vendredi 29 novembre 2024
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Chiennerie humaine

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Chien Blanc est un livre dérangeant. Parce qu’il bouscule la bien-pensance, soulève des problèmes moraux sans y apporter de réponses, pose un regard lucide sur les motivations profondes de l’engagement et s’interroge sur les modalités de l’action politique. Ecrit en 1970, largement autobiographique, le roman de Romain Gary s’ancre dans l’actualité américaine de la guerre du Vietnam, du rêve assassiné de Martin Luther King, du mouvement des Black Panthers, des émeutes anti-raciales, de leur répression, et des événements de 1968 en Europe. Mais il nous plonge également dans des dilemmes on ne peut plus contemporains. Non seulement parce que le racisme tue toujours aux États-Unis (et ailleurs). Mais encore, parce que nous sommes nombreux à vivre la déchirure décrite par le romancier. Tout cela justifie en soi l’adaptation de ce texte à l’écran proposé par la réalisatrice québécoise Anaïs Barbeau-Lavalette et sa coscénariste Valérie Beaugrand Champagne. Même s’il ne réussit pas tout à fait à traduire l’humour acide de Gary et son style « mordant », ce long-métrage reste fidèle à la trame et à l’esprit de l’œuvre.

1968 : Romain Gary (incarné par Denis Ménochet) a 54 ans. Ex-résistant, Compagnon de la libération, aviateur et héros de guerre multi médaillé, gaulliste, humaniste, universaliste, diplomate, le célèbre écrivain vit entre les USA et l’Europe, avec Jean Seberg (Kacey Rohl) de 24 ans sa cadette, et leur fils Diego âgé de 6 ans (Bruno Lemaire). Jean est au sommet de sa gloire d’actrice. Elle milite au sein de la NAACP (Association Nationale pour la Promotion des Gens de Couleur). Leur belle maison de Beverley Hill est pleine d’activistes. Jean leur fait des chèques. Romain, quoique révolté par l’oppression des Afro-Américains se moque d’elle et des « belles âmes » d’Hollywood,  qui ne cherchent pas à soulager les Noirs mais leurs mauvaises consciences de Blancs, s’appropriant une lutte qui n’est pas la leur.

Un film à strates

Le film commence avec l’assassinat de Martin Luther King, le discours de Robert Kennedy et, sous une pluie battante, l’arrivée, au foyer des Gary-Seberg, d’un berger allemand sans collier. La bête affectueuse s’avère être un « chien blanc », c’est à dire un animal dressé à chasser tout individu de peau noire utilisé par les propriétaires sudistes. S’opposant à sa femme, Romain refuse de l’euthanasier et le confie à un dresseur afro-américain Keys (K. C. Collins) pour le « déprogrammer ». L’enjeu sera de prouver qu’on peut faire marche arrière, guérir du racisme inculqué, et « croire encore aux hommes parce qu’il importe moins d’être déçu, trahi par eux que de continuer à leur faire confiance ».

Le film va suivre plusieurs pistes : on suit notamment l’évolution du contre-dressage du chien, le délitement du couple Jean/Romain, les efforts candides de Seberg qui se retournent contre elle et parfois contre ceux pour lesquels elle se bat, la plongée dans l’univers des activistes… Les images d’archives télévisées ponctuent l’autobiographie romancée ; la fable allégorique accompagne le documentaire, s’émaille de phrases-citations qu’on voudrait toutes retenir. Réflexions sur ce que signifie être américain, être humain, être écrivain. Dans les interviews qui initient et concluent le film, Romain Gary affirme qu’on n’écrit pas pour dénoncer une horreur mais pour s’en débarrasser. Le lecteur non plus que le spectateur ne se débarrasseront pas aussi aisément ni du livre, ni du film qui donne les derniers mots à Christiane Taubira ; ceux de son beau poème Seuls et Vaincus mis en musique par Gaël Faye et Mélissa Laveaux.

ÉLISE PADOVANI

Chien blanc,d’Anaïs Barbeau-Lavalette

En salles le 22 mai

© Sphère

« Salem », entre Grillons, Sauterelles et cigales

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Après Shéhérazade, présenté à la Semaine de la Critique 2018 qui racontait les amours contrariées de Zachary et Shéhérazade, chacun en lutte contre les misères de la vie, Jean-Bernard Marlin est revenu sur la Croisette à Un Certain Regard avec son deuxième long métrage Salem. Un film où il est à nouveau question d’amour contrarié, une histoire qui nous renvoie à Shakespeare avec un Romeo comorien et une Juliette gitane. Deux quartiers, deux clans, celui des Sauterelles et celui des Grillons. Une rivalité à mort qu’on perçoit dès les premières séquences du film.

Djibril (Oumar Moindje) est abordé, puis insulté dans la salle de repas de l’hôpital où il est enfermé parce qu’il est des Grillons. On le voit ensuite soigner un homme à terre par l’imposition des mains et des prières. Car Djibril se vit comme un homme qui a reçu la révélation divine. Il entend les esprits, les morts et voit des signes partout dont des cigales, motif récurrent du film. Surgissent ses souvenirs de jeunesse. Djibril (interprété par Dalil Abdourahim) a 14 ans, il est tombé amoureux de la gitane Camilla (Marysa Bakoum) ce qui est très mal vu de son clan qui lui demande de la quitter. Elle est enceinte et après de nombreuses hésitations de part et d’autres, elle garde le bébé. Une jolie séquence en moto pour les deux jeunes, les yeux remplis de joie et d’espoir en l’avenir. Mais dans ces quartiers où règnent pauvreté et trafic de drogues, Djibril doit obéir au boss local Chat noir (Amal Issihaka Hali) et organiser un rendez-vous pour l’un de ses amis du clan Grillons, un guet apens mortel.

Trop ambitieux ?

On lui conseille de se rendre et il se retrouve prisonnier durant 13 ans. Il ne verra pas grandir sa fille, Ali (Wallenn El Gharboui), que Camilla ne lui a jamais amenée. Après ce long flash back, nous retrouvons Djibril à la sortie de l’hôpital psychiatrique. Un ami des Sauterelles l’attend. Lui n’a qu’une idée en tête : voir sa fille « venue au monde pour tous nous sauver »  et lui transmettre ce don. Ali refuse de lui parler malgré les cadeaux dont une moto rouge acquise avec de l’argent « sale » car il est difficile d’échapper à l’engrenage de la violence…

Si la première partie du film qui nous plonge au cœur de la guerre de clans, de la violence dans les quartiers Nord de Marseille où le film a été tourné, avec des comédiens non professionnels est assez réussie, le film pêche sans doute par son ambition : traiter à la fois de la rivalité mortelle dans les quartiers, de la violence, de la transmission, de la foi et du réchauffement climatique (l’invasion des cigales) était un exercice périlleux ! D’autant plus que le mélange réalisme documentaire, malédiction fantastique et histoire d’amour ne fonctionne pas toujours. Salem, avec une narration fragile, un mysticisme un peu lourd, des effets appuyés, une musique trop présente, ne convainc pas. Notons que réel, fiction et actualité viennent de se rejoindre : le comédien Dalil Abdourahim a été blessé par balle le 8 février dernier dans son quartier du  3e arrondissement de Marseille. On dit souvent que le deuxième film est le plus difficile à faire quand le premier a été couronné de succès (César du meilleur premier film et meilleures révélations, masculine et féminine)… On attend donc le troisième !

ANNIE GAVA

Salem, de Jean-Bernard Marlin
En salles le 24 avril
Le film a été présenté en avant-première à Marseille au cinéma Les Variétés le vendredi 12 avril en présence de l’équipe du film

Festival de Cannes : «  Doubler le nombre de tournages dans la région d’ici 2030 »

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Sophie Joissains © Région Sud

Zébuline.Cette année, le Festival de Cannes présente onze films soutenus par la Région Sud, dont deux en compétition officielle, j’imagine que c’est une fierté pour votre collectivité ? 
Sophie Joissains. C’est magnifique, nous sommes très heureux de cela. La Commission régionale du film a bien montré son discernement dans les films qu’elle a aidés. Et je tiens à souligner que la Région se démène pour associer de plus en plus de collectivités [à son action], je pense à la Métropole Aix-Marseille Provence et le Conseil départemental du Vaucluse, et ça c’est formidable.  

C’est aussi une récompense pour le travail engagé avec le Plan stratégique pour le cinéma et l’audiovisuel en 2022 ? 
Bien sûr, nous sommes vraiment une terre de cinéma. Il faut savoir qu’il y a eu 6 000 jours de tournage en 2023 sur l’ensemble du territoire. Et la Région investit énormément, avec un budget 2023 de 24,43 millions d’euros. On a soutenu près de 1250 films depuis 2016, mais aussi tous les acteurs de la filière, ce qui est crucial : je pense à la production, les scénaristes… Une étude de 2018 du CNC a démontré qu’un euro investi par une collectivité dans un tournage engendrait 6,62 euros de retombée locale. C’est à peu près 135 millions d’euros qui ont été dépensés sur le territoire en 2023, et on a l’ambition doubler le nombre de tournage dans la région d’ici 2030. 

Et ainsi dépasser la Région Occitanie ? 
Non, non, c’est une ambition qui nous est propre… par rapport à l’intérêt que suscite la plus belle région du monde. 

Cette année, le Festival sera certainement marqué par #MeToo. Quel regard portez-vous sur ce mouvement, et cette libération de la parole ?
Pour nous, les violences sexistes et les violences faites aux femmes sont une grande cause régionale depuis le début du mandat. Et bien sûr, nous soutenons l’ensemble des artistes qui ont pu être touchées par ces violences. 

Et le prestige du Festival de Cannes peut-être une caisse de résonance pour cette parole ?
Ce n’est pas à nous de le décider. Mais en tant qu’institution, nous faisons très attention à la parité en ce qui concerne la sélection. Un tiers des films que nous soutenons ont été réalisés par des femmes – plusieurs sont d’ailleurs dans la sélection officielle [Diamant brut d’Agathe Riedinger, L’Empereur de Marion Burger et Ilan J. Cohen, Niki de Céline Sallette et Animale d’Emma Benestan, ndlr]. Nous ne pouvons pas nous substituer à d’autres institutions, mais à notre niveau nous agissons en ce sens. 

ENTRETIEN RÉALISÉ PAR NICOLAS SANTUCCI

Clément Baloup met le cap sur l’Arctique

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Dans Captif des glaces, Le scénario de Clément Baloup rend en préambule un hommage à Pythéas, le massaliote, premier homme à fouler la terre d’Islande en 330 av. J.-C. Dix-huit siècles plus tard, une expédition, financée par un magnat de la presse américaine avec 32 hommes et George Melville pour ingénieur, part en direction du pôle nord par le détroit de Béring, entre la Sibérie et l’Alaska. La Jeannette quitte New York le 8 juillet 1879.

Le sens du devoir

Immobilisé dans les glaces et avarié, le navire sombre ; le voyage continue en traineaux, puis sur trois canots. Seule la baleinière de Melville atteint la Sibérie en novembre 1881. Douze survivants sont rapatriés par la Russie, mais Melville, qui fait demi-tour pour retrouver ses camarades, ne ramènera que des cadavres gelés, ainsi que le journal tenu par le commandant. Melville sera félicité pour sa bravoure. L’album se termine par une postface de Vincent Piolet qui souligne les volontés toujours vives de puissance politique des états contemporains dans des territoires qui changent constamment de visage avec les effets du réchauffement climatique. Les dessins et les couleurs d’Hugo Stephan accompagnent ce récit avec précision et une certaine poésie froide où dominent les variantes de bleus. Un de ses dessins reprend une gravure exécutée en 1882 d’apès une photographie. Hommage émouvant.

CHRIS BOURGUE

Captif des glaces de Clément Baloup et Hugo Stephan
Stenkis – 22 € 

Faire entendre Le bruit des mots

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Stanislas Roquette © X-DR

L’association Nouvelles Hybrides ne cesse de défendre avec une passion éclairée la littérature vivante en invitant des auteurs, suscitant des temps de performances, de musique, d’analyses, de rencontres. Durant trois semaines, à l’occasion du rendez-vous Le bruit des mots, plus de quinze lectrices et lecteurs professionnels et amateurs vont proposer leurs lectures de textes variés issus de livres aimés. Défileront Romain Gary, Marcus Malte, Philippe Delerm, Daniel Pennac, Umberto Eco, René Daumal, Éric-Emmanuel Schmitt… La première édition décline la thématique du rire. 

Ainsi, une soirée spéciale sera consacrée à Milan Kundera, sans doute parce qu’il a écrit La Plaisanterie, Livre du rire et de l’oubli, Risibles Amours. Malgré les titres, le rire n’est pas évident, certains soulignent que « face à la bêtise et au cynisme, il choisit l’infinie bonne humeur » (André Clavel, Le Temps). Le rire se fait alors outil d’analyse et de critique, vivifiant dans sa manière de mettre en évidence les travers de notre humanité. La lecture musicale de Stanislas Roquette et Éric Charray (clarinettes), le jour où Panurge ne fera plus rire précédera Personne ne va rire qui met en scène un universitaire refusant d’écrire une lettre de complaisance pour un pseudo savant… le jeu littéraire des apparences, de la polysémie inhérente aux mots et à leurs agencements devient un plat de fin gourmet… Lectures-intermèdes, lectures-apéro, « grandes lectures », mais aussi lectures-enfants, tout se conjugue dans les médiathèques ou chez l’habitant pour faire de la lecture non un acte solitaire mais une communion collective de partage… l’amour des livres peut commencer par là…

MARYVONNE COLOMBANI

Le bruit des mots
Du 18 mai au 9 juin
Divers lieux, Luberon

Dans Le Bon Air du temps 

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Le Bon Air © GuillaumeBleyer

Depuis le 19 avril, un Bon Air souffle sur la région. Celui des pulsations électro, qui s’engouffre dans bien des lieux et des territoires : au Bière de la Rade à Toulon, à La Croisière d’Arles, et à Marseille au Couvent ou à la Citadelle. Car non content de fabriquer un des plus brillants événements électro du Sud de la France, Le Bon Air proposait cette année encore un off ambitieux, qui laissera place, dès le 17 mai, au rendez-vous « officiel ».

Quel programme pour 2024 ?

Comme depuis 2016, la programmation du festival allie avec adresse les talents et les styles. Dans les murs et sur le toit de la Friche la Belle de Mai, de jour comme de nuit, se pressent quelques noms des plus excitants de la scène électro mondiale. Comme Héléna Hauff, la DJ et productrice de Hambourg, qui à l’image de sa ville, s’inspire de l’héritage industriel dans ses sets : acid house et EBM font – notamment – partie de sa large panoplie. Invitée en résidence par le festival, elle se produit deux fois pendant les trois jours : le vendredi (à 3h30) et le samedi (1h30) en compagnie de Ben Ufo. Autre nom attendu, Nina Kraviz l’artiste sibérienne qui s’est imposée comme une des DJ les plus influentes de son époque, notamment à travers ses labels Trip et Galaxiid. Ou l’illustre Laurent Garnier, qui à presque 60 ans, reste toujours dans l’air du temps, et tiendra bonne place parmi la soixantaine d’artistes attendus. 

En plus de la programmation musicale, le festival promet cette année des performances artistiques hors scènes : danse, drag-shows, improvisations, arts numériques, photographies et concerts acoustiques « pourront surgir à tout moment au cœur du dancefloor ou dans les espaces de circulation » prévient l’organisation. 

NICOLAS SANTUCCI

Le Bon Air
Du 17 au 19 mai
Friche la Belle de Mai, Marseille
le-bon-air.com

JO populaires ! 

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L’arrivée de la flamme à Marseille a dépassé les espérances et confirmé la singularité et le succès de la cité phocéenne aux yeux de la nation et du monde. L’image de la ville corrompue, décatie, déclinante, dangereuse, sans nom, incapable d’affronter ses horizons marins comme son ancrage provençal, semble effacée, pour ne conserver que les traits positifs qui la caractérisent aussi dans l’inconscient national : populaire, conviviale, festive, accueillante et belle. 

Bien sûr, on peut s’interroger sur les impacts écologiques de la Patrouille de France, des immenses feux d’artifices sur l’eau, des équipes de télé et de sécurité, et les frais de transports de chacun. Est-il raisonnable de proposer encore des grands événements aussi polluants ? La question amorce l’idée d’un renoncement souhaitable aux grandes fêtes populaires live ou télévisées, qu’elles célèbrent la flamme olympique, l’Eurovision, le 14 juillet, le Festival de Cannes ou les carnavals. Habitués à des débauches de lumières, de son et de paillettes et de bulles, devons-nous apprendre à nous en passer, ou à les penser plus sobrement ? 

Un autre cérémonial est possible

Nous avons peut-être, à Marseille, assisté au dernier des « grands événements » d’un autre temps, et au début d’une autre époque. Une fête gratuite, alors que la polémique sur le prix des places de la cérémonie d’ouverture enfle. Une journée où la flamme oublie son apologie de l’excellence pour être portée par des corps de tous âges et de toutes couleurs, résistants, intellectuels, travailleurs sociaux, héros et héroïnes du quotidien. Où la foule se presse au côtés de chanteurs populaires tandis que le Président écoute un orchestre qui interprète, avec brio, un hymne d’une rare pauvreté mélodique. Où la culture populaire fait un pied de nez au Palais du Pharo, où Gaston Crémieux et la Commune furent exécutés, pour s’exprimer au bas de la Canebière, grande artère symbolique et populaire, lieu de tous les rassemblements revendicatifs. Indéniablement le peuple s’exprime, et on ne reviendra pas en arrière.

Reste le problème du coût et du profit. La puissance publique ne peut-elle organiser de telles cérémonies sans faire appel aux sponsors du très contestable Coca-Cola ou des banques du groupe BPCE ? La privatisation de l’espace et de l’imaginaire collectif est-elle inéluctable ? Si elles dictent leur loi, quelle culture populaire les entreprises vont-elles fabriquer, afin qu’elle leur rapporte ? 

Dans notre société de communication capitaliste, il s’agit toujours de promouvoir une marque : celle d’une boisson polluante et trop sucrée, ou d’une destination touristique et économique. Celles de rappeurs marseillais devant la mer, ou d’un drapeau national dans le ciel. Comment faire autrement ? Sans doute en continuant de croire qu’une culture publique, qui ne promeut qu’elle-même, est possible.

AGNÈS FRESCHEL

Chroniques d’une disparition

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Le texte s’attache sous forme d’une performance virtuose à réfléchir sur ce que notre mode de fonctionnement induit. Un décor de plastique animé de souffles d’air symbolise ce qui reste de notre planète. Sur le côté, trois écrans superposés affichent des images qui défilent, classées dans des fichiers, tandis qu’un androïde (Paolo Cafiero aussi aux lumières et musiques) semble être l’ultime lien entre la vieille femme (Joëlle Cattino), dernière représentante de l’espèce humaine, « la dernière des vieilles, même la seule qui tient encore debout » dit-elle, et des populations qui auraient fui sur d’autres planètes. Autour d’elle, le vide. Ses interlocuteurs se réduisent à l’androïde et ses sonorités électroniques et un animal, en cage. Au cours de quatre actes, baptisés « dossiers » sur les écrans numériques, s’orchestre la reconstitution d’une mémoire disparue : la vieille femme elle-même n’a pas connu ce qu’elle décrit, les vagues, la mer, le bourdonnement des insectes, le chant des oiseaux… témoin de témoins, elle rapporte le parfum des fleurs, le calme des forêts, reprenant le principe du disque d’or de Voyager. Les mots hésitent, « s’approximativent », se reconstruisent. Le langage, ultime trace, redessine un monde oublié, s’émerveille de « la terre d’avant ». « C’était quand même pas si moche, mince » ! Le subtil creuset de l’art nous réconcilie alors avec notre capacité d’émerveillement. On est subjugués, emportés par le flux poétique où se conjuguent tous les registres. Il n’est pas de leçon mais une projection dystopique qui nous donne à percevoir plus que d’ennuyeux discours le sentiment de notre fragilité. Un bijou ciselé.

MARYVONNE COLOMBANI

L’Ouvre-Boîte, Aix-en-Provence les 18, 19 et 20 avril

De l’enfermement des filles

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A la marge © Matis Lombardi

En colonne vertébrale de la pièce a été choisi le texte de Sonia Chiambretto, Peines Mineures, paru aux éditions de L’Arche en février 2023. À ce texte qui évoque en parallèle les voix de jeunes filles enfermées dans les enceintes d’un internat du Bon-Pasteur dans les années 1950-60 et dans un Centre éducatif fermé d’aujourd’hui, s’insèrent des fragments d’enquêtes, d’interviews de mineures. Un personnage armé d’un micro fait le lien entre les diverses paroles et permet l’articulation de l’ensemble. Les époques se voient délimitées par les tenues des protagonistes, leur langage, tandis que les conditions de « détention » présentent de cruelles similitudes. Il s’agit non d’éduquer ou de préparer à une réinsertion, mais de juguler les caractères.

Face cachée de la justice
Dans À la marge, Wilma Lévy s’empare de ce corpus documentaire pour le transmuer en objet théâtral. La mise en scène des bribes de dialogues, de confessions, de constats, s’articule en une chorégraphie qui passe autant par la danse, moments de jubilation libératoire, que par l’occupation du plateau qui offre divers lieux d’énonciation : témoignages d’éducateurs et d’éducatrices, de juges, de sociologues, de religieuses… Le simple fait d’être considérée comme « paresseuse » suffit dans les années 1960 pour justifier la perte de la liberté… Se posent les questions de pouvoir, de marginalité, de justice, de réinsertion, par le biais de plus de vingt jeunes interprètes au plateau. La vivacité, le naturel confondant des artistes en herbe, l’intelligence de leur occupation de l’espace scénique dans un dispositif scénographique minimaliste, accordent une belle fraîcheur à l’ensemble du propos et donnent envie d’aller plus loin dans l’appréhension de cette face cachée de la justice appliquée aux mineures. Clairement, la délinquance des filles est ici symptomatique d’un ordre sexué.

MARYVONNE COLOMBANI

À la marge était donné le 26 avril au Théâtre Antoine Vitez, Aix-en-Provence.

Un huis clos de haut vol

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Border Line © Condor Films

Un couple se dirige en taxi vers l’aéroport de Barcelone. Visages souriants ils partent s’installer aux États-Unis. Elena née à Barcelone donnait des cours dans une école de danse. Diégo, né à Caracas (Vénézuela) est urbaniste mais avait du mal à trouver un emploi. Ils ont donc décidé de tenter leur chance à Miami. Elena est très détendue alors que Diego semble un peu nerveux. Craint-il qu’en tant que Vénézuélien, il n’ait quelques problèmes pour son entrée sur le sol américain ? À l’aéroport de Newark, après les formalités habituelles, scan des mains, examen des documents officiels, ils sont emmenés sans explication dans une salle d’attente pour des contrôles supplémentaires, puis dans un bureau de l’immigration : là, ils subissent fouilles de leurs valises et au corps, interrogatoires à deux et séparément. Des questions très déstabilisantes, personnelles, voire  intimes. « On ne m’a jamais contrôlée comme ça de toute ma vie ! » s’indigne Elena.

C’est ce huit clos que le Border Line des deux réalisateurs vénézuéliens nous fait vivre. Un film où la tension monte peu à peu, où nous partageons l’impuissance, la peur, la déception, l’incertitude, la souffrance de Diego (Alberto Ammann) et surtout d’Elena qu’interprète Bruna Cusi – qu’on avait remarquée dans Eté 93 de Carla Simon. Son visage reflète toutes les émotions qu’éprouve la jeune femme ; sa colère d’abord, sa révolte devant ce qu’on leur fait subir, puis ses doutes et sa déception au fil de l’interrogatoire. Ce rôle lui a valu le Prix d’interprétation féminine au festival Premiers Plans d’Angers.

Des bourreaux ?
Ce film dense, qui nous tient en haleine du début à la fin est inspiré de la vie de Juan Sebastian Vasquez et Alejandro Rojas, « Le film est fondé sur des choses que nous avons vécues nous-mêmes, de manière similaire, ou sur les histoires de gens que nous connaissons. Nous voulions faire un film qui montre le pouvoir absolu qu’a celui qui interroge de remettre en question la décision de changer de pays, sans doute principalement pour des raisons liées à l’origine, l’orientation sexuelle ou la couleur de la peau. Des vies peuvent être détruites. Nous ne voulions pas faire un film qui ne montre que la procédure d’immigration ; nous souhaitions aussi mettre en avant ses conséquences émotionnelles »  précisent les réalisateurs.

Et c’est fort réussi ! On sort de ce huis clos un peu sonné et admiratif du travail des cinéastes dont Border Line est le premier long métrage, du chef opérateur Juan Sebastian Vasquez et de tous les comédiens, aussi bien les « victimes » Alberto Ammann et Bruna Cusiqueles « bourreaux » Laura Gomez et Ben Temple.

ANNIE GAVA

Border Line, de Juan Sebastian Vasquez et Alejandro Rojas
En salles le 1er mai