Créé par Jean Vilar pour être le fer de lance d’un théâtre pour tous, d’un théâtre de service public, d’un théâtre populaire, il reste un lieu de débats et de batailles. Passionnant, et risqué, comme tout festival de création. Quelques recommandations, parmi ce que nous avons vu, et celleux que nous attendons avec impatience.
KRUMP
Bintou Dembelé ouvre le Festival d’Avignon avec G.R.O.O.V.E, et c’est une révolution. Bien sûr il y a eu quelques femmes au Festival, quelques noirs, plutôt africains que français. Mais une femme noire française venue du hip-hop et traquant les traces de l’esclavage français, jusque dans les Indes Galantes de Rameau dont elle a magnifiquement dynamité la «Danse des Sauvages » ? La charge subversive de Bintou Dembelé ne s’arrête pas à ce geste opératique. La déambulation de trois heures qu’elle propose, avec quatorze danseurs, une chanteuse et un guitariste, part du cinéma Utopia qui projette un film sur le marronnage en Guyane, s’arrête sur le parvis de l’Opéra, place habituelle du hip-hop et du krump, avant d’entrer dans le théâtre, et d’y rendre un hommage aux cultures noires et aux cultures de rue. Par la danse, la musique, les mots, la voix, le rituel, qu’elle conçoit comme un tout. Pour changer notre regard, déstructurer nos références culturelles colonisées, et nous faire voir autrement notre monde commun.
G.R.O.O.V.E Création 2023 De Bintou Dembelé Du 5 au 10 juillet à 17 h, relâche le 7 Déambulation
Notre grandeur
Julie Deliquet dans la Cour est une autre révolution. Parce qu’aucune metteuse en scène n’a eu cet « honneur » depuis Ariane Mouchkine, mais aussi par le sujet qu’elle aborde, et comment. La directrice du Centre dramatique de Saint-Denis aime adapter le cinéma au théâtre, y trouver des espaces nouveaux, des incarnations différentes, avec des corps vus de plus loin mais dans le réel et le présent, toujours incertain et unique, de la représentation théâtrale. Elle aime « la puissance des dialogues » de certains films, et les porte sur scène. Pourtant Welfare est l’adaptation d’un documentaire : les dialogues viennent du réel et où les personnages y sont des personnes aux parcours chaotiques et cabossés. Ce sont des oubliés, qui dans le film de Frederick Wiseman sont des candidats à l’aide sociale à New York, dans les années 1970. Mères célibataires, chômeurs, travailleurs pauvres, sans abris… Les incarner, aujourd’hui, au palais des Papes, dit leur offrir une universalité et une grandeur inespérées. Auxquelles ils ont droit.
Welfare Création 2023 De Julie Deliquet d’après Frederick Wiseman Du 5 au 14 juillet à 22 h, relâche le 9 Cour d’honneur du Palais des Papes
Il faudra attendre la fin du Festival pour voir une œuvre du nouveau directeur. Avec By Heart, Tiago Rodrigues a créé une pièce bouleversante. Parce qu’il y parle de sa grand-mère qui devient aveugle et veut, très vite, apprendre par cœur ce qu’elle ne saura plus lire. Parce qu’il nous demande, à nous spectateurs, de le rejoindre sur scène pour apprendre aussi, et réciter. Parce que cela parle de théâtre, de ce que la mémoire doit au jeu, et vice versa. Des sonnets de Shakespeare, de Pasternak et de tous ceux qui ont dû apprendre par cœur pour ne pas perdre le fil. Dix ans après la création, alors que notre « mémoire » repose plus que jamais sur nos appendices électroniques, l’éloge du By Heart, est de plus en plus tendre, et nécessaire. En anglais, comme en français, apprendre Par cœur c’est mémoriser de l’amour.
By Heart De Tiago Rodrigues Le 25 juillet à 22 h Cour d’honneur du Palais des Papes
Gwenaël Morin s’installe pour quatre ans à Avignon, pour une aventure inédite. Son théâtre permanent veut créer sans rétro-planning de création et sans figer le résultat, en répétition permanente, en mouvement à chaque représentation. Cette année il monte Le Songe (d’une Nuit d’été), celui de Shakespeare, mais avec quatre acteurs seulement. Et celleux qui passeront pas loin et voudront bien venir participer à l’aventure, en répétant le jour même, pour être en représentation le soir ! Comédie du désir, du nocturne, du désordre social, théâtre dans le théâtre, Le Songe d’une Nuit d’Eté est une immense pièce du répertoire. Gwanaël Morin pourra-t-il la « dépermanentiser » ? Son projet n’est-il pas, à Avignon, de « démonter les remparts pour finir le pont » ? Boutade, certes, mais quoi de plus urgent aujourd’hui de bâtir autrement, de détruire ce qui nous enclos et construire de nouvelles voies vers l’autre ?
Le Songe Création 2023 De Gwenaël Morin et Shakespeare Du 8 au 24 juillet à 21h30, relâche le 19 Jardin de Mons
Et le jour va finir
Tous ceux qui y ont assisté s’en souviennent. En 2010 le Festival d’Avignon invitait le public juste à la tombée du jour pour assister au crépuscule, doucement. Face au naufrage du monde qu’elle pressent, Anne Teresa de Keersmaeker parie sur la beauté. Des corps, de la nature, de la musique. Qu’elle accorde ensemble avec une délicatesse et une précision, une élégance, infinies. En Atendant met en danse le répertoire médiéval de chansons polyphoniques profanes. Cet ars subtilior né en temps de peste noire, pour une apologie antinomique de la tendresse et de l’amour comme antipoison. En 2010, avant le Covid, avant que l’urgence climatique soit si explicite, la danse et la musique disaient déjà l’urgence de changer de mode de vie, et le lien simple au jour qui se lève, aux voix souples, aux danseurs naturels. Avant la reprise de cette pièce majeure, la chorégraphe flamande propose une création 2023, Exit Above, où sa danse rencontre cette fois le blues. Autour de deux principes pour ces « Walking songs » : « Si tu ne peux pas le dire, chante le. Si tu ne peux pas le chanter, danse-le ». La danse de ATK pour exprimer enfin l’indicible…
En Atendant Du 14 au 25 juillet à 20h15, relâche le 16 Cloître des Célestins
Exit Above Création 2023 Du 6 au 13 juillet à 18 h, relâche le 9 à 18 h La Fabrica
Ce n’est pas la moindre des qualités du Festival d’Avignon. Au delà des spectacles, en deçà, ou à côté, on peut rencontrer les artistes, assister à des lectures gratuites dans la Cour du musée Calvet, poser un regard sur l’Afrique francophone avec RFI, échanger avec Amnesty international ou la Licra autour du Café des idées au Cloitre Saint-Louis, découvrir les jeunes talents de l’Adami, assister à la lecture intégrale de la correspondance de Vilar qui sort chez Actes Sud… Ou replonger dans l’histoire, et notre mémoire, du Festival d’Avignon, grâce à l’exposition L’œil présent continue, deuxième volet de l’exposition photographique de Christophe Raynaud de Lage, photographe du Festival depuis 2005. 18 ans de parcours où l’on sent les évolutions scénographiques, les esthétiques, et où on se souvient de grands moments parfois oubliés. Ou que l’on a raté !
Débats, lectures et rencontres Musée Calvet, Cloître Saint-Louis, Respélid’, Maison Jean Vilar
L’Œil Présent continue Exposition 2023 Du 5 au 25 juillet Maison Jean Vilar
AGNÈS FRESCHEL
D’autres spectacles, vus en avant-premières ou dans les premiers jours du festival, seront chroniqués durant le mois de juillet dans les pages "l'été de Zébuline" à retrouver dans La Marseillaise
La compagnie Artscénicum reprend un spectacle qu’elle avait créé il y a onze ans, pour le cinquantenaire de l’Indépendance de l’Algérie, et qui avait beaucoup tourné. Il se joue sur des terrains de pétanque, et met en scène quatre joueurs réunis pour une partie. Au fil des points obtenus ou concédés, les tensions naissent entre les joueurs, tous venus d’Algérie, ou y ayant combattu. Les dialogues, qui jouent des affrontements d’hier et de ceux d’aujourd’hui, retracent en creux l’histoire familiale de chacun, brandie comme un étendard ou camouflée. L’histoire du combat du FLN, des supplétifs abandonnés de l’armée française. L’histoire des conscrits dépassés par la violence, et l’exerçant ; l’histoire de la torture ; l’histoire des pieds-noirs, de l’exil surtout. De cette terre perdue dont le souvenir reste commun, et la nostalgie irréversible.
Les Pieds Tanqués Texte et mise en scène Philippe Chuyen Du 11 au 23 juillet à 11h30, relâche le 17 Boulodrome de l’Île Piot
Les artistEs et le pouvoir
La compagnie Du Jour au lendemain a créé le texte d’Howard Baker au Théâtre Joliette de Marseille, l’a joué à Mougins et au Théâtre Durance, et la tournée continuera au Bois de l’Aune d’Aix-en-Provence et à Briançon l’an prochain. Les vingt Tableaux qui mettent en scène la peintre Galactia aux prises avec la République de Venise Renaissante, s’exécutent avec une efficacité et une force remarquable, au gré de tables qui se déploient en décors successifs et figurent l’atelier, le palais du Doge, la prison. Maud Narboni, qui incarne Galactia, y est remarquable, comme les cinq comédiens qui entourent cette femme libre. De ses œuvres, de sa parole. Une Exécution qui résonne malheureusement avec l’actualité politique : la liberté de création, et de parole, des artistes, et en particulier des femmes, est elle compatible avec un régime autoritaire ?
@Fred Saurel
Tableau d’une exécution De Howard Baker, mise en scène Agnès Régolo Du 7 au 26 juillet à 18h45, relâche les 13 et 20 Théâtre des Halles
Molière est à toutes
LesEstivants, ce sont quatre filles sur scène, dont une à l’écriture et à la mise en scène, et d’autres qui les aident pour les décors, la musique, les accessoires. Quatre comédiennes un peu clowns, drôles et émouvantes, et aimant le rapport direct avec le public, surtout celui qu’elles croisent sur les routes. Leur Saga de Molière a cet esprit tréteaux de notre auteur national avant qu’il rejoigne la cour. On y sent la propension à battre la campagne et à s’amuser des anachronismes. Car si elles aiment Molière, et nous entrainent au fil du spectacle à entendre ses textes, il est aussi question de la place des comédiennes, aujourd’hui et hier, et de la force revendicatrice et subversive du théâtre. Dans un dispositif scénique fait de bric et de broc qui sent bon l’artisanat haut en couleur, et est diablement efficace.
Leur Saga, coproduite par le Théâtre du Gymnase, tourne avec un succès public constant : plus de quarante dates depuis sa création en 2021, et cela continue la saison prochaine à Gap, au Zef de Marseille et à Velaux…
La Saga de Molière
Texte et mise en scène Johana Giacardi
Du 7 au 26 juillet à 21h30, relâche les 13 et 20
Théâtre des Carmes
Molière est à tous
L’Agence de Voyages imaginaires reprend son Malade Imaginé, qui concentre le savoir faire si particulier de la Compagnie. Philippe Car et Valérie Bournet savent comme personne faire naître l’âme des textes classiques en les revisitant de leur esprit teinté de commedia, de marionnettes, de nostalgie, d’irrévérence, de musiques… et d’amour du théâtre.
À partir d’un fauteuil et de costumes ils font naître la vie, puis la mort. Celle qu’Argan redoute, celle de Molière qui joua là son dernier rôle, et le souvenir de ses comédiens et comédiennes, spectres qui passent d’un personnage à l’autre comme on enfile des gants. C’est grave, un peu, jouissif, beaucoup, et virtuose. À voir et revoir (ils l’ont beaucoup joué !) sans modération. À partir de 8 ans.
Le Malade Imaginé
De Philippe Car, d’après Molière
Du 9 au 19 juillet à 15h30, relâche le 13
Théâtre des Carmes
Aimer pour la première fois
Alexandra Cismondi (Cie Vertiges) a écrit un très beau texte, sorte de légère dystopie dans un futur qui nous est proche, mais où langue et les rapports parents/enfants ont évolué, intégrant des changements de genre et une vraie émancipation des ados, mais aussi un environnement extra familial plein de menaces. Lola fête ses quinze ans, et annonce qu’elle a un premier amour. Cette scène, dansée, jouée, en appelle d’autres, varie, se rejoue, se tragédise, sort du réalisme de toute part, et parle du réel pourtant. Il faudra que tu m’aimes le jour où j’aimerai pour la première fois contient à la fois toute la violence des cours de lycée, et toutes les aspirations, les rêves fous, d’une jeunesse qu’on a enfermée. Adolescent·e·s qui nous ressemblent, parents qui pourraient nous ressembler, par instants. À partir de 13 ans.
Il faudra que tu m’aimes… Texte, mise en scène Alexandra Cismondi Du 11 au 19 juillet à 20h30, relâche le 17 L’Entrepôt
Flagrant délit de fraternité
Grand pays est une fresque villageoise, écrite par Faustine Noguès, à partir de témoignages recueillis dans la vallée de la Roya. Divisé en trois actes, le récit s’attache à une institutrice, deux militants de gauche et un sympathisant d’extrême droite. Chacun vient d’être condamné par la justice : l’enseignante pour avoir refusé de commenter la devise Liberté, Égalité, Fraternité et ses concitoyens pour avoir secouru des migrants égarés. Le second segment relate les discussions entre ces caractères, à la base inconciliables et pourtant décidés à s’unir en collectif. Le dernier volet restitue les débats de magistrats, amenés à statuer sur le délit de fraternité. À la rigueur documentaire de la troisième partie, répondent les discussions tantôt poignantes, souvent vigoureuses, parfois pittoresques, entre ces parias de bonne foi et néanmoins hors-la-loi. La façon dont le quatuor d’interprètes jongle avec registres et personnages, sans altérer le rythme et la précision de certains énoncés, relève d’une pure virtuosité. Au sortir de ce Grand Pays, on applaudit les saltimbanques et on se réjouit de vivre dans un pays de justice et démocratie, qu’il convient de préserver. Quoiqu’il en coûte.
Grand Pays
Texte de Faustine Noguès
Du 7 au 26 juillet, relâche les 13 et 20
Théâtre des Carmes
La ballerine, son double et beaucoup de rouge
D’un tapis écarlate, émerge une forme en pointes et tutu. Sous nos yeux, la masse se dénoue, se dédouble, dans une lenteur inhérente à une mise ou un retour au monde. Créée, il y a deux ans entre deux confinements, InKarné est une pièce pensée comme un réveil, une lutte contre la pesanteur, un élan de mouvement, un souffle face aux entraves. La proposition confronte le langage organique et l’art marionnettique chers à la compagnie Deraïdenz. En juillet prochain, ce solo confié à Marion Gassin, sera sur le plateau du Théâtre Golovine. L’occasion de retravailler une œuvre destinée, à l’origine, à être représentée en lumière naturelle, entourée de vieilles pierres. InKarné sera accompagné d’une parade évolutive, statique ou déambulatoire, que, selon leurs habitudes, les Deraïdenz assimilent à une création autonome. Fidèles à eux-même, les Deraïdenz creusent le sillon de l’imaginaire, de la physicalité et du dialogue des formes, à travers une pièce qui interroge l’intime, dans une approche symbolisée par le double construit par Baptiste Zsilina, un corps troublant, fascinant et d’une profonde élégance. En vue de cette campagne estivale, la compagnie lance un appel à financement via le site HelloAsso.
InKarné
Mise en scène Léa Guillec
Du 7 au 27 juillet, relâche le lundi
Théâtre Golovine
AGNÈS FRESCHEL ET MICHEL FLANDRIN
D’autres spectacles, vus en avant-premières ou dans les premiers jours du festival, seront chroniqués durant le mois de juillet dans les pages "l'été de Zébuline" à retrouver dans La Marseillaise
Côté spectacles, du 7 juillet au 3 septembre, L’Été marseillais s’empare des espaces publics de la ville : places, parcs, jardins, et même les eaux du Vieux Port pour une série de concerts gratuits et flottants face à l’Hôtel de Ville. Après les Chilo-Marseillais de la Cumbla Chicharra et Goran Bregovic, qui ouvriront les festivités le soir du 7 juillet, le public pourra retrouver entre autres Enrico Macias et Chico & The Gipsies le 15 juillet, le rappeur Soolking le 13, et le toujours très attendu Room With a View du Ballet national de Marseille le 11.
La musique ne se limitera pas au Vieux Port et ira à la rencontre des Marseillais·es dans d’autres lieux : le Chœur et l’Orchestre de l’Opéra se produiront sur le parvis le 22 juillet, celui de la Major accueillera une grande piste de danse éphémère le 29 juillet, et le parc Longchamp un karaoké géant le 18 août. La compagnie « d’intervention artistique » La CriAtura s’emparera le 30 juillet de la Plaine et le 4 août de l’Esplanade Bargemon pour un grand bal populaire à ciel ouvert. Une grande soirée « space disco » se tiendra au bas de la Canebière le 11 août, avec notamment Laurent Wolf et Paga.
Attractions littéraires, films et musées
L’esplanade Bargemon accueillera un village écocitoyen tout l’été. Le 21 juillet, il partagera l’espace avec le Livrodrome, « parc d’attractions littéraire ». Le quai du Port, piétonnisé comme les années précédentes, accueillera un Bal de la Libération le 26 août.
Des séances de cinéma plein air animeront les parcs de la ville (Pharo, Mirabelle, Porte d’Aix…) tout au long des soirs d’été à 21h30 : le public pourra (re)découvrir E.T.,Le Voyage de Chihiro ou La leçon de piano. Les espaces verts municipaux accueilleront également de nombreuses animations plus tôt dans la journée : l’initiative des bibliothécaires « Partir en livre », ou la tournée de danse hip-hop Accrorap de la Compagnie Prélude.
Les musées de la Ville profiteront de ces deux mois pour mettre en avant leurs collections et expositions temporaires, notamment le Musée d’Art Contemporain qui vient de rouvrir ses portes avec Parade ; chaque musée ouvrira à tour de rôle les jeudis soirs pour des animations et des visites nocturnes. Les autres sites municipaux, bibliothèques ou médiathèques, accueilleront des lectures, des ateliers ou des animations, comme une exposition autour des cuisines africaines à la médiathèque Salim Hatubou, ou les ateliers ludiques « Réaliser son propre film » à l’Alcazar du 26 au 28 juillet. À Marseille l’été sera show !
SUZANNE CANESSA
L’Été marseillais Du 7 juillet au 3 septembre Divers lieux, Marseille marseille.fr
Zébuline. Voilà désormais trois ans qu’Avant le soir propose une programmation estivale à part dans le paysage marseillais. Comment vous est venue l’idée de ces rendez-vous en plein air ?
Renaud-Marie Leblanc. J’ai répondu en 2021 à la proposition de la Mairie des 1er et 7e arrondissements de Marseille, qui faisait suite aux confinements et couvre-feux successifs. Le monde de la culture et du spectacle vivant en était ressorti particulièrement affaibli, et nous cherchions des solutions pour proposer des spectacles accessibles répondant aux normes en termes de jauge. Nous voulions également travailler en « circuit court » : c’est-à-dire avec les artistes de la ville, qui sont nombreux, et avec des jeunes tout juste diplômés de leur école de théâtre. Les parcs se sont révélés des lieux idéaux – Labadié, Berthie Albrecht et Benedetti. Il s’agit de vrais squares, d’espaces ouverts, non captifs mais disposant d’horaires d’ouverture, parfaits pour reconstituer en extérieur la logistique d’une petite salle. Nous voulions toucher un public qui n’avait pas forcément pour habitude d’aller au spectacle. Et le fidéliser, créer un espace d’échange pour ce public qui s’est révélé particulièrement réceptif, nombreux et enthousiaste. Je voyais régulièrement des groupes de personnes échanger, se recommander tel ou tel spectacle, ou suivre les prologues proposés par les étudiants de l’Eracm [École régionale d’acteurs de Cannes et Marseille, ndlr]. en début de représentation. Voire même revenir pour les entendre, y compris sur des spectacles qu’ils avaient déjà vus. Un peu comme si ce rendez-vous théâtral tenait le même rôle qu’un feuilleton qu’on aime suivre à la télévision. La temporalité était d’ailleurs la même : les spectacles durent une heure et commencent à 18h30… Et les retours nous confirment qu’il s’agit d’une grande réussite, qui a considérablement désacralisé le geste théâtral et musical tout en le célébrant.
Ces rendez-vous quotidiens seront-ils maintenus sur cette édition ?
Absolument ! Conformément à cette tradition tenue depuis deux ans, deux jeunes comédien·ne·s – cette année, Athéna Amara et Joseph Lemarignier – écriront chaque jour un nouveau prologue, et le joueront avant le début du spectacle. Ils s’articuleront sur cette édition autour d’une nouvelle thématique : « C’était mieux avant (le soir) », qui leur permettra d’explorer tous les moyens possibles de refaire le monde. Une autre troupe venue tout droit de l’Eracm ouvrira le bal le 1er juillet (ainsi que le 7 juillet et le 4 août) : il s’agit de la compagnie Le Bain Collectif. Leur Édito s’écrira autour des thématiques sociales et politiques du moment, et se déclinera donc en trois versions différentes. Nous retrouverons également la compagnie La Paloma, qui était présente sur la première édition, sera de nouveau des nôtres les 11, 20 juillet et 17 août avec La Pluie, adapté du texte de Daniel Keene. Le Collectif Transbordeur, qui nous avait fait découvrir l’an dernier les témoignages de femmes atteintes du Sida, nous emmènera cette année vers l’océan Indien et les Caraïbes, les 21 juillet, 23 et 30 août. Après m’être attelé l’an dernier à la théorie de la relativité, ma troupe de Didascalies & Co s’intéressera avec Mirages du réel à la physique quantique, dans un dispositif similaire d’adresse au spectateur et de démonstration par l’humour – les 16, 21 et 24 août. Le Badaboum Théâtre nous rejoint avec Fahrenheit 451, adapté du célèbre roman de Ray Bradbury, qui sera joué les 26, 28 juillet et 22 août. Et la compagnie Soleil Vert, qui n’a pas son pareil pour scruter la poésie du quotidien et proposer un théâtre de recherche, promet de nous emmener elle aussi loin avec L’Extraordinaire n’aura pas lieu les 3, 8 et 10 août.
Cette année, Avant le Soir accueille également de la danse !
Oui, c’est une première et j’en suis très heureux. Je me suis intéressé, au vu de l’espace dont nous disposons, à des projets proches de la performance, qui proposent une réelle interaction avec le public. Les danses dédiées de la Compagnie des Corps parlants, données les 2, 3 et 8 septembre,sont ainsi inspirées des danses destinées au soin, contre la dépression, les petits et plus grands maux… Le Sinople, cette belle nuance de vert, sera célébré par l’association Promenade d’artiste les 3, 5 juillet et 9 septembre : la danse s’articule, comme souvent avec Gilles Viandier, autour du tissu et de son déploiement. Les projets musicaux seront également nombreux : Marion Liotard, Lucile Pessey et Mikhael Piccone proposeront un très beau programme de mélodies françaises – genre hautement sous-estimé à mon humble avis – les 24, 25 juillet et 18 août. Le violoncelliste Jean-Florent Gabriel s’est uni au chef cuisinier Louis Masson avec ce pari un peu fou : « cuisine-moi une suite de Bach ! ». Des verrines seront distribuées au public pour explorer ce mariage des sens les 17 juillet, 1er et 7 août. Des projets musicaux à la croisée des genres seront également à retrouver : le jazz urbain, free, mâtiné d’électro du Trio Bloom, qui se produira les 18, 27 juillet et 31 août ; mais aussi le Duo 38, union de la chanteuse d’origine vietnamienne Juliette Towanda et du guitariste argentin Gamal Darian, à retrouver les 10 juillet, 2 et 28 août.
La pièce d’Agnès Pétreau (compagnie Senna’ga) s’inscrit dans le cycle de travail artistique de la comédienne, metteuse en scène et dramaturge consacré au thème de la famille. Après Arsène et Coquelicot (Sylvain Levey), J’aime pas ma petite sœur (Sébastien Joanniez), voici 11 à table qui s’attache à ce début fascinant d’aventure collective qu’est une naissance… Chloé, à l’occasion de son élection au conseil municipal de Pontvermeil, se remémore ses débuts, en famille d’accueil. Une foule de personnages, tous interprétés avec verve et intelligence par Agnès Pétreau, émergent du flux des souvenirs qu’une narration tendre et humoristique rend particulièrement attachants. Une nouvelle pépite de la compagnie Senna’ga à savourer… Maryvonne Colombani
Du 12 au 29 juillet (14h45), relâches les 17 et 24
Cour du spectateur
06 28 67 09 82
Marseille mes amours
Les nostalgiques de l’opérette marseillaise seront comblés par ce spectacle espiègle qui joue au funambule entre les clichés joyeusement cultivés du beau ténébreux et de la spirituelle Miette. Vincent Scotto règne sur ce petit monde mené par Jean-Christophe Born (Compagnie Gaby Deslys) auquel se joignent les sémillantes Géraldine Jeannot et Lydie Peyrichoux. On s’attarde avec bonheur au Petit Cabanon pas plus grand qu’un mouchoir de poche, on joue à la pétanque, on goûte au Plaisir de la Pêche tandis que La Canebière nous entraîne autour du monde. Une bouffée de légèreté bienfaisante chorégraphiée par Sébastien Oliveros. M.C.
Du 7 au 29 juillet (12h50), relâches les 17 et 24 juillet
Notre Dame Théâtretheatrenotredame.com
J’ai raté ma vie de tapin en voulant faire l’acteur
Le metteur en scène Yves Penay (Compagnie du Refuge) s’empare du texte inédit de l’écrivain, dramaturge, compositeur, metteur en scène et comédien, Pierre Notte, Prostitutions. Le titre devient pour le théâtre J’ai raté ma vie de tapin en voulant faire l’acteur. Seule en scène, Cécile Fleury endosse tous les rôles (tapins, stars…) avec fluidité : un retournement, un passage derrière le rideau translucide qui laisse voir les changements de costume, et la transformation s’opère. Toute la gamme des émotions se voit incarnée, de la plus lumineuse à la plus trouble, de la plus cocasse à la plus désespérée, rythmée par la réitération de la fin tragique d’un personnage : la mort à soi, aux autres, le retour à l’art, la distanciation entre l’être et ce qu’il fait, les actes et les motivations réelles, s’orchestrent en une spirale qui s’achèvera sur l’image statuaire d’une chute d’ange baroque. Époustouflante de vérité, l’actrice transcende le texte, lui accorde une puissance allégorique. Le corps se fait idée, la vie prend son relief dans les mots, désespoirs de la chair et de l’âme qui débordent de l’enveloppe des phrases. Une claque théâtrale et humaine. M.C.
Une ambiance digne de L’Odyssée de l’espace inaugure l’entrée en scène d’Annabelle Sodi-Thibault (aussi aux compositions, arrangements et direction artistique), Ita Graffin et Morgane Touzalin-Macabiau, vêtues de « peaux de bêtes » et incapables de tout langage articulé. Les percussions sont découvertes, premier langage, avant l’apparition du piano en majesté… Les chants émergent de la narration, potache, ludique, drôle, dont les étapes sont marquées par l’évolution des costumes. Le répertoire abordé retrace toute une histoire de la chanson, se plaît aux bribes, passe d’un air à l’autre, virevolte entre les époques, s’attache au gospel puis au blues, se glisse dans les strass des comédies musicales, reprend les tubes de toutes les générations, depuis Belle comme le jour à Baby girl, Pour un flirt avec toi, Il me dit que je suis belle, J’aime les filles… Un jeu de séduction tisse sa trame cocasse avec le piano de Jonathan Soucasse, dont les improvisations ourlent de leur virtuosité les thèmes sans cesse en mouvement. Pas de fausse note dans cette folie musicale où s’articulent sans repos les modes et les tonalités. En un même mouvement se dessine une dizaine de chansons ! On voyage dans le temps et les lieux, voici Amsterdam de Jacques Brel, avant de s’évader en Italie, Felicita ! Les paroles se prennent de fantaisie, apportent une pizza à table… Le répertoire lyrique, même pas peur ! Mozart, Verdi, Offenbach, Bellini sont convoqués en extraits flatteurs avant de céder la place à Lady Gaga ou Beyoncé. On finit par Jolie Môme, en un doux clin d’œil à Juliette Greco… Et dieu créa le swing, titre le spectacle : peut-être. En tout cas, les Swing Cockt’Elles le servent avec brio. M.C.
Du 7 au 29 juillet (18h05), relâches les 11, 18 et 25
Les 3 soleils
les3soleils.fr
Iphigénie à Kos
Trois voix, trois cultures (Kala Neza, Chantal Raffanel, Maria Kakogianni par ailleurs à l’origine du texte), plongent dans les pensées d’une femme venue du Cameroun. Au large de la Grèce, en transit vers Samos et son camp de réfugiés, la future mère arpente l’île de Kos. Sur cette terre, foyer d’une culture millénaire et désormais « gare de triage » pour les exilés du sud, son exode dangereuse croise le dilemme d’Agamemnon. Pour complaire aux dieux et attiser le vent qui portera ses armées vers la cité troyenne, le roi des grecs sacrifia Iphigénie, sa fille. Des mythes d’autrefois aux intérêts d’aujourd’hui, perdurent des sacrifices plus ou moins consentis. Chaque époque suscite ses immolations, le constat se dessine au fil de ce vagabondage intérieur à travers l’Histoire et le temps présent. En dépit de son désir d’englober les calamités, au risque de verser dans le catalogue doloriste, Iphigénie à Kos, telle une méditation édifiante et érudite, se déploie en un oratorio qui se reçoit dans une attention recueillie. MICHEL FLANDRIN
Un soir, à Glasgow, Leïla accompagne Lee pour une virée dans un cimetière. L’échappée tourne mal et les jeunes gens s’enfuient plus au nord. Au cœur des highlands, le couple croise un chasseur solitaire : un secours ? Une menace ? La compagnie Il va sans dire continue à raconter des histoires. Mais, cette fois, à l’unisson de ses protagonistes fiévreux et désemparés, Lune Jaune ou la ballade de Leïla et Lee alterne faux semblants et ruptures de ton. À tel point que l’on en vient à s’interroger si cette folle équipée, ne serait qu’un voyage au centre d’une tête. En l’occurrence celle de Leïla (Marion Bajot). Tour à tour midinette ou furieusement exaltée, la jeune femme s’acharne à remplir les vides d’une adolescence, bien avare de perspectives. De la maladresse fragile à l’excitation extrême, la comédienne affiche une malléabilité émotionnelle souvent confondante. Fuite en avant chaotique ou odyssée d’un esprit chahuté, quoi qu’il en soit cette Lune Jaune se suit comme une captivante équipée au bout de la vie. Ou au bord d’un lit. M.F.
Du 11 au 26 juillet (16h15), relâches les 17 et 24
Théâtre l'Entrepôt
04 90 86 30 37
Atteintes à sa vie
Elle se nomme Anne, Anny, Ania, Anoushka… Elle voyage beaucoup. Elle est tour à tour scientifique, plasticienne, militante humanitaire, terroriste, star du X… On ne la voit jamais mais l’on parle d’elle sans cesse. Publié en 1997 par le dramaturge britannique Martin Crimp, Atteintes à sa vie dresse, en 17 tableaux, l’état des lieux d’une époque, à travers un kaléidoscope de la condition féminine. Bertrand Beillot, Paul Camus, Théodora Carla et Laetitia Mazzoleni unissent leurs talents respectifs : pour le violon, les langues étrangères, le chant (soprano ou baryton-basse) et le burlesque. Chacun se partage la parole au fil d’un récit, d’une démonstration et, par moment, d’une performance, autour de ce « personnage outil », à la fois mimétique et multifonction. Entre les mains des interprètes, des cubes virevoltent sous des lumières disco. Ce côté « show » accentue l’aspect musical de l’écriture, autant qu’il souligne l’ironie british de l’auteur. Plus de 25 ans après, Atteintes à sa vie n’a rien perdu en pertinence ni en virulence. Ça harangue, ça questionne et ça cogne, mais toujours en cadence et sans aucune faute de goût. M.F.
Du 7 au 25 juillet (12h20), relâches les 12 et 19
Théâtre Transversaltheatretransversal.com
Dans la mesure de l’impossible
Pour pallier l’annulation tardive des Emigrants mis en scène par Lupa, Tiago Rodrigues s’autoprogramme, geste contesté lorsque tant de metteurs en scène auraient aimé bénéficier ainsi d’une visibilité de neuf représentations au cœur du Festival. Mais ce choix s’explique sans doute davantage par des raisons financières que d’ego, Dans la mesure de l’impossible, création 2022, étant déjà produit, avec un calendrier de tournée très fourni. La pièce repose sur un travail subtil d’écriture, à partir des propos de travailleurs de l’humanitaire opérant en terrain de guerre, et confrontés quotidiennement à la violence et à la mort, à l’impuissance et à la colère. Vivant l’impossible. Recueillis lors d’entretiens qu’ils savaient destinés au théâtre, les récits des humanitaires en disent autant sur eux-mêmes, leur nécessaire et impossible résilience, que sur ceux qu’ils tentent de sauver. Anonymisés, dégenrés, universalisés puisqu’aucun lieu de conflit n’est cité, ces récits prennent aux tripes, portés par quatre acteurs magnifiques, une musique live battante, déchirante puis contemplative, et un décor en forme de tente de campement qui se déploie comme un ventre qui respire. Le monde se partage entre le Possible, les pays en paix, et l’Impossible, les régions en guerre. Tiago Rodrigues nous permet d’en prendre la mesure. AGNÈS FRESCHEL
Les habitués du Off connaissent la Cie du Grand Soir, forte de quelques jolis succès publics très politiques et très joyeux, « parce que l’humour c’est aussi politique ». Les spectateurs se sont compressés dans les salles durant trois années consécutives pour voir Cabaret Louise, spectacle sur la Commune et Louise Michel, et continueront sans doute de remplir le Théâtre de Notre Dame, comme depuis cinq ans, pour revoir Dieu est mort, diatribe contre l’idée de Dieu, mais aussi enquête pudique de Régis Vlachos sur son enfance et son passé de prof de philo. Au Théâtre des Barriques une création, toujours sur un texte de Régis Vlachos, toujours accompagné de Charlotte Zotto aussi convaincante en Bernadette qu’en animatrice télé. Mais cette fois Marc Pistolesi est avec eux sur scène et à la mise en scène, ce qui renforce clairement la théâtralité d’une compagnie qui aime le show et l’adresse directe. Jacques & Chirac s’inscrit dans un décor soigné, des archives qui dialoguent avec de la création vidéo, une danse virevoltante de changements de personnages et de costumes, des trouvailles de mise en scène délicieuses. Les trois acteurs s’en donnent à chœur joie, on rit beaucoup, et on se souvient des bourdes sympathiques d’un Président paradoxal, criminel en Afrique, vendant L’Humanité, auteur du « bruit et des odeurs » et de « This is not a method », dont ils font un rap endiablé. Qu’est ce qu’un président sous la Ve République ? Chirac qui ne fut pas le pire d’entre eux et demeure aujourd’hui un des plus populaires, était un monstre de duplicité. A.F.
Dieu est mort Du 7 au 29 juillet (12h50), relâches les 11, 18 et 25 Théâtre Notre Dame theatrenotredame.com
Jacques & Chirac Du 7 au 29 juillet (19h50), relâches les 11, 18 et 25 Théâtre des Barriques theatredesbarriques.com
Asmanti [Midi-Minuit]
La compagnie Hylel, emmenée par Marina Gomes, propose une petite pièce dansée aux Hivernales, répétée et créée à Klap, redonnée récemment au Festival de Marseille, provoquant de longues standing ovation au Théâtre de la Sucrière, au cœur des quartiers Nord de Marseille. Asmanti [Midi-Minuit] met en scène le quotidien des jeunes des quartiers délaissés. Qui parlent, dansent – du hip-hop bien sûr –, s’ennuient, font le guet, rient, désoeuvrés et solidaires. Partagent une chaise et un banc, n’ont visiblement rien à faire que de peupler l’attente, secoués de tensions qu’ils rengainent. Puis vient la nuit et tout se durcit, devient tragique, et les regards jusque-là amusés et rebelles accusent, fermés et durs, une société qui les cantonne et les méprise. Les bras ouverts pour enlacer le vide se tendent, durcissent et les poings surgissent, soulignant les regards acérés comme des couteaux.Les exploits dansés se succèdent, sans démonstration cependant, loin de l’esprit d’une battle, tenant un propos clair : la jeunesse des quartiers pauvres subit de plein fouet une violence quotidienne meurtrière, et les préjugés exercés à leur égard. Ceux d’Avignon devraient y venir voir… A.F.
Harry Salem, dit Henri Alleg, est mort il y a tout juste dix ans. Juif fuyant à Alger en 1939, militant communiste dès lors, directeur du Républicain d’Alger interdit en 1955, il est arrêté en 1957, quelques jours avant Maurice Audin, et torturé par les militaires français de la 10e division parachutiste.La Question est le récit, insoutenablement précis, de ces jours de torture. Récit écrit clandestinement dans sa cellule, remis à son avocat, passé sous le manteau, tapé par sa femme à Paris, publié en 1957 par Jérôme Lindon, interdit aussitôt par la censure française. Publié à nouveau en Suisse, le livre contribua grandement à la prise de conscience de la torture exercée en Algérie.Ses phrases courtes, directes, écrites en économisant son papier et son bout de mine, sont d’une force littérale et littéraire foudroyante. Les tortionnaires se réfèrent constamment à la Gestapo, et reproduisent les sévices de la baignoire, de la gégène, de l’électricité qui traverse le sexe, la nuque, jusqu’à la perte de conscience répétée. Stanislas Nordey met toute sa puissance d’acteur dans l’incarnation, sans filtre, d’Henri Alleg. Racontant parfois, vivant souvent, les faits, l’effroi, la conscience politique allumée aussi longtemps que la conscience physique le permet, comme un rempart à la folie. Un de ses plus grands rôles, tout en retenue et sobriété, qui n’atténuent en rien l’horreur de l’histoire, et le constat paradoxal de l’abjection et de la grandeur humaine. A.F.
Du 7 au 26 juillet (16h30), relâches 13 et 20 juillet
Théâtre des Hallestheatredeshalles.com
Le Malade imaginé
L’Agence de Voyages imaginaires reprend son Malade imaginé, qui concentre le savoir faire si particulier de la compagnie. Philippe Car et Valérie Bournet savent comme personne faire naître l’âme de certains textes classiques en les revisitant de leur esprit teinté de commedia, de marionnettes, de nostalgie, d’irrévérence, de musiques… et d’amour du théâtre. À partir d’un fauteuil et de costumes ils font naître la vie, puis la mort. Celle qu’Argan redoute, celle de Molière qui joua là son dernier rôle, et le souvenir de ses comédiens et comédiennes, spectres qui passent d’un personnage à l’autre comme on enfile des gants. C’est grave, un peu, jouissif, beaucoup, et virtuose. À voir et revoir (ils l’ont beaucoup joué !) sans modération. À partir de 8 ans. AGNÈS FRESCHEL
Du 9 au 19 juillet (15h30), relâche le 13
Théâtre des Carmestheatredescarmes.com
Le temps retrouvé
Le dernier volume de La Recherche, comme disent les familiers de Proust (personne ne dit Marcel), est celui qui plus que tous les autres s’écrit à une voix, comme si la maladie qui a séparé le narrateur de ses mondes, d’un « côté » ou de l’autre, avait aussi fermé la multiplicité des points de vue possibles. Tous les personnages ont vieilli et paradoxalement le poids du temps est aussi pour le narrateur une libération, celle du passé, de l’anamnèse, de l’attachement. Xavier Marchand, metteur en scène de la compagnie marseillaise Lanicolacheur, aime les idées presque autant que les mots. Il sait, en tant qu’acteur, transmettre avec finesse les subtilités littéraires. Nul doute que, avançant en âge, ce dernier volume de La Recherche ne le traverse au plus fécond et au plus intime ! A.F.
Publié en 1994, L’Écriture ou la vie est à la fois un exorcisme et une révélation, un premier et un dernier geste d’écriture, le premier pas, le seul, d’une résilience rendue possible, au fil du temps, par un équilibre subtil entre la mémoire et l’oubli.En 1945 George Semprùn, de retour des camps de la mort, après avoir croisé le regard d’effroi d’un soldat américain devant des monceaux de cadavres, a compris qu’il a vécu sa mort, qu’il ne fait plus tout à fait partie des vivants, et qu’il ne pourra plus écrire, sinon au sujet de cette « mort vécue ». Il lui faut choisir L’Écriture ou la vie, et seule Lorène saura lui montrer, plus de 45 ans plus tard, que pour vivre il doit justement l’écrire, cette mort, et s’en affranchir en l’affrontant.Témoignage incontournable de la Shoah, le récit de Semprùn est aussi un magnifique traité d’écriture, d’autobiographie, de mise en récit du réel.Il est porté à quatre voix par Jean-Baptiste Sastre,Caroline Vicquenault, Geza Rohrig et Hiam Abbass, dans une production du Théâtre Liberté, scène nationale de Toulon. A.F.
Du 7 au 26 juillet (11h), relâches 13 et 20 juillet Théâtre des Halles theatredeshalles.com
Certes, la liste des œuvres écrites pour la mandoline est impressionnante, mais rarement sont jouées celles qui mettent face à face une mandoline soliste et un grand orchestre. Le dernier CD de Vincent Beer-Demander accompagné du somptueux Orchestre national de Cannes sous la houlette de Benjamin Levy, Mission Mandoline, scelle l’harmonie de ce mariage délicat entre ce « violon que l’on joue sans archet » (Claude Bolling) et une formation orchestrale.
Une sensation de liberté émane de cet ensemble dès l’accord initial quasi à l’unisson qui ouvre l’écoute. Sept pièces du compositeur Nicolas Mazmanian débutent cette fête auditive. Un Tango aux accents lyriques, une Nostalgia qui s’enroule autour de thèmes cinématographiques, esquisses rêveuses ourlées de réminiscences… les respirations amples de l’orchestre répondent aux trémolos de la mandoline et ses mélodies en épure. La vie se colore (Vida Coloreada), la mandoline devient percussive en échos aux traits scandés de l’orchestre, puis les variations sur le célèbre thème de Lalo Schifrin, Mission impossible (clé du titre du CD !) viennent dessiner le grand écran des salles obscures pour que la musique d’Il Padrino (Le Parrain) de Nino Rota orchestrée par Christian Gaubert (qui a, de même que Nicolas Mazmanian, composé un superbe album en collaboration avec Vincent Beer-Demander).
La mandoline fait son cinéma
Les œuvres écrites pour le mandoliniste par les grands compositeurs de notre temps, séduits par la virtuosité et l’expressivité de l’instrumentiste, se succèdent, évocateur Concertino de Claude Bolling, délicieux Caprice de Vladimir Cosma dédié à la virtuosité inventive de l’interprète avec arpèges et trémolos-staccatos hallucinants, Concierto del sur en trois mouvements de Lalo Schifrin, délicatement narratif, Serenata Passagliapour mandoline et cordes d’Ennio Morricone (partition jamais publiée à ce jour) qui prouve que « sa musique a un intérêt en dehors des yeux », explique le compositeur. Le Concerto pour mandoline de Jean-Claude Petit s’emporte dans des élans fougueux qui ne sont pas sans rappeler ceux écrits pour Cyrano de Bergerac. Paysages emportés dans lesquels l’oreille se love avec délices.
MARYVONNE COLOMBANI
Mission Mandoline, Vincent Beer-Demander / Orchestre national de Cannes / Benjamin Levy, chez Label Maison Bleue
Âgés de 18 à 23 ans, les danseurs sont époustouflants de technique, de virtuosité et, plus encore, de qualités d’interprétation. Dans un double programme signé Nadav Zelner et Marco Goecke, ils ont su passer de la joie à la souffrance avec une évidente conviction.
Sémillante et fantastique
Dans Bedtime Story, Nadav Zelner entraine la troupe dans une « farce » aux confins de l’enfance, infusée de ses propres rêves, quand alors tout devient possible. C’est ainsi que, de saynètes en saynètes plus volubiles les unes les autres, la danse les propulse dans un va-et-vient constant de postures arc-boutées, d’arabesques, de mouvements ondulatoires et souples, de performances quasi acrobatiques, régulièrement entrecoupés de gestes anguleux et saccadés. L’ensemble en osmose avec les musiques arabo-andalouses et les percussions nord-africaines choisies par le chorégraphe dès la naissance de la pièce, la musique lui donnant « l’impression d’être dans un rêve plein de liberté et d’espoir »… En vingt minutes chrono, ce bouillonnant opus qui mêle successivement soli et danses d’ensemble, leur fait vivre des instants magiques à la frontière de la pantomime et du clown, et joyeux comme le sont les farandoles et autres rondes carnavalesques.
Place à la retenue
Changement de registre avec The Big Crying de Marco Goecke écrite peu après la mort de son père. Dès les premières minutes, l’intensité dramatique qui les nourrit et les enveloppe nous saisit. La douleur liée au deuil les habite totalement, ressurgissant dans la fébrilité des mouvements, comme une sorte de fuite permanente : les vibrations intérieures font trembler les corps qui se déplacent rapidement, dans un frémissement continu. Marco Goecke parvient à injecter ses émotions jusque dans leur chair, sur leurs visages, dans leurs cris assourdissants, mais dans un jeu minimaliste : ici, place au « peu », à la retenue. Le sautillement mais pas la convulsion ; la souffrance mais pas la violence. Du grand art.
MARIE GODFRIN-GUIDICELLI
Le Nederlands Dans Theater a été accueilli les 22 et 23 juin à Châteauvallon, scène nationale d’Ollioules.
Le design durable est au cœur des préoccupations des designers contemporains qui multiplient les pistes de recherches, les expériences techniques, les inventions artistiques. Seconde nature, pour un design durable conçue par le Centre Pompidou, le Centre national des arts plastiques et le Mobilier national restitue leurs réflexions à travers un parcours thématique et 150 œuvres produites par cinquante designers internationaux.
Savoir-faire vernaculaire et innovation technologique
Dans la lignée de Viktor Papenek qui, dès 1971, prônait un design responsable, nombreux sont ceux qui, depuis, font du recyclage le fil rouge de leurs créations. Objets promis au rebut, déclassés, matières polluantes, résidus sont les matériaux de prédilection pour réinventer un autre mode de vie et de consommation. Tels les Pouf digestion de Matali Crasset composés des célèbres sacs Tati en polyéthylène et mousse polyuréthane ou les tiroirs endommagés réutilisés par Tejo Remy dans les années 1990. À l’opposé de cette tendance, l’usage de matières naturelles revient en force comme le Banc Gardening de Jurgen Bey en copeaux d’écorce de résineux, le Banc animali domestici d’Andréa Branzi en branches de bouleau. Et, plus explicite encore, la section « Paysages de l’écodesign » mise en scène par Arthur Hoffner (lauréat du prix du public Design Parade Hyères en 2017) à la manière d’un musée ethnographique où le design devient le porte-parole de la valorisation globale des productions locales. Car la lame de fond qui sévit actuellement, est, justement, le rapprochement entre le savoir-faire artisanal, la nature et l’industrie toujours prompte au marketing. Ce qui suscite notre réserve, d’autant que l’exposition a recours au plastique transparent pour des cartels illisibles et à des climatiseurs dans chaque salle…
MARIE GODFRIN-GUIDICELLI
Seconde nature, pour un design durable Jusqu’au 5 novembre Divers lieux, Toulon hda-tpm.fr
Depuis qu’elle photographie, la danse, les concerts, le sport, Agnès Mellon s’approche de la peau, jusqu’au grain, et fragmente les corps, le mouvement, comme si voir de trop près rendait tout flou et incertain. Et Chrystèle Bazin l’accompagne, mettant des mots sur ces maux, ceux des sujets photographiés, emmêlés eux aussi des bruits de la vie et de nappes sonores.
L’exposition Réalité(s) s’attache au quotidien des personnes atteintes de schizophrénie, et de leurs « proches aidants ». Visages superposés pour n’en former qu’un, corps découpés qui s’étirent en bandes, fantômes métalliques, questions posées qui s’effacent, plaques de plomb qui s’impriment, textos infinis qui harcèlent en période de crise, la douleur déchire les visages, se cache dans des boîtes, demande des pauses.
Agnès Mellon, proche aidante, pose des questions essentielles : pourquoi dit-on « il est schizophrène », réduisant les malades à leur maladie quand on peut dire, comme lorsqu’on a un cancer ou une rougeole : il a une schizophrénie ? La fiction sonore de Chrystèle Bazin évoque également le délaissement social, la difficulté du suivi médical, la peur systémique des altérations mentales, le manque d’accompagnement des proches aidants.
Le travail plastique et sonore superpose les techniques et les matières dans une fluidité qui restitue le sentiment d’unité des consciences fragmentées. Et c’est en approchant les visages, en ouvrant les boites, en écoutant les objets que l’on comprend la portée thérapeutique de cette exposition : les fantômes n’existent pas, les voix intérieures sont une illusion, seuls les déchirements qu’ils provoquent dans les êtres sont réels.
Tables rondes tous les jeudis à 19h avec des psychiatres, des psychologues, des proches aidants, des artistes, autour des dispositifs innovants en santé mentale, de l’accompagnement des pairs, de la notion de « rétablissement » plutôt que de guérison.
L’obscurité est habitée de sanglots et de plaintes. Les lampes électriques de trois hommes nous font découvrir une cave de béton dans laquelle est allongé un homme dont on ne voit pas le visage. Très vite, on comprend que ce dernier est prisonnier, sans rien savoir de lui, ni son nom, ni sa nationalité, ni même son histoire. Et pourtant les trois frères sont unanimes : il n’est pas le bienvenu. Ils sont en désaccord sur quoi faire de lui : le tuer, le laisser partir ou le faire souffrir une dernière fois. Mais, pourquoi le supplicier ? Pourquoi est-il venu ? Pourquoi ou « warum » en allemand : un adverbe qui revient tout au long d’un spectacle dans lequel on entend aussi du russe, de l’ukrainien, de l’anglais… Le langage est au cœur de la pièce, les livres aussi, comme une mise en abîme. Et leur incapacité, parfois, à dire ce qui est. Comment raconter la guerre ? C’est un peu comme tenter de narrer une pièce de Shakespeare à une morte, semble nous répondre le metteur en scène russe. Sans compromis, mais en maniant avec force les subtilités de la métaphore théâtrale, Kirill Serebrennikov nous plonge dans un monde où les vieux enterrent les jeunes, les épouses touchent de l’argent quand les maris meurent, les soldats sont assassinés pour avoir refusé de tuer l’ennemi… Est-ce de la folie ? Plutôt l’expression de l’inqualifiable.
Un démon en lunettes de soleil
Portés par la peur, la rage, le manque, les personnages ne savent même plus à quoi ressemble le monde d’avant la guerre. Avant l’arrivée des « libérateurs », comme cet homme désormais à leur merci. Le grand-père le martèle : il n’y a rien à dire, rien à comprendre. On finit par s’habituer aux infamies. S’inspirant librement d’une nouvelle de Nikolaï Gogol, cette pièce sonne comme un écho troublant à la guerre qui se déroule en Ukraine, aux douleurs qui tiraillent des innocents de chaque côté de la frontière comme au désir de fermer les yeux sur l’horreur. La légende dit que regarder le Wij ouvrir les yeux, c’est prendre le risque d’être foudroyé par la peur. Sur scène, le Wij, démon de la guerre en lunettes de soleil, fait le show l’air de rien, impose son rire cynique aux spectateurs avec une autorité sans alternative, sorte de version expresse de l’expérience de Milgram. Le rire sauve. Mais les vivants seulement. Pour les morts, c’est une autre histoire. Sur scène, ne restent que des morts, longtemps morts-vivants, leur récits, enfin libérés nous le confirment. La conscience humaine s’est évaporée dans l’enfer de la guerre depuis longtemps, le Wij peut ouvrir ses yeux sans danger. Nous ne saurons pas le nom du prisonnier, un bourreau qui a obéi aux ordres lui aussi, se laissant aveugler comme tant d’autres. Il se contente de citer Shakespeare : « Mon nom m’est odieux ». Malgré sa brutalité, Der Wij est un formidable acte de résistance politique par le metteur en scène et cinéaste russe, exilé à Berlin depuis un an. Et démontre qu’en temps de guerre, l’humanité toute entière est prisonnière de ses contradictions et exilée de sa propre vie.
ALICE ROLLAND
Der Wij a été donné les 16 et 17 juin dans le cadre du Printemps des Comédiens, au Domaine d’O, Montpellier.