Zébuline. En amont du festival, vous organisez une exposition autour du personnage de bande-dessinée Mafalda. Pourquoi ce choix ? Monique Anfré. Chaque année, au festival Hispanorama, il y a la projection des films, deux par jour, le concert d’inauguration (là ce sera Raphaël Lemonnier & La Trova Project) et une exposition. Pour Mafalda, c’était son anniversaire, il y avait donc matière à exposition. Il y a donc deux parties, une série qui s’appelle Mafalda et l’environnement et la série Impair, une dizaine de dessins de presse de Joaquín Salvador Lavado, dit Quino, le célèbre dessinateur argentin. Chaque fois, on essaye de trouver un artiste en lien avec l’esprit hispanique, par exemple le photographe Salgado, il y a deux ans ou Jean-Michel Gassend, qui avait fait l’exposition Art visionnaire d’Amazonie. Même s’il s’agit d’un festival de cinéma, nous sommes en fait à la croisée des arts, on ne pourrait pas faire sans cela.
Quels sont les invités pour cette 13e édition ? Le jour de l’inauguration, le 29 mars, il y a Laura González, réalisatrice uruguayenne du film Milonga, elle sera aussi présente en débat. Le 30 mars, ce sera l’Argentin Mauricio Albornoz Iniesta, réalisateur de Una Cancion para mi tierra. Ensuite, le mardi et mercredi, ce sont des professeurs d’espagnol qui vont faire l’analyse filmique. Le 4 avril, il y a aura un échange avec Ève Giustiniani, spécialiste en études hispaniques.
Le rôle éducatif est au cœur de votre festival. Avec notre association Agissez dans votre ville, nous faisons des ciné-débats mensuels, autour de films récents sur un fait de société. Les professeurs d’espagnol de notre association travaillaient dans leurs cours d’espagnol sur le cinéma déjà, et c’est cela qui nous a entrainés vers ce festival hispanique. Les élèves de lycée sont sollicités pour créer l’affiche, via un concours au mois de janvier, ils étudient les différents films que nous allons passer et interviennent dans le cours du festival. Ils présentent oralement le synopsis des films, à chaque fois, il y a toujours deux élèves qui s’alternent, un en français, l’autre en espagnol. Donc pour eux c’est un exercice didactique et introductif, ils arrivent à s’exprimer devant un public. Enfin, il y a des élèves qui font des bandes-annonces pour le festival, on en sélectionne une qui passe régulièrement avant le début de chaque film.
Pour terminer, pouvez-vous nous parler des thématiques des différentes diffusions ? Dans les films, beaucoup d’humanisme, des histoires femmes, de gens qui se décarcassent et puis des enfants qui cherchent à se dépatouiller dans la vie.
ENTRETIEN RÉALISÉ PAR LILLI BERTON FOUCHET
Hispanorama Du 29 mars au 4 avril Saint-Maximin-La-Sainte-Baume
THE GATHERING, Choregraphie et direction Joanne Leighton, Collaboration artistique Marie Fonte, Creation Bande Sonore et Musique originale Peter Crosbie, Creation Photographique et Video Flavie Trichet Lespagnol, Costumes Maite Chantrel, Lumieres et Scenographie Romain de Lagarde, Realisation scenographie Pierre Yves Loup Forest, Gaston Arrouy, le Grand R (La Roche sur Yon) le 3 mars 2025.
Avec : Anthony Barreri, Stephanie Bayle, Lauren Bolze, Hippolyte Desneux, Marie Fonte, Flore Khoury, Elisabeth Merle, Maureen Nass, Sabine Riviere, Antoine Roux Briffaud
(photo by Patrick Berger)
Joanne Leighton vit et enseigne en France, elle a dirigé le Centre chorégraphique national de Belfort puis installé sa compagnie WLDN à Paris, mais elle est profondément marquée par son Australie natale, et par la relation à une nature grandiose et vierge.
Sa compagnie doit d’ailleurs son nom au Walden de David Thoreau, ce récit d’une Vie dans les bois qui depuis le XIXe siècle américain a posé l’idée d’un retour vers la nature. Les danseurs, avant d’aller sur scène, en lisent en confidence des extraits aux spectateurs, plaidoyer pour la simplification des besoins humains, éloge du temps pris à regarder les couleurs du lac, les formes des pierres, les liens avec la vie.
Faire corps
L’écologie de Joanne Leighton n’est pas plus naïve que celle de Thoreau, elle est un projet de société en danse. Sur le plateau les interprètes ne cessent de faire lien, dessinant des formes avec les galets et les branches, faisant évoluer et vivre une forêt qui se déploie sur un rideau écran qu’ils tirent et qui pose un décor d’arbres, projections vibrantes des photographies de Flavie Trichet-Lespagnol.
Les corps deviennent une entité qui bouge savamment, en silence, en produisant des sons percussifs, ou sur une musique (Peter Crosbie) qui répète ses motifs rythmiques, et les décale subtilement. Les séquences s’enchaînent, rapprochant les danseurs comme un groupe unique ou chacun danse pourtant différemment, formant des sous-groupes de quelques individus, jamais pourtant jusqu’à l’isolement, au solo. Comme les cellules fondamentales ils forment ensemble un corps qui les dépasse, dont ils ont une conscience commune.
Un hymne à la vie, sans exploit ni performance, mais jamais minimaliste : c’est la robustesse de chacun qui s’affirme dans l’endurance, et le geste juste pour s’inscrire dans le corps commun.
Agnès Freschel
Gathering a été créé au Zef, scène nationale de Marseille, les 18 et 19 mars, et joué au Théâtre de L’esplanade, Draguignan, en ouverture de L’ImpruDanse qui se poursuit jusqu’au 4 avril.
Aux premiers rangs de la salle, les tout-petits attendent impatiemment le début du spectacle. Plus haut, plusieurs langues se font entendre dans la salle : allemande, italienne, portugaise… Dehors, mis en scène par Claire Heggen, est donné dans le cadre de Bright generations, événement international du spectacle jeune public.
Sur le sol, un rectangle de couleur bleu est dessiné, des objets cubiques sont dispersés autour, certains avec une apparence atypique : des tubes et des bouteilles en plastique plantés dedans, qui donne l’impression de voir un orgue. Apparaissent Jérémie Abt et Bastian Pfefferli, les deux percussionnistes du duo Braz Bazar, chacun une caisse accrochée sur le dos. Ils débutent une marche exploratoire en frappant leurs zarb iraniens au rythme de leurs pas. Avec leurs mains, leurs pieds, leurs doigts, leurs corps, ils auscultent avec attention les instruments. Puis, ils les percutent, les caressent et, une mélodie retentit… c’est une corde de guitare cachée sur l’un des cubes.
Au fur et à mesure, ils s’aperçoivent que chaque objet émet un son différent, il y en a même un qui sonne comme un accordéon. Alors, comme des enfants sur un terrain de jeu, les deux compères tentent de se coordonner, ensemble ou en simultané, comme un orchestre, pour trouver la bonne harmonie. Finalement, cette exploration s’étend même au-delà de l’espace dans lequel ils semblaient cloîtrer, et ils continuent leur quête musicale en dehors de l’enclos.
LILLI BERTON FOUCHET
Dehors s’est joué le lundi 24 mars au théâtre La Criée, à l’occasion de Bright Generations
Le Centre Norbert Elias est un centre de recherche pluridisciplinaire en sciences sociales associant le CNRS, Avignon Université et Aix-Marseille Université. Avec Printemps féministes il s’agit d’un rendez-vous de discussion et de transmission autour d’approches et d’expertises variées, en compagnie de chercheur·es, enseignant·es, conservateur·ices de musées ou de bibliothèques et étudiant·es, pour proposer une réflexion sur la circulation et la mémoire des œuvres et approches féministes.
Au programme, le jeudi 27 mars au Centre LGBTQIA+ de Marseille, une traversée documentaire et sensible des collections de la bibliothèque du Centre International de Poésie Marseille (CIPM) pour interroger la place consacrée aux poétesses (10h à 12h). L’après-midi (14h à 17h), un atelier de co-réflexion muséographique pour faire parler les voix absentes du Musée d’Arts Africains, Océaniens et Amérindiens (MAAOA), en explorant les enjeux de patrimonialisation, d’acquisition, d’exposition et de médiation.
Le lendemain (toujours au Centre LGBTQIA+), une lecture collective et critique de l’œuvre de la romancière, théoricienne et militante féministe Monique Wittig (9h30-12h30), suivie l’après-midi d’un temps d’échange mené par Émilie Notéris, entre biographie, enquête et récit.
La journée se poursuivra par une soirée festive de 18h30 à 23h, avec une session de micro ouvert, de stand-up féministe et un DJ set de Blaze Waldorf. Le lendemain, clôture des rencontres avec une balade féministe dans le quartier du Panier guidée par Margaux Mazellier, journaliste et autrice de Marseille trop puissante.
MARC VOIRY
Printemps féministes Du 27 au 29 mars Divers lieux, Marseille
D’AG en AG, de rassemblement local en rassemblement (pas national) la lutte des travailleurs de la culture prend forme, en particulier dans des villes comme Avignon ou Marseille qui les laissent occuper l’espace public. À Paris les cortèges grossissent, et dans les Pays de Loire, où la région assume ses coupes brutales, spectateurs et artistes s’allongent devant les théâtres et réclament la restitution des subventions nécessaires à leur fonctionnement, et à la vie des cités heureuses.
Dans la région provençale le combat s’organise de façon inédite. Les organisations professionnelles, musicales, de plasticiens, d’auteurs, d’artistes de la scène, d’étudiants en art… prennent en compte leurs différences de statut et s’allient aux syndicats. Du précaire au directeur, du salarié intermittent au cadre, de l’autoentrepreneur au fonctionnaire, tous les travailleurs de la culture savent qu’ils doivent défendre en bloc leurs intérêts.
Rappelant qu’ils sont un secteur économique qui rapporte, ils savent que la grève des festivals est une arme. Mais que ses dégâts aujourd’hui peuvent être irréparables, pour les intermittents qui y perdront leurs statuts, les petits et gros festivals qui ne s’en relèveront pas sans rallonge improbable des collectivités. Et pour les spectateurs qui ont besoin d’art et de pensée pour ne pas sombrer dans la gigantesque vague de dépression qui atteint nos sociétés en déroute politique.
Plus que jamais, le public a besoin des « repères éblouissants » qui permettent comme disait René Char de survivre à l’« innommable ». Les travailleurs de la culture en ont conscience, et proclamaient le 20 mars à Marseille que leur combat est « antifa et anticapitaliste », contre « l’exploitation des hommes » et pour une société « inclusive, diverse et sans domination systémique ». Les orateurs se succèdent, annonçant moins les baisses que les espoirs, et une interrogation profonde sur les nouveaux moyens de lutte, dans un combat qui est avant tout « celui de la pensée contre le fascisme en marche ».
Car tous sont touchés : depuis les artistes au RSA touchant en moyenne 1 000 euros de droits d’auteur par an, jusqu’aux directeurs de scènes qui ne savent pas comment ils vont boucler l’année et payer leurs salariés.
L’annonce des coupes budgétaires 2025 arrive peu à peu. La Citadelle perd 300 000 euros de la Région sur 3 ans, et ne sait pas comment elle va mener à bien son projet culturel. Les festivals et lieux de spectacle vivant font face à des baisses de 10 % de la Région, et en attendent d’autres des Départements, et de certaines Villes. Les compagnies voient leurs dates de programmation s’annuler, et vont perdre une « continuité de revenus » que les plasticiens, auteurs et compositeurs n’ont jamais atteinte.
Ils savent, tous et toutes, qu’il ne s’agit plus de remettre en cause des choix économiques, mais de combattre une idéologie en marche. Faire taire les arts, les paroles singulières et libres, ceux qui fabriquent du commun, ceux qui font ressurgir les mémoires, est nécessaire à toute entreprise fasciste. Les priver de moyens de créer n’est que la première étape d’une disparition annoncée.
Cirque, théâtre, musique, danse, marionnettes… le spectacle vivant regorge de propositions artistiques diverses adressées au jeune public. Pour cette 19e édition, le festival Festo Picho, toujours coordonné par le Totem (Scène conventionnée d’intérêt national Art, enfance, jeunesse) se déploie sur Avignon, les communes du Grand Avignon et le département du Vaucluse, avec quinze spectacles à découvrir du 29 mars au 6 avril.
On se pare de ses plus beaux atours le samedi 29 mars au square Agricole-Perdiguier pour une grande fête d’ouverture : ateliers, spectacles, fanfare et grand bal populaire pour faire danser enfants et parents sur des notes catalanes.
Au plateau pour les moyens pitchos (à partir de 7 ans), La merveilleuse histoire du peintre Wang Fô de la compagnie Okeanos à 15 h au théâtre Le Transversal. Ce conte fantastique et contemplatif, soigné de poésie et de peinture, extrait des Nouvelles orientales de Marguerite Yourcenar, porte à la scène un théâtre d’ombres narratif et musical. À 20 h, Alice au pays des merveilles twist magie, humour, féerie et fantaisies originelles pour une revisite à l’Opéra d’Avignon. Matteo Franceschini et Caroline Leboutte subliment avec une infinie richesse esthétique l’inquiétante étrangeté que les enfants sont tôt ou tard amenés à interroger.
La toute petite enfance (à partir de 10 mois) rentre dans la ronde avec 2, 3 notes sur un fil du collectif LSC. Un croisement entre discipline scientifique (mécanique) et artistique (musique, théâtre d’objets), qui amène à la découverte du son et de la musique pour les jeunes oreilles (5 avril, Isle 80).
Une création attendue
Pour les 3 ans et plus, ça démarre dès dimanche 30 mars avec La montagne magique et l’arrivée des machines au Grenier à Sel. Ce ciné-concert expérimental de quarante minutescrée en live musique et film pour mieux nous raconter l’alliance des animaux contre l’arrivée des machines. Enfin pour les plus grands (11 ans et plus), Noircisse : un texte de Claudine Galéa qui a reçu le grand prix de la littérature dramatique jeunesse. Il met en jeu l’amitié et l’amour qui se tissent entre quatre adolescent·e·s, dont un, Mayo, vient de la mer. En création au Théâtre des Halles le 1er avril, mis en scène par Sophie Lahayville.
C’est donc, espérons-le, l’œil pétillant et le pied au plancher qu’on repart de ces célébrations enchanteresses en attendant l’année prochaine qui fêtera sa 20e édition. Où, il se dit déjà dans les coulisses, qu’une toute nouvelle attention sera portée pour festoyer dignement ce bel anniversaire.
MICHÈLE GUIQUIAUD
Festo Picho Du 29 mars au 6 avril Divers lieux, Avignon et alentours
Le jazz marseillais est en deuil. Henri Florens était l’un de ces grands passeurs d’une tradition musicale vivifiée par la classe de jazz de Guy Longnon, au conservatoire de Marseille. Son père, guitariste et violoniste, l’avait nourri d’une passion musicale inextinguible, lui confiant une guitare à l’âge six ans. Une cousine lui offre un piano mécanique et le voilà, à treize ans, accompagnant Marcel Zanini autour du Vieux Port.
Il sera ensuite recruté par le batteur Vincent Séno dans son big band, et se retrouvera, entre autres, à jouer pour la première création de Marcel Maréchal comme metteur en scène au Théâtre du Gymnase pour Le Bourgeois Gentilhomme en 1976. Il sera ensuite associé à Dizzy Gillespie, Lee Konitz et Roy Haynes – soit la crème des créateurs du jazz contemporain. À la fin des années 1970, il enregistre deux albums à Londres avec Chet Baker et la chanteuse Rachel Gould. Son frère Jean-Paul, guitariste, toujours parmi nous, était aussi de la partie.
Les musiciens de renom de passage dans la cité phocéenne, tel le saxophoniste Barney Wilen, ne désirent rien d’autre que de jouer avec ce pianiste dont on disait qu’il avait intégré tant de solos de Bill Evans qu’il le dépassait dans ses intentions poétiques. Puis viennent ses compagnonnages avec le guitariste Christian Escoudé ou avec les frères Belmondo, à Paris – il retrouvera Stéphane, le trompettiste, au regretté Jam de La Plaine en 2018.
Jamais avare de partage, il avait joué avec la chanteuse Siska à La Mesón en 2013, aux côtés d’un nouveau venu en ville, alors : le trompettiste Christophe Leloil – qu’il retrouvera ensuite pour des duos débordant d’émotion. La salle de la rue Consolat avait produit le sublime Jazz Suite for Chass (2014), son premier et seul album solo.
Le batteur Gilles Alamel, l’avait convié plusieurs fois au Rouge Belle de Mai, notamment avec la sémillante saxophoniste catalane Lola Stouhammer. Il avait aussi accompagné son fils, le saxophoniste Julien Florens – d’une sensibilité musicale rare. La productrice Hélène Dumez s’apprêtait à produire un album solo pour sa série Paradis Improvisé. Où que soit Henri Florens, sa profondeur artistique ne sera pas oubliée. La terre lui sera assurément légère, comme l’une de ces phrases musicales à la fois évanescente et présente, dont il avait le secret.
L’histoire des territoires français ultramarins pendant la Seconde Guerre mondiale est bien souvent méconnue. Avec son spectacle Radio Maniok, la compagnie réunionnaise CirquonsFlex aide à comprendre cette période trouble de son île. Administrée par Vichy pendant deux ans, puis libérée par les forces françaises libres, l’île de La Réunion est restée très isolée du reste du monde pendant toutes les années de guerre – ne comptant même aucun ravitaillement pendant deux ans.
C’est cette histoire d’isolement, et d’autosuffisance, que viennent jouer, et raconter, les circassiens de la compagnie. Car une île isolée, aux lendemains incertains, est-elle pour autant malheureuse ? Radio Maniok donne la parole à un vieil homme qui a connu ces années-là, entre égoïsme, lâcheté mais aussi générosité et courage ; dans un spectacle mêlant acrobaties, danse, musique et narration.
Diasporik : Vous avez réalisé différents films et séries en lien avec l’histoire comme dans Nèg marron ou Tropiques amers…
Jean-Claude Barny: Oui, je produis des contre-récits en m’entourant d’acteurs et de complices, eux-mêmes engagés dans la volonté de bousculer le récit mainstream. Il s’agissait avec Nèg marrons de réhabiliter ma vérité sur les Antilles, au sein d’un cinéma français qui n’est pas déconstruit sur les questions coloniales, voire qui s’inscrit dans le continuum colonial. Ce combat ne consiste pas seulement à revendiquer plus d’acteur.ices noir.e.s dans le cinéma, qui resteraient à la marge, et qui se voient refuser l’opportunité de rôles à la hauteur. Il s’agit du refus des acteurs, réalisateurs, scénaristes noir.e.s de participer à cette grande mascarade qui consiste à renforcer des préjugés hérités de l’époque coloniale. Même si certain.e.s y participent toujours.
Comment avez-vous réalisé le casting ?
Avec la directrice de casting, Sylvie Brocheré, nous avons sollicité Alexandre Bouyer qui est charismatique mais ne correspond pas aux critères, qu’on attend en France, d’un acteur Noir. Comme il n’y a pas de premier rôle écrit pour lui, il est sous-employé. Fanon est son premier grand rôle au cinéma, il est le futur du cinéma français. J’ai eu la chance de m’entourer de grands acteurs, tels que Déborah François qui joue Josie Fanon, Salem Kali qui joue Abane Ramdane et Mehdi Senoussi, Hocine, l’adjoint de Fanon. Le scénario a nourri le casting.
Le film est ponctué par de nombreux morceaux de jazz, Fanon était-il amateur ? Fanon aimait la biguine et le jazz qui incarnaient sa douleur. Dans le film Fanon interroge Hocine sur la musique châabi et le sens des paroles, il perçoit la dimension spirituelle des combats des peuples au travers de leur expression musicale.
Vous avez intégré des passages des Damnés de la terre, ce qui participe à éclairer la pensée de Fanon en contexte. Avez-vous une intention pédagogique ?
Avec Philippe Bernard co-scénariste, nous étions évidemment portés par l’enjeu de rendre la pensée de Fanon, accessible au plus grand nombre. Notre complicité a permis cette sélection, sans paraphrase, avec toute la nuance de cette pensée.
La figure de Josie Fanon apparaît comme centrale auprès de son mari mais aussi en tant que militante et assistante dans la production intellectuelle de Fanon. Avez-vous voulu réhabiliter sa place ?
Tous les écrits de Fanon portent cette intention d’égalité. L’exigence de réhabiliter la personnalité de Frantz Fanon ne peut se faire au risque de centraliser sur sa figure romanesque. Il est impossible d’appréhender la construction de cet homme sans décrire son contexte familial, amical et militant. Il est évident qu’il faut rendre à Josie sa place, qui a consisté à documenter par la photographie, à retranscrire les livres de Fanon, à faire circuler les manuscrits, vers son éditeur, Maspero. Josie était personnellement engagée en faveur de l’indépendance de l’Algérie. Il était important de documenter son propre engagement.
Une fois nommé chef de service à l’hôpital psychiatrique de Blida en Algérie, Fanon s’illustre par ses méthodes qui contrastent avec celles des autres…
L’histoire de Fanon et de son équipe éclaire sur l’analyse des traumatismes produits par la violence coloniale. C’est elle qui explique l’état psychologique, émotionnel et physique des patients.
En 1952 il a rédigé Peau noire, masques blancs à partir de son expérience de noir minoritaire au sein de la société française. Il y dénonçait le racisme et la « colonisation linguistique » dont il s’estimait lui-même être une des victimes en Martinique.
D’emblée à Blida sa volonté de désaliénation et de décolonisation du milieu psychiatrique s’oppose de front aux thèses racistes de l’École algérienne de psychiatrie d’Antoine Porot qui décrit l’indigène comme : « Hâbleur, menteur, voleur et fainéant, le Nord-Africain musulman se définit comme un débile hystérique, sujet, de surcroît, à des impulsions homicides imprévisibles ».
Ainsi, il rappelle que : « La première chose que l’indigène apprend, c’est à rester à sa place, à ne pas dépasser les limites ».
Le film éclaire le lien avec les révolutionnaires algériens d’Alger à Tunis, notamment avec Abane Ramdane qui sera exécuté dans les luttes internes aux révolutionnaires… Quels échos aujourd’hui ?
Le cinéma s’inspire de faits réels pour les sublimer comme des échos d’Histoire. Abane Ramdane a été abattu dans sa voiture mais la scène réalisée permet au spectateur d’illustrer la trahison, de comprendre ce qui vit le militant indépendantiste qui a été trahi. Cette séquence montre combien la confiscation de la révolution algérienne a été rapide et violente, dans cette démarche complexe qu’est celle de la recherche de liberté des peuples.
On retrouve les psychiatres Alice Cherki, Jacques Azoulay et Hocine. Ces compagnons de route révèlent toute la diversité des positions dans l’Algérie coloniale mais la figure du sergent Rolland, qui pratique la torture au nom de la France et finit par souffrir de troubles mentaux, est assez inédite. Quelle était votre intention en valorisant ce personnage ?
Celui qui souffre a des raisons de souffrir. Les troubles psychotiques sont liés à la déshumanisation et la maltraitance liés à la colonisation. Le personnage du sergent Rolland illustre que l’on ne peut pas soigner l’un sans l’autre, le colonisé sans le colon. Celui a qui on demande d’opprimer subit un ordre maléfique. Cette figure systémique à qui le système colonial donne l’ordre d’être tortionnaire est aussi pathologique. Mehdi Senoussi qui joue Hocine, l’acolyte de Fanon, restitue également la participation des algériens à égalité et sans imposture. Il fallait désaliéner jusqu’au bout en remettant chacun à sa juste place.
Fanon Sortie en salles le 2 avril Avant-première le 28 mars au Cinéma Le Gyptis, dans le cadre du Festival Printemps du film engagé, en présence des acteurs et du réalisateur
Subir. Se taire. Mentir. C’est le bréviaire des Afghans au pays de leurs frères. Ces « frères » ce sont les Iraniens. Plus de 5 millions d’Afghans fuyant la guerre se sont réfugiés en Iran. Même langue, même religion, une frontière commune, mais le sort universel des immigrés. Exploités, méprisés, sous-citoyens contraints de plier l’échine sous la menace constante d’être renvoyés. Raha Amirfazli et Alireza Ghasemi, tous deux iraniens, mettent en scène le drame de trois d’entre eux, en adoptant leur point de vue.
Le jeune Mohammad, d’abord (Mohammad Hossel). Lycéen méritant, doué pour ses études, il travaille après les cours avec sa famille et d’autres Afghans dans une exploitation horticole. On est en 2001. Tandis que les bombes américaines tombent sur Kaboul, il cueille des tomates avec Qasem (Bashir Nikzad) et sa sœur, Leila (HamidehJafari), dont il est amoureux. Romance sans espoir. Leila est promise à un autre par son père. Mohammad se tait. À quoi bon dire ses sentiments ? À quoi bon raconter plus tard les exactions de policiers iraniens qui réquisitionnent les jeunes afghans pour les faire travailler gratuitement à la réfection de leurs locaux. À quoi bon parler de l’agression qu’il subit parce qu’il est trop mignon ?
Dix ans plus tard, en 2011, c’est Leila qu’on retrouve, teinte en blond, mariée à Hossein et mère d’un garçonnet rieur. Ils sont les gardiens d’une résidence secondaire au bord de la mer Caspienne, appartenant à de riches bourgeois paternalistes et non moins esclavagistes. Hossein, malade, meurt alors que les propriétaires arrivent pour fêter le nouvel an persan. Leila se taira craignant l’expulsion du pays. Elle mentira, enterrera le corps clandestinement sous les yeux d’un chien errant, pendant que les feux d’artifice exploseront sur la plage et que les lampions fragiles s’envoleront dans la nuit.
À quoi bon ?
Le dernier chapitre s’ouvre en 2021. Qasem attend. Il a été convoqué au ministère des Affaires étrangères. Il est en Iran depuis trente ans maintenant. Sa fille cadette fait de la boxe. Son grand fils est parti, croit-il, travailler en Turquie. En fait le jeune homme a été envoyé sur le front syrien dont il ne reviendra pas. L’Iran accorde la nationalité aux familles des « martyres ». C’est ce que veut lui annoncer le fonctionnaire. À quoi bon crier ? Qasem se tait, pleure sans bruit. Il cachera le plus longtemps possible la vérité à sa femme sourde avec laquelle il parle le langage des signes. On les laissera recroquevillés sur leur douleur dans un long couloir blanc. La caméra, pudique, s’éloignera d’eux.
Aucune violence n’est montrée dans ce triptyque dramatique, cruel, habilement construit, qui privilégie l’ellipse et respecte le silence de ses protagonistes. Au Pays de nos frères porte un regard triste et tendre sur ceux, qui au-delà des nationalités, Iraniens, Afghans ou migrants de tous bord, sont juste, faut-il le rappeler, nos frères humains.
ELISE PADOVANI
Au Pays de nos frères, Raha Amirfazli et Alireza Ghasemi