,Caroline Vicquenault, Geza Rohrig et Hiam Abbass, dans une production du Théâtre Liberté, scène nationale de Toulon. A.F.
Du 7 au 26 juillet (11h), relâches 13 et 20 juillet Théâtre des Halles theatredeshalles.com
Certes, la liste des œuvres écrites pour la mandoline est impressionnante, mais rarement sont jouées celles qui mettent face à face une mandoline soliste et un grand orchestre. Le dernier CD de Vincent Beer-Demander accompagné du somptueux Orchestre national de Cannes sous la houlette de Benjamin Levy, Mission Mandoline, scelle l’harmonie de ce mariage délicat entre ce « violon que l’on joue sans archet » (Claude Bolling) et une formation orchestrale.
Une sensation de liberté émane de cet ensemble dès l’accord initial quasi à l’unisson qui ouvre l’écoute. Sept pièces du compositeur Nicolas Mazmanian débutent cette fête auditive. Un Tango aux accents lyriques, une Nostalgia qui s’enroule autour de thèmes cinématographiques, esquisses rêveuses ourlées de réminiscences… les respirations amples de l’orchestre répondent aux trémolos de la mandoline et ses mélodies en épure. La vie se colore (Vida Coloreada), la mandoline devient percussive en échos aux traits scandés de l’orchestre, puis les variations sur le célèbre thème de Lalo Schifrin, Mission impossible (clé du titre du CD !) viennent dessiner le grand écran des salles obscures pour que la musique d’Il Padrino (Le Parrain) de Nino Rota orchestrée par Christian Gaubert (qui a, de même que Nicolas Mazmanian, composé un superbe album en collaboration avec Vincent Beer-Demander).
La mandoline fait son cinéma
Les œuvres écrites pour le mandoliniste par les grands compositeurs de notre temps, séduits par la virtuosité et l’expressivité de l’instrumentiste, se succèdent, évocateur Concertino de Claude Bolling, délicieux Caprice de Vladimir Cosma dédié à la virtuosité inventive de l’interprète avec arpèges et trémolos-staccatos hallucinants, Concierto del sur en trois mouvements de Lalo Schifrin, délicatement narratif, Serenata Passagliapour mandoline et cordes d’Ennio Morricone (partition jamais publiée à ce jour) qui prouve que « sa musique a un intérêt en dehors des yeux », explique le compositeur. Le Concerto pour mandoline de Jean-Claude Petit s’emporte dans des élans fougueux qui ne sont pas sans rappeler ceux écrits pour Cyrano de Bergerac. Paysages emportés dans lesquels l’oreille se love avec délices.
MARYVONNE COLOMBANI
Mission Mandoline, Vincent Beer-Demander / Orchestre national de Cannes / Benjamin Levy, chez Label Maison Bleue
Âgés de 18 à 23 ans, les danseurs sont époustouflants de technique, de virtuosité et, plus encore, de qualités d’interprétation. Dans un double programme signé Nadav Zelner et Marco Goecke, ils ont su passer de la joie à la souffrance avec une évidente conviction.
Sémillante et fantastique
Dans Bedtime Story, Nadav Zelner entraine la troupe dans une « farce » aux confins de l’enfance, infusée de ses propres rêves, quand alors tout devient possible. C’est ainsi que, de saynètes en saynètes plus volubiles les unes les autres, la danse les propulse dans un va-et-vient constant de postures arc-boutées, d’arabesques, de mouvements ondulatoires et souples, de performances quasi acrobatiques, régulièrement entrecoupés de gestes anguleux et saccadés. L’ensemble en osmose avec les musiques arabo-andalouses et les percussions nord-africaines choisies par le chorégraphe dès la naissance de la pièce, la musique lui donnant « l’impression d’être dans un rêve plein de liberté et d’espoir »… En vingt minutes chrono, ce bouillonnant opus qui mêle successivement soli et danses d’ensemble, leur fait vivre des instants magiques à la frontière de la pantomime et du clown, et joyeux comme le sont les farandoles et autres rondes carnavalesques.
Place à la retenue
Changement de registre avec The Big Crying de Marco Goecke écrite peu après la mort de son père. Dès les premières minutes, l’intensité dramatique qui les nourrit et les enveloppe nous saisit. La douleur liée au deuil les habite totalement, ressurgissant dans la fébrilité des mouvements, comme une sorte de fuite permanente : les vibrations intérieures font trembler les corps qui se déplacent rapidement, dans un frémissement continu. Marco Goecke parvient à injecter ses émotions jusque dans leur chair, sur leurs visages, dans leurs cris assourdissants, mais dans un jeu minimaliste : ici, place au « peu », à la retenue. Le sautillement mais pas la convulsion ; la souffrance mais pas la violence. Du grand art.
MARIE GODFRIN-GUIDICELLI
Le Nederlands Dans Theater a été accueilli les 22 et 23 juin à Châteauvallon, scène nationale d’Ollioules.
Le design durable est au cœur des préoccupations des designers contemporains qui multiplient les pistes de recherches, les expériences techniques, les inventions artistiques. Seconde nature, pour un design durable conçue par le Centre Pompidou, le Centre national des arts plastiques et le Mobilier national restitue leurs réflexions à travers un parcours thématique et 150 œuvres produites par cinquante designers internationaux.
Savoir-faire vernaculaire et innovation technologique
Dans la lignée de Viktor Papenek qui, dès 1971, prônait un design responsable, nombreux sont ceux qui, depuis, font du recyclage le fil rouge de leurs créations. Objets promis au rebut, déclassés, matières polluantes, résidus sont les matériaux de prédilection pour réinventer un autre mode de vie et de consommation. Tels les Pouf digestion de Matali Crasset composés des célèbres sacs Tati en polyéthylène et mousse polyuréthane ou les tiroirs endommagés réutilisés par Tejo Remy dans les années 1990. À l’opposé de cette tendance, l’usage de matières naturelles revient en force comme le Banc Gardening de Jurgen Bey en copeaux d’écorce de résineux, le Banc animali domestici d’Andréa Branzi en branches de bouleau. Et, plus explicite encore, la section « Paysages de l’écodesign » mise en scène par Arthur Hoffner (lauréat du prix du public Design Parade Hyères en 2017) à la manière d’un musée ethnographique où le design devient le porte-parole de la valorisation globale des productions locales. Car la lame de fond qui sévit actuellement, est, justement, le rapprochement entre le savoir-faire artisanal, la nature et l’industrie toujours prompte au marketing. Ce qui suscite notre réserve, d’autant que l’exposition a recours au plastique transparent pour des cartels illisibles et à des climatiseurs dans chaque salle…
MARIE GODFRIN-GUIDICELLI
Seconde nature, pour un design durable Jusqu’au 5 novembre Divers lieux, Toulon hda-tpm.fr
Depuis qu’elle photographie, la danse, les concerts, le sport, Agnès Mellon s’approche de la peau, jusqu’au grain, et fragmente les corps, le mouvement, comme si voir de trop près rendait tout flou et incertain. Et Chrystèle Bazin l’accompagne, mettant des mots sur ces maux, ceux des sujets photographiés, emmêlés eux aussi des bruits de la vie et de nappes sonores.
L’exposition Réalité(s) s’attache au quotidien des personnes atteintes de schizophrénie, et de leurs « proches aidants ». Visages superposés pour n’en former qu’un, corps découpés qui s’étirent en bandes, fantômes métalliques, questions posées qui s’effacent, plaques de plomb qui s’impriment, textos infinis qui harcèlent en période de crise, la douleur déchire les visages, se cache dans des boîtes, demande des pauses.
Agnès Mellon, proche aidante, pose des questions essentielles : pourquoi dit-on « il est schizophrène », réduisant les malades à leur maladie quand on peut dire, comme lorsqu’on a un cancer ou une rougeole : il a une schizophrénie ? La fiction sonore de Chrystèle Bazin évoque également le délaissement social, la difficulté du suivi médical, la peur systémique des altérations mentales, le manque d’accompagnement des proches aidants.
Le travail plastique et sonore superpose les techniques et les matières dans une fluidité qui restitue le sentiment d’unité des consciences fragmentées. Et c’est en approchant les visages, en ouvrant les boites, en écoutant les objets que l’on comprend la portée thérapeutique de cette exposition : les fantômes n’existent pas, les voix intérieures sont une illusion, seuls les déchirements qu’ils provoquent dans les êtres sont réels.
Tables rondes tous les jeudis à 19h avec des psychiatres, des psychologues, des proches aidants, des artistes, autour des dispositifs innovants en santé mentale, de l’accompagnement des pairs, de la notion de « rétablissement » plutôt que de guérison.
L’obscurité est habitée de sanglots et de plaintes. Les lampes électriques de trois hommes nous font découvrir une cave de béton dans laquelle est allongé un homme dont on ne voit pas le visage. Très vite, on comprend que ce dernier est prisonnier, sans rien savoir de lui, ni son nom, ni sa nationalité, ni même son histoire. Et pourtant les trois frères sont unanimes : il n’est pas le bienvenu. Ils sont en désaccord sur quoi faire de lui : le tuer, le laisser partir ou le faire souffrir une dernière fois. Mais, pourquoi le supplicier ? Pourquoi est-il venu ? Pourquoi ou « warum » en allemand : un adverbe qui revient tout au long d’un spectacle dans lequel on entend aussi du russe, de l’ukrainien, de l’anglais… Le langage est au cœur de la pièce, les livres aussi, comme une mise en abîme. Et leur incapacité, parfois, à dire ce qui est. Comment raconter la guerre ? C’est un peu comme tenter de narrer une pièce de Shakespeare à une morte, semble nous répondre le metteur en scène russe. Sans compromis, mais en maniant avec force les subtilités de la métaphore théâtrale, Kirill Serebrennikov nous plonge dans un monde où les vieux enterrent les jeunes, les épouses touchent de l’argent quand les maris meurent, les soldats sont assassinés pour avoir refusé de tuer l’ennemi… Est-ce de la folie ? Plutôt l’expression de l’inqualifiable.
Un démon en lunettes de soleil
Portés par la peur, la rage, le manque, les personnages ne savent même plus à quoi ressemble le monde d’avant la guerre. Avant l’arrivée des « libérateurs », comme cet homme désormais à leur merci. Le grand-père le martèle : il n’y a rien à dire, rien à comprendre. On finit par s’habituer aux infamies. S’inspirant librement d’une nouvelle de Nikolaï Gogol, cette pièce sonne comme un écho troublant à la guerre qui se déroule en Ukraine, aux douleurs qui tiraillent des innocents de chaque côté de la frontière comme au désir de fermer les yeux sur l’horreur. La légende dit que regarder le Wij ouvrir les yeux, c’est prendre le risque d’être foudroyé par la peur. Sur scène, le Wij, démon de la guerre en lunettes de soleil, fait le show l’air de rien, impose son rire cynique aux spectateurs avec une autorité sans alternative, sorte de version expresse de l’expérience de Milgram. Le rire sauve. Mais les vivants seulement. Pour les morts, c’est une autre histoire. Sur scène, ne restent que des morts, longtemps morts-vivants, leur récits, enfin libérés nous le confirment. La conscience humaine s’est évaporée dans l’enfer de la guerre depuis longtemps, le Wij peut ouvrir ses yeux sans danger. Nous ne saurons pas le nom du prisonnier, un bourreau qui a obéi aux ordres lui aussi, se laissant aveugler comme tant d’autres. Il se contente de citer Shakespeare : « Mon nom m’est odieux ». Malgré sa brutalité, Der Wij est un formidable acte de résistance politique par le metteur en scène et cinéaste russe, exilé à Berlin depuis un an. Et démontre qu’en temps de guerre, l’humanité toute entière est prisonnière de ses contradictions et exilée de sa propre vie.
ALICE ROLLAND
Der Wij a été donné les 16 et 17 juin dans le cadre du Printemps des Comédiens, au Domaine d’O, Montpellier.
Voici donc le troisième volet de la trilogie de François Gremaud sur les grandes figures féminines tragiques. Le fondateur de la François 2bcompany à Lausanne avait déjà exploré avec brio le destin théâtral tragique de Phèdre et l’amour impossible chorégraphié de Giselle. Au tour de la flamboyante Carmen d’être au cœur d’une de ces conférences survoltées dont le metteur en scène suisse a le secret. Carmen fait partie de ces héroïnes que tout le monde connaît sans pour autant pouvoir raconter son histoire de manière précise. C’est la pétillante Rosemary Standley, mémorable chanteuse du groupe Moriarty, qui est chargée d’en être la conteuse. Dans Carmen. « avec un point à la fin» elle raconte l’histoire de l’opéra-comique, sa création par George Bizet qui devait produire « une chose gaie », son ambiance hispanisante fantasmée, mais aussi le scandale de cette adaptation de la nouvelle éponyme de Mérimée qui deviendra bien plus tard l’opéra français le plus joué au monde.
Une Carmen post-#metoo
Les anecdotes croustillantes côtoient un récit détaillé des trois actes de la pièce ainsi que de nombreux extraits chantés par l’artiste franco-américaine, laquelle réussit l’exploit d’incarner tous les personnages du spectacle (même les hommes !) d’une voix aussi juste que mélodique, accompagnée par un quintet féminin de premier choix. Certes, la chanteuse n’est pas toujours à l’aise en comédienne, mais on lui pardonne volontiers, tant son énergie et sa musicalité nous donnent l’illusion d’assister à la première représentation de Carmen le 3 mars 1875 donnée au théâtre de l’Opéra-Comique. Le récit tout en digressions nous révèle une bohémienne incandescente qui répond aux hommes sans vergogne, ce qui lui vaut d’être rapidement traitée de « démon » par ces derniers. Notamment Don José, qui tombe amoureux d’elle à l’insu de son plein gré et sera celui qui lui ôte la vie selon un scénario digne d’une tragédie grecque. Car c’est bien connu, c’est toujours de la faute des femmes, ces choses-là. Par le jeu de la conférence, Rosemary Standley met en garde le public féminin : « Ne vous laissez pas faire ! ». Car la liberté a des limites, celle des femmes ne devrait pas s’arrêter au désir des hommes. À défaut de réécrire une fin heureuse, ou du moins plus libre pour Carmen, on ressort de la représentation avec un petit livret contenant l’intégralité du spectacle. Et la conviction que la belle – et intelligente – bohémienne est à la fois martyre et figure de liberté dans notre monde post-#metoo.
ALICE ROLLAND
Carmen. a été donné les 16 et 17 juin, dans le cadre du Printemps des Comédiens, au Domaine d’O, Montpellier.
Pour comprendre le titre de l’exposition Les couleurs de la Paix, il faut se plonger dans l’histoire d’Anselme Boix-Vives (1899-1969), aujourd’hui considéré comme un artiste majeur de l’art brut du XXe siècle. Et pourtant, rien ne prédestine à une carrière artistique le petit garçon né en Espagne, qui garde les troupeaux au lieu d’aller à l’école et d’apprendre à écrire. Vient l’exil, la France, la Savoie plus précisément, où il devient marchand de primeurs. C’est sur cette terre d’accueil qu’il développe son commerce, se marie, fonde sa famille. Une vie faite de hauts et de bas du quotidien d’un commerçant raisonnablement prospère, porté par une utopie pacifique incroyable : en 1926, cet analphabète idéaliste décide de rédiger un ambitieux plan destiné à faire régner la paix dans le monde, resté sans réponse. Anselme Boix-Vives en fera pourtant plusieurs versions, dont la dernière est rédigée en 1961 avec l’aide d’un de ses fils, Michel, s’intitulant ambitieusement « Plan financier d’organisation mondiale – La paix par le travail ». Ses espoirs inassouvis ne l’empêchent pas d’être un homme enthousiaste à la forte personnalité, il lui arrive même de chantonner la paix aux clients qui passent. Arrive la retraite en 1962, sa femme est décédée, ses enfants sont grands. Encouragé par Michel, qui a embrassé la cause artistique depuis un moment, il donne enfin libre cours à une créativité picturale inattendue. Il peut enfin dessiner ce qu’il ne sait pas écrire. Dans un tourbillon de formes et de couleurs, le jeune retraité créé plus de 2.400 tableaux et dessins en à peine sept années. Le tout depuis sa cuisine, télévision et radio allumés pour rester connecté au monde, souvent sur des cartons récupérés à droite et à gauche en utilisant des invendus de peinture Ripolin. Du jamais-vu.
De son vivant, les œuvres d’Anselme Boix-Vives trouvent rapidement un public, même André Breton s’intéresse à son travail comme à ses idéaux. Mais c’est après sa mort que des hommages artistiques conséquents lui sont rendus, dont une grande exposition au musée d’Uppsala en Suède en 2019. Sous le commissariat de Christian Noorbergen, cette exposition au musée d’Art Brut de Montpellier emprunte à la riche production du peintre en y ajoutant des pépites inédites, soit une trentaine de pièces appartenant à deux de ses petits-enfants, Julia et Philippe Boix-Vives. On y découvre un monde imaginaire aux inspirations lunaires qui ne cherche pas à copier le réel, mais puise dans des sources beaucoup plus profondes, autrement plus primitives. De celles qui traversent les âges sans difficulté. Une œuvre rayonnante, baignée d’une candeur touchante. « Il peignait comme un enfant », glissent avec affection ses petits-enfants tout en reconnaissant ne jamais avoir été effrayés par les formes parfois incongrues de ses figures. Difficile de ne pas savourer les titres des tableaux : Tigre lunaire, Le Dahu, Cirque lunaire… ou encore Arbre solaire et son gardien, une toile lumineuse dans laquelle un personnage aux grands yeux cernés garde solennellement un arbre sacré qui emplit le cadre de sa végétation colorée. On pourrait y voir l’autoportrait d’un homme qui s’est donné pour mission de protéger l’humanité. À défaut de le faire à travers un projet politique cohérent, il transmet son désir de paix dans des peintures et dessins traversés par la poésie du geste premier, l’enthousiasme de celui qui découvre l’extase de la création sans aucune arrière-pensée. Anselme Boix-Vives nous adresse le plus beau des messages pacifiques : le don de soi désintéressé, puisqu’il ne pouvait s’empêcher de donner ses œuvres. Sa petite-fille Julia avoue de bon cœur que son aïeul ne pouvait pas s’empêcher de donner ses œuvres.
Dissoudre les Soulèvements de la Terre, arrêter ses membres comme des terroristes, manu militari, parce qu’ils détruisent les biens des industriels de l’agriculture, est-ce le comportement de la police d’une république, et d’un gouvernement démocratique ? Comment appelle t-on un gouvernement qui promulgue l’exception pour faire passer ses lois et protéger les lobbies des pollueurs, alors même qu’ils s’approprient l’eau, le bien public ?
Comment appelle-t-on un ministre qui envoie les forces de l’ordre arrêter des militants en appliquant une loi prévue contre le terrorisme, le vrai, celui qui tue les gens sur les terrasses et les spectateurs anonymes d’un concert ou d’un feu d’artifice ? Comment appelle-t-on un pays où le droit de manifester se restreint, où on interdit les « casserolades », où on mutile impunément les manifestants ?
Sommes-nous en train de basculer vers l’impensable ? Anticor, une des seules associations qui avait l’agrément nécessaire pour se porter partie publique contre la corruption, vient de se le voir supprimer. Bolloré reprend en main les médias dominants, tandis que les derniers journaux indépendants disparaissent. Les paroles insupportables s’échangent sur les plateaux télé, contaminent les conversations, débordent dans les assemblées de la République. Faut-il « violer une mémé pour passer dans les médias » demande un conseiller départemental, tandis qu’un autre veut s’allier avec l’extrême droite pour ressusciter le RPR ?
Au Camp des Milles, une exposition glaçante retrace les étapes qui conduisent les démocraties vers des situations génocidaires. L’étude distingue trois étapes avant le début des massacres en masse, de Tutsis, des Arméniens, des Juifs et des Tziganes. Nous sommes, clairement, en train de basculer vers le troisième stade. Celui où la République promulgue des lois d’exception, s’allie politiquement avec des mouvements antirépublicains, musèle les médias et violente les damnés de la terre.