samedi 5 juillet 2025
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Entrisme culturel

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L’empire culturel de Bolloré s’étend de la presse1 à l’édition,2 et de la formation des journalistes à la distribution de la presse,3 du cinéma à la télévision4, des radios aux plateformes,5 des salles de spectacles à l’édition musicale et de jeux vidéo.6 La culture Bolloré est dans toutes les oreilles, sur tous les écrans, dans chaque méandre de notre temps de cerveau disponible. Grâce à sa fortune construite en grande partie en Françafrique, le milliardaire breton étend son empire sur nos esprits, alors même qu’il emploie un néonazi notoire et actif dans son île. 

Il promeut sans détour l’arrivée au pouvoir de la droite extrême alliée avec l’extrême droite, et exerce sans sourciller des changements éditoriaux radicaux lorsqu’il met la main sur un média ou une maison d’édition. Son premier geste, en arrivant à la tête de Canal+ par un entrisme caractérisé (entré au capital par la vente de deux chaînes de télévision puis grignotage progressif jusqu’à être majoritaire) a été de supprimer les Guignols et le Zapping. On connaît la suite, de Cyril Hanouna à l’édition de l’hagiographie de Bardella. 

Aussi est-il temps, plus que jamais, de soutenir l’édition indépendante, le cinéma indépendant, la presse indépendante. Ce numéro spécial s’y consacre, en rappelant l’histoire du Festival de Cannes, en observant comment Netflix entre dans une politique publique, mais surtout en vous invitant à lire des voix dissonantes, discordantes, à retrouver les singularités de Mc Kay ou Sagan, à choisir vos écrans, à lire de la littérature, les voix de femmes singulières qui s’élèvent, des historiens qui se penchent sur le cas Mitterrand.

Sans Qatar et sans Tapie rouge

Dissoner, ne pas parler des stars ni du spectacle sportif qui boostent les ventes de la presse, c’est résister au véritable entrisme qui grignote nos cerveaux : celui du Qatar, qui s’est payé l’équipe de foot de Paris reçue à l’Élysée et a déclenché l’enthousiasme populaire (sauf à Marseille qui préfère statufier Tapie le multicondamné). 

Le gouvernement français dénonce l’entrisme des Frères musulmans mais tolère, voire encourage, l’entrisme massif du Qatar en France par Paris et le foot. Cet état voyou est responsable de milliers de morts sur ses chantiers de la Coupe du monde ; il pratique l’esclavage de ses travailleurs immigrés, emprisonne les homosexuels et permet, jusqu’à la violence, la domination des filles et des épouses. 

Faut-il s’étonner de cet entrisme culturel par le sport ?  Le spectacle de foot masculin bénéficie d’un consensus médiatique si fort, il est partagé comme une passion obligatoire par tant de monde (un opium du peuple ?), qu’il n’est plus possible pour les politiques de le regarder à distance, pour les journaux de ne pas en faire régulièrement leurs Unes, pour les journalistes d’oser analyser ce qu’il véhicule : le culte de l’argent, les hommes valides et puissants, et la compétition, jusqu’à la violence, entre villes et nations. La voie royale pour tout entriste efficace ! (à quand une équipe de foot pour Bolloré ?)

AGNES FRESCHEL

 

  1. Télé-Loisirs, Géo, Gala, Voici, Femme actuelle, Capital, TV Mag, le JDD, JD News, JD Mag… tous financés par des aides à la presse d’Etat… ↩︎
  2. Hachette, Grasset, Fayard, Larousse, Lattès, Stock, Armand Colin, Calmann-Lévy, Dunod, Hatier, Harrap’s… ↩︎
  3. Les réseaux de distribution Relay, qui choisissent les titres qu’ils diffusent et leur présentation en rayon, l’agence de communication et média-planneur Havas, l’école de journalisme ESJ Paris ↩︎
  4. Groupe Canal+, premier financeur privé du cinéma français, comprenant C8, Canal+, CNews, CStar, les plateformes Daily motion et MyCanal ↩︎
  5.  Europe 1, Europe 2, RFM ↩︎
  6.  Jeux Gameloft, Universal Music, L’Olympia, Les Folies Bergères, Le Casino de Paris… ↩︎

CINE PLEIN-AIR : 30 bougies sous les étoiles

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Voilà trente ans que chaque été, des toiles se déploient dans les nuits marseillaises à l’occasion du festival Ciné Plein-Air. Elles sortent des salles de cinéma pour offrir à un public intergénérationnel de plus en plus nombreux au fil des années, des films de tous formats, de tous registres, anciens ou récents, en VF ou en VOST. Trente ans : des noces de perle avec Phocée, scellées par l’amour du cinéma et une philosophie du partage et de la transmission.

Cette année, La Ciotat rejoint l’aventure à l’occasion des 130 ans de Gaumont avec cinq projections événements au Théâtre de la Mer et au Palais lumière. Comme toujours, pendant tout l’été, les 37 séances marseillaises se dérouleront dans tous les arrondissements, sur les places et jardins publics ainsi que dans les lieux emblématiques de la Ville.

Prestigieux comme La Vieille Charité où l’on attend L’homme qui a vendu sa peau de Kaouther Ben Hania le 26 août. Le site archéologique du Port antique qui accueille entre autres, des films patrimoine : l’exquise Heure exquise de René Allio et un ciné concert autour de Cœur Fidèle de Jean Epstein.

Dans les musées et les festivals

Et le Mucem bien sûr, où, parmi tant d’autres événements, le monolithe de l’Odyssée de l’espace de Stanley kubrick devrait faire escale le 16 juillet, Le Château dans le ciel d’Hayao Miyazaki flotter le 23 juillet, devant les yeux émerveillés des petits et des grands. Et où le 30 juillet, les extraterrestres de Premier Contact réalisé par Denis Villeneuve, se poseront tandis que les explorateurs d’Interstellar de Christopher Nolan, franchiront le 20 août, les limites de la galaxie. Autre musée mais plus au sud, il ne faut pas rater, pour leur pétillance et leur humour, les courts-métrages d’Agnès Varda le 10 juillet au Mac.

Comme dans les précédentes éditions, des collaborations précieuses avec d’autres structures dont le Festival de Marseille ou Ciao MOKA. On pourra dans ce cadre, retrouver, le 30 juin, les chanteurs autistes du groupe Astéréotypie, dans le documentaire musical de Lætitia Möller L’Energie positive des lieux. Et le 18 juillet, la tribu fantasque et marginale de Gelsomina dans Les Merveilles d’Alice Rohrwacher – une lumineuse ode à l’enfance –, Grand Prix du jury cannois en 2014.

Pour sa troisième décennie sous les étoiles, porté par les Écrans du Sud, Ciné Plein-Air qui a cumulé en 2024, 11 244 spectateurs, continue à croire à la sienne. Souhaitons à ce projet, ambitieux par sa durée, le nombre de projections proposées, la multiplicité des sites, en plus d’une météo favorable, d’atteindre une fois de plus ses objectifs et le cœur des publics.

ÉLISE PADOVANI

Ciné Plein-Air
Du 30 juin au 26 septembre
Divers lieux, Marseille Infos sur cinepleinairmarseille.fr

FESTIVAL DE MARSEILLE : une Manifête se prépare

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© Thibaut Carceller

Ce lundi 2 juin n’est pas une après-midi comme les autres pour les élèves de CM2 de l’école du Plan d’Aou : ils vont rencontrer la chorégraphe Marina Gomes et répéter avec elle la Manifête, le spectacle d’ouverture du Festival de Marseille, donnéce 12 juin sur le Vieux Port. Un projet pharaonique qui réunit près de 450 enfants, soit 17 classes marseillaises, dans une déambulation dansée et, comme son nom l’indique, revendicatrice. Ce projet « complètement fou » comme le dit Marina Gomes, qui signe la chorégraphie [lire l’interview ci-dessous], est né de la volonté commune du Badaboum Théâtre et du Festival de donner une place aux enfants dans l’espace public et dans la vie sociale « avec leurs revendications, leur humour et leur poésie », indique Anne-Claude Goustiaux, directrice du Badaboum.

Plusieurs ateliers ont été conduits afin d’élaborer les slogans qu’ils entonneront durant la Manifête. « On a une affiche avec les droits internationaux des enfants dans la classe. Dans chaque groupe on a choisi une catégorie, par exemple aider les enfants en guerre, et on a trouvé un slogan à partir de cette catégorie. Après on a voté pour le slogan qu’on a là », explique la jeune Mélina. Pour cette classe, ce sera donc « 1, 2, 3, on nous doit des droits ». 

Mais les séances de réflexion commune ne s’en sont pas arrêtées là : avec les intervenantes du Badaboum, ils ont ensuite réfléchi à d’autres messages qu’ils souhaitaient faire passer aux adultes. « On a essayé de ne pas les influencer, mais on a parfois décortiqué certaines paroles avec eux pour que ce soit plus universel », explique Anne-Claude Goustiaux, qui encadrait ces ateliers avec Julie Joachim. Ces messages apparaîtront sur des banderoles et des pancartes, créées par les enfants avec la scénographe Alice Ruffini. 

Dans le dojo 

On retrouve la vingtaine d’élèves dans le petit dojo du centre social voisin, avec Marina Gomes. Une fois les présentations faites, place à l’échauffement au son de chansons de Jul et de rap espagnol. Avec pédagogie et humour, la chorégraphe leur apprend quelques bases de hip-hop et précise « rajoutez du style… votre style ». Les enfants, d’abord très concentrés, se détendent peu à peu et prennent plaisir à l’exercice. 

Cette classe fait partie des « parcours courts » de la Manifête : les élèves n’apprennent que la déambulation, et pas la chorégraphie finale. Mais Marina les rassure, ils auront aussi un rôle à jouer à ce moment-là. 

Les enfants apprennent vite, et dans la bonne humeur. La chorégraphe le leur a dit, le but est de passer un bon moment. Mais sans se mettre en danger, la représentation ayant lieu dans l’espace public. L’accent est donc mis sur la liberté des corps et sur l’écoute les uns des autres.

Chacun des mouvements a une signification, que Marina explique aux apprentis danseurs au fur et à mesure. Et force est de constater que, malgré sa petite taille, le dojo semble être un lieu approprié pour répéter une chorégraphie aux accents si combattifs. « On est venu pour en découdre, c’est pas des blagues » rigole-t-elle en leur montrant un geste qui rappelle le karaté. 

La répétition s’achève sur le terrain de basket du centre social, où les enfants peuvent enfin s’exercer à la déambulation et scander leur slogan à plein poumon. Quelques petits ajustements seront à régler lors de la répétition générale avec les 16 autres classes, mais le résultat est déjà émouvant, et les enfants repartent l’air content. « Ça m’apporte beaucoup parce que parfois on nous écoute pas assez, et là c’est une opportunité à ne pas rater pour se faire écouter », conclut la petite Shaïna. 

CHLOÉ MACAIRE 

Manifête
12 juin, 10h30
Déambulation au départ de la place Charles-de-Gaulle vers la mairie de Marseille

Quelques questions à la chorégraphe 

Connue du public du Festival pour y avoir créé, il y a deux ans Bach Nord avec des jeunes des quartiers Nord de Marseille, la chorégraphe de hip-hop et fondatrice de la Cie Hylel, Marina Gomes, signe la chorégraphie de la Manifête. Entretien  

Marina Gomes lors des ateliers © Thibaut Carceller

Zébuline. Pourquoi avoir décidé de prendre part à ce projet ? 

Marina Gomes. J’ai été invitée à chorégraphier ce projet après qu’il ait été pensé par le Festival de Marseille et le Badaboum Théâtre. J’ai accepté sans hésiter parce que je suis convaincue qu’on ne laisse pas assez de place aux enfants, qu’on n’écoute pas assez leur parole, et que parfois on les assigne à des places qui les contraignent alors qu’ils ont plein de choses à nous apprendre. Donc j’étais hyper contente de pouvoir participer à ce projet, tout en ayant conscience qu’il était complètement fou, par le nombre d’élèves impliqués et le peu de temps imparti.  

Justement, comment avez-vous organisé cela ? 

J’ai chorégraphié la Manifête en théorie, sans les élèves, et on a créé la musique avec Arsène Magnard qui est le compositeur de toutes mes pièces. Ensuite on s’est réparti le planning avec une équipe de danseurs pour pouvoir transmettre la chorégraphie aux enfants.

La plupart des classes apprennent tout le parcours, c’est-à-dire la déambulation et la chorégraphie finale, et d’autres, que je ne vois qu’une fois, n’apprennent que le trajet. 

Quelle place est donnée à la parole ? 

Chaque classe a un slogan qu’elle a choisi, ainsi que des banderoles et des petites pancartes. On a tous été surpris de la nature très politique des sujets qu’ils ont décidé d’aborder : l’antiracisme, qu’on a retrouvé dans toutes classes et dans tous les secteurs, mais aussi le mal-logement et la question de la liberté… leur liberté. 

On voit bien l’aspect manifestation, mais quant est-il du côté festif ? 

Cette idée est surtout présente dans la chorégraphie de fin, notamment grâce à la musique : il y a des moments de batucada, et j’ai aussi demandé à Arsène de composer quelque chose qui rappelle les instrus de Jul. Et puis, pour les enfants, être dans la rue à 400, au milieu de la route, c’est drôle et c’est joyeux, même si leurs slogans ne sont pas forcément rigolos. J’ai vraiment axé la chorégraphie sur le fait de prendre la place et de s’exprimer.

ENTRETIEN RÉALISÉ PAR Chloé Macaire


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Sister Midnight : Clown, punk et samouraï

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Copyright PROTAGONIST PICTURES

Le synopsis annonce l’histoire de la rébellion d’une jeune indienne entravée dans un mariage arrangé. Si Sister Midnight traite bien de ce sujet social et condamne sans appel la culture patriarcale indienne, ce premier film de Karan Khandari refuse le réalisme et s’aventure dans un entrechoc des genres pour le moins détonant.  

Uma (Radhika Apte) et son mari Gopal (Ashok Patak) après leur union dans un village reculé arrivent par le train à Mumbai en costume traditionnel. Plan fixe au beau cadrage qu’on croirait signé Wes Anderson. Ils s’installent dans une rue pauvre de la ville bordée de cabanes précaires devant lesquelles s’entassent les ustensiles domestiques et les textiles aux couleurs vives.

Uma ne sait ni cuisiner ni s’occuper d’une maison – fût-elle un gourbi. Elle reste couchée ou assise sans rien faire. Revendique sa différence, incapable de se couler dans le rôle qu’on attend d’elle. Jure comme un charretier et ne cherche pas à être aimable avec le voisinage. Elle houspille son mari, faible, veule et désemparé. Cherche conseil auprès de sa voisine mais abandonne vite et trouve un boulot nocturne de femme de ménage dans des bureaux, à l’autre bout de la ville. Elle rentre quand son mari part : les deux cohabitent sans dialoguer, sans faire l’amour.

Sa serpillière aux franges roses, portée à l’épaule comme un étendard, Uma traverse les plans, en panoramiques filés. Nuit et jour se succèdent éclairant la ville chaotique de Mumbai, où se heurtent archaïsme et modernisme. Son itinéraire devient initiatique. Sur son chemin : des belles de nuit, des chevreaux, des oiseaux, des moniales bouddhistes, un ermite… Peu à peu, Uma se métamorphose, se laisse aller à ses pulsions. Elle ne supporte plus la lumière, les bruits. Est-elle une créature diabolique ? Une magicienne vaudou ? Un vampire ? « C’est difficile d’être humain » répondra-t-elle à ceux qui la traitent de monstre et veulent la brûler. Comme l’héroïne de Tiger Stripes [lire sur journalzébuline.fr] elle porte en elle la rage réprimée de toutes les femmes qu’on a cherché à faire entrer dans un moule. Cette rage punk devient puissance et pouvoir. Elle est une hors-la-loi, un samourai de Kurosawa, une guerrière et un clown triste à la Buster Keaton.

Le grand chaudron

Le burlesque – expressionnisme assumé des gros plans –, se mâtine d’horreur, le cinéma muet se déchire : le verbe, rare, violent, grossier, agressif, rapide comme l’éclair, explose inopinément. Le fantastique et le surréalisme, saugrenus, s’invitent dans la routine. C’est drôle et gore, beau et étrange. Par le choix du 35mm, l’utilisation du stop motion et du bricolage manuel préféré aux effets numériques, le film crée sa propre bizarrerie qui colle à celle de sa protagoniste, conçue comme « un bocal de plutonium instable ».

L’interprétation exceptionnelle de Radhika Apte, venue de Bollywood et du cinéma indépendant, porte le film de bout en bout. Tout comme la bande originale qui télescope allégrement soul cambodgien, des années 1960, heavy métal, rock alternatif, country et blues. L’ombre de Dylan plane comme celle d’Iggy Pop, dont une chanson donne son titre au film.

Son réalisateur l’affirme : le cinéma est comme un grand chaudron… de sorciers ou de sorcières, sans nul doute.

ÉLISE PADOVANI

Sister Midnight, de Karan Khandari

En salles le 11 juin

Netflix débarque à Marseille

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Netflix
© X-DR

Alors que Marseille poursuit sa politique de développement culturel et cinématographique, l’arrivée de Netflix comme investisseur privé suscite autant d’espoirs que d’interrogations. Entre soutien à l’école Kourtrajmé et perspectives autour de la future antenne de la Cinémathèque, les élus municipaux Jean-Pierre Cochet et Jean-Marc Coppola dévoilent les enjeux d’un partenariat encore en construction, dans un contexte où les subventions publiques se dérobent.

Un soutien privé en temps de retrait public

Pour Jean-Pierre Cochet, adjoint au maire chargé du tourisme durable, la présence de Netflix sur le territoire est avant tout une opportunité bienvenue dans un paysage de financement culturel fragilisé. « La participation de Netflix se ferait, de même que le partenariat annoncé avec la Cinémathèque de Marseille, par l’entremise du CNC », explique-t-il, insistant sur le fait que ce type de financement, même s’il suscite des interrogations, est « bienvenu » lorsqu’il s’inscrit dans un cadre national et reconnu.

L’élu reste cependant prudent quant à la nature exacte des engagements de Netflix : « Les intentions de Netflix sont encore nébuleuses, de même que les montants annoncés, extrêmement variables. Il faut rester prudent sur cette question. »

L’école Kourtrajmé, laboratoire d’une collaboration inédite

Dans le même temps, il dénonce les reculs de certaines collectivités, notamment la Région, qui a retiré ses subventions au projet Kourtrajmé au motif du recours de l’école l’écriture inclusive. « Les bras m’en tombent, tout simplement », déplore-t-il, dénonçant de plus une incohérence dans les priorités budgétaires : « On y trouve tout de même de l’argent pour construire des patinoires à Nice … »

Pour Jean-Marc Coppola, adjoint à la culture à la Ville de Marseille, c’est clair : « C’est affligeant. Nous ne pouvons que constater que le privé, lui, tient ses engagements. Il est aujourd’hui question d’un mécénat, à hauteur de 100 000 euros à ma connaissance », détaille-t-il. Un appui privé précieux qui arrive au moment où la Région se désengage, retirant 75 000 euros. L’école Kourtrajmé s’y voit considérée comme le projet phare qu’elle ambitionne, incarnant la vitalité et la diversité culturelle marseillaises. La participation de Netflix s’inscrit par ailleurs dans un cadre plus large, celui du projet « Marseille en Grand », impulsé par l’Élysée. Le volet cinéma de ce plan, piloté via le CNC, vise à renforcer les infrastructures locales, des studios rénovés aux écoles, en passant par la future antenne de la Cinémathèque française.

Une cinémathèque à la mesure de la Méditerranée

Portée par la ville et par le réalisateur Costa-Gavras, président de la Cinémathèque française, cette antenne marseillaise ambitionne de devenir une institution autonome, enracinée dans le territoire tout en bénéficiant d’un réseau national. Jean-Marc Coppola rappelle la genèse du projet : « En 2020, Robert Guédiguian m’avait parlé de l’intérêt de Costa-Gavras à installer ses archives à Marseille. » Mais là encore, la Région se retire. « La Région a décidé de se désengager du projet d’antenne de la Cinémathèque française à Marseille, même si elle soutient encore l’école CinéFabrique », précise Coppola. L’implication de Netflix, forte de son partenariat historique avec la Cinémathèque française, serait donc également à l’étude. « Rien n’est encore défini concrètement, mais leur implication est réelle », affirme Coppola.

Les deux élus partagent un diagnostic proche d’une situation en tension. Jean-Pierre Cochet reconnaît que le « tour de table peine à se concrétiser », notamment du fait du retrait de la Région. Toutefois, il souligne l’importance du soutien étatique et métropolitain. Jean-Marc Coppola complète : « La Ville, l’État et la Métropole maintiennent, et même renforcent, leurs engagements » malgré le désengagement régional. Il rappelle que l’antenne ne sera pas une simple copie de Paris : « Marseille y apportera sa patte, bien sûr. » La gouvernance sera indépendante, avec une place au conseil d’administration pour la Ville, garantissant un contrôle local sur les contenus et une vigilance sur les valeurs promues. La cinémathèque, telle qu’elle est imaginée, ne serait ni un simple centre d’archives ni une réplique de son aînée parisienne. Elle mettrait l’accent sur « la singularité et la dimension méditerranéenne du projet », selon Cochet, en écho à une vision culturelle ancrée dans l’histoire plurielle de Marseille.

Un appel à la vigilance

Les deux adjoints reconnaissent que la présence de Netflix est une aubaine pour la filière locale, apportant des emplois et des retombées économiques majeures : « Il faut rappeler qu’un euro investi dans le cinéma en génère sept dans l’économie locale », rappelle Jean-Marc Coppola. Pour autant, cet investissement ne doit pas faire oublier les risques liés à une influence trop grande sur un secteur culturel sensible : « « On ne dépendra pas de Paris sans avoir notre mot à dire sur les contenus : diffusion, expositions, ateliers pédagogiques… », insiste Coppola, qui promet une gouvernance partagée. « On ne laissera pas passer des prises de position comme celles de la Cinémathèque centrale, par exemple, sur Polanski. Ce n’est pas la vision qu’on veut à Marseille. S’il y a dérive, on interviendra. »

Au-delà des enjeux financiers, l’ambition municipale est de faire de Marseille un pôle culturel rayonnant, ancré dans son histoire méditerranéenne. « Marseille, c’est 2 600 ans d’histoire, une identité multiple », rappelle Coppola, qui souligne la richesse et l’importance numéraires des festivals locaux : « Nous avons des partenariats avec des festivals comme Films Femmes Méditerranée, AFLAM… et nous augmentons nos subventions pour ces événements qui portent une vision culturelle marseillaise, ouverte et diverse. On ne veut pas un seul grand festival, on veut la richesse des festivals existants. »

Vers une conjugaison des financements privés et publics ?

Le partenariat avec Netflix s’inscrit dans un contexte complexe de mutations du financement culturel, à l’heure où Marseille s’impose comme grande deuxième ville de France en termes de tournage. Jean-Marc Coppola se réjouit : « Rien que la semaine prochaine, trois nouveaux tournages vont commencer : Marseille est un vrai terrain de cinéma » Mais rien n’est encore joué : les projets avancent lentement, les financements restent incertains, et les lignes politiques sont mouvantes. Reste une certitude, que Jean-Marc Coppola résume ainsi : « Lorsqu’on conjugue investissements publics et mécénat privé dans l’intérêt général, on fait avancer des projets structurants pour la ville, pour sa jeunesse et pour sa culture. »

SUZANNE CANESSA

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François Mitterrand, l’envers africain du décor

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Le président François Mitterrand est accueilli à l'aéroport par son homologue Félix Houphouët-Boigny lors d'une visite en Côte d'Ivoire. © AFP / Philippe Bouchon

Diasporik : François Mitterrand a grandi dans une France où l’Empire était une évidence. Qu’en a-t-il gardé ? 

Nicolas Bancel et Pascal Blanchard : François Mitterrand est effectivement dans sa jeunesse, comme l’immense majorité de ses contemporains, convaincu de la grandeur coloniale de la France, qu’il expérimente lors de sa visite à l’Exposition coloniale internationale de Vincennes en 1931, son premier voyage à Paris. Issu d’une famille de la bourgeoisie provinciale conservatrice et catholique, ses idéaux politiques initiaux penchent vers la droite-extrême – il appartiendra au mouvement de jeunesse des Croix-de-Feu puis au Parti social français du colonel François de la Rocque – et son premier engagement politique est pour soutenir l’agression de l’Italie mussolinienne en Éthiopie. 

Son parcours à Vichy va le convaincre que l’Empire doit être défendu coûte que coûte et, de surcroit, qu’il peut lui servir de tremplin politique après-guerre. Il sera d’ailleurs ministre de la France d’outre-mer dès 1950. La perte de l’empire est un véritable déchirement, il ne comprend pas le mouvement profond des décolonisations : pour lui, la France a été globalement bienfaitrice, elle a apporté, avec la « mission civilisatrice », le progrès et les lumières de la civilisation européenne.  

Lorsqu’il arrive au pouvoir en 1981, tout ce bagage va peser lourd dans des décisions essentielles. Il va notamment perpétuer les pratiques de la françafrique, qui est pour lui, finalement, une continuité de l’empire et permet à la France de conserver son aire d’influence et sa puissance géopolitique. 


Quel a été son rôle avant et pendant la guerre d’Algérie, en tant que ministre sous la IVᵉ République? 


Lors du déclenchement de la guerre d’Algérie, François Mitterrand est ministre de l’Intérieur. Ses déclarations, après les attentats du 1er novembre 1954, sont sans ambiguïté : la seule réponse à apporter est une sévère et immédiate répression. Il espère que celle-ci, et quelques réformes, permettront de conserver l’Algérie, qui, ne l’oublions pas, est constituée de départements français. Ce qui rend d’autant plus incontournable le slogan, repris par François Mitterrand, « l’Algérie c’est la France ». Lorsqu’il est ministre de la Justice, il va faire partie des « durs ». Il soutient la répression et bien sûr les pouvoirs spéciaux. Alors qu’il connaît parfaitement la systématisation de la torture dès 1955-1956, il feint de l’ignorer. 

Il a donné l’ordre de mettre à exécution les militants du FLN emprisonnés en Algérie et en métropole, Montluc et autres

François Mitterrand est celui qui a proposé le moins de grâces pour les condamnés à mort du FLN : à peine 1 sur 5, bien moins que des gouverneurs généraux de l’Algérie, considérés pourtant comme des ultras. Son engagement dans la répression est total. 

Quelles ont été ses relations avec Defferre durant la colonisation ? 

Pour ce que nous en savons, François Mitterrand, en tant que ministre de la Justice, signe la loi-cadre préparée par Gaston Defferre en 1956, mais celle-ci va beaucoup plus loin dans les réformes que ce qu’il avait pu imaginer. 

On peut penser que, pour lui, ces réformes – suffrage universel dans les colonies d’AOF, AEF, Madagascar, Togo et Cameroun avec la création d’Assemblées territoriales, érection de Conseils de gouvernement avec d’importantes attributions de responsabilités locales, etc. – allaient trop loin. 

Pour autant, Gaston Defferre n’a jamais été un décolonisateur : la loi-cadre visait à transformer la politique impériale de la France en associant les élites locales, tout simplement pour conserver l’empire. Mais il avait au moins compris que la répression à outrance était sans avenir. C’est plus tard qu’ils se retrouveront, notamment lorsque François Mitterrand imaginera installer à Marseille son mémorial rendant hommage à l’entreprise coloniale de la France et aux pieds-noirs. 

Comment a t’il imposé le mythe du « grand décolonisateur » à ses hagiographes ? 

François Mitterrand va réécrire le passé, sa biographie. Par petites touches, dans ses ouvrages successifs et interviews, il se présente comme un visionnaire qui avait anticipé les décolonisations, alors qu’elles l’ont surpris. Plus encore, il insinue à plusieurs reprises qu’il aurait été anticolonialiste, ce qui est une pure fabulation. Mais ses écrits ont fait foi et plusieurs de ses biographes s’y sont laissé prendre, prenant pour argent comptant ce qu’écrit François Mitterrand dans ses ouvrages. 

Le sous-titre de votre ouvrage est « de la colonisation à la Françafrique », Quel a été sa position dans la période postcoloniale? 

C’est justement durant cette période que sa formation coloniale, sa vision du monde, s’actualise. En 1982, par exemple, il renvoie Jean-Pierre Cot, alors ministre de la Coopération, qui avait eu la naïveté de croire qu’il pouvait appliquer le programme commun dans ses points concernant l’Afrique et les anciennes colonies. Il s’agissait alors de normaliser les relations avec les ex-colonies, qui constituait alors le « pré-carré » de la France, ce que l’on n’appelait pas encore la françafrique. 

C’est un tournant, car François Mitterrand va reprendre cet héritage postcolonial initié par de Gaulle dès 1960 et continuer donc de soutenir des régimes africains corrompus et parfois criminels. Mais il en va, pour lui, de la grandeur de la France et le « pré-carré » est la condition de cette « grandeur ». 

On voit aussi cette formation coloniale durant la tragédie du Rwanda : les « responsabilité accablantes » de François Mitterrand sont désormais bien établies, notamment par le rapport Duclert (un des auteurs du livre) paru en 2021. La dérive de la politique française au Rwanda sous l’égide de François Mitterrand s’éclaire lorsque l’on comprend que, pour lui, le Rwanda permettait à la France d’élargir sa zone d’influence, et donc l’aura et la puissance de l’hexagone. 

SAMIA CHABANI

François Mitterrand, le dernier empereur
De la colonisation à la Françafrique 
Editions Philippe Rey
Ouvrage collectif sous la direction de Nicolas Bancel et Pascal Blanchard  

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Cannes, les femmes, le fric, la politique

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cannes
© A.F.

Six réalisatrices en compétition; un joli film, Partir un jour d’Amélie Monin, en ouverture, sur le désir féminin et la filiation ; et des histoires de lesbiennes réalisées par des femmes, qui parlent lesbianisme et religion (Mouna Soualem, La petite dernière) coming out et maternité (Vicky Krieps, Love me tender), vie de star et couple lesbien (Jodie Foster dans le film de Rebecca Zlotowski).

Une révolution est-elle en cours dans ce festival où Thierry Frémaux s’est depuis près de 20 ans distingué par son imperméabilité à #MeToo et ses réponses méprisantes sur la parité ? Si le jury est le personnel sont d’une belle mixité, les sélections et récompenses restent massivement dominées par les hommes. Malgré des efforts notables cette année dans la sélection officielle, 6 réalisatrices sur 19 c’est moins d’un tiers, et pour l’heure seules trois femmes ont reçu la Palme d’Or en 78 éditions, dont Jane Campion à égalité. 

Le fric c’est chic ?

Le chemin sera donc long pour changer l’image des femmes à Cannes, clichés qui fabriquentdes représentations bien au-delà des écrans : les tenues de celles qui montent les marches continuent d’être terriblement plus inconfortables que celles des hommes, même si le nouveau règlement restreint la « nudité excessive » et les « robes encombrantes » après avoir renoncé à exiger des talons hauts (Merci Julia Roberts et ses pieds nus sur le tapis rouge !).

Mais les femmes continuent d’être et jaugées et jugées par des journalistes en roue libre et des commentateurs haineux: la tenue de Léna Mahfouf, qualifiée d’abaya, suscite les réprobations racistes y compris d’une députée Renaissance, la réalisatrice Roman Bohringer se fait insulter « Pas cool la ménopause. » « Physique de mémère », et certains journalistes, sur le registre du compliment, semblent débarqués d’un autre siècle.

© A.F.

Comment s’étonner alors si dans les rues, les tenues extravagantes s’affichent, les talons atteignent des hauteurs insensées ? Si les vitrines exposent des accessoires de luxe au prix inaccessibles, sauf pour ceux qui s’affichent en Ferrari ? Si les sacs Hermès Kelly® ou Birkin®, mythiques sur la Croisette, se louent 400 euros la journée  (prix de vente entre 150000 et 350000 euros) ? Est-ce ça, l’esprit de Cannes ? 

Une autre histoire

Le premier Grand Prix (qui ne s’appelait pas encore Palme d’Or) à Cannes en 1946 fut La bataille du rail de René Clément, à la gloire des cheminots. Le festival français est un projet du Front populaire conçu contre la Mostra qui avait récompensé en 1938, sur ordres croisésde Mussolini et Hitler, Les Dieux du stade de Leni Riefenstahl. Le festival cannois aurait dû s’ouvrir le 1er septembre 1939, jour où Hitler a envahi la Pologne…

Au lendemain de la guerre il s’installe dans la ville, socialiste, grâce au financement de la SGTIF-CGT et à l’engagement de centaines de bénévoles ouvriers. Le CGT qui portera dans les années suivantes le principe de la taxe sur la billetterie reversée au CNC, puis l’avance sur recettes, a permis de mettre en place en France une politique publique du cinéma qui constitue l’exception culturelle française. 

Si le glamour chic s’est toujours affiché sur la Croisette, la programmation défend volontiers des films engagés, indépendants, résistants, sociaux. Les destins ordinaires plutôt que ceux des princes. Le poing levé de Pialat, la Nouvelle Vague qui s’accroche au rideau, le « t’as du clito » d’Houda Benyamina, ou Asia Argento qui dénonce Harvey Weinstein, « Jai été violée, ici-même à Cannes. J’avais 21 ans  ».

Culture publique ou Bolloré ? 

Pourquoi un tel écart, et de tels paradoxes, entre ce que défendent les films et les artistes, et leur médiatisation luxe et patriarcale ? Pourtant le SPIAC-CGT, affaibli dans les années 70, a retrouvé des forces, en particulier dans la région Sud, deuxième en terme de tournage, et équipée de studios de pointe : la Palme d’or 2023, Titane a été tournée en grande partie à Martigues, ville communiste qui s’est réjouie du succès, tout comme la Région Sud, également financeur.

Mais les financements privés sont une nécessité pour un art qui, s’il peut rapporter beaucoup, coûte cher à produire. C’est d’ailleurs Malraux qui, tout en inventant avec le SPIAC les financements publics du CNC, a fait entrer les producteurs privés au Palais, inquiet de la désertion brutale des salles de cinéma après l’apparition de la télévision dans les foyers. 

© A.F.

Mais depuis le démantèlement de la télé publique puis l’arrivée des plateformes numériques, la politique publique du cinéma a perdu en force de négociation. Juliette Triet, en recevant sa Palme d’Or en 2024, le dénonçait : « La marchandisation de la culture que le gouvernement néolibéral défend est en train de casser l’exception culturelle. »

De fait Canal+, premier financeur privé du cinéma français, a réduit sa participation, entre 220 et 200 millions jusqu’à 2023) à 150 millions en 2025. TF1 investit 56 millions, Netflix et Disney+ suivent, en échange de droits de diffusion après 6 mois pour le groupe de Bolloré, davantage pour les autres. Face à ces sources de financements France télévisions, seul opérateur public qui opère sur d’autres critères que la rentabilité et peut financer des films d’auteur à perte, maintient son financement à 65 millions. 

Peut-on vraiment espérer que Bolloré, qui reçoit un néo-nazi dans son île privée, va continuer à financer un art cinématographique français qui conteste à pleins poumons les dominations à la base même de son empire ? 

AGNÈS FRESCHEL

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« Des Preuves d’amour » : deux mères et un couffin

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Le 23 avril 2013, le parlement adopte par 331 voix contre 225, la loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe, promulguée le 17 mai suivant. C’est sur cette archive sonore que s’affiche le générique initial du premier long métrage d’Alice Douard, Des Preuves d’amour.

Si cette reconnaissance officielle du droit à la famille pour tous, marque une étape décisive pour beaucoup d’homosexuels, elle ne leur évite pas tous les écueils discriminatoires dans leurs démarches pour fonder un foyer.

On est au printemps 2014. A Paris. Céline (Ella Rumpf) et Nadia (Mona Chokri) se sont mariées et attendent leur premier enfant conçu par PMA au Danemark – la PMA ne sera autorisée en France qu’en 2021. C’est Nadia, 37 ans, qui porte le bébé. Céline, plus jeune, portera le deuxième, elles se le sont promis. Nadia est dentiste. Céline DJ. Elles s’aiment et partagent l’expérience de cette gestation comme tous les parents. Entre échographies, séances de préparation à l’accouchement, discussions avec ceux qui sont passés par là, elles s’émerveillent, s’angoissent, doutent … Attendre un enfant est une aventure banale et extraordinaire ! Universelle et unique. Nadia ne rentre plus dans ses vêtements, panique devant les difficultés professionnelles et financières que sa maternité va générer mais garde son humour et sa radieuse solidité. Céline, dont on épouse le point de vue, plus fragile, plus grave et sans lien génétique avec sa fille à naître, doit trouver sa place et sa légitimité.

Nourri par l’expérience de la réalisatrice, dont le court métrage césarisé L’Attente abordait déjà le sujet, le film suit la grossesse de Nadia et les étapes de la constitution du dossier. Il sera soumis à la décision du juge des affaires familiales qui permettra à Céline d’adopter le bébé. Il va falloir donner « des preuves d’amour », collecter photos et témoignages des  parents et amis – en veillant à ne pas choisir que des copines lesbiennes (sic). Il s’agira d’ attester de la solidité du couple, de sa capacité à accueillir l’enfant.

La preuve par trois

Sans taire l’homophobie et les préjugés, se moquant des maladresses des hétéros (qui sentent le vécu) , Alice Douard ne réduira jamais son film à une dénonciation. Il sera lumineux, bienveillant et joyeux. Le parcours administratif et médical, émaillé de vraies scènes comiques, s’associe à un cheminement plus intime. Plus particulièrement pour Céline. Sur le point de devenir mère, la jeune femme est confrontée à sa propre enfance, marquée par la mort de son père, l’absence de sa « mauvaise » mère (impeccable Noémie Lvovsky), pianiste internationale qui a placé sa carrière avant sa maternité. Mère et fille, musiciennes dans des registres différents, si loin, si proches. La pulsation techno, tout comme les envolées de Chopin et de Beethoven, se font écho de cet élan d’amour, de confiance, au-delà du chaos profond que chacune porte en elle. Les actrices, selon le vœu de la réalisatrice, existent aussi bien indépendamment qu’ensemble dans une indéniable alchimie.

 Alice Douard voulait « un film populaire et fédérateur » et c’est réussi !

Quand, après l’accouchement et une dernière hésitation à l’image, entre flou et net, Nadia et Céline, mères ravies et apaisées, se retrouvent dans le même plan, leur petite fille contre la peau de Céline, la preuve par trois est évidence.

ELISE PADOVANI

« Fragments d’un parcours amoureux » : Polyphonie amoureuse

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Difficile de ne pas être touché en plein cœur par le documentaire de Chloé Barreau.

L’expérience de l’amour est universelle. Les personnes qui en parlent ici, appartiennent essentiellement à la bourgeoisie intellectuelle urbaine. Leur jeunesse est celle, libre et insouciante, des étudiants du lycée Henri IV, de Fénelon ou de la Sorbonne. Leurs témoignages s’inscrivent dans les années 1990, entre Paris, Rome, Barcelone et Londres, et, la réalisatrice fait de ce film une œuvre qui se confond avec son propre projet de vie. Pourtant, on reconnaît comme nôtres, les affres et les exaltations du sentiment amoureux qui s’exprime là.

En 90 minutes et 12 témoignages d’ex-amants et amantes, on suit le parcours amoureux de Chloé Barreau qui, depuis ses 16 ans, en a fixé les étapes avec son caméscope. « Elle ne se séparait jamais de sa caméra ou de son appareil photo », dit une ses amoureuses. Elle faisait de ses aventures des archives pour les sublimer, et de sa vie intime, une œuvre, dans une démarche assez semblable à celle de l’artiste conceptuelle Sophie Calle.

Fragments d’un parcours amoureux crée le portrait polyphonique d’une amoureuse invétérée et d’une cinéaste en devenir, donnant un contrepoint à ses propres souvenirs. Le film propose une passionnante réflexion sur la mémoire « plus mystérieuse que l’avenir », proche de l’imagination « puisqu’on se l’invente ». En filmant ses amoureux·ses, Chloé Barreau les emprisonnait dans l’image, les objectivait : « j’ai voulu leur redonner la place de sujet » dit-elle.  

Romantique terroriste

C’est une de ses amies, Astrid Desmousseaux qui pose les questions autour de thématiques qui s’entrecroisent. Les premières amours, la rencontre, les coups de foudre, le poids des interdits plus ou moins inconscients autour de l’homosexualité (il faut se souvenir des polémiques autour du Pacs en 1999), l’ivresse de l’interdit, le désir, l’exaltation des corps, l’usure, le mensonge, les ruptures, les premières peines d’amour, et ce qui reste après… Les ex répondent, lisent les lettres d’autrefois, étreints par une émotion communicative, reconnectés à ceux qu’ils furent.

Certaines histoires sont plus douloureuses que d’autres. Chloé apparaît comme une romantique « terroriste » qui pense que l’amour autorise tout, une séductrice compulsive. Les larmes de Marina Jankovic sont bouleversantes et Anne Berest ne comprend toujours pas pourquoi elle lui a menti. Tous sont heureux, des années après, que tout n’ait pas disparu, qu’il y ait eu une archiviste pour attester que leur amour a bien existé, et d’une certaine manière existe toujours.

Le documentaire de Chloé Barreau se calque sur le titre du célèbre essai de Roland Barthes Fragments d’un discours amoureux (1977). Il s’y dit d’aussi jolies choses, souvent devant une bibliothèque, comme pour souligner que l’Amour se raconte toujours. À travers les récits de chacun, s’esquisse un inventaire des formes diverses qu’il peut prendre.

« La nuit je mensj’ai dans les bottes des montagnes de questions/où subsiste encore ton écho » chante Alain Bashung en prologue. Une chanson d’amour et de résistance qui a scellé la rencontre du chanteur avec sa femme, une autre Chloé (Mons), et qui, ouverte à toutes les interprétations, pourrait tout aussi bien, faire épilogue.

ÉLISE PADOVANI

Fragments d’un parcours amoureux, de Chloé Barreau

En salles le 4 juin

S’opposer au Non du père

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Au non du père - Ahmed Madani © Ariane Catton
Au non du père - Ahmed Madani © Ariane Catton

Il est un des auteurs français de théâtre les plus publiés et les plus joués, précurseur d’un théâtre du réel écrit et joué par des non professionnels, à partir de leurs histoires. Celle d’Anissa est particulièrement touchante. Créé en 2021, le spectacle est une petite forme qui joue avec les limites du théâtre : elle n’est pas comédienne (et pourtant), la scène représente « sa » cuisine où elle fabrique des pralines et des fondants au chocolat (une odeur délicieuse flotte dans la salle !), elle reste dans le récit direct et ne joue pas (quoique) et Ahmed l’accompagne sur scène, comme il l’a suivie, parrainée, jusqu’à son rendez-vous avec son père.

Car l’histoire d’Anissa (qui ne veut pas donner son nom) est celle d’une enfant reniée, née d’une mère aide-soignante et d’un père médecin, qui ne veut pas d’elle, mais aurait accepté de reconnaître un garçon. Un père qui dit non quand il s’agit de donner son nom. Un père qui ne veut même pas du nom de « père », et se dit « géniteur ». Un père dont elle n’a rien : ni adresse, ni souvenir, ni lettre, ni photo, ni mots, sinon ceux de sa mère, qui ment un peu pour la protéger.  

À ce non absolu Anissa adulte répond en femme forte, mère de cinq enfants, entraînée dans l’aventure théâtrale de F(l)ammes où elle jouait une Pénélope insoumise. Guidée par Ahmed qui lui fait entendre qu’elle peut à son tour opposer un « non » à son père, qui a quitté la France, son prénom arabe et sa profession de médecin pour ouvrir une boulangerie française aux États-Unis, elle va l’obliger à la rencontre. 

Les diverses fins possibles se construisent, du rejet violent au silence, ou à l’adoption symbolique. Ahmed aussi se livre, parle de son père qui ressemble à celui d’Anissa, évoquant encore ces exils dans la périphérie de villes où les liens familiaux se construisent difficilement. Mais où aucun déni ne saurait vaincre la force d’un destin qu’on prend en main sans s’arrêter au non des pères, ou des fils.

AGNÈS FRESCHEL

Au non du père a été joué à la MJC de Cavaillon les 23 et 24 mai dans le cadre du festival confit !.

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