jeudi 28 novembre 2024
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[Festival d’Avignon] Dans le cercle avec Boris Charmatz

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CERCLES, Boris Charmatz, 2024 © Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon

Ils tournent comme un seul homme au centre d’un cercle blanc tracé sur la pelouse du stade de la Bagatelle d’Avignon. La synchronicité n’est pas parfaite, mais le cœur y est. Et en ces temps politiques sombres, la joie des participants de danser ensemble est contagieuse. CERCLES a été créé le 29 juin pour le Festival d’Avignon. Le pari du chorégraphe Boris Charmatz était un peu fou : réunir 200 personnes, danseurs professionnels de la compagnie du Tanztheater Wuppertal qu’il dirige, et des amateurs volontaires, pour réaliser sur place des danses circulaires.

Une recherche collective

Les spectateurs sont invités à participer à l’échauffement avec la troupe, à s’asseoir dans l’herbe au plus près des danseurs, à circuler autour d’eux. Pas de scène ou de gradins : Boris Charmatz aime nouer des relations horizontales entre danseurs et public. Ce dernier assiste aux séquences chorégraphiques qui s’élaborent en direct, le processus créatif est mis à nu. L’atelier mêle des moments de recherches tâtonnantes où chacun apporte sa contribution, et des temps de répétitions sur des mouvements de danse contemporaine déjà assimilés par la troupe qui s’est retrouvée dès le 26 juin pour travailler. La danse circulaire, pratiquée dans toutes les civilisations, serait le reflet de la société. Comment faire corps ensemble malgré les différences de conditions physiques, d’âge, de cultures, et à si grande échelle ? « Si les danseurs s’écartent, la chaîne se rompt. C’est une société fragile » affirme Boris Charmatz.

Danser à l’infini

Pendant près de deux heures, les danseurs réitèrent les mêmes mouvements chorégraphiques sur des musiques techno du groupe allemand Meute. La boucle à la fois temporelle et spatiale est hypnotique : les danses sont circulaires et reviennent toujours à leur point de départ. Le corps est mis à l’épreuve et repousse ses limites dans cette répétition infinie des mêmes gestes. Le rapport à la temporalité de Boris Charmatz est presque obsessionnel : comment faire durer le plus longtemps possible une danse, et pourquoi décider qu’elle devrait s’arrêter ? Son travail avec CERCLES embrasse le passé des danses traditionnelles, le travail au présent, et le futur d’une compagnie à dessiner. 

CONSTANCE STREBELLE

CERCLES a été donné du 29 juin au 1er juillet au stade de la Bagatelle, Avignon

[Festival d’Avignon] Les mères, l’État et la loi

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Hécube, pas Hécube, Tiago Rodrigues, 2024 © Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon

La tragédie d’Euripide est un de ces grands textes antiques dont on ne sait trop ce qu’ils disent, sinon que la loi des dieux gouverne les mortels et impose quelques principes : l’accueil des étrangers, la protection des faibles et en particulier des hôtes, mais aussi les irréductibles supériorité des Grecs et infériorité des femmes. Ces principes, interrogés aujourd’hui, apparaissent à la fois comme étonnamment protecteurs et éminemment archaïques et violents. Car Hécube, reine troyenne dont les Grecs viennent de sacrifier la fille pour obtenir des vents favorables, demande justice non pour cette Polyxène mais pour son plus jeune fils tué lui aussi, mais par un Thrace. Les Dieux et les Grecs, qui ont sacrifié sa fille, lui viendront en aide pour venger son fils, en lui permettant d’aveugler le roi Thrace mais aussi d’assassiner ses deux enfants. Une « justice » qui a tout d’une vengeance, comme le fait remarquer Denis Podalydès, qui joue Agamemnon, mais aussi le juge de l’intrigue contemporaine. 

Car Hécube, pas Hécube n’est pas Hécube, mais un jeu autour des répétitions, par les Comédiens-Français, de la deuxième partie de la pièce, une fois la mort de Polyxène évacuée, concentrée sur la mort du fils et la vengeance. L’actrice qui joue Hécube est aussi mère d’un enfant autiste victime de maltraitance dans un centre d’accueil. Elsa Lepoivre, magnifique, se dédouble, portant la douleur des deux mères et leur commun besoin de réparation. 

Justice ou vengeance

Les analogies entre les deux histoires jettent un trouble sur les motivations des mères : Hécube est essentiellement vindicative mais la démarche de Nadia, la comédienne, n’est pas exempte de culpabilité et d’ambiguïté. Comment aime-t-on son enfant autiste qui refuse parfois les câlins, et dont on ne peut projeter l’avenir ? Que doit faire un État, ses lois, pour protéger les handicapés qui s’automutilent et ne comprennent ni les consignes ni les interdictions ? Qui est coupable, l’employé maltraitant ou l’État qui le recrute sans le former ni le contrôler ? 

Protection. C’est la leçon du théâtre antique qui aveugle les coupables, les rois de Thrace et les Œdipe, qui ont manqué de clairvoyance. Le secrétaire d’État qui n’a pas réagi aux alertes et signalements de maltraitance finira comme eux les yeux crevés, hurlant de douleur. Les rois et les États doivent protéger les faibles, ou tout perdre face à la douleur et aux aboiements des mères blessées.

Théâtre et humanité

La force de Tiago Rodrigues est de tisser tout cela peu à peu, par des analogies, une grande fluidité entre les scènes où la tragédie antique se déploie, Loïc Corbery faisant face avec panache et duplicité à la vengeance d’Hécube ; celles où Nadia face au juge, à l’avocate, parle avec une humanité sensible de son fils et de ses intérêts restreints d’autiste ; et celles où tous répètent Hécube.

Car c’est le théâtre qui fait lien, offert de l’intérieur par la troupe hors norme du Français. Les spectateurs invités à leur table, dans l’intimité de leurs répétitions, assistent à leur questionnement amusé sur le texte, son racisme et son sexisme ; sur la mise en scène, le décor, les costumes noirs ; sur le jeu, les scènes chorales mal réglées, la juste hauteur d’un cri, le ressenti réel d’une comédienne qui pleure une fiction. Une maîtrise du jeu, du lieu, du temps, du texte, du sens, magistrale. 

AGNÈS FRESCHEL

Hécube, pas Hécube est donné jusqu’au 16 juillet à la Carrière Boulbon

À noter
Spectacle diffusé en direct sur France 2 le 5 juillet

[Festival d’Avignon] L’héritage de Crombecque à l’honneur

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Alain Crombecque dans les rues d'Avignon sur son Solex © Rémi Caritey

Il était discret, taciturne.  Peu connaissent Alain Crombecque, hors les professionnels du théâtre. L’exposition inédite On ne fait jamais relâche, inaugurée pour l’ouverture du Festival à la Maison Jean Vilar, veut permettre au public de découvrir cet homme, d’abord directeur provisoire du Festival d’Automne de 1974 à 1977 avant d’être nommé directeur du Festival d’Avignon en 1985. Grâce à un important travail d’archives mené par sa femme Christine Crombecque et Antoine de Baecque, commissaire de l’exposition, le visiteur chemine à travers la vie de l’homme de théâtre, où profession et intimité s’entremêlent.

Dans l’intimité d’un ami des artistes

« On ne fait jamais relâche. Je vais au théâtre tous les soirs » témoigne Alain Crombecque dans un enregistrement. S’il a peu écrit et n’a jamais mis en scène, il a toujours gravité autour des artistes, et ce dès ses premières manifestations culturelles organisées à Lyon en tant qu’étudiant syndiqué de l’Unef et sa correspondance avec Jean Vilar en 1964. Les rencontres artistiques se muent très vite en amitié : avec les metteurs en scène Peter Brook, Klaus Michael Grüber, Tadeus Kantor, avec les plasticiens Ariane Messager et Christian Boltanski. C’est par ce biais qu’Alain Crombecque entre dans le monde du théâtre. Dans un parti pris intimiste, l’exposition présente plus de 320 documents personnels : photographies, correspondances, objets fétiches, souvenirs de voyage et programmes de théâtre, tous collectionnés et conservés par Alain Crombecque durant son existence. Soucieux de mettre en avant les artistes derrière les amis, De Baecque parsème l’exposition de leurs œuvres. Ici, une sculpture de Novarina, là une estampe de Miro, à quelques pas une photo de Nan Goldin ou d’Agnès Varda. Entre deux mots d’affection ou d’admiration, le visiteur peut découvrir et s’émouvoir du travail de ceux qui entouraient Crombecque et ont forgé avec lui son époque avignonnaise. 

Directeur visionnaire et singulier

Pour Alain Crombecque, il faut prendre des risques, monter « des projets qui n’ont d’existence et de sens qu’à Avignon », le théâtre ne peut être un produit de consommation. En 1985, pour sa première programmation en tant que directeur du Festival d’Avignon, il décide d’un nouveau lieu de représentation, la carrière Boulbon, et propose à Peter Brook de mettre en scène son Mahâbhârata, pièce mythologique de neuf heures qui marque par son ampleur. Suivront Le Soulier de Satin d’Antoine Vitez en 1988, et Hamlet de Patrice Chéreau qu’Alain Crombecque convainc de jouer dans la Cour d’honneur du Palais des Papes. Autant de projets illustrés au cours de l’exposition par des maquettes de décors et d’affiches et des extraits de pièces.

Intuitif et sensible, Alain Crombecque sait déceler le potentiel des pièces qui vont fonctionner et se fait passeur d’art. Il finit sa carrière en tant que directeur du Festival d’automne à Paris. Celui qui ne se déplaçait qu’en Solex a imprimé sa marque au Festival d’Avignon et laissé à ceux qui l’ont côtoyé le souvenir d’une « présence exceptionnelle ».

CONSTANCE STREBELLE

On ne fait jamais relâche 
Jusqu’au 21 juillet 
Maison Jean Vilar, Avignon

[Festival d’Avignon] S’aimer avant la fin

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La vie secrètes des vieux, Mohamed El Khatib, 2024 @ Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon

« Si vous avez plus de 75 ans et des histoires d’amour, appelez-moi. » Une petite annonce du metteur en scène et dramaturge Mohamed El Khatib dans le journal et voilà sept « vieux » embarqués dans une aventure hors du commun, celle de porter à la scène leurs histoires amoureuses et sexuelles. L’idée du spectacle a émergé après la crise du Covid et le scandale déclenché par l’ouvrage Les Fossoyeurs du journaliste Victor Castanet qui a révélé la cruauté du fonctionnement des Ehpad, où sont abandonnés celles et ceux qui deviennent une charge. Difficile alors d’envisager qu’ils puissent encore tomber amoureux et faire l’amour. Aussi, une centaine d’entretiens a mené à un travail collectif, joué à la Chartreuse, où les récits intimes se font écho et réhabilitent une ancienne génération bien vivante.

Théâtre documentaire

Ils et elles ont entre 76 et 92 ans. Leurs prénoms n’ont pas été modifiés. Si Jean-Pierre, Martine, Annie, Chille, Jacqueline, Sally et Micheline, accompagnés de Yasmine – qui joue leur aide-soignante – ne portent parfois pas leurs propres récits, toutes les histoires passées sont vraies. Dans une salle de bal, une fontaine à eau et une collation sur une table en arrière-scène, une petite estrade et des chaises éparpillées sur lesquelles s’assoient les comédiens qui se déplacent, pour certains en déambulateur ou en fauteuil roulant. Chacun est libre d’aller et venir. Mohamed El Khatib intervient sur scène, guidant parfois son équipe. Il tient à rendre la vie artistique sans la transformer. De là, naît la beauté folle d’un théâtre éphémère : ces comédiens vivent peut-être leurs derniers instants de vie, mais « plutôt mourir sur scène que de finir en Ehpad ».

Avec ce spectacle, on rit beaucoup et on pleure tout autant. Il faut dire que les comédiens sont crus et bouleversants dans leurs souvenirs et leurs anecdotes. Leurs récits intimes sont le reflet de leur époque : empêchés en raison de leur religion, de l’homophobie et des préjugés d’une époque, ils ont longtemps tu leurs amours. Mais leurs désirs présents disent aussi de notre société, celle qui décrète que l’amour et le sexe ont un âge que la vieillesse a dépassé. Cette invisibilisation génère des tabous qui conduisent parfois au pire. L’histoire d’Anne de St-André, amoureuse de Jean-Claude qui s’est donnée la mort parce que la famille de ce dernier refusait leur relation, incarne une indifférence et une infantilisation pour les sentiments de nos aînés, que les proches et les institutions ne veulent pas comprendre. La pièce réhabilite les corps vieux dans leur fragilité et leur paradoxale vitalité. Et ça fait du bien.

CONSTANCE STREBELLE

La vie secrète des vieux
Jusqu’au 19 juillet
La Chartreuse, Villeneuve-lès-Avignon

[Festival d’Avignon] Savons-nous qui nous sommes ?

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Qui som ? Baro d'evel, 2024 © Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon

Il y a la solennité des artistes en noir qui nous accueillent dès le couloir du lycée Saint-Joseph et des bruits secs et réguliers générés par des mobiles en bois sur des pots de céramique. Et puis il y a l’hilarité déclenchée par la fausse maladresse de Blaï Mateu Trias qui brise un des vases en céramique disposés de part et d’autre de la scène et s’ingénie à en refaire un. La compagnie Baro d’evel a l’art et la manière d’happer le spectateur dans son univers et s’amuse des antipodes. Issue du milieu circassien, dirigée par Camille Decourtye et Blaï Mateu Trias, elle rassemble douze artistes, issus de tous les arts, autant pour nous divertir que pour nous confronter à ce que nous croyons être en partant du corps et de ses apparences.

Un spectacle total

Qui som ? est inclassable, polymorphe et plein de vitalité. Convoquant aussi bien les codes du cirque que ceux du théâtre, la danse contemporaine que la performance, le chant que la musique ou les arts plastiques, les artistes glissent avec aisance d’un art à l’autre. Leurs corps habitent la scène dans leurs acrobaties souples, leurs clowneries, leurs chansons et leurs répliques. Le spectateur est embarqué dans un voyage sensible où vue, toucher et ouïe sont stimulés grâce au potentiel sonore de la cour et à son gigantisme : piétinement collectif des bouteilles en plastique jonchant la scène et résonnant comme le ressac de la mer, montagne sombre au centre du plateau qui s’élève soudain en rouleaux de vagues, ou bien visages masqués par des pots d’agile crue modelés à l’envi. Les matières se retravaillent dans les gestes, se détruisent et acquièrent, dans leur reconstruction, un nouveau pouvoir.

Qui sommes-nous vraiment ?

Ne pas regarder son téléphone pour faire attention à l’autre, nous conseille avec le sourire Camille Decourtye au début du spectacle. Se souvenir que l’on fait partie d’un grand tout. Qui som ? explore toutes les possibilités d’existences humaines avec humour et inquiétante étrangeté. Un trio de danseuses expérimente de nouvelles manières de se déplacer et de communiquer. Les artistes tordent leurs identités et interrogent les nôtres. La question, qui n’a d’évidence que l’apparence, est alors ouverte : qui sommes-nous vraiment ? Des êtres de plastique comme le suggère la marée de bouteilles qui vient s’échouer aux rivages du plateau ? Des humanoïdes aux visages d’argile déformés ? Des désespérés ou des engagés ? Après le salut et un discours poétique et politique de Camille Decourtye, les artistes jouant en fanfare, enjoignent les spectateurs à les suivre dans la rue, là où tout a commencé pour la compagnie, et là où commencera la résistance pour l’art et pour un monde meilleur.

CONSTANCE STREBELLE 

Qui som ? est donné jusqu’au 14 juillet dans la cour du lycée Saint-Joseph dans le cadre du Festival d’Avignon

[Festival d’Avignon] Métissage ou Tout-Monde

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Absalon Absalon de Séverine Chavrier © Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon

Étant donné le joyeux bazar de l’adaptation d’un roman lui-même extrêmement déstructuré, ou du moins magnifiquement polynarré, on se permettra de commencer par la fin du spectacle de cinq heures qui se déroule, se visionne, se vit et se partage à la Fabrica en ce début si politiquement perturbé du Festival d’Avignon

Puisque les choses, entre Noirs et Blancs, ont si mal commencé, comment en sortir et écrire un autre avenir ? Séverine Chavrier, au lieu de nous laisser sans réponse, cite Édouard Glissant, son Tout-Monde, la nécessaire créolisation, l’acceptation du métissage de tous par toutes les histoires. L’idée même d’Absalon Absalon, écrit en 1936, est de faire exploser le racisme d’un sud encore ségrégationniste. Et l’essence même de l’adaptation de Séverine Chavrier, conçue collectivement, s’est construite à partir des expériences des acteureuses danseureuses, racisé·es ou non, au moment où la menace Trump revient en trombe, et où l’extrême droite menace de prendre le pouvoir en France. 

Histoires percutées

Absalon Absalon raconte, dans une chronologie désordonnée, l’histoire d’un parvenu blanc, Sutpen, dans le sud raciste entre guerre d’Indépendance et guerre de Sécession. Histoire que le lecteur, confronté à des bonds chronologiques et à des points de vue divers, des récits multiples de la même scène, reconstitue peu à peu, jusqu’à la révélation raciste des motivations de Sutpen, et de son fils légitime Henry. Le titre fait référence à la Bible où Absalom, fils de David, tue son frère pour protéger leur sœur de leur relation incestueuse. C’est l’intrigue même du roman de Faulkner, qui raconte cependant une autre histoire, celle des Blancs et des Noirs, de l’esclavage et du viol, des métisses et des héritages, des relations de classes et de violence.

Séverine Chavrier rajoute six couches à cette complexité narrative, l’entrecoupant de références à d’autres relations Noirs/Blancs, actuelles, historiques, à d’autres guerres, à d’autres continents et d’autres esclavages, d’autres exploitations sexuelles et d’autres dépendances, et au capitalisme américain né de la traite et de la plantation, puis de Ford et Disney. 

Pourtant l’histoire répétée de Sutpen et ses enfants, légitimes ou bâtards, reste comme le fil du spectacle : le dispositif scénique, qui permet de superposer l’espace de la scène à un espace filmique fait d’images directes et de transmissions de coulisses, de montages, additionne les informations. Le temps parfois s’y attarde un peu trop, et les cinq heures du spectacle gagneraient sans doute à resserrer un peu certains passages, à sortir davantage des écrans. Mais le plaisir pris  à la musique, au cinéma, aux actrices virtuoses, aux danseurs formidables, aux dindons qui traversent (si si), à l’ironie mordante, à la révolte constante, à la jeunesse et aux récits, jusqu’aux révélations émaillées qui font le suspense de Sutpen, valent bien quelques passages plus faibles d’une œuvre qui défend, sans la nommer, la notion d’archipel : faire ensemble, dans la diversité des peuples et de leur relation.

AGNÈS FRESCHEL

Absalon Absalon est donné jusqu’au 7 juillet à la Fabrica, Avignon. 

[Festival d’Avignon] La vie après la prison

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Los dias afuera, Lola Arias, 2024 © Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon

En 2019 la réalisatrice argentine Lola Arias anime des ateliers de théâtre et de cinéma dans la prison pour femmes d’Ezeiza à Buenos Aires. De sa rencontre avec six femmes cisgenres et personnes transgenres, elle en a tiré un film REAS sur leurs expériences de détention, et une pièce, Los dias afuera, sur leur vie d’après. Le récit commence depuis la salle de l’Opéra Grand Avignon, devant le rideau tiré. Yoseli Arias, Paulita Asturayme, Carla Canteros, Estafania Hardcastle, Noelia Perez et Ignacio Rodriguez, se livrent sur leur enfance difficile, leurs familles dysfonctionnelles, la case prison, et comptent les jours de liberté retrouvés. Des causes de leur enfermement, on ne saura presque rien. Ce qui importe désormais, c’est la vie à réinventer.

Revivre hors des murs

Après la prison, iels sont donc devenus chauffeur de taxi, serveuse ou travailleuse du sexe. Mais iels doivent encore composer avec leurs souvenirs de détention, la réputation qui les précède, et les changements sociaux amorcés sans elleux. Ce sont les vies de famille à recomposer, les difficultés d’un logement à trouver, illustrés sur le plateau par des objets empilés sur une estrade amovible. 

Leur force vient de ce qu’iels ont en partage dans cette prison de Buenos Aires : l’élan de solidarité, le groupe de rock d’Estefania et Nacho ou les films d’horreur visionnés jusqu’à cinq heures du matin dans la cellule de Paulita et Yoseli. Leurs récits ont été adaptés à la scène par souci de véracité documentaire. La structure en métal froid qui sert de décor symbolise autant les barreaux d’une cage, que l’échafaudage d’une existence à reconstruire.

Un spectacle joyeux et musical

Lola Arias imagine une représentation réjouissante, colorée et rythmée, inspirée des codes du music-hall et des airs de cumbia. Les corps ont été maintenus, pendant cinq ans dans des lieux clos. Se les réapproprier rend possible une nouvelle histoire : par les mouvements de voguing de Noelia, la musique d’Ignacio et Estefania. Au volant d’une Volkswagen rouge, les six ancien·nes détenu·es prennent la route direction nulle part. Suivant un schéma parfois convenu, les interludes musicaux et dansés offrent des respirations bienvenues à des récits de vie lourds. A la violence de la rue, la drogue, la prostitution pour la survie et l’intolérance face à la transidentité, répond une énergie qui entraîne le public. Une jolie leçon de résilience.

CONSTANCE STREBELLE

Los dias afuera est donné jusqu’au 10 juillet à l’Opéra Grand Avignon

Chopin au cœur 

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Marie-Ange Nguci au piano accompagnée par le quatuor Elmire © XDR

« Nous achevons notre deuxième saison de concerts. Un long chemin a été réalisé et c’est grâce à votre soutien ». Agnès Viotollo, présidente de la Société marseillaise des amis de Chopin est émue. La Smac, qu’elle a fondé avec Yann Barbizet, fils du grand pianiste dont le Conservatoire de Marseille porte le nom, a donné en deux ans une vingtaine de concerts avec une programmation dédiée au piano. En clôture de saison à la salle Musicatreize de Marseille, elle accueille Marie-Ange Nguci, accompagnée par un quintette à cordes : le quatuor Elmire. Avec David Petrlik et Yoan Brakha aux violons, lafougueuse Hortense Fourrier à l’alto, le tout jeune violoncelliste Rémi Carlon et Yann Dubost, contrebassiste solo de l’orchestre de Radio France. 

Au programme, du Chopin, avec le Concerto n°1, op. 11 et le Concerto n°2, op. 21 en transcription pour piano et cordes. « Ces transcriptions étaient courantes à l’époque de Chopin, explique Agnès Viotollo, le compositeur les affectionnait car “traqueux” il détestait les grandes salles et préférait la musique de salon ». Ces deux concertos composés en 1829 et 1830 ont été écrits à un moment crucial de sa vie, alors qu’il quitte sa Pologne natale qu’il chérit pour se rendre à Paris. 

Le quatuor introduit la première œuvre suivie par la contrebasse. À l’entrée du piano, les cordes s’arrêtent puis reprennent dans une danse alternant pizzicatos et légatos à l’archet. La jeune pianiste semble faire corps avec son piano et avec le quintette comme un ensemble composé d’un seul cœur, impression amplifiée par le pizzicato métronomique de la contrebasse qui semble des battements. Les moments d’intensité romantiques laissent place à des instants d’alégresse, évocation sans doute de Mazurkas traditionnelles allant même parfois flirter des sonorités tsiganes presque jazz sans doute liés au jeu ténu et exigeant de Yann Dubost. 

Prodigieuse

Née en Albanie, Marie-Ange Nguci est un petit prodige, entré dans la classe de Nicholas Angelich au Conservatoire de Paris à l’âge de 13 ans. Elle a depuis enchaîné les prix et les concerts dans des festivals internationaux prestigieux, elle joue aussi de l’orgue et du violoncelle, parle sept langues et n’a que… 26 ans.

Si on ne devait retenir qu’un adjectif pour décrire son jeu, ce serait « fluidité » qui entraîne son jeu des ruisseaux les plus limpides, aux cascades cristallines en passant par des fleuves déchainés. Les notes, qu’elle retient jusqu’à l’extrême limite de chaque temps comme dans un dernier soupir, touchent droit à l’âme. À La fin de chaque mouvement, le silence est total, les respirations suspendues. Marie-Ange propose un Chopin corporel et engagé bien loin des propositions parfois éthérées voulant refléter l’esprit d’un musicien romantique et souffreteux. Au point d’orgue, la salle est en délire.

ANNE-MARIE THOMAZEAU

Concert donné le 6 juillet à la salle Musicatreize, Marseille. 

Envoûtements musicaux

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Pelléas et Mélisande, Festival d'Aix-en-Provence 2024 © Jean-Louis Fernandez

Le Festival d’Aix a eu l’heureuse idée de reprendre le Pelléas et Mélisande de Claude Debussy dans une fascinante mise en scène de Katie Mitchell, une nouvelle distribution et une direction magistrale. On retrouve entier le charme envoûtant de ce spectacle qui fait errer une Mélisande démultipliée dans les décors vertigineux dessinés par Lizzie. Laurent Naouri est, comme dans la production de 2016, un immense Golaud, tandis que Chiara Skerath et Huw Montague Rendall forment un couple enthousiasmant d’incarnation vocale et dramatique. Vincent Le Texier (Arkel), Lucile Richardot (Geneviève) et surtout le magnifique et touchant Yniold d’Emma Fekete font de ce Pelléas 2024 l’occasion de belles découvertes. La cheffe Susanna Mälkki assume avec rigueur et lyrisme la direction de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon. Et on reste fasciné par la dextérité de l’équipe technique qui transforme comme par magie un salon bourgeois en piscine désaffectée et fait surgir du néant un vertigineux escalier métallique. 

Les territoires de l’inquiétude 

En marge du genre traditionnel qu’est l’opéra le Festival d’Aix programme deux spectacles musicaux entre théâtre et art lyrique. Un diptyque intitulé Songs and fragments met en miroir Eight Songs for a mad king de Peter Maxwell Davies et Kafka-Fragmente de György Kurtág. Deux œuvres nées dans ce 20e siècle qui a exploré plus que d’autres ces territoires inquiétants, reflets des grandes catastrophes qui l’ont ensanglanté. Eight songs fait parler la folie du roi George III d’Angleterre. Kafka-Fragmente compile une quarantaine de miniatures dont certain de quelques secondes, extraites du journal de l’écrivain pragois. Le baryton allemand Johannes Martin Kränzle offre une performance vocale et scénique qui percute le spectateur à l’estomac. En slip blanc, maquillé entre deux genres mal définis, il est le corps et l’âme torturés du roi fou qui hurle, brandissant les dérisoires clefs du royaume. La partition violente et contrastée, patchwork musical, est emportée par la direction énergique de Pierre Bleuse à la tête de l’Ensemble Intercontemporain. Un choc au sens fort du terme ! Le duo voix violon des Kafka-Fragmente joue en ombre double deux autres prouesses musicales. La soprano Anna Prohaska sait souligner la profonde ironie d’un texte. Tour à tour clownesque et touchante elle est le parfait reflet du texte musical âpre et serré transcendé par la violoniste Patricia Kopatchinskaja. Pour lier l’ensemble, la mise en espace de Barrie Kosky joue le minimalisme pendant que les géniales lumières d’Urs Schönebaum font surgir une intense émotion. 

Un grand oui pour Kentridge 

Le vidéaste et plasticien sud-africain William Kentridge revient à Aix pour une création mondiale à LUMA Arles. The Great Yes, The Great No évoque la traversée en 1941 sur un cargo vers la Martinique d’artistes fuyant la France de Vichy. Sont ainsi convoquées, sur des compositions de Nhlanhla Mahlangu, le surréaliste André Breton, le couple Suzanne et Aimé Césaire et les grandes figures de l’anticolonialisme Frantz Fanon et Léon-Gontran Damas. Montage vidéo, cinématographie et lumières créent un univers visuel tournoyant. Le génie plastique et imaginatif de Kentridge est à son meilleur. Il convient d’ailleurs de visiter l’exposition Je n’attends plus en marge du spectacle (à voir jusqu’au 12 janvier 2025). Accompagnés aux percussions, piano, violoncelle, banjo et accordéon, danseurs et chanteurs, menés par le coryphée Hamilton Dhamini, scandent sur des rythmes de gospel l’histoire de la négritude et les combats de la décolonisation dans un spectacle total, d’une grande beauté vocale, esthétique et théâtrale. 

PATRICK DI MARIA

Pelléas et Mélisande
Les 12, 15 et 17 juillet 
Grand Théâtre de Provence, Aix-en-Provence

Songs and fragments 
Les 10,12 et 14 juillet
Théâtre du Jeu de Paume, Aix-en-Provence

The Great Yes, The Great No
Jusqu’au 10 juillet
LUMA, Arles

Un été à Maison Blanche

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Cumbia Chicharra © Fred Bouteille

Maison Blanche c’est à l’automne le festival Photo Marseille et au printemps les Arts Éphémères. L’été ce sont Les rendez-vous du lac, qui proposent tous les jeudis (du 11 juillet au 22 août) des moments qui associent spectacles jeune-public, pique-nique et concerts. Les familles ne boudent pas leur plaisir puisque l’été dernier certaines soirées ont accueilli jusqu’à 2 500 personnes. Au cours de cette 5e édition, au-delà de ces soirées conviviales, une cérémonie va être organisée : le parc Maison Blanche va être rebaptisée « Maison Blanche – Charles Aznavour », en lien avec les 100 ans de la naissance du chanteur décédé en 2018, qui venait volontiers depuis sa maison de Mouriès pour passer des moments avec ses amis à Maison Blanche. 

Tribute bands

Les tribute bands étant à la mode, Les rendez-vous du lac ne vont pas s’en priver. Premier tribute à Charles Aznavour donc, le 11 juillet. Au chant Philippe Cavaillé, dont la voix présente une ressemblance si troublante avec la voix d’Aznavour, qu’Éric Wilms, le chef d’orchestre qui a travaillé pendant 25 ans avec le « Grand Charles » est tombé sous son charme, et a eu envie de l’accompagner sur scène, en compagnie des musiciens du dernier orchestre de l’artiste. C’est le lendemain qu’aura lieu la cérémonie de dénomination du parc à 17 h, en présence de la famille d’Aznavour, accompagnée d’une émission de radio en direct sur RCF, de livres sur l’Arménie offerts au public, et d’un concert de la chorale du Chœur arménien de Marseille Sahak-Mesrop.

Le second tribute sera dédié à Céline Dion le 15 août, par Flo Bellon, sosie de la star canadienne, dans un show où elle interprète ses plus grands tubes. Enfin Abba sera mis à l’honneur dans le cadre de la tournée La Marseillaise – France Bleu avec le groupe Abba Story le 22 août.

Caliente

Les autres rendez-vous proposent notamment de se déhancher sur les rythmes des musiques sud-américaines. Comme le 18 juillet avec le groupe Pablo y su Charanga, au répertoire cubain très varié, et la présence de plusieurs écoles de salsa. Le jeudi 1er août c’est La Cumbia Chicharra, collectif franco-chilien, basé à Marseille, huit multi-instrumentistes qui assaisonnent la cumbia originelle d’accents afro-beat, funk, hip-hop, dub – un concert programmé par La Mesón. Dans un autre registre, le chanteur Jean Menconi, à l’affiche du concert du 25 juillet, allie chant traditionnel corse et pop rock. Le 8 août, White Feet – Nasser Ben Dadoo, notamment finaliste de l’International Blues Challenge de Memphis 2023, chanteur-guitariste à la voix grave et puissante, jouera son blues se promenant aussi bien du côté de l’Afrique que du Mississippi. Il laissera place à une séance de ciné en plein air avec La mouette et le chat de Enzo D’Alò.

MARC VOIRY

Les rendez-vous du lac
Du 11 juillet au 22 août
Parc de Maison Blanche, Marseille