Avec ce premier numéro, le nouveau magazine que vous tenez entre les mains franchit le premier seuil de son pari. Le premier seulement. Car pour pérenniser notre titre dans la jungle médiatico-marchande uniformisée, la mobilisation de toutes et tous ne doit pas se laisser distraire par la première bataille remportée. Un nouveau magazine, vraiment ? Si le corps de notre petite zibeline a été retrouvée sans vie après le couperet d’une décision judiciaire malheureusement inévitable, son esprit a continué à pétiller, à phosphorer, pour renaître encore plus belle. Réincarnée dans un nouveau pelage aux consonnes qui ne laissent aucun doute sur son identité. Zébuline a chaussé ses ressorts pour enjamber les obstacles et rebondir hors des pièges de la pensée dominante, tendus par Vincent B. et le gang des magnats milliardaires.
Nous avions prévenu que nous n’étions pas à vendre et nous ne nous sommes pas fait acheter ! L’autre bonne nouvelle est que nous nous sommes mariés. Une union ô combien consentie avec notre partenaire historique, La Marseillaise, dont le baiser a réveillé la force qui nous anime. Ce sont bien nos valeurs communes et une envie de longue date de mener ensemble les combats émancipateurs qui ont prévalu à la publication des bans avec le quotidien régional né de la Résistance.
Merci !
Tel un fronton d’édifice républicain, Zébuline arbore fièrement son nouveau triptyque éditorial : culturel, populaire, impertinent. Trois qualificatifs que l’équipe reformée va s’atteler davantage encore, à faire vivre dans nos colonnes et rayonner dans les territoires. Grâce à vous, à vos chaleureux encouragements et actes de soutien, nous avons contredit la prétendue fatalité qui condamnerait la presse indépendante et le pluralisme au silence. Nous vous crions : merci ! Et de vous souhaiter, à travers ces pages, de vivre un début d’été sous le signe des arts et de la culture, de festival en exposition.
Sans oublier d’aller voter, les 12 et 19 juin, pour une Assemblée nationale réoxygénée… En ces temps d’essoufflement démocratique et de perspectives contrariées, nous partageons l’ambition de l’appel Faire culture : une cause commune. « Nous voulons ouvrir grand les fenêtres à une nouvelle ère de la démocratie culturelle. »
Avant le soir, qu’est-ce c’est ? C’est une heure de musique ou de théâtre (d’un peu des deux parfois), comme un pont entre le jour et la nuit puisque cela débute à 18h30. Une heure de pause à apprécier après le travail ou la plage, c’est selon, et avant la suite d’une soirée d’été. Un moment de détente culturel souvent souriant, jamais pesant ; rafraîchissant somme toute, ce qui est plus qu’appréciable par ces temps caniculaires. Et une façon bienvenue de mettre en avant le spectacle vivant et les artistes de la scène marseillaise.
Les propositions sont éclectiques, il y en a vraiment pour tous les goûts. Côté musique, on va du classique à la musique de films, en passant par le cante flamenco, le washboard jazzy ou la chanson française revisitée. Côté théâtre, on navigue entre galéjades et réflexion sur le pouvoir, leçon de physique pour les nuls et hommages aux morts, témoignages de vie et conte musical. Pour tous les goûts, on vous dit. Mais toujours à un rythme enlevé. Et avec le sourire que le prologue Bingo !, souvent désopilant, suscite dès le début.
Bref, des spectacles bien vivants. D’autant plus vivants qu’il faut souvent « faire avec » les contraintes locales. Attendre que les cloches de Saint-Victor aient fini de s’égosiller, arrimer tant bien que mal les partitions que le mistral envoie valser, envoyer la voix plus fort que les klaxons ou les pétarades de scooters ou bien, là encore, attendre et même jouer avec… ce que les artistes font volontiers pour le plus grand plaisir des spectateurs.
La manifestation, très pro et sans prétention aucune, rencontre – et c’est justice – un beau succès pour cette deuxième saison. Mieux vaut donc réserver (ou arriver en avance) et prévoir un siège ou un coussin. Et pour ceux qui étaient loin de Marseille en juillet-août, session de rattrapage jusqu’au 17 septembre ; mais attention, en septembre, les représentations débuteront à 18 heures.
Il est des moments attendus dans les festivals, le retour d’un invité récurrent aussi bien que la perspective d’une pièce nouvelle. Indubitablement, la venue de Nikolaï Lugansky fait partie des sommets dont la perspective enthousiasme l’habitué comme le néophyte (qui n’en peut plus d’entendre vanter par d’autres les qualités exceptionnelles des artistes à l’affiche).Nikolaï Luganski revenait au Festival International de Piano de la Roque d’Anthéron avec un nouveau programme, correspondant à la parution de son dernier CD, deuxième volume consacré aux sonates de Beethoven. La présentation de cet opus, écrite par le musicologue Jean-Paul Montagnier, cite Édouard Herriot qui, dans sa Vie de Beethoven, expliquait « chez Beethoven, tout vient de l’intérieur. Le modèle pour lui n’est pas la règle d’école, (….) mais la loi de la vie ».
La Sonate n° 17 en ré mineur opus 31 n°2 « La Tempête » ouvrait le concert par ses sortilèges : d’abord se nouent les énigmes entre notes ostinato, mesures étirées, comme une méditation qui hésite au seuil de la pensée, puis le contraste entre aigus éthérés et voix graves instaure le jeu des tensions entre rêverie et mouvements exacerbés d’une âme avant de revenir à la magie initiale. Arpèges, motifs réitérés, accords plaqués, furieux triolets… les oppositions laissent naître le lyrisme d’une mélodie, bouleversent par leur intensité. Beethoven invitait à relire La Tempête de Shakespeare pour expliquer son œuvre qui semble suivre le cheminement d’une pensée rêveuse. Qualifiée de « torrent de feu dans un lit de granit » par Romain Rolland, la Sonate n° 23 en fa mineur opus 57, « Appassionata » est sans doute l’une des sonates les plus célèbres de Beethoven, l’une des plus difficiles techniquement aussi (pour la petite histoire, ce n’est pas son auteur qui la nomma ainsi mais un éditeur lors de la publication d’un arrangement pour piano à quatre mains).
L’interprète sait encore nous surprendre pourtant par une variation subtile des tempi, une appréhension quasi méditative de la pièce avant ses emportements exacerbés. L’orgiaque foison de notes, toutes claires, au sein de cette profusion, et c’est bien là que Lugansky exerce l’excellence de son art, nous faisant entendre toutes les nuances. La précision du jeu, loin d’être formelle, sert l’expression, accents passionnés des Mélodies oubliées de Medtner (opus 38, n° 6, 7 et 8) aux tumultes brillamment colorés, narration alerte et spirituelle des Études-Tableaux de Rachmaninov. Simplicité « évidente » de la n°5 (opus 33) en sol mineur (Moderato), dont l’équilibre est bousculé par une cadence virtuose fortissimo. Ambiguïté dramatique de la n° 6 (opus 33) en ut dièse mineur (Grave), aux envols vertigineux qui se concluent par de lourds accords. On voit le cortège funèbre qui accompagna Scriabine, la pluie, les chants, les cloches d’une église apparaissent sous les doigts du conteur dans la n°7 (opus 39)en ut mineur (Lento Lugubre). Une étude lyrique (n°8 en ré mineur opus 39) permet de reprendre souffle, balayant par le lyrisme de sa ligne mélodique les angoisses précédentes avant la marche triomphante de la n° 9 opus 39 (Allegro moderato, Tempo di marcia) dont la tonalité en ré majeur réconcilie avec la vie. Généreux, le pianiste offrait à un public comblé trois pièces de Rachmaninov, Douze romances op. 21 n°5, Les lilas, Oriental Sketch et le Prélude op. 23 n°7. Magistralement magique !
MARYVONNE COLOMBANI
Nikolaï Lugansky était au parc de Florans le 27 juillet, dans le cadre du Festival International de Piano de La Roque-d’Anthéron.
Le Sacrifice, Dada Masilo 2022 @ Christophe Raynaud de Lage, Festival d'Avignon
Le Sacrifice Depuis 1913, année de sa création par Vaslav Nijinski, Le Sacre du printemps est une source d’inspiration inépuisable pour les chorégraphes. Quel que soit par ailleurs le sort réservé à la composition d’Igor Stravinsky. La chorégraphe sud-africaine Dada Masilo a choisi, pour sa version intitulée Le Sacrifice, une musique vivante, jouée par trois musiciens présents côté cour sur le plateau ainsi qu’une chanteuse, la magistrale Ann Masina. Librement inspirée des dissonances de la partition du compositeur d’origine russe, cette bande originale lyrico-jazzy donne au ballet son souffle quand celui-ci peut parfois en manquer. Après une annulation en 2020 et un report en 2021, leFestival d’Avignonaccueillait enfin la dernière création de celle que les réinterprétations d’autres grands classiques comme Le lac des cygnes, Giselle et Carmen ont révélé au monde entier. Le Sacrifice, que l’on pourra revoir au théâtre des Salins à Martigues le 5 octobre, est une œuvre d’une élégance chorégraphique irréprochable. Et les dix remarquables danseurs et danseuses dont Masilo d’incarner avec ferveur les tourments et sentiments d’une communauté imaginée par la chorégraphe pour questionner notre humanité sur ses capacités à retrouver un sens commun. C’est en puisant dans les mouvements de la danse rituelle tswana du Bostwana tout autant que dans les codes de la danse contemporaine que Dada Masilo donne sa vision du symbole sacrificiel. Comme un cri universel pour alerter sur l’urgence d’un continuum entre la pensée des ancêtres et notre rapport actuel au monde et à la planète qui, plus que d’en assurer la survie, doit permettre un nécessaire renouveau. L’enchaînement des tableaux et des formes, les contrepoints humoristiques dans la gravité de certaines scènes et l’incontestable beauté – à défaut d’inventivité – de l’écriture chorégraphique, à travers les gestes et les corps qui la portent, atténuent une tendance à l’académisme qui empêche la pièce de nous éblouir complètement.
Futur proche
Futur proche, Jan Martens, 2022 @ Christophe Raynaud de Lage, Festival d’Avignon
Il est le deuxième artiste après Kirill Serebrennikov à connaître le privilège d’occuper la cour d’honneur du Palais des papes lors de cette 76e édition. Jan Martens invente un Futur proche qui fascine autant qu’il impressionne. Une heure trente jubilatoire d’un chaos esthétique et symbolique qui s’ouvre comme un instant volé où, en coulisses, sur un interminable banc en bois, entre détente et concentration, les quinze danseurs de l’Opera Ballet Vlaanderen d’Anvers auxquels se sont jointes deux adolescentes attendent l’entrée en scène de la claveciniste Goska Isphording. L’artiste belge poursuit son travail sur les ressorts chorégraphiques de cet instrument quelque peu négligé dont il confronte les sonorités métalliques voire futuristes aux corps et aux mouvements dans ses trois derniers opus. Après un solo autour d’interprétations de la concertiste polonaise Élisabeth Chojnacka et la pièce collective any attempt will end in crushed bodies and shattered bones, accueillie triomphalement au festival l’année dernière, il ne dirige pas sa propre compagnie mais pour la première fois un ballet qui nous entraîne dans un tourbillon de danse, de vidéo et de performance sur fond de crise climatique à l’évolution protéiforme palpable. Marches, rondes, courses, motifs géométriques, soli ou encore une scène à l’intensité dramatique démultipliée par sa projection simultanée sur l’immense paroi du Palais des papes… Ce Futur proche n’annonce pas un cataclysme environnemental, social, sanitaire et humanitaire. Il est l’allégorie des bouleversements qui, déjà, imposent un ressaisissement de l’ordre mondial. C’est pourtant un sentiment joyeux et libérateur qui semble étreindre les membres de cette troupe aux tenues de sport colorées. Comme s’il restait un espoir, une solution pour conjurer le désastre en cours. Peut-être le salut se trouve-t-il dans ce bain purificateur qu’ils et elles prennent dans une grande bassine, en petits groupes, se versant l’eau solidairement comme un baptême commun. Subjuguant.
Silent Legacy
Silent Legacy, Maud Le Pladec et Jr Maddripp, 2022 @ Christophe Raynaud de Lage, Festival d’Avignon
Si les travaux de Dada Masilo et Jans Martens interrogent clairement les conséquences de nos modes de vie actuels sur la planète, celui de Maud Le Pladec s’oriente vers une tout autre démarche en s’intéressant à la transmission, à la continuité de l’expressions chorégraphique entre les générations. Silent Legacy est une mise en miroir de deux danseuses : Audrey Merilus, professionnelle formée au contemporain et Adeline Kerry Cruz, huit ans et prodige du krump vivant à Montréal. Les deux interprètes ne danseront jamais ensemble mais enchaînent chacune leur solo. De ce dialogue décalé, aux esthétiques éloignées, mais habillé par la même enveloppe house de la compositrice et productrice Chloé Thévenin, émergent une intention, une détermination commune. Prendre le contrôle de sa trajectoire, s’imposer face à l’adversité et transmettre cette force intérieure à travers la danse. Aux mouvements saccadés et aux traits tendus par l’agressivité contenue propre au krump (danse née dans les ghettos urbains sous tension du Los Angeles des années 2000), succède une gestuelle fluide et nuancée, héritière d’influences chorégraphiques multiples. Voir une enfant « starisée » sur scène est toujours déstabilisant voire malaisant par ce que cette exposition même et le rythme de vie qu’elle induit posent comme questionnement. Voir Adeline Kerry Cruz – notamment dans une forme de battle avec son colossal mentor Jr Maddripp – projetée dans le monde des adultes, qui plus est par la pratique d’une danse conçue comme un exutoire à la violence, l’est d’autant plus. Visiblement cela n’a interpellé personne.
LUDOVIC TOMAS
Le Sacrifice a été joué du 18 au 25 juillet, dans la cour du lycée Saint-Joseph, à Avignon. Futur proche a été présenté en première mondiale le 19 juillet et joué jusqu’au 24, dans la cour d’honneur du Palais des papes, à Avignon. Silent Legacy a été créé le 20 juillet et présenté jusqu’au 26, au Cloître des Célestin, à Avignon.
Vivre au rythme des Suds à Arles est une expérience festivalière peu commune. D’une année sur l’autre, les émotions varient, modulées par le relief d’une programmation plus ou moins propice au choc esthétique, à l’instant magique de la rencontre entre un artiste et le public. Dans la touffeur de juillet, l’édition 2022 a connu ses bouffées de fraîcheur.
On l’aurait préféré encore plus subversif comme il sait l’être dans ses clips. Mais peut-être était-il impressionné par l’austère et solennelle Cour de l’Archevêché dont une partie de la jauge était assise. Quoi qu’il en soit, Rodrigo Cuevas a conquis le public de cette première soirée des Suds à Arles dont la majeure partie découvrait celui que l’on surnomme le Freddie Mercury des Asturies. C’est dans cette province de la côte Atlantique espagnole et en Galice voisine que Cuevas a collecté la plupart des chants et airs traditionnels qui composent son deuxième album, Manual de Cortejo, réalisé en collaboration avec le trublion des musiques ibériques, le producteur Raül Refree, présent lors de deux éditions antérieures du festival. Sur scène, la tenue est une subtile combinaison de l’ancrage rural et populaire du répertoire – à travers la coiffe et les sabots notamment – et de l’affirmation d’une culture queer. Même équilibre subtil au niveau de l’instrumentation où l’électronique côtoie tambourins et accordéon et la scénographie entre pas de danse folklorique et drag show. Très bavard entre chaque titre par souci de donner un éclairage sur son travail, maniant l’humour et la provocation avec une grande finesse, Rodrigo Cuevas est aussi une belle voix qu’on n’a pas fini d’entendre.
De l’audace. Entre deux têtes d’affiche, les Suds peuvent encore s’en permettre. Programmer pour la première fois en France la formation coréenne Ak Dan Gwang Chil et en première partie du chanteur guitariste cubain Eliades Ochoa en est une. Théâtral et solaire, le groupe emmené par trois chanteuses joue avec les codes et les esthétiques, offrant un spectacle hybridant les références ancestrales rituelles autant que spirituelles, à l’imagerie manga et aux sonorités de la K-pop. Rafraîchissant.
Puisque la Colombie vient d’opérer un basculement politique progressiste historique, autant inviter la génération d’artistes qui y a contribué. La Perla, trio féminin et féministe, en fait partie. Aux voix et percussions, Diana Sanmiguel, Giovanna Mogollón et Karen Forero, bien qu’originaires de Bogota, explorent avec énergie et conviction les rythmes de la région caribéenne de leur pays. Bullerengue, cumbia, merengue, gaita et champeta créole sont abordés avec une approche sociale, empreinte des enjeux actuels qui traversent le continent sud-américain. Et en introduction d’un Bernard Lavilliers quelque peu cotonneux, cela fait du bien.
Au pic de la saison culturelle grandissent les tentations, conduisant parfois à des choix sibyllins. En ce 14 juillet, Avignon nous fait de l’œil. Et bim ! Pile poil quand Justin Adams et Mauro Durante donnent ce que beaucoup considèrent comme le meilleur concert du festival arlésien… Les commentaires se font dithyrambiques et les yeux s’illuminent à l’évocation de la proposition portée par le guitariste rock anglais et le multi-instrumentiste italien. Réunis par leur passion pour les musiques traditionnelles, Adams et Durante embarquent guitare électrique, violon, tamburello et daf, dans une joute musicale tourbillonnante menant leur dialogue vers la transe.
On aurait sans doute vibré aux sons de la formation de tradition caucasienne JRPJEJ mais le visa sèchement refusé à ces artistes rares par le consulat français à Moscou nous en a scandaleusement privé. Un sentiment alliant honte et colère à l’égard des autorités diplomatiques françaises apaisé par le voyage concocté au fil de la soirée. A peine sorti du double plateau féminin et engagé composé d’Emel Mathlouthi et Oumou Sangaré, le public est happé par les rythmes frénétiques de l’Ougandais Otim Alpha. Installé dans le jardin d’été et accompagné du producteur Leo Palayeng, l’ancien boxeur est considéré comme le pionnier de l’Acholitronix, nouveau genre musical qui offre une version électro de musiques de mariage traditionnel Acholi. Ouvrant le set avec des morceaux acoustiques et posés, il ne laisse guère planer le doute sur ce qui va suivre : un tourbillon de beats envoûtants, provoquant une incontrôlable envie de danser jusqu’à une heure avancée de la nuit.
Que cela plaise ou non – y compris aux institutions partenaires – Les Suds à Arles sont un festival politique. Éminemment mais subtilement. Au détour d’un chant, d’une projection ou d’un salon de musique, messages et valeurs infusent la programmation. Sans besoin d’en rajouter. Le 16 juillet, jour du 80e anniversaire de la rafle du Vel’ d’Hiv’, c’est une fine évocation des musiques klezmer qui est proposée avec le récital d’un maître du genre, le pianiste Denis Cugnot. Sans cuivres ni violon, rendant à ce genre malmené sa dramaturgie mélodique. 2022 commémorant aussi le 60e anniversaire de la révolution nationale algérienne, la création de la diaspora ou de ses héritiers est à l’honneur de la dernière soirée au Théâtre antique. D’abord avec le groupe féminin intergénérationnel Lemma, emmenée par Souad Asla, pour une immersion dans les cultures musicales d’un sud algérien hypnotique. Puis Sofiane Saidi arbore brillamment les habits d’un raï renouvelé qui place la voix au centre d’une odyssée de sonorités futuristes. Et Acid Arab de convertir le monument romain en club électro géant. Une première aux Suds.
Le dimanche de clôture, équipes et festivaliers quittent le centre-ville pour la traditionnelle journée buissonnière en Camargue. Invité pour le concert matinal, Bonbon Vodou transpose ses élégantes ritournelles créolisées entre salins, plage et Rhône. Le duo formé par Oriane Lacaille et JereM Boucris renouvelle avec nonchalance, minimalisme et instruments de récup’, les sonorités sega et maloya. Avec parfois des détours par le continent africain ou la Nouvelle-Orléans. Abordant des sujets qui ne prêtent pas toujours à sourire, Bonbon Vodou manie poésie amère et jeux de mots aigres-doux pour un résultat chaloupé des plus sucrés.
LUDOVIC TOMAS
Les Suds à Arles ont eu lieu du 11 au 17 juillet dans divers lieux d’Arles et alentours.
Grâce au Marseille Jazz des Cinq Continent, celles et ceux dont le plus grand regret musical est de n’avoir jamais vu Prince en concert ont eu droit à leur lot de consolation. The New Power Generation a rendu hommage à l’artiste que la formation accompagna entre 1990 et 2013 et dont elle perpétue la mémoire musicale depuis le concert hommage organisé après le décès du Kid de Minneapolis en 2016. Une soirée inévitablement nostalgique, placée sous le signe de l’immortalité des compositions du regretté musicien et chanteur disparu sans prévenir. Pour célébrer l’auteur de l’intemporel Purple rain, le message avait circulé de porter un vêtement violet. Un « dress code » en signe de ralliement observé par quelques fans inconsolables. Construit autour des chansons les plus populaires du Kid de Minneapolis auxquels se greffent des titres moins diffusés, le répertoire de la soirée a forcément fait des frustrés. Mais la compilation a rempli son rôle : parcourir la carrière d’un des musiciens les plus doués de sa génération à travers celles et ceux qui l’ont côtoyé dans l’intimité des studios comme sur les plus grandes scènes internationales. On peut le regretter, ce sont davantage des versions remaniées pour cette tournée que les originaux contenus dans les albums qui ont été interprétés. Mais rien ne dit dans un testament que l’héritage doit rester figé.
Des reprises plus ou moins heureuses qui n’enlèvent rien au talent des instrumentistes, tous à la hauteur de leur mentor bien qu’inégalement mis en avant comme c’est le cas pour la rayonnante et implacable bassiste, seule femme du groupe. Difficile de ne pas scruter la moindre attitude de celui qui concentre tous les regards : MacKenzie, celui auquel revient la lourde mission de réinterpréter le patrimoine princier. Et de chercher à tout prix l’impossible et surtout inutile comparaison. Vocalement, le mimétisme est plutôt bluffant. Maniant les graves et les aigus de son modèle avec aisance, le dauphin convainc largement. Même couleur de peau, même couleur vocale, il manque pourtant au timbre ce je ne sais quoi qui avait le pouvoir de faire chavirer l’auditoire. Qu’importe, MacKenzie est habité par le rôle et se défend de toute tentative d’imitation. Même si on a du mal à le croire tant il insiste sur les déhanchés… Rappeur, guitariste et pilier du groupe, Tony Mosley prend lui aussi plusieurs fois le micro, démontrant que ce n’est pas l’âge qui dicte le groove. Live 4 love, 17 days, Girls and boys, Pop life, Sexy M.F., Cream, Sign o’ the Times, When the doves cry, Kiss, Gett off, 1999, Let’s go crazy, Controversy et l’incontournable Purple rain s’enchaînent avec plus ou moins d’âme. Celle de Prince, elle, était dans tous les esprits.
LUDOVIC TOMAS
The New Power Generation s’est produit le 20 juillet au Palais Longchamp, dans le cadre du festival Marseille Jazz des Cinq Continents.
La fabuleuse acoustique de l’auditorium est propice aux enregistrements et à une écoute dans des conditions idéales. Le Geister Duo (ou « duo des esprits » si l’on se fie à une traduction littérale) propose un programme entièrement consacré à la musique de Brahms.
David Salmon et Manuel Vieillard jouent, non comme les magnifiques solistes qu’ils sont tous les deux, mais en parfaite symbiose (il est déjà intéressant d’arriver un peu avant le concert et voir l’accordeur préparer les pianos en harmonie). C’est cette qualité chambriste, reconnue par le premier prix du concours de l’ARD de Munich en duo de piano, qui les pousse à « enrichir le piano de leurs quatre mains » et arpenter les répertoires dédiés à cette forme particulière. Le piano, un instrument solitaire ? Absolument pas.
Si les Seize valses opus 39 à quatre mains dédicacées au romancier et critique musical Eduard Hanslick (ami de Brahms) connaissent deux versions, la facile et la difficile, on se doute bien que les deux artistes ne choisissent la moins intéressante. Les doigts volent, dansent sur le clavier, épousant avec une élégante espièglerie les voltes de la partition. Même le sérieux Brahms était capable de légèreté ! Changement de configuration pour les Variations sur un thème de Haydn opus 56 pour deux pianos : les instrumentistes se retrouvent face à face. Un échange de regards, une main qui s’élève, une mimique, un plissement des paupières, tout se dit dans les attaques, les accords, les arpèges qui se lient, les mélodies qui s’imbriquent. Les deux pianos, à l’instar du gamelan qui se déploie en une foule d’instruments percussifs, ne sont plus qu’un, avec des performances multipliées, des sonorités qui rappellent un orchestre au complet, tournoyant dans l’émulation de variations toujours plus audacieuses et inventives. Hommage au génie de Haydn (« un siècle exactement avant l’époque où nous vivons, Haydn créa notre propre musique » déclarait Brahms, ainsi que le rappelle la feuille de salle, détaillée, travaillée, éclairante), cette œuvre tient de la symphonie par son ampleur. Enfin, transcription pour deux pianos de son Quintette pour piano en fa mineur opus 34 (qui avait déplu à Clara Schumann et Joseph Joachim), la Sonate pour deux pianos vient clore le concert avec sa palette harmonique colorée, ses contrastes, le jeu complexe de sa construction. Si certains déplorent, connaissant parfaitement le Quintette, le manque d’épaisseur instrumentale que les cinq voix de la pièce originelle conjuguent, la virtuosité des deux interprètes permet de découvrir une œuvre pleine, qu’il ne faut surtout pas chercher à comparer mais à apprécier dans son écriture propre et la plénitude de l’émotion qu’elle procure. Une danse hongroise, de Brahms faut-il le préciser, venant en bis, onde de joie vive.
MARYVONNE COLOMBANI
Concert donné le 28 juillet, au Conservatoire Darius Milhaud à Aix-en-Provence, dans le cadre du Festival international de Musique de Chambre de Provence
Dans Claude Pascal, pièce créée en 2002 par le Nederlands Dans Theater, Jiri Kylian divise la troupe des danseurs en deux groupes. L’un semble évoquer en costumes des années 1890 (Puccini aurait servi de référence historique au chorégraphe, on ne peut que penser aussi au film de Visconti, Mort à Venise) une famille étrange aux attitudes qui se figent en instantanés photographiques. Ses membres s’adressent au public, utilisant raquette de tennis, éventail, balle, oscillent puis disparaissent derrière des panneaux mobiles. Comme si se refermait un livre d’images que broderait la musique de Puccini (extraits du Quatuor Crisantemi), laissant par trois fois place à un couple en tenue contemporaine de danse, qui, sur une composition de Dirk Haubrich, déploient une géométrie fluide et élégante, unissant perfection de la forme et sensualité. Les corps dessinent un nouvel alphabet aux lignes en épure, imbriquées en architectures complexes et fascinantes. Le chorégraphe veut cette œuvre comme une « méditation sur le temps, la vitesse et le vieillissement ainsi que sur l’impossibilité de comprendre de telles notions ». Les deux époques représentées sur scène sont ainsi figées dans leur esthétique, immuables dans leur moment, incapables de pressentir le suivant ou le précédent. Chaque temporalité se voit saisie dans son espace propre, chacune immortelle, farfelue et dadaïste. La seule réponse face à la fuite du temps reste l’art.
Eco-danse ?
Dans Casi Casa, Mats Ek mêle ses pièces, Appartement et des fragments de Fluke. Des objets du quotidien, fauteuil, gazinière, aspirateurs (la séquence d’ensemble réunissant aspirateurs et danseurs est irrésistible) croisent les évolutions des interprètes, leur servent de cadre, de point d’appui, de prétexte, dans ce « Quasiment appartement » loufoque où l’émotion n’est pas absente. Le pas de deux de la Porte est tout simplement bouleversant, tandis que l’humour de la scène représentant un danseur avachi dans un large fauteuil devant une télévision donne à l’œuvre sa dimension farfelue. La verve des danseurs, aussi acrobates que maîtres de la grammaire classique, permet de passer de la plus délicate impression à la densité d’une palette colorée. De la virtuosité pure.
Rêveries sur pointes
Back on track 61 du directeur des Ballets monégasques lui-même, Jean-Christophe Maillot, unit la nostalgie du passé à la joie d’un présent sans cesse en mouvement sur le Concerto en sol de Maurice Ravel dans l’interprétation de Martha Argerich. Tempi endiablés, occupation classique de l’espace, diagonales, parallèles, clin d’œil aux formations traditionnelles, duos, trios, quatuors, ensembles réglés au millimètre, le tourbillon de la danse ne laisse pas de temps mort aux dix couples de danseurs. Attendant en fond de scène, perchés sur de hauts tabourets, les pieds nonchalamment posés sur une barre de danse, Bernice Coppieters et Asier Uriagereka, les « historiques » des Ballets, se livrent à un pas de deux qui efface toutes les manifestations virtuoses précédentes. Un bras qui s’élève, une main qui se déploie, une jambe tendue au-delà de la physique, le moindre mouvement poétise le monde, lui accorde un sens que l’on croyait oublié. L’abstraction s’incarne sous les pas de la danseuse. La beauté irradie la scène. Chacun en sort transformé.
MARYVONNE COLOMBANI
Joué du 14 au 17 juillet, au Grimaldi Forum, dans le cadre de L’été danse de Monte-Carlo.
UNA IMAGEN INTERIOR
mise en scene, dramaturgie Tanya Beyeler, Pablo Gisbert, texte Pablo Gisbert, conception El Conde De Torrefiel en collaboration avec les interpretes, avec Anais Domenech, Julian Hackenberg, David Mallols, Gloria March Chulvi, Mauro Molina et la participation de figurants, traduction Marion Cousin (francais), Nika Blazer (anglais) sculpture Mireia Donat Melus realisation Robot Jose Brotons Pla scenographie Maria Alejandre, Estel Cristia lumiere Manoly Rubio Garcia son Uriel Ireland et Rebecca Praga
Etonnant à Avignon : une première de créateurs en vogue, invités pour la première fois au festival, n’affiche pas complet. Difficile pourtant d’imaginer qu’un soleil caniculaire suffise à décourager celles et ceux dont le seul nom d’El Conde de Torrefiel attise la curiosité. Quitte à sortir des remparts avignonnais pour se rendre jusqu’à la petite commune de Vedène où est programmée Una Imagen interior (Une image intérieure), dernier opus de la compagnie-couple espagnole composée de Tanya Beyeler et Pablo Gisbert. Après que deux techniciens suspendent en fond de scène une toile blanche maculée de jets de peinture multicolore aux motifs symétriques, la voix off surtitrée, unique procédé narratif de la pièce, indique que nous nous trouvons dans un musée d’histoire naturelle. Ses visiteurs et visiteuses, mutiques, observent l’œuvre exposée, avec une attitude plus ou moins intéressée. Les commentaires évoquent son origine exceptionnelle, de plus de trente mille ans, initiant une première réflexion sur l’art, ses origines, ce qu’on y projette et ce qu’il dira d’une époque aux générations futures. Suivra une scène tout aussi banale dans un supermarché, puis une immersion dans un rêve autour d’une veillée dans une grotte préhistorique. D’où venons-nous, où allons-nous, que voyons-nous, ce qui est visible exprime quelle réalité dans nos sociétés sur écran, dans quel état j’erre… ? Le questionnement existentiel éculé posé par la voix invisible frôle la philosophie de comptoir. Malgré le rythme soutenu de surtitres, le dispositif lui fonctionne, plongeant le spectateur dans une aventure théâtrale innovante. Elle stimule les sens à défaut de procurer des sensations. Déception.
LUDOVIC TOMAS
Una Imagen interior a été jouée du 20 au 26 juillet à l’Autre scène du Grand Avignon, à Vedène, dans le cadre du Festival d’Avignon.
Que faire aujourd’hui de la salomania et de son culte un brin défraîchi de femme fatale ? Au sujet de Salomé, fascinante coupeuse de tête, la metteuse en scène bavaroise Andrea Breth ne tarit heureusement ni d’idées, ni d’amour. Grand bien a pris à ce pilier du théâtre allemand, qui fut entre autres la première femme nommée à la tête de la Schaubühne, de s’y atteler. Et de compter, pour cette production, sur la voix et la présence scénique d’Elsa Dreisig, que l’on pensait à tort trop légère, trop mozartienne pour ce rôle si exigeant.
Car il faut bien admettre que la performance de la soprane franco-danoise relève du prodige : la partition, pourtant rude et ample, semble d’une simplicité désarmante. La pureté surréaliste de son timbre et la souplesse ahurissante de son instrument contrastent brutalement avec la sauvagerie de l’Orchestre de Paris, qu’Ingo Metzmacher fait tour à tour rugir, trembler, danser avec grâce…
FESTIVAL D’AIX EN PROVENCE 2022
SALOME
DIRECTION MUSICALE: Ingo Metzmacher
MISE EN SCÈNE: Andrea Breth
DÉCORS: Raimund Orfeo Voigt
COSTÜMES: Carla Teti
LUMIÈRE: Alexander Koppelmann
CHORÉGRAPHIE: Beate Vollack
Salome
Elsa Dreisig
Jochanaan
Gábor Bretz
Herodes
John Daszak
Herodias
Angela Denoke
Narraboth
Joel Prieto
Ein Page der Herodias
Carolyn Sproule
Erster Jude
Léo Vermot-Desroches
Zweiter Jude
Kristofer Lundin
Dritter Jude
Rodolphe Briand
Vierter Jude
Grégoire Mour
Fünfter Jude / Zweiter Soldat
Sulkhan Jaiani
Erster Nazarener / Ein Kappadozier
Kristján Jóhannesson
Zweiter Nazarener
Philippe-Nicolas Martin
Erster Soldat
Allen Boxer
Eine Sklavin
Katharina Bierweiler
Danseuses et danseurs
Martina Consoli
Beatriz De Oliveira Scabora
Jacqueline Lopez
Alessia Rizzi
De l’ô dans le gaze
Cette Salomé d’une blancheur immaculée se fait, malgré elle, astre d’une nuit sans fin. Celle-ci se mue en cène de pacotille, table de banquet vidée de victuailles, ou en terre volcanique, lieu d’éruption du désir. La jeune princesse sort, conformément au livret, à peine de l’enfance : tout juste sait-elle se distinguer de sa mère, Hérodiade. Autre brillante idée : cette mère bafouée par son mari est interprétée avec une délicatesse émouvante par Angela Denoke, qui incarna elle-même Salomé à plusieurs reprises et cale joliment ses interventions sur celles de sa jeune partenaire. Étouffé par la violence mortifère de son environnement, le désir naissant de cette Salomé adolescente est impossible à assouvir. Il ne peut que se faire pervers, morbide : et ce d’autant plus parce qu’il se dirige vers l’incarnation même de la pureté. Soit Jochanaan, aussi fade et pédant que la voix de Gabor Bretz est riche et ancrée. Bien que visiblement moins intéressée par ses protagonistes masculins que par ses figures féminines, Andrea Breth nous gratifie cependant d’un Hérode nuancé, là où d’autres l’auraient volontiers dépeint en beau-père libidineux. John Daszak l’incarne avec le même mélange de majesté et de naïveté, fort d’un ambitus à rallonge et d’un volume particulièrement impressionnant. Les quelques ralentis superflus et surtout les choix de lumière et de floutage par le rideau de gaze, figurant les sept voiles que Salomé ne retirera pas, ou encore le passage obligé de l’abattoir pourront sembler un peu vieillots. Mais la sincérité et la cohérence du projet l’emportent, très largement.
SUZANNE CANESSA
Salomé de Richard Strauss a été donné du 5 au 19 juillet au Grand Théâtre de Provence dans le cadre du Festival d’Aix-en-Provence.