mardi 22 juillet 2025
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À Vitrolles, des collecteurs de légendes

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Le groupe Édredon Sensible avec Tristan Charles-Alfred (saxophone baryton), Jean Lacarrière (saxophone ténor), Mathyas Bayle et Antoine Perdriolle (batterie, percussions). PHOTO GÉRARD TISSIER

Ce 9 juillet, la troisième journée du Charlie Jazz Festival offrait un éventail parfaitement représentatif de l’esprit de cette manifestation qui fait partie des grandes dates pour les amoureux du jazz de la région. La soirée s’orchestrait entre la banda montpelliéraine, Gradisca (et son hélicon digne d’une chanson de Bobby Lapointe), festive et originale, et la DJ et productrice écossaise Rebecca Vasmant qui referma la page du festival avec un choix jazzique éthéré. Entre ces deux pôles, trois concerts faisaient passer le public de la grande scène des platanes à celle du Moulin.

Ode au monde

D’abord, le saxophoniste Émile Parisien, accompagné de sa formation en sextet, revenait au festival avec son projet Louise (album sorti le 28 janvier dernier). Ici, les compositions se succèdent apportant chacune une couleur particulière, flirtant avec le free jazz (même si le terme est pléonastique, le jazz est une musique libre par excellence), la fusion, des expérimentations fécondes… il y aura la dédicace à un ami, Jojo, (Joachim Kühn), une pièce en trois parties, dédiée à la maman du musicien, Memento (composée avec la complicité de Vincent Peirani) qui permet d’hallucinants solos, le piano en devient orgiaque. C’est Prayer 4 peace de Theo Croker qui viendra clore le concert, comme un lointain écho d’un film de Duras, onirique et sensuel. Quelle toile finement tissée !

Cathartique ?

Potache, dadaïste, iconoclaste, le groupe Édredon Sensible, avec ses membres tous déguisés, peaux de bête et shorts de foot plus ou moins à paillette, déconcertaient puis séduisaient par leurs motifs ostinato ad libitum, leurs improbables enchaînements, leurs voix. Un univers décalé et espiègle où rythmes brésiliens, afro-quelque chose, et autres prétextes à une ivresse tribale, menait les musiciens à la transe avec jubilation.

Légende

Ils ont fait place à une légende du jazz, présent à Vitrolles pour une de ses deux seules dates en France cette année. Le fantastique pianiste Kenny Barron était accompagné de Kiyoshi Kitagawa et Savannah Harris (batterie) aux fluides polyrythmies. Ils ont interprété une série de standards inspirés, Footprints, (en hommage à Wayne Shorters), sur lequel flotte un parfum cubain, le délicat How deep is the Ocean, Bud Like (tribute à Bud Powell)… Le jeu incisif de la batterie, la tenue irréprochable de la contrebasse, laissaient au pianiste l’espace de son jeu lumineux, élégant, subtil que l’on peut comparer à celui d’Art Tatum ou de Thelonious Monk dont il interprétera l’une des compostions. On repart avec son Calypso dans la tête, du velours taillé dans une nuit d’étoiles.  

Maryvonne Colombani

Le Charlie Jazz Festival s’est tenu du 7 au 9 juillet, au domaine de Fontblanche, à Vitrolles.

Apocalypse et communion

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20 000 Marseillais se sont rassemblés devant la scène flottante installée dans le Vieux-Port. PHOTO THIERRY HAUSWALD

La pièce, créée par le trio d’artistes de La(H)orde qui dirige désormais le Ballet national de Marseille, a des centaines de dates à son actif de tournées internationales. Grâce à la nouvelle direction, le BNM a renoué avec le succès, et la soirée sur le Port a prouvé qu’ils avaient largement gagné le cœur des Marseillais.

Devant l’Hôtel de Ville, dans une manifestation produite par la mairie, la soirée a fait le plein au-delà des prévisions, décevant ceux qui n’ont pas pu approcher de la scène, ni même des écrans, et n’ont pas pu assister au spectacle incroyable de ces danseurs devant le soir qui tombe, la ville qui s’éclaire et les mâts des bateaux qui rentrent au port.

Contre la violence

Les spectateurs qui se pressaient au pied de la scène faisaient davantage penser aux festivaliers des musiques actuelles qu’au public de la danse contemporaine. Il faut dire que les synthétiseurs de Rone, artiste phare de la scène électro française, ne sont pas pour rien dans ce succès. Parce que le musicien accompagne ses citations, samples et arrangements savants  d’une gestuelle qui est déjà une chorégraphie.

Mais c’est bien de la danse dont le public parlait. De ses scènes de violence et de recherche d’un mouvement commun. D’une jeunesse confrontée à l’apocalypse à venir et qui refuse la domination. Des scènes crues de meurtres, d’onanisme, d’empoignements, de fin du monde. Puis des figures qu’ils inventent, des portés acrobatiques, pour finir sur une nouvelle dynamique, un ensemble qui se soude et tournoie, où chacun construit ses appuis sur les autres.

Le message répété de la fin, dit dans toutes les langues des interprètes : « Nous luttons contre la violence/Nous luttons contre le racisme/Nous luttons contre la domination ». Il est accueilli par le public debout, le poing levé. Décidément, Marseille change.

Maryvonne Colombani

A Room With a View a été joué le 11 juillet dans le cadre de L’Été marseillais.

Du théâtre à la rencontre des invisibles

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Les quatre comédiens partagent des anecdotes émouvantes comme cocasses sur un handicap pourtant si discret sur le plateau. PHOTO MARIE CHARBONNIER

Ils sont habités par des mythes. Celle qui souffre d’épilepsie parle de Damoclès et de la menace constante qui pèse sur elle. Le jeune autiste asperger est fasciné par Méduse et son regard pétrifiant. Tous sont terriblement émouvants, celle qui n’a pas de mémoire et raconte un entretien d’embauche où elle a menti, celui qui va trop vite qui explique comment son hyperactivité le met à distance des autres. 

Certains récits sont cocasses, comme lorsqu’il explique sa venue à une simulation d’entretien d’embauche déguisé en jardinier, puisque c’était ce qu’il voulait être. Ou l’excellent monologue de la « dys », qui admire comment Christophe Colomb, qui en se plantant de direction et en croyant trouver les Indiens, a transformé son erreur en vérité, et les habitants de ce continent en « Indiens d’Amérique ». 

Chacun regarde le monde autrement, avec l’étonnement de ceux qui ne parviennent pas tout fait à intégrer la société, les groupes, et leurs réflexions ont une saveur poétique puissante. Mais leur expérience du monde, de l’exclusion, des insultes, de la cruauté du regard qu’on porte sur eux et qui les invalident, est profondément bouleversante. 

D’autant que Clea Petrolesi les a amenés, à partir de leurs récits recueillis en ateliers, vers une maitrise scénique impressionnante. Dans chacun de leurs monologues, dans leurs relations aussi. Même s’ils échouent à chanter ensemble – d’où le titre délicieux Personne n’est ensemble sauf moi – ils dansent formidablement, et fabriquent un spectacle d’une humanité rare. 

Agnès Freschel

« Personne n’est ensemble sauf moi » est joué au 11·Avignon jusqu’au 26 juillet.

Un opéra pas snob pour deux sous

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Pour sa première pièce lyrique, Thomas Ostermeier s’est appuyé sur les comédiens de la Comédie-Française. PHOTO JEAN-LOUIS FERNANDEZ

On se souvient du silence critique poli qui avait suivi, en 2019, le Grandeur et Décadence de la ville de Mahagonny présenté au Grand Théâtre de Provence. La mise en scène pourtant tout à fait efficace et cohérente d’Ivo van Hove, et la direction musicale comme toujours irréprochable d’Esa-Pekka Salonen, n’avaient pas suffi à séduire un public rebuté davantage par la misanthropie et l’ancrage politique du propos de Brecht et Weill que par la teneur musicale et artistique de l’opus. Quatre ans plus tard, une édition marquée par un fort désir de théâtre fait de L’Opéra de Quat’sous un de ses temps forts, d’autant plus marquant qu’elle marque l’entrée de l’œuvre au répertoire du festival.

On change ici radicalement de stratégie : il n’est plus question de rappeler que cette œuvre hybride compte parmi les plus importantes de l’Histoire récente de l’Opéra, mais de se replonger dans le propos si précurseur du Brecht des années 1920. Si ce choix pourra sembler quelque peu injuste vis-à-vis d’un Kurt Weill trop souvent relégué au second plan, force est de constater que le propos de Thomas Ostermeier ne manque ni de piquant, ni d’intérêt. Se reposer sur les talents incontestés de la Comédie-Française et sur la formation musicale tant vantée – plutôt à tort – de ses interprètes n’était peut-être pas le pari artistique le plus sûr. On reste effectivement, musicalement et surtout vocalement parlant, quelque peu sur sa faim.

De bon ton

Mais les qualités d’interprétation d’Elsa Lepoivre, Jenny au phrasé nonchalamment désespéré, ou du Macheath de Birane Ba, charmeur mais également porteur d’une réelle inquiétude, évacuent très vite ces frustrations. De même que l’abattage des parents Peachum, incarnée avec une joie tangible par Véronique Vella et Christian Hecq. La toute jeune Marie Oppert tire son épingle du jeu : sa Polly est peut-être l’incarnation la plus convaincante de l’esthétique cabaret recherchée, dans la puissance et le volume de sa voix comme dans l’outrance volontaire du jeu. La force comique de Benjamin Lavernhe, Tiger Brown pleutre prompt à toutes sortes d’improvisation, insuffle au tout une bonne humeur et un sens du rythme bienvenus.

Mais si cet Opéra de Quat’sous parvient souvent à convaincre, c’est avant tout dans sa capacité à convoquer le ton, désabusé mais sincère, du théâtre d’alors. Le texte, retraduit en français pour l’occasion, les appels du pied au public, et la présence sur scène du chœur Passerelles désacralisent intelligemment cette cour de l’Archevêché qui nous sembla si souvent éloignée des préoccupations du monde du théâtre – et même du monde tout court – d’aujourd’hui. Bertolt Brecht ne nous disait, au fond, pas autre chose : rien n’est sérieux, et pourtant tout l’est, dans cet opéra traitant ses personnages à la fois avec tendresse et dédain, et son intrigue avec distance et sincérité. Sur ce fil-là, ténu, entre farce, générosité et confiance envers le spectateur, ce théâtre demeure plus précieux que jamais.

Suzanne Canessa

« L’Opéra des Quat’sous » est donné jusqu’au 24 juillet au Théâtre de l’Archevêché.

À Avignon, Les Hivernales font le show

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Pièce féministe, six danseuses performent dans le « Royaume » de Hamid Ben Mahi. PHOTO PIERRE PLANCHENAULT

En juillet à Avignon, le théâtre est roi. Mais la danse y a eu une place dès les débuts, dans le Festival d’Avignon depuis que Jean Vilar a programmé Maurice Béjart, et dans le Off avec le théâtre Golovine, et depuis trente ans avec Les Hivernales. Le Centre de développement chorégraphique national qui comme son nom l’indique a son temps fort au cœur de l’hiver avignonnais, mais qui travaille sur le territoire à l’année, et en particulier l’été. Dans le foisonnement du Off, il propose avec On (y) danse aussi l’été une programmation choisie, paye les compagnies, souvent régionales, qu’il programme. Une politique de service publique à souligner et soutenir, d’autant que les spectacles présentés sont d’une grande qualité, et d’une variété esthétique loin de l’esprit de chapelle.

À commencer par l’éblouissant Royaume de Hamid Ben Mahi, présenté aux Hivernales – CDCN rue Guillaume Puy à 15h10. La Compagnie Hors série livre une touchante pièce chorégraphique mêlant danse et témoignages de femmes. Les six danseuses racontent, partagent, se questionnent à partir de leurs histoires personnelles qui se mêlent et dénoncent l’emprise des hommes. Les petites phrases comme les pires des harcèlements et des violences.

Au son d’un hip-hop entrainant se déroulent leurs récits et leurs danses, tantôt solo endiablé tantôt ensemble sororal. Sur un sol recouvert de sable rouge, elles dansent ensemble comme une seule femme. Un exutoire, une célébration, une forme de défense aussi quand leurs mouvements prennent un air de danse guerrière.

Une pièce qui entre en écho avec Asmanti, (de midi à minuit), quintet hip-hop de Marina Gomes et de la compagnie marseillaise Hylel, qui a bouleversé le festival Hip Hop Non Stop en 2021, puis le Festival de Marseille tout récemment, par ce qu’elle dit de l’abandon des banlieues, et de sa jeunesse constamment discriminée. 

Hommes entre eux

À La Manutention, petit studio historique des Hivernales, est joué Polémique (recherche d’une pédagogie du conflit) de Naïf Production, compagnie avignonnaise soutenue à l’année, et fondée par trois hommes, danseurs et acrobatesLes deux danseurs nous offrent une performance explorant les relations conflictuelles masculines à travers la lutte des corps et des idées. Les terrains d’entente, lorsqu’enfin ils sont atteints, sont en permanence mis à l’épreuve. L’arrière-plan sonore, une voix neutre lisant des définitions et des listes de synonymes, entre en résonance avec ces deux corps, masculins, qui se jettent l’un sur l’autre et cherchent à ne former qu’un. La compagnie crée également Nice Trip, une pièce sur un adolescent confronté au passage de certaines frontières, sociales et générationnelles. 

Masculin encore, mais avec nettement plus d’ambiguïté de genre, Dos, de la compagnie Delgado Fuchs. Les deux interprètes se tournent autour, se jaugent, s’effleurent parfois. Ils ne parlent pas mais émettent des petits bruits inarticulés. Puis arrive un air de rock anatolien dont l’intensité embarque les danseurs-acrobates qui se lancent dans des portés et des mouvements robotiques une pointe clownesques, et d’une virilité peu convenue !

Corps abstraits

Hear Eyes Move, est présenté en fin de soirée au Théâtre des Hivernales par Elisabeth Schilling. Une des deux seules femmes chorégraphes de cette programmation, dans un art en fort recul sur ce point. Elle et ses cinq danseurs se sont donnés l’ambitieux défi de s’attaquer à la musique puissante et complexe du compositeur hongrois György Ligeti. Ses 18 études pour piano, d’une virtuosité légendaire, développent chacune un élément stylistique précis, polyrythmie, accords de quinte, touches bloquées, mouvement de chute ou de montée qui semblent infinis, canon, entrelacs… 

Dans une performance techniquement parfaite, les danseurs se fondent avec le piano, donnant à voir les structures des œuvres, ou des décalages avec elles. Prenant aussi des libertés, comme lors de troublantes minutes où ils ne dansent pas, restant à terre alors que la musique part en cavalcades. 

Elisabeth Schilling réussit une chorégraphie juste et esthétiquement remarquable, travaillant l’architectonie de la danse dans ce qu’elle a de plus abstrait, fidèle en cela à l’esprit des études de Ligeti. Mais les corps, toujours, lorsqu’ils s’écroulent, lorsqu’ils tremblent, sortent de l’abstraction et représentent. Des images, des sentiments, des émotions. Que la musique contemporaine a longtemps tenu à distance, et qui renait puissamment sous les pas. 

Rafael Benabdelmoumene et Agnès Freschel

Dix spectacles sont présentés par Les Hivernales jusqu’au 20 juillet répartis sur trois sites : le CDCN, La Manutention et La Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon.

« The Faggots », du queer à petit feu

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Avant d'être joué au Festival d'Aix, _The Faggots and their friends between revolutions_ a été créé au Manchester International Festival le 29 juin dernier © Tristram Kenton

Tous deux passés par l’Académie d’Aix, le compositeur Philip Venables et le metteur en scène Ted Hufmann ont depuis noué une réelle amitié artistique, trouvant un premier aboutissement dans l’inégal mais intéressant Denis et Katya créé à l’Opéra de Montpellier en 2021. L’épure de la musique de l’un et la plasticité de la mise en espace de l’autre auraient pu trouver, dans les aphorismes punk de The Faggots and their friends between revolutions, matière à une œuvre indocile et inclassable, à cette « fantaisie baroque » appelée par son sous-titre. Elle peine cependant à prendre forme, malgré l’évident désir des deux auteurs d’appliquer à leur propre travail la liberté au cœur du texte, dans la forme comme dans le propos. La faute, peut-être, au refus d’une ligne directrice autre que le texte même : les interprètes rassemblés sur le plateau, et dont le metteur en scène se refuse – à raison – à gommer les traits distinctifs, s’expriment volontiers en chœur mais ne donnent jamais corps à des protagonistes identifiables.

De l’énergie communicative

Il y a certes l’humour et la grâce de Kit Green, et cette petite chanson qu’elle fera facétieusement répéter au public ; ou encore l’énergie communicative de Yandass, tout en scansion, mouvements hip-hop et musicalité : deux présences rares sur les scènes du Festival d’Aix, de même que celle de l’impressionnante mezzo transgenre Katherine Goforth. Mais le tout finit par s’apparenter à un catalogue de modes de jeux, mettant moins le texte, son mordant et sa poésie en avant que sa répétitivité et son inadéquation avec les préoccupations LGBTQIA+ d’aujourd’hui. Pensé comme un conte de fées ironique et contestataire en 1977, l’appel à la singularité signé alors par Larry Mitchell s’apparente par endroits à un appel plus contestable à l’entre-soi et à une forme d’essentialisme. D’autant que le dispositif se révèle trop prévisible et trop minuté pour prétendre à la joyeuse anarchie attendue. La musique de Venables, inspirée de pages baroques anglaises, trouve dans la voix éthérée du contre-ténor Collin Shay – entre autres ! – une belle incarnation. Mais elle se révèle, elle aussi, trop sage pour secouer ou émouvoir. Reste la complicité des interprètes autour du jeu non pas scénique mais musical : l’entente, entre cette jolie troupe, est bien réelle.

SUZANNE CANESSA

The Faggots and their friends between revolutions a été joué au Festival d’Aix-en-Provence du 7 au 9 juillet.

Monaco : des Ballets russes et des problématiques contemporaines

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Créations autour de Stravinsky par Les Ballets de Monte-Carlo © Alice Blangero

Rarement la faculté à se glisser dans toutes les formes chorégraphiques de la fantastique troupe dirigée par Jean-Christophe Maillot a été aussi évidente, tant les deux pièces dessinent des univers différents. Le premier, Les Nuls, s’attache aux inégalités qui scindent les peuples, Le second, Firebird, prend des allures de mythe fondateur. 

Pas si « nuls » !

Le chorégraphe Jeroen Verbruggen reprend le ballet Pulcinella (Pulcinella, ballet avec chant en un acte d’après Giambattista Pergolesi, pour le titre complet) que Stravinsky composa en 1919 sur une commande de Serge Diaghilev, en détourne l’argument en le rebaptisant Les Nuls, afin de « donner de la valeur à ces gens méprisés, à ces “nuls” (Nulla) qui ont bien souvent une longueur d’avance sur les autres » explique le chorégraphe dans sa note d’intention. Il précise encore : « Pulcinella symbolise pour moi une forme de contre-culture dans laquelle peuvent se reconnaître les minorités ». La scénographie (Wolfgang Menardi) multiplie les objets de consommation de notre époque, qui envahissent comme les sons à quasi saturation l’espace matériel et sonore, codifiant les esprits et les mœurs, réglant les apparences qui norment les êtres et définissent leurs relations et leur statut social. Les costumes dus à Charlie Le Mindu (issu de la culture underground et drag performance) offrent de multiples interprétations, amas de graisses sur les corps ou référence à certains personnages du Combat de Carnaval et Carême de Pieter Brueghel l’Ancien.

Le caractère de la commedia dell’arte de Polichinelle (Pulcinella) est conservé dans le jeu espiègle et parfois féroce des scènes. L’argument du ballet originel mettait en scène un Pulcinella poursuivi par l’amour de jeunes filles, suscitant la jalousie de leurs fiancés qui décidèrent de tuer leur rival. Ce dernier, ayant été informé du complot, mime son propre assassinat puis sa résurrection, se venge de ceux qui l’ont rossé et bénit finalement leurs mariages. Le cercueil de Pulcinella est ainsi mis en scène, attend dans un coin avant de devenir central. La chorégraphie ne cesse de faire des pas sur le côté, se plaît à brouiller les pistes, démultiplie les techniques, passe des pointes au hip-hop, fait boîter ses personnages, insiste sur les déséquilibres, les fêlures, les solitudes et les mouvements d’ensemble acrobatiques, démythifie le récit en insérant un moment « backstage » où les danseurs se reposent, s’exercent et où les techniciens viennent effectuer quelques changements. Pied de nez aux manifestations sentimentales, un cœur énorme est représenté, sous sa forme de planche anatomique. Rien ne fait plus rêver dans ce monde dominé par un serpent ouroboros : le cycle se referme sur lui-même. L’ensemble est étrange, vivement animé, drôle et dépasse avec jubilation la dichotomie des personnages et de leurs fantômes : chaque caractère est assorti de son double fantomatique. Le réel est mis en doute, la véracité des êtres aussi…

Conte enflammé

Le ballet de Goyo Montero, Firebird, inspiré de L’Oiseau de feu de Stravinski reprenait les codes du conte russe avec bonheur dans décor en épure (Curt Allen-Wilmer et Leticia Gañàn) qui rythmait l’espace scénique par de longs voiles noirs aux reflets métalliques tels des fûts d’arbres étranges d’une forêt où des protagonistes se perdent, se cachent, se croisent, se découvrent, se heurtent, s’affrontent, se retrouvent enfin, le tout dans les superbes lumières de Samuel Thery (aussi aux commandes de celles du premier spectacle). Plus question pourtant du jeune prince prisonnier d’un sorcier et que sauve un oiseau de feu. Une horde, « les Explorateurs » spécifie le programme de salle, dirigée par leur redoutable chef, Christian Assis, vêtue d’incroyables carapaces noires de pied en cap comme sortie d’une BD de Druillet arrive par la fosse d’orchestre avant d’envahir l’espace d’une « végétale minéralité » de la scène. Face à elle, la « tribu », composée de vingt-deux danseurs gainés dans des justaucorps cuivrés, livre le combat mené par leur cheffe, sublime Anna Blackwell, alliage de puissance tellurique et de fragilité. Les deux groupes s’affrontent en vagues amples : les corps ondoient, brûlent d’une inextinguible passion, s’exacerbent à l’image des passions qu’ils incarnent. Il est histoire de conquête, d’une terre, d’un amour, peu importe ; la violence destructrice dévaste tout, espace et émotions, les « arbres » sont arrachés, les corps tués au cœur de cette danse méphistophélique. Seule respiration qui pourrait sembler à un début d’harmonie, la célèbre « berceuse » au cours de laquelle les deux groupes effectuent une ronde commune, paix fugace. Anna Blackwell est vraiment l’oiseau de feu, phénix qui renaît de ses cendres, plus puissant que jamais, âme vibrante qui transcende ce qui l’entoure : elle est, explique Goyo Montero « la semence de la vie qui reviendra toujours quand nous en aurons fini avec nous-mêmes et que nous aurons tout détruit autour de nous ». Féérie et mysticisme se rencontrent ici en une fable contemporaine qui nous met en garde… N’est-ce pas la fonction des contes ?

MARYVONNE COLOMBANI

Ce spectacle a été donné au Forum Grimaldi (Monaco) du 28 juin au 1er juillet.

Le Festival d’Aix célèbre Stravinsky… en musique et en image

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Les Ballets russes au Festival d'Aix-en-Provence © Jean-Louis Fernandez

Au programme de cette édition, les trois grands ballets d’Igor Stravinski, L’oiseau de feu, Petrouchka et Le Sacre du printemps étaient joués, « accompagnés », c’est le terme choisi pour évoquer ce travail, par des créations cinématographiques inédites de Rebecca Zlotowski, Bertrand Mandico et Evangelista Kranioti. Pas de danseurs donc, ni d’évocation des chorégraphies chères à Diaghilev, la pellicule projetée sur écran géant transportait dans de nouveaux imaginaires.

Peu importe de savoir s’il était judicieux de vouloir accoler aux musiques des images, certes, l’œuvre de Stravinski se suffit à elle-même, surtout interprétée comme elle le fut ce soir-là, puissante, nuancée, éclatante, menée par le jeune chef Klaus Mäkelä qui dirigea avec une intelligence passionnée un Orchestre de Paris flamboyant. Mais la vision d’artistes, poétique, politique et mystique selon leurs différentes propositions, soulignait par ses écarts, son originalité, ses inattendus, la force évocatrice des pièces et leur éternelle contemporanéité. On peut par ailleurs se rappeler que Stravinsky écrivit pour les ballets, donc ne conçut pas la musique seule au départ : pour L’oiseau de feu, Michel Fokine, chorégraphe des Ballets russes, réglait la chorégraphie au fur et à mesure que le musicien rédigeait sa partition.

Des cordes exacerbées

L’architecture intérieure brute du bâtiment, murs sombres, gradins vertigineux, vue sur la fosse d’orchestre en plongée abrupte, offrait malgré les apriori possibles une acoustique idéale à la grande formation orchestrale qui se livra à un véritable marathon, enchaînant (avec entracte quand même) les trois ballets. Équilibre des pupitres, soli d’une bouleversante clarté (ah ! le cor de L’Oiseau de feu !), épousent avec une justesse et un allant irrésistibles arabesques chromatiques orientalisantes, trémolo des cordes, sonorité pure de la flûte ou du hautbois, danses rapides, scandées par les trompettes, réminiscences de mélodies du folklore russe, accords violents et ruptures brutales de L’oiseau de feu, stylisation des motifs, esthétique du collage avec des thèmes courts organisés selon une logique qui réitère, alterne, superpose, rythmiques distordues, couleurs tranchées de Petrouchka, puissance rythmique d’une partition quasi paroxystique qui explore toutes les possibilités d’un grand orchestre en le colorant d’instruments rares, flûte en sol, petite clarinette, trompette piccolo, multiplie les tessitures délicates et aligne une armada percussive qui souligne l’exacerbation des cordes du Sacre du printemps

C’est le sourire éclatant de Natalie Portman (incognito dans la salle lors de la représentation du samedi) qui éclaire le travail de Rebecca Zlotowski qui, pour rendre ce que lui inspire L’Oiseau de feu, effectue un montage des rushes et passages coupés du film Planétarium qu’elle a réalisé en 2016, dans lequel elle racontait l’histoire de deux sœurs américaines médium, Nathalie Portman et Lili-Rose Deep, dans le Paris d’entre-deux guerres). La silhouette récurrente d’un oiseau crée le lien avec le ballet ainsi que la répétition des « pas de deux » des actrices avec les divers protagonistes qu’elles fréquentent. Bertrand Mandico propose la création sans doute la plus originale mêlant images dystopiques et dessins animés d’une autre époque. Le rôle de Petrouchka est endossé par une jeune fille gavée de pilules, véritable marionnette d’une réalité incompréhensible, et perdue dans le monde de la mode dirigé par une créatrice borgne et autoritaire qui organise des défilés dans des sous-sols underground. Enfin, Evangelia Kranioti s’empare du sujet du Sacre un peu comme Cocteau dans l’Orfeo Negro, jonglant entre la nature sauvage de l’Arctique, une séance de chamanisme, le carnaval qui brouille les pistes, entrant dans un mysticisme lyrique où le sacrifice est lié aux rites initiatiques d’adolescents qui voient leur jeunesse déchoir dans les favelas de Rio.

L’humour, la finesse, l’empathie, la justesse précise des phrasés, viennent rejoindre les forces telluriques et les grands mystères. La musique de Stravinsky, magnifiée par l’Orchestre national de Paris à la fois aérien et d’une solidité de rocher, dirigé avec panache par Klaus Mäkelä était le vainqueur incontesté de cette supposée joute artistique.

MARYVONNE COLOMBANI

Spectacle vu le 8 juillet, Stadium de Vitrolles dans le cadre du Festival d’Aix-en-Provence.

Promenade cinématographique au « FIDMarseille » 

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Meteore Films

En compétition française : Ne me guéris jamais

En gros plan, le visage d’un homme, pensif et une voix, off qui pose des questions, sans réponses immédiates. C’est le visage de Ouahib, un des protagonistes du film de David Yon, Ne me guéris jamais,au titre inspiré par une phrase de Serge Daney et un rêve. Un film de rencontres, dans la vie, comme sur l’écran. On y voit aussi Rosalie, une chanteuse lyrique qui chante du Verlaine et Pierre, non voyant depuis l’enfance. C’est ce trio que nous rencontrons, nous les spectateurs, dans une ville qui se transforme, Marseille. Trois portraits très émouvants dans un superbe noir et blanc, émaillé des images en couleurs que filme Ouabib, depuis plusieurs années, avec sa caméra mini-DV, depuis son balcon : les transformations du paysage, véritable mémoire du quartier. Images que Pierre a perdues et qu’il perçoit autrement aujourd’hui, mentalement et qu’il évoque dans de très beaux textes. « Je voulais que ce film donne de la force ! », a conclu David Yon, présent à la projection, accompagné de Pierre. C’est chose faite !

En compétition française : L’Île

Soit sept jeunes réunis par Damien Manivel pour tourner un long métrage sur la côte bretonne. Une histoire à la trame minimale : Rosa, 18 ans, va partir à Montréal poursuivre ses études. C’est la fin de l’été et ses amis ont décidé de passer leur dernière nuit ensemble sur une plage, au pied du grand rocher, « l’île », leur royaume.  Commencent alors les répétitions, la construction des personnages avec le cinéaste. Les jeunes acteurs vont devenir Rosa, son frère Youn et ses amis, Olga, Danoh, Céleste, Ninon et Jules. Quand il apprend que le tournage est annulé, pour des raisons financières, Damien Manivel est très déçu. Quelques mois plus tard, à la demande de son producteur, il s’empare des rushes et décide d’en faire un film. Et c’est une très bonne idée ! À la place d’une fiction linéaire, on a un film en train de se faire. Scènes tournées alternent avec répétitions en studio ; les gestes et mouvements sont de plus en plus maitrisés, presque chorégraphiés ; les mots et les regards plus affirmés, plus intenses. Pour les spectateurs, le temps semble toujours recommencer et nous revivons cette soirée qui marque pour les personnages la fin de l’adolescence et pour les comédiens la fin d’un tournage, la fin d’une première fois. Pour le cinéaste, peut-être l’impression que tout est toujours possible ?

L’Ile vient de recevoir la mention spéciale du Jury de la compétition française et le Prix d’aide à la distribution en partenariat avec le GNCR.

En compétition premier film : Aurora’s dream

« Chers amis, j’aimerais que vous preniez part à mon film » propose la jeune réalisatrice serbe Dragana Jovanovic à ses ami·e·s. On est à Berlin le 5 avril 2020, en pleine pandémie de Covid. C’est par Skype qu’elle va mettre en scène les rêves de chacun, structurés en six chapitres, après un prologue qui nous murmure le conte de La Belle au bois dormant. Tableaux, thèmes et archétypes organisent les expériences oniriques des protagonistes, et construisent un inconscient collectif. Belles endormies dans leur intérieur toujours en harmonie, hommes de noir vêtus, la mort souvent présente, le sexe, l’amour, des chats, des serpents, motifs récurrents des rêves d’une génération, celle de la réalisatrice. Scènes de danses et pages d’un cahier où s’inscrivent ses souvenirs scandent ce film, Aurora’s dream, présenté en compétition premier film.

 Las cosas indefenidas

En compétition internationale : Las cosas indefenidas

Que deviennent les images analogiques ou numériques ? Que nous disent-elles du monde qui nous entoure ? Quels liens entretiennent-elles avec la vie, avec la mort ? C’est à travers les personnages d’Eva et de son collaborateur, Rami que la cinéaste argentine, Maria Aparicio,aborde ces questions. Eva a perdu un ami très cher et a récupéré son disque dur : un court métrage inachevé, des fichiers personnels, des images rugueuses en super 8, des rushes dont des entretiens avec des personnes aveugles. Comment retravailler tout cela ? Se posent de vraies questions de cinéma et de montage. Une voix off suffit-elle ? Faut-il incarner les personnages. Ce n’est pas simple de faire certains choix et les nombreuses discussions entre Eva et Rami permettent à Eva de sortir du découragement qui l’accable parfois. La séquence où, cadrée près de la fenêtre,Eva s’adresse à son ami mort est très émouvante. Le bouquet, de fleurs, premier plan du film,hommage au disparu devient à la fin un bouquet d’espoir  « fleurs poussant vers la lumière ». Le deuxième long métrage de Maria Aparicio,Las cosas indefenidas, est un film qui ne peut que réjouir tous ceux qui aiment le cinéma.

Section autres joyaux, Man in black

Le Théâtre des Bouffes du Nord. Un vieil homme, nu, arpente les couloirs, esquissant une chorégraphie, gestes de souffrance. Cet homme de 86 ans c’est Wang Xilin, grand compositeur chinois, exilé en Allemagne, dont le cinéaste Wang Bing fait le portrait, le mettant à nu, nous révélant par le corps qui en porte les traces ce qu’il a subi : les intimidations, la prison, la torture, la folie et la mort qui frappent ses proches, au moment de  la Révolution culturelle. Un corps que la directrice de la photo, Caroline Champetier filme comme un paysage qu’elle découvre peu à peu, lui tournant autour, comme une caresse. Un portrait en trois dimensions quand Wang Xilin se met à parler, entre larmes et colère, sa voix s’entremêlant avec des extraits de ses symphonies qui parfois la recouvrent. « Je voulais faire entendre les œuvres de cet artiste et l’Histoire de ces décennies que peu ont réussi à raconter. » Un lent panoramique parcourant les sièges vides des balcons se clôt sur le visage de Wang Xilin qui nous regarde et qu’on n’oubliera pas. Une fois de plus, Wang Bing nous offre avec ce Man in black, un magnifique film.

ANNIE GAVA

La 34e édition du FIDMarseille s’est tenue du 4 au 9 juillet 2023.

fidmarseille.org

Du (très bon) jazz dès l’apéro

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Artemis©Ebru Yildiz

Été oblige, c’est à l’heure de l’apéro que démarrent les concerts du prochain festival Jazz à Toulon. Non plus à 17h comme c’était le cas auparavant, mais à 19h, de quoi laisser le temps aux Toulonnais·es d’arriver à temps… À cette heure-ci, on y découvre une programmation estampillée « Off », consacrée aux groupes locaux, avant que les têtes d’affiche ne débarquent plus tard, à 21h30.

C’est donc dans le cadre de ce Off que le groupe ALF & half se produit le mercredi 19 juillet place Vincent Raspail, pour faire résonner leur son particulier mélangeant groove instrumental et influences jazz et reggae. Place ensuite au BJB Quartet,comprendre « Bossa Jazz Brasil », pour un voyage depuis Toulon sans même avoir à prendre le bateau. Des arrangements de standard de Carlos Jobim, Miles Davis ou Sonny Rollins et leur son latin et jazz, c’est la recette parfaite pour un début de soirée qui swing avant le concert du soir. Et si la dose de Brésil n’était pas suffisante, on peut compter sur Cécile Messyasz et son nouvel album Du Pourpre au Blanc. Elle propose des allers-retours entre standards de John Coltrane ou de Thelonious Monk – réécrits en français pour l’occasion –, et ceux du répertoire brésilien.
Casting cinq étoiles

Cette année encore, la programmation accueille des musiciens·nes à la renommée internationale. Depuis le projet intergénérationnel Artemis (17 juillet), dont les membres viennent des quatre coins du monde et proposent des représentations remarquées à chaque concert, à la légende de la trompette et du bugle de jazz Arturo Sandoval (18 juillet), en passant par le groupe Iroko mené par le bassiste israélien Avishai Cohen (23 juillet), les rues toulonnaises résonneront du son de ces piliers de la scène jazz contemporaine.

Enfin, pépites de la programmation de cette année, la présence au festival de deux ex-membres de Return to Forever, mené par le regretté Chick Corea : Stanley Clarke et Al Di Meola (15 et 22 juillet), respectivement bassiste et guitariste du groupe. De quoi faire revivre la magie de ce groupe légendaire de jazz fusion dans la rade de Toulon.

MATHIEU FRECHE

Jazz à Toulon
Du 15 au 23 juillet
Divers lieux, Toulon
jazzatoulon.com