Il y a d’abord un fait-divers, un incendie en haute montagne, puis une succession mystérieuse de disparitions. Les codes du polar croisent ceux du récit psychologique dans un récit à la fois classique et inclassable
Jason Sangor, héritier d’une usine de minerais des montagnes du Jura, assiste à l’incendie improbable de la commune de Cuisance, au nom prédestiné. Les éléments s’affrontent, durement, tandis que les habitants, sidérés, se réfugient où ils le peuvent. Le personnage principal se voit obligé de revenir, avec sa femme, dans la maison familiale, habitée par un père tout-puissant, capitaine d’industrie, et un frère en situation de handicap mental, voleur et collectionneur de pierres tombales.
Ce retour déclenche chez Sangor, un processus de remémoration complexe, dans lequel figures du passé et du présent se répondent : première famille du père, figure maternelle, premier amour… Toutes interagissent dans sa psyché, l’incendie ravivant des feux mal éteints : « La maison, je la connais, elle veut réinstaller l’enfant en moi ( ). Peut-être le feu ne voulait-il rien d’autre : abolir le temps. ».
Écritures blanche et noire
Plusieurs strates animent le roman ; description journalistique des événements et description poétique des éléments : feu, lac, boue, brouillard. Une attention au visuel donne son intensité particulière au récit, paysages magnifiques ou défigurés, tableaux d’un petit maître bisontin, tapisseries aux relents coloniaux de la maison du père. L’obsession du décor est la toile de fond qui relie les vivants et les morts, la réalité et l’hallucination ; elle constitue, pour l’autrice, une solution d’écriture saisissante : « Gris-violet les pavots velus de la tapisserie, gris crevasse les espaces entre les lés fendillant les murs de haut en bas ». Le vocabulaire, volontairement terroir, contribue à ancrer le récit dans les racines profondes qui attachent Sangor à son territoire.
FLORENCE LETHURGEZ
Cartographie d’un feu de Nathalie Démoulin Denoël, 145 pages, 17 €. Sorti janvier 2024
En 2016, un des avocats de Trump affirmait que son client pourrait bien tirer sur quelqu’un dans la 5e avenue sans être inquiété ni perdre une seule voix. La suite des événements n’est pas loin de lui avoir donné raison. Tant l’outrance du personnage surfant au-dessus des lois s’est accompagnée d’une incroyable impunité. Dérive ou évolution logique de l’ultra libéralisme et de l’individualisme à son stade ultime, autrefois théorisés par Ayn And dans La Source Vive. Un livre culte que les réalisateurs Daniel Hœsl et Julia Niemann citent dès l’ouverture de Veni Vidi Vici : « La question est qui m’arrêtera ? »
Cette interrogation est celle que se pose le multimilliardaire Amon Maynard (Laurence Rupp), archétype du riche sans morale qui teste les limites de sa puissance sans jamais les trouver. Et indirectement celle que cette fable volontairement outrancière, au petit air dystopique, pose évidemment aux spectateurs : « Qui l’arrêtera ? »
Maynard aime les armes, la chasse. Il devient régulièrement un sniper, tuant au hasard des passants. C’est un tueur en affaires par soif d’argent, de pouvoir, et un assassin dans la vie par désœuvrement, provocation, ou juste parce qu’il le peut. Les autres sont de viles proies, faibles, lâches, méprisables, impuissantes. Par ailleurs, Maynard est le mari amoureux d’une femme plus âgée Viktoria (Ursina Lardi) qui a du mal à concevoir un nouvel enfant et choisit sur catalogue une mère porteuse pour éviter les vergetures. Il est aussi le père biologique aimant et protecteur de Paula (Olivia Goschler),ado aussi odieuse que son géniteuret pour laquelle « l’éthique est une perte de temps ».Et le père adoptif de deux fillettes gâtées dans tous les sens du terme et qui roulent déjà en Porsche. La petite famille vit dans une somptueuse et lumineuse maison d’architecte surdimensionnée, où s’érigent des statues de rats géants, où la piscine arrive dans le salon, et dont les meubles coûtent les yeux de la tête – des autres de préférence.
La monstruosité s’expose dans de jolies couleurs chics. De plus en plus décomplexée, normalisée, voire respectée. En trois chapitres reprenant chaque mot de la célèbre formule de Jules César, le film démontre l’acceptation de l’inacceptable. Collusion des pouvoirs, politique, économique, financier, juridique, policier et médiatique. Un témoin gênant sera facilement éliminé ; un journaliste « pur » semblable à un héros de film américain, sera bien vite neutralisé et retourné. Rien de bien original ici, ni dans le propos ni dans la forme glacée à souhait d’une allégorie qui verse dans la satire clownesque. Moins virtuose, moins jouissif, moins complexe, moins ambigu que les films de Ruben Öslund auquel on pense inévitablement, Veni Vidi Vici brosse un portrait grimaçant de notre monde à gros coups de pinceaux, sans sfumato !
Dans la valise du mot Toxicily, il y a « toxic » et « Sicily ». Et c’est le titre que François-Xavier Destors et Alfonso Pinto donnent à leur documentaire. Un titre qui s’affiche en lettres capitales jaunes, fracturées par une faille, sur une image qui semble tirée d’une bande-dessinée de science-fiction : une plage fleurie aux transats accueillants mais vides, la barre d’une apocalyptique raffinerie comme seul horizon et, au premier plan, le squelette disproportionné d’une sorte d’échassier mort-vivant, en marche. Ce sera l’histoire d’un écocide exécuté et subi à bas bruit. L’histoire de ceux qui habitent vaille que vaille un paradis devenu un enfer.
Dans les années 1950, la manne pétrolière promet progrès et prospérité à la population rurale d’Augusta-Priola au nord de Syracuse. Les usines pétrochimiques s’installent et se développent jusqu’à constituer dans les années 1970, le pôle le plus important d’Europe. Mais le diable se trouve dans la boue noire, l’amiante, le mercure s’écoulant dans la rade, les produits hautement toxiques jetés dans des décharges sauvages, s’infiltrant dans les sols, contaminant les légumes, les citrons siciliens, le bétail, la viande et le lait. Le taux de cancers s’envole. Au cimetière d’Augusta, le columbarium dresse son mur de photos de bébés, nés avec des malformations congénitales, qui sourient à la mort. Des enquêtes sont menées, des résistances s’organisent. Les autorités devant l’évidence de la catastrophe instaurent des règlements visant à limiter les pollutions. Aussitôt entravés pour des raisons d’intérêts « stratégiques » nationaux et de chantage à l’emploi. Contournés par un système politico-mafieux. Les mobilisations s’affaiblissent. La plupart détournent le regard ou se résignent : « Si on n’était que victimes, ce serait plus facile », dit un des résidents.
Mort noire
Le film ne prend jamais la forme d’un dossier, d’un procès. Pas de représentants de l’industrie pollueuse-tueuse. Pas de batailles d’« experts » à coups de chiffres et de graphiques. Le monstre industriel reste aveugle, sourd et muet. Filmé souvent de nuit, constellé de lumières, hérissé de cheminées fumantes. Machinerie gigantesque semblant fonctionner toute seule. Le point de vue est celui de ceux qui restent là, avec leur histoire, leurs peurs, leurs contradictions. Ceux qui ont accepté de parler malgré l’omerta imposée par la mafia.
Des survivants comme Andréa, l’ouvrier qui a milité autrefois pour défendre l’environnement, et ne regrette rien de son travail dans la pétrochimie. Nino, l’ancien maçon qui a construit les murs des usines, devenu aveugle, puis écrivain, et qui parcourt les zones détruites en convoquant les souvenirs d’un monde fantôme. Don Palmiro, prêtre sanctionné par sa hiérarchie pour son implication avec les activistes, qui dédie une messe mensuelle aux martyres de l’écocide, morts du cancer, récitant la longue litanie de leurs noms. La jeune Chiara au ventre douloureux, qui a pris « la réalité en pleine figure » en apprenant sa pathologie liée à la pollution, et pense ne plus pouvoir être mère. Avec eux, on découvre les lieux : la plage et l’aire de jeux pour enfants devant les raffineries, les jardins empoisonnés, les ruines d’anciennes installations dans des expéditions clandestines style urbex, entre fascination et répulsion devant la photogénie de la désolation. La volonté selon Francois-Xavier Destors de faire « un film un peu choral autour du personnage principal qui serait le territoire », un film qui interrogerait plus largement « sur notre manière d’habiter le monde et sur ce que nous sommes capables d’accepter pour survivre ». Saisissant !
ÉLISE PADOVANI
Toxicily, de François-Xavier Destors et Alfonso Pinto
Initié en 2009 par la compagnie locale Kubilai Khan investigations, Constellations s’est fait une spécialité du « geste situé », invitantt des propositions faisant écho au contexte qui les accueille. Cette 14e édition vient sonder la « météorologie des corps », confrontés aux bouleversements de nos mondes, via des propositions trandisciplinaires : danse, concerts, DJ sets, tables rondes… Ouverture en images le 18 septembre au cinéma toulonnais Le Royal, avec un programme de courts métrages coordonné par le Pan African Music, magazine musical en ligne dédié aux musiques et à la diaspora africaines. Le lendemain à l’ancien lavoir de Hyères, la danse de Delphine Mothes s’invente à partir de douze gestes inspirés d’une collection d’images, d’objets et de sons, déployés dans un espace très réduit, sur la musique live de DJ Mayday (Pieces of my heart). À La Collégiale, deux solos prennent le corps comme révélateur de son biotope : avecPersona, Kubilai Khan investigations sondeles différentes strates composant l’essence d’une identité – strates agrégées au fil de la vie, influence de l’écran sur nos postures…. Avec 3 jours, 3 nuitsLouise Vanneste se fait quant à elle médiatrice de phénomènes géologiques.
Topographie et création
Après un passage par la scène nationale du Liberté le vendredi 20 (Alma Söderberg, Louis Barreau…), le festival s’immisce dans les rues toulonnaises le lendemain, investissant notamment la Tour Royale, classée monument historique depuis 1947. Dans la cour, le plasticien Germain Prévost alias IPIN révèle sa collection personnelle de matelas peints bi-goûts, pour un inédit « dispositif de sculpture scénographique mou ». Dans les jardins, on retrouve le chorégraphe Rachid Ouramdane, avec deuxormes très courtes (13 minutes à peine) : un solo jeune public de la danseuse lituanienne Lora Juodkaite (Le Secret des oiseaux), et une transe née de la rencontre avec la chamane Céline Dartanian et la danseuse Lora Juodkaite (Dans le noir on voit mieux). La nuit venue, autre expérience saisissante : originaire du quartier de Ngwaka (Kinshasa), le collectif Fulu Miziki – « son des poubelles » en lingala – pose son extravagant orchestre « éco-friendly-afro-futuristic-punk », uniquement composé de matériaux recyclés. En clôture dominicale enfin, un brunch « les pieds dans l’eau » dimanche midi, autour de réflexions sur la notion d’espace côtier et l’influence d’une topographie sur la création, avec des personnalités issues de la science, du sport, de l’art… Suivi d’un spectacle uppercut : Raw raw deSandrine Lescourant , portrait de quatre danseuses hip-hop, à 17h15 sur la dalle Pipady.
Fascisation, crise climatique… l’art serait-il un remède aux mélancolies contemporaines ? C’est peu ou prou l’hypothèse proposée par Claude Tchamitchian, directeur artistique du désormais incontournable festival marseillais de fin d’été Les Émouvantes. Sans pour autant nommer ces angoisses actuelles, laissant aux publics le soin de le faire, avec toute l’éthique libertaire dont on le sait capable.
Ce maître contrebassiste sera de la partie, dès l’ouverture le 19 septembre, à la tête d’un quartet comprenant, entre autres, la fantasque clarinettiste Catherine Delaunay, le saxophoniste « free » Christophe Monniot et l’émouvant pianiste aux engagements politiques et artistiques sans faille, Bruno Angelini. Avec sur scène, une lumière traitée comme la musique, aux échos circassiens.
Évacuons la question de savoir si les « musiques d’aujourd’hui », comme le revendique le festival, présentées au Palais Carli sont du jazz. Ou pas. Nombre de musicien·n·es à l’affiche sont des habitué·e·s des scènes de jazz. Ainsi en va-t-il du contrebassiste Riccardo Del Fra à l’affiche le lendemain : celui qui fut parmi les derniers accompagnateurs de Chet Baker il y a une quarantaine d’années, ou encore responsable du département jazz au Conservatoire national supérieur de musique jusqu’à il y a peu, sera présent à la tête d’un tentet (dix musiciens) comprenant un pianiste (Carl-Henri Morisset, repéré notamment aux côtés d’Archie Shepp ou Pierrick Pédron, et auteur d’un magnifique album solo sur le label marseillais d’Hélène Dumez, Paradis Improvisé), sept cordes frottées et un saxophoniste, pour un répertoire inspiré de la littérature « fragmentaire » de Christian Bobin.
Fusion
Autre habitué des mondes du jazz, le batteur Simon Goubert, qui se produira le même soir en duo avec sa partenaire Sophia Domanchich (piano), pour un hommage intimiste au cinéma de David Lynch – le répertoire a été créé lors d’un ciné-concert. Depuis ses jeunes années avec Magma, c’est l’un des batteurs… de jazz (!) les plus populaires de l’Hexagone.
Pour finir le samedi, deux projets sont donnés sur la scène du Conservatoire de Marseille. Print, du saxophoniste Sylvain Cathala, qui se réclame autant de Miles Davis et de Thelonious Monk que des expérimentateurs belges qui flirtent avec les musiques africaines. Et Stev’in my mind, porté par le trompettiste Fabrice Martinez, qui détricote malicieusement les standards soul de Stevie Wonder pour en restituer une sorte de substantifique moëlle, en forme d’hommage iconoclaste au génie de l’idole afro-américaine.
Il va de soi que l’ensemble de ces formations sort du cadre éprouvé du schéma – thème, improvisation, thème – et cherche davantage à laisser libre cours aux sensations contrastées générées par des compositions paradoxalement très écrites. Pour l’improvisade en bonne et due forme, c’est au set du duo formé par le violoniste Régis Huby et le percussionniste Michele Rabia qu’il faudra assister dès l’ouverture du festival : un tissage de poésie sonore pour libérer nos imaginaires, trop souvent abîmés par les injonctions contradictoires du capitalocène.
LAURENT DUSSUTOUR
Les Émouvantes Du 19 au 21 septembre Conservatoire Pierre Barbizet, Marseille festival-emouvantes.fr
Doit-on s’attendre, dans les médias, à ces continuels petits arrangements avec les faits ? Nous vivons désormais dans un pays où le Premier ministre a été choisi dans un inédit déni de réalité. Les quelques députés macronistes qui siègent encore à l’Assemblée, et doivent leur poste au report des voix de gauche contre le RN, vont-ils longtemps nier qu’ils agissent contre la volonté de leurs électeurs ?
Nous vivons désormais dans un pays toujours plus riche pour ses riches, et austère pour les autres, qui écrit « égalité » sur ses frontispices mais voit la faim revenir massivement dans ses familles. Cela ne se résoudra qu’en changeant de politique économique. Mais dire cela expose immédiatement au soupçon d’extrémisme et de populisme. Abasourdis par les combats perdus et le dénigrement constant, quel budget 2025 les Français vont-ils accepter, quelles coupes supplémentaires pour l’école, l’hôpital, les transports publics, les politiques sociales, la culture ?
Cela n’adviendra pas sans qu’une étape supplémentaire soit franchie, pour éteindre les foyers de résistance où l’esprit résiste encore à la manipulation des esprits.
Faire taire les « élites »
« Recherche public désespérément : pourquoi seuls les profs vont au théâtre ? » C’est le titre d’un article surtitré « Salle vide », paru dans Marianne le 9 septembre 2024. La syntaxe déjà en est amusante : le point d’interrogation, au bout d’une phrase affirmative, brouille la compréhension. Isabelle Barbéris, la journaliste enseignante agrégée de littérature, sait ce qu’est une question. S’interroge-t-elle vraiment ou affirme t-elle que les salles (vides) sont remplies exclusivement de profs (comme elle) ?
Son glissement se poursuit avec des arguments d’autorité : Stanislavski, Firmin Gémier, Jean Vilar bien sûr, sont convoqués pour parler de la place essentielle du public. Qui manque à l’appel, donc. Les raisons en sont avancées, souvent dans des digressions, comme incidemment : les « obsessions militantes » font « fuir » les spectateurs, puisque l’ « entre-soi culturel utilise la scène comme miroir de ses certitudes (souvent militantes) ».
Manipulation des faits
Ces conclusions hâtives reposent sur des chiffres existants, mais isolés : effectivement des études de 2022 montrent que le nombre de spectateurs des théâtres a baissé, depuis le Covid, de 22% dans le public et de 30 % dans le privé. Or 2023 a vu une augmentation de 19%, ce qui relativise la baisse du public, qui demeure réelle, mais faible.
Mais surtout, aucune étude n’a relevé que les salles sont « vides », ni même que le taux de fréquentation est en baisse : c’est l’offre de représentations qui s’est multipliée puis écroulée après le Covid. Le nombre de levers de rideau, donc de places disponibles pour le public, est aujourd’hui au plus bas depuis longtemps, faute de financements suffisants.
Le Festival d’Avignon est symptomatique de cet état de fait, complexe : le déplacement et raccourcissement imposé pour les J.O. n’a pas impacté le « taux de remplissage » des salles, qui avoisine les 100 %, mais a impacté néanmoins le nombre de spectateurs, la durée étant notablement raccourcie.
Au Off, victime multifactorielle de l’appauvrissement du public et des compagnies, les spectacles « militants » ont bien mieux résisté que les seuls en scène. Et à Marseille, Château-Arnoux, Martigues, Cavaillon, les théâtres publics ont affiché complet toute la saison dernière, alors même que le nombre de spectateurs baissait, faute d’offre…
Merci aux gens d’esprit
Attaquer les idées « souvent militantes » des artistes est le propre des dictatures. Tout comme s’en prendre aux profs, en les culpabilisant de préférer sortir que scroller. On ne dira jamais assez merci aux enseignants d’aller cultiver leur sens critique et leur connaissance du monde, afin de les transmettre, et combattre les déformations idéologiques du réel qu’on nous impose.
La France a soumis à l’esclavage quatre millions d’êtres humains. Deux millions arrachés à leur terre, deux millions, leurs descendants, nés en esclavage. Possédés par des maîtres comme des marchandises, exclus du statut d’humain, soumis au Code noir qui décrétait qu’on leur coupe oreilles et jarrets s’ils s’enfuyaient, et que l’on exécute les récidivistes.
Le Code noir, une exclusivité française
Promulgué par Louis XIV dès les débuts de la traite négrière, le Code recommandait aussi, mollement, qu’on ne les viole pas, qu’on ne sépare pas les familles, qu’on ne les soumette pas inutilement à la faim et aux violences. Recommandations sans coercition, concrètement peu suivies d’effet : 12 % des hommes et femmes arrachés à l’Afrique sont morts dès les cales négrières. La mortalité due aux coups, à la faim et aux exécutions était effarante, en particulier à Saint Domingue et massivement, dès les premières générations, des « mulâtres » sont nés des viols des femmes esclaves noires, indiennes ou amérindiennes, par leur maître. Les colons venus de France étaient à 80 % des hommes et leurs descendants, « mulâtres », « métisses » ou « quarterons » pouvaient être « blanchis » et échapper au Code noir, l’affranchissement restant rare hors de ce cadre « familial ».
Pourtant, malgré ces spécificités des îles de l’océan Indien, de la Guyane ou des Caraïbes françaises, dans l’imaginaire collectif français, marqué par le cinéma américain, l’esclavage plantationnaire reste souvent associé aux champs de coton, aux negros spirituals, ou à la guerre de Sécession ! Loin des yeux ? Contrairement aux États-Unis le Code Noir ne s’appliquait pas en Métropole mais au-delà des mers, au nom de Dieu, en terres conquises devenues chrétiennes d’où les juifs étaient aussi interdits.
La mémoire de l’esclavage français apparaît pourtant dans nos traditions culinaires, nos pâtisseries, nos usines sucrières, notre rapport au café et à l’exotisme… mais nos imaginaires restent à la fois aveugles et confus. En particulier sur l’esclavage des Noirs dans l’océan Indien (La Réunion et l’île Maurice).
L’Isle de France
C’est cette partie de notre histoire que Simon Moutaïrou vient rendre accessible dans un film grand public : l’île Maurice s’appelait alors, au XVIIIe siècle, l’Isle de France. Terrain de conflit entre l’Angleterre et la France, terre vierge avant l’arrivée des colons, elle a rapidement été défrichée par des esclaves malgaches puis venus de toute l’Afrique pour exploiter la canne à sucre. À la Révolution, qui abolit une première fois l’esclavage rétabli ensuite par Napoléon, les colons français refusèrent de libérer leurs esclaves, repoussèrent les bateaux venus de métropole, et l’Angleterre mit la main sur l’Isle de France, poursuivant l’esclavage, complété à l’abolition de 1848 par des esclaves polynésiens, comme à La Réunion restée française.
Simon Moutaïrou, scénariste qui passe avec ce film à la réalisation, sait écrire une histoire, haletante, déroulant le fil de la fatalité dans une île qui est une immense prison. Les personnages joués par des stars françaises qui assument sans ambiguïté malvenue d’être des salopards (Benoît Magimel, Camille Cottin et Vassili Schneider sont parfaits) passent au second plan d’une intrigue concentrée sur les acteurs sénégalais (l’essentiel du film est en wolof, langue majoritaire des esclaves mauriciens à l’époque) Ibrahima Mbaye Tchie et Anna Thiandoum. Un film de chasse qui se concentre sur la proie, sur l’esclave favori du maître qui rêve d’affranchissement pour sa fille. Le film suit son cheminement pour sortir de son état d’esclavage. Par la fuite, mais surtout mentalement, en redevenant un homme libre, comme sa fille Mati qui s’enfuit pour échapper au viol.
Devenir libre, l’impossible quête
Un cheminement physique et mental qui donnera lieu à des images sublimes, de forêts, de rivières, d’horizons, de chevauchées, de plages, mais aussi de rêves, de visions, des souvenirs sensuels de la femme qu’il a aimée et est morte dans la traversée. Le film s’ouvre d’ailleurs par l’image de sa noyade, et se poursuit avec des barques brisées et des corps échoués sur les plages qui rappellent que des Noirs venus d’Afrique meurent aujourd’hui encore en mer.
Une allusion contemporaine, dans un film qui réécrit le « Ni Dieu ni Maître » anarchiste en réintégrant l’idée d’une libération spirituelle. Car les chrétiens tuent au nom de Dieu mais en son nom aussi doutent parfois et renoncent. Et la déesse totémique Mame Ngessou fait jaillir les éclairs, les illusions, les caresses, rappelant que les esclaves wolofs, capturés avant la conversion à l’Islam, vivaient une religion totémique matriarcale, dans une société matrilinéaire. Une communauté et un rapport à la nature reproduits dans les marronages, douce image d’un avenir impossible, un instant rêvé, avant la fin, déchirante.
AGNÈS FRESCHEL
Ni chaînes ni maîtres, de Simon Moutaïrou Sortie nationale le 18 septembre
L’histoire fait Salon
Ni chaînes ni maîtres était projeté en avant-première lors d’un festival à découvrir, à Salon-de-Provence Ciné Salon 13, porté par la famille Fromont (Lilla, présidente, Michel, vice-président et Garance, leur fille, trésorière) et quelques autres passionnés bénévoles, est une de ces associations dynamiques qui structurent la vie culturelle du territoire. Outre sa participation active aux Rencontres cinématographiques de Salon-de-Provence, elle organise depuis une vingtaine d’années des ciné-clubs tout l’hiver, et un Festival d’automne qui entremêle savamment avant-premières et films de répertoire restaurés.
Historique et militant Le cadre spécifique du Château de l’Emperi lui a inspiré depuis quatre ans un autre festival, original et militant : le Festival du Film historique. Du 17 au 28 août, dans la cour du plus ancien château fort de Provence, des séances de ciné plein air ont réuni plus de 2 500 spectateurs, pour resituer le cinéma de Pagnol dans le contexte de la guerre, revoir La Grande Vadrouille, parler féminisme en avant-première avec Niki (de Saint Phalle) ou école publique avec Louise Violet, deux films qui sortiront en octobre, et dont la programmation a voisiné avec des documentaires sur le débarquement de Provence ou Missak Manouchian, mais aussi un salon du livre historique organisé par la librairie salonaise La Portée des mots. En préambule de chaque film, une sélection de livres est également présentée par la librairie. Le film Ni chaînes ni maîtres, présenté en clôture, le démontrait aisément : sur l’esclavage, le marronage, la traite négrière française, le Code noir, la bibliographie, romanesque ou historique, est plus riche que la filmographie ! A.F.
Le Festival du Film historique de Salon-de-Provence a eu lieu du 17 au 28 août au Château de L’Emperi et au Cineplanet.
C’est une mission posthume et une transmission, un dernier pied-de-nez à la camarde, une épitaphe espiègle, une ode au combat pour exister. Présenté à l’ouverture de la Quinzaine des Cinéastes, cet autoportrait d’une quinqua dépressive génialement incarnée par Agnès Jaoui (dans lequel se reconnaîtront beaucoup de femmes), s’est vu décerner le coup de cœur du SACD (Société des auteurs et compositeurs dramatiques).
« PIF », « PAF », « YOUKOU », titrent les trois chapitres qui structurent Ma vie, ma gueule. Trois lieux, trois tonalités et en note continue : l’autodérision, la poésie, le jeu sur les mots, l’instabilité des situations, les soliloques, les commentaires décalés et la quête obstinée de la protagoniste pour s’en sortir parce qu’ « elle n’est pas prête du tout à mourir ».
Agnès Jaoui alias Barberie Bichette, mal surnommée Barbie, publiciste de métier, poétesse du quotidien sera de tous les plans, pas toujours maquillée, négligée, portant le poids de son âge. Le prologue la saisit devant son écran, ses lunettes à la branche cassée incapable de choisir une police de caractère Word entre le sobre « Arial Hebrew » et l’anorexique « Andale Mono », pour écrire le titre du film.
Trois temps
PIF : Bichette ne va pas bien. Elle vit seule après un divorce. Ses enfants s’éloignent d’elle. Son miroir ne lui renvoie pas vraiment l’image qu’elle aimerait. Elle s’en prend plein la gueule, la Bichette ! Elle a du mal à se blairer. On la suit dans ses habitudes et ses doutes qui butent contre le mutisme de son psy et les certitudes des autres. Comédie de l’absurde. L’incongru surgit dans le trivial. On se laisse surprendre par l’irruption de Philippe Katerine qui joue Philippe Katerine. On rit des décalages et des ruptures engendrées par le mal être du personnage.
PAF : Bichette chancelle. Bichette s’effondre. Un ancien amour qu’elle confond avec la Grande Faucheuse la sauve de justesse. Et là voilà en clinique psy, appelant tout le monde Fanfan. Bouleversante, désarmante et toujours drôle dans sa frontalité et son regard déphasé sur le monde.
YOUKOU ! : Bichette s’en va en guerre. Elle traverse la Manche et devient quelque part au nord de l’Ecosse, Lady Bichette. Propriétaire d’un mètre carré de terrain marqué d’un piquet bleu dans l’immensité verte, voisine de Philippe Katerine qui réapparaît, contre toute raison, au milieu de ce nulle part et lui compose une chanson, accompagné de son ukulélé. Bichette a survécu et le loup ne l’a pas dévorée !
« Point d’orgue d’une œuvre toute en dissonances et en pas de côté » selon Anne Villacèque, Ma vie, ma gueule a l’élégance du désespoir et la force de la poésie des petites choses, qui réactive à l’infini, le désir de continuer.
ÉLISE PADOVANI
Ma vie, ma gueule, de Sophie Fillières En salles le 18 septembre
« Danser sur un volcan [v] : ne pas se rendre compte d’un danger imminent. »
Danser sur un volcan est le titre d’un film qui n’était pas prévu ! Ce qui était prévu c’était le tournage du premier long métrage de Mounia Akl, Costa Brava,Lebanon, en phase de pré production lorsque le 4 aout 2020, Beyrouth explose. Ou plutôt les 2750 tonnes de nitrate d’ammonium, entreposées illégalement depuis 2014 dans le port. Le monteur de Costa Brava, Lebanon,Cyril Aris prend sa caméra. « Je voyais la ville complètement défigurée, des rues que je ne reconnaissais plus. J’ai commencé à filmer parce que quand on lève une caméra, on met une sorte de filtre entre nous et la réalité, ça devient moins réel et ça aide à digérer. »
Tout comme le cinéaste Maroun Bagdadi dont un extrait de Whispers (1980) documentait Beyrouth dans la guerre, démarre le film. Puis écran noir, voix off qui évoque le chaos, des blessés, des morts, des maisons détruites, puis interpelle : « Où est Mounia? » Comme les membres de son équipe, elle constate les vitres éclatées, les façades éventrées, les locaux d’Abbout productions bien amochés et l’œil blessé, écarlate de Joe Saadé, son directeur de la photo !
Cyril Aris filme tout cela, longs travellings le long du port, plans filmés au drone donnant à voir les blessures béantes de sa ville. Plans aussi en intérieur, où l’équipe travaille, réfléchit, voit comment continuer ce film, une dystopie, qui raconte l’histoire d’une famille confrontée à une très dure réalité, comme un écho à ce qu’ils sont tous est en train de vivre. « Je ne pouvais imaginer que Beyrouth serait pire que cette dystopie ! » commente Mounia. N’y a-t il pas un risque de bâcler ce film que la cinéaste prépare depuis 4 ans ? Malgré le budget qui a perdu un tiers de sa valeur, malgré la Covid qui touche certains membres de l’équipe, malgré les monstrueux embouteillages qui bloquent la ville, malgré la pénurie d’essence, malgré le blocage à l’aéroport de Saleh Bakri,l’acteur palestinien qui vit en Israël, malgré les avions ou les hélicoptères qui perturbent la prise de son, les coupures d’électricité, on continue…
Cyril Aris filme au plus près, les repérages pour le film, la préparation des acteurs, en particulier des adorables fillettes, jumelles, Geana et Seana Restom, le rire, parfois nerveux de la productrice Myriam Sassine qui se sent comme Terry Gilliam dans Lost in la mancha ! La convivialité et la solidarité de tous ceux qui résistent et font tout pour que le film existe. Costa Brava Lebanon est sorti en juillet 2022.
Quant à Danser sur un volcan, véritable arme de résistance, réflexion sur le pouvoir du cinéma, il sortira en salles le 25 septembre 2024 après avoir été sélectionné dans de très nombreux festivals. N’oublions pas qu’à Cinemed Montpellier, Cyril Aris a eu droit à une standing ovation de plusieurs minutes. A juste titre pour ce film qui nous a fait partager l’énergie de toute une équipe.
C’est désormais un classique du mois de septembre. La Rentrée des chœurs concoctée par Roland Hayrabedian, directeur artistique de Musicatreize, permet au grand public de découvrir la fine fleur du chant choral de la région. Et qui sait, cette rentrée enchantée peut donner envie à certains de rejoindre un groupe vocal pour créer du « beau » collectivement. Gospel, musiques du monde, classique ou créations contemporaines, cette année encore il y en aura pour tous les goûts. Allauch, La Ciotat, Miramas, Maillane, Eygalières et Marseille vont résonner de polyphonies audacieuses.
Le concert d’ouverture, le13 septembre, aura pour écrin le théâtre de nature d’Allauch. On pourra y entendre Khenkhenou, composition de Zad Moultaka qui s’inspire des récits mythologiques du monde méditerranéen : Hercule, Gilgamesh, Ancien Testament… Il réunit une centaine de chanteurs et crée une fresque musicale mettant en scène un rite funéraire imaginaire de l’Égypte ancienne. Le chœur professionnel Musicatreize entouré du chœur Darius Milhaud, Meridiem Borealis et l’Ensemble vocal d’Arles porteront ce projet vocal accompagné de percussions en bois et en métal qui ponctueront le discours musical. Après les terres, rendez-vous le 14 septembre en bord de mer à La Ciotat à avec l’ensemble Créations et son programme A cappella autour du monde, Gyptis pour les Vêpres solennelles d’un confesseur, K.339 et Vocal Provence avec Visages de Fauré, compositeur dont on commémore cette année les 100 ans de la mort. Même jour même heure à Miramas, salle Tristani, l’ambiance sera Swing avec les Chœurs Nuances, Crema et Voice Gang.
Le dimanche 15 sera riche en musique également : on commence dès 10 heures salle Musicatreize avec un atelier d’initiation à la direction de chœur organisé par Daria Kucevalova. On se retrouve à 16 heures au centre Frédéric Mistral de Maillane pour taper dans les mains au rythme du Massilia Sounds Gospel tandis qu’à la même heure à l’église Saint-Laurent d’Eygalières sera donné « un panorama du chant choral ».
ANNE-MARIE THOMAZEAU
Rentrée des chœurs 13 au 15 septembre Divers lieux, Bouches-du-Rhône musicatreize.org