jeudi 28 novembre 2024
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Des femmes et des cigarettes

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Crédit: Bachir Tlili

Sur un bureau, un ordinateur allumé, un poste de radio et des enceintes. Par terre, en vrac, un sachet en plastique, des paquets de cigarettes ; des Marlboro rouge. La photo d’une femme d’un certain âge dans une djellaba orange occupe le mur du fond. Elle est assise et l’on devine une maison du Maghreb. Puis la scène s’éclaire au son de je tire ma révérence de Véronique Sanson. L’acteur apparaît et reste un long moment statique, concentré. Sa présence, intense, puissante, raconte en silence : voilà qui je suis, voilà ce qui m’a construit… Et détruit. Il tient deux bouquets, « en hommage » à deux femmes qui, elles aussi, ont choisi, de tirer leur révérence.

La première, c’est Chantal Akerman, l’iconique réalisatrice belge « née le 6 juin 1950 et morte le 10 octobre 2015 », la seconde « c’est ma mère, Leila Tlili née le 13 juillet 1969, décédée le 6 décembre 2009. » Il y a du Xavier Dolan chez Bachir Tlili qui détaille chaque itinéraire avec une précision méticuleuse. Il évoque cette femme élancée aux cheveux noirs qui avait toujours un sac plastique contenant des Marlboro rouge, un livre de Stephen King « et un porte-monnaie même si de l’argent, elle n’en avait pas ». Le décor fait pénétrer dans l’intimité d’un appartement et dans l’intériorité d’une pensée endeuillée. À la radio, les émissions se succèdent : on y parle féminisme, César Franck… On entend aussi une voix de femme lointaine, grésillant ; celle de Chantal Akerman peut-être. 

Bachir se dirige vers la sortie du théâtre, reste un moment appuyé contre la porte entrouverte. Il tire sur sa cigarette, en regardant le ciel. Soudain, la photo figée de Habiba s’anime. Le long plan séquence s’attarde sur le visage de cette grand-mère dont on voit désormais le turban qui entoure ses cheveux, les boucles d’oreille et les bracelets. Dans son regard qui suit l’objectif, on lit la résignation, l’humilité mais aussi la sagesse de celles qui connaissent tous les drames que la vie réserve.

ANNE-MARIE THOMAZEAU

Akerman/Habiba a été donné dans le cadre des Rencontres à l’échelle le 6 juin à la Friche la Belle de Mai, Marseille.

Avis de gros BIM ! sur Marseille

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Crédit: Zarmatelier

Le BIM ! festival « bande dessinée et illustration à Marseille » a montré sa tête une première fois en 2022 à travers plusieurs « petits » événements. Puis a confirmé avec sa première « vraie » édition en juin 2023, et revient en ce mois de juin 2024 à promouvoir la scène graphique marseillaise à travers rencontres, expositions, projections, spectacles, activités et soirées festives. Car Marseille est une place forte du genre : de nombreux·ses auteur·ices y vivent et y travaillent, tout comme des éditeurs, des librairies spécialisées, et des galeries. Un festival s’imposait !

Obsession et anxiété

La BD étant un média populaire, le festival concocte un programme aux propositions éclectiques destinées à un large public, dans une vingtaine de lieux différents. Depuis le 1er juin, on a ainsi pu (re)voir le film Planète sauvage de René Laloux et Roland Topor aux Variétés, et assister à la micro-brasserie Zoumaï à une battle de dessins entre Richard di Martino et Bruno Bessadi. Le vendredi 7 c’était à La Maison Hantée la sortie des Contes de la Mansarde, recueil de 3 nouvelles flippantes écrites par Elizabeth Holleville, mises en images par Iris Pouy. Table de dédicace à l’extérieur, planches de la première nouvelle affichées à l’étage : l’histoire de Bastien, qui fait appel aux services d’un étrange laboratoire pour connaître le jour exact de sa mort, et sa cause. Il apprend que c’est dans deux jours, par une intoxication alimentaire. Il va essayer d’y échapper, en restant sans manger en compagnie de son amie Meera. Planches en bi-chromie, dessin en ligne claire, anxiété et obsession à la fête. Un concert de Coronal Mass Ejection accompagne cette sortie : violon électrique et voix, connectés à des effets, usant volontiers de la reverb, des matières musicales brûlantes et hantées.

À suivre

Jusqu’au 30 juin, une multitude de propositions, avec notamment le lancement, après la collection BDcul , des éditions du même nom, de la collection BDcoeur : karaoké spécial Love le jeudi 13 au Sing or Die, lecture performance le vendredi 14 à la Brasserie Communale par Aurélie William Levaux et Baptiste Brunello, exposition à la Réserve à bulles des deux premiers livres de la collection signés Aurélie William Levaux et Florence Dupré La Tour le samedi 15. Et toute une série d’activités au Couvent Levat le dimanche 16 à partir de 16 h ! À noter également la nouvelle exposition de Fotokino, inauguration le 15 juin (expo visible jusqu’au 20 juillet), INK, salon dédié aux pratiques alternatives et indépendantes de l’édition d’art, allant du livre d’artiste au fanzine, en passant par l’affiche et la bande dessinée. Parmi les éditeurs figurent les Marocains Kulte et Think Tanger, les Néerlandais Terry Bleu, les Tchèques Xao et les Français Pain Perdu.

MARC VOIRY

BIM !
Jusqu’au 30 juin
Divers lieux, Marseille

Fêtes, combats et fiertés

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© Thabo Pule

L’affiche du Festival de Marseille annonce le programme. Elle nous place face à trois personnages queers, fier·e·s, aux vêtements et accessoires chatoyants et marins, devant la Méditerranée de tous les échanges. Même si Marie Didier, directrice du festival, l’a visiblement élaboré comme un antidote aux identitarismes qui montent, elle ne s’attendait pas à ce qu’il s’ouvre juste après la dissolution de l’Assemblée nationale, l’appel d’Éric Ciotti à une alliance avec le RN, pour se clore la veille du second tour de législatives qui vont changer le visage du pays. Pourtant le programme du Festival de Marseille se décline sans ambiguïté dans un espace de lutte et d’affirmation de nos cultures plurielles.

Au programme

La première semaine expose clairement la belle et nécessaire complexité du monde. Dès l’ouverture, Robyn Orlin chorégraphe sud africaine qui a construit son univers chorégraphique militant à la fin de l’Apartheid, se demande avec six danseurs du Garage dance ensemble et deux musiciennes de uKhoiKhoi Comment il est possible de fleurir dans un désert de sel. Une question qui se pose aux populations de la région minière d’Okiep, où les binarités de genre et d’origine, Blancs et Noirs, Hommes et Femmes, continuent de discriminer et violenter les individu·e·s. (La Criée les 14, 15 et 16 juin).

En ouverture le premier soir (14 juin) en entrée libre, un événement à la Vieille Charité : avec Aïchoucha Khalil Epi, musicien et cinéaste tunisien, nous invite à croiser la mémoire de sa grand mère Aïcha, sa musique tissée de souvenirs et d’électro pop, et mille paysages tunisiens, des rives au désert. Puis Benjemy livrera un DJ set tout aussi tunisien, où l’électronique se mêle à un piano et à des percussions orientales.

Fête encore, participative et gratuite, en partenariat avec ARTE, sur la place Bargemon le 15 juin au coucher du soleil. La journaliste DJ Aline Afanoukoé et DJ Da Vince proposent un karaoké où chacun pourra chanter sur une playlist de concerts live aussi éclectiques que cultes…

Dans L’âge des idées Yan Duyvendak, Matthieu La-Brossard et Antoine Weil explorent les relations entre les générations Z et Y et les boomers, une performance toute en dialogues et apaisements. (La Criée, les 15 et 16 juin)

Au Klap, Maison pour la danse, un double programme les 17 et 18 juin : un collectif féminin Nafaq 4 de hip-hop contemporain venu du Caire, puis Martyre de Malika Djardi où elle filme sa mère, en Ehpad, et danse avec elle.

Puis le festival donnera toute sa place aux créations d’Emanuel Gat, Benjamin Dupé, Dorothée Munyaneza. Coproducteur, diffuseur, compagnon des artistes du territoire, qui nous parlent d’ici et du monde, loin des identitarismes qui nous menacent.

AGNÈS FRESCHEL

Festival de Marseille
Du 14 juin au 6 juillet
festivaldemarseille.com

« La Libye est une terre de conteurs »

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Zébuline. Comment votre goût pour la littérature est-il né ?
Mohammed al-Naas. Je ne suis pas né dans une famille de lecteurs. Petit, je lisais ce qui m’était imposé à l’école. Je suis arrivé tard à la lecture personnelle, vers 18 ans, et par hasard. Mais la Lybie est une terre de conteurs. Et si les récits ne sont pas forcément écrits, nous baignons dans une littérature orale très riche. Ensuite, j’ai pu avoir accès à beaucoup de livres sur le web. Au moment de la révolution, nous n’avions plus d’internet mais j’avais une amie à l’université dont le père avait une bibliothèque extraordinaire. J’y ai découvert Khalil Gibran et le magnifique roman de l’auteur soudanais Tayeb Salih : une saison de la migration vers le nord. Je me suis dit : « je veux écrire comme lui ». Avant d’écrire Le pain sur la table de l’oncle Milad, j’ai édité deux recueils de nouvelles et fait plusieurs essais de romans qui n’ont pas été publiés.

Votre livre interroge les relations de domination, les stéréotypes de genre, quel accueil a-t-il reçu en Lybie ?
La Lybie est un pays où l’expression des sentiments est excessive en positif comme en négatif. Lorsque j’ai eu le prix, la joie et l’engouement ont été incroyables car j’étais le premier libyen à obtenir cette distinction. Dans un second temps, j’ai été victime d’une campagne de dénigrement extrêmement violente sur les réseaux sociaux qui m’a obligé à quitter le pays pendant plusieurs semaines. En revanche il a été remarquablement accueilli à l’étranger et auprès des Libyens expatriés.

Existe-t-il une communauté d’écrivains en Libye ?
Il existe des maisons d’édition mais elles sont très proches de l’État. Elles éditent des écrivains « convenables ». Mais émerge toute une jeune génération aujourd’hui qui s’émancipe et parvient à se faire publier à l’étranger. C’est le seul moyen de se faire connaître. Mais globalement, tout ce qui touche à la culture et au livre en particulier souffre beaucoup en Libye… et plus que sous la période Kadhafi.

Vous représentez un modèle pour eux ?
Je refuse de me considérer comme un modèle. J’essaie de l’être pour moi [sourires], pour mon fils, et cela s’arrête-là.

Pourra-t-on lire bientôt votre second roman en français ?
Je l’espère. C’est un roman court et humoristique qui se passe dans un petit village de Lybie où deux camps politiques s’affrontent. Il s’agit d’une métaphore théâtrale sur la période de la guerre civile.

ENTRETIEN REALISÉ PAR ANNE-MARIE THOMAZEAU

La vie de Baya

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Nombreux furent ceux qui regrettèrent, en quittant l’exposition dédiée à Baya donnée à l’Institut du Monde Arabe, puis en version augmentée à la Vieille Charité, que la vie et l’œuvre de l’artiste n’aient pas donné lieu à un catalogue argumenté. Un travail d’une telle ampleur, forgé en pleine adolescence entre Algérie en pleine émancipation et France de l’après-guerre, méritait un tel développement. Voilà chose faite avec le très beau texte d’Alice Kaplan, rédigé au fil de conversations poussées avec l’entourage de l’artiste algérienne, et au contact de nombreux fonds, dont ceux des Archives nationales d’Outre-Mer d’Aix-en-Provence.

On y découvre ce que la vision seule des sublimes tableaux de la peintre, et même le travail muséographique pourtant conséquent des lieux d’exposition, n’avaient qu’esquissé. La misère dans laquelle l’enfance de Baya se déroule – « le froid, la faim, les poux » répètera-t-elle pour décrire ses années passées chez sa grand-mère après la mort de ses parents. La rencontre déterminante, à l’aube de ses dix ans, avec Marguerite Caminat, épouse d’un artiste, Frank McEwen, qu’elle délaissera peu à peu pour faire connaître le talent de sa jeune protégée. Avant qu’une série de soutiens, souvent féminins, ne la prennent encore sous son aile. Mais aussi la prégnance de rapports coloniaux : avant de se faire connaître, Baya, à peine pubère, officie comme bonne chez la plupart de ses bienfaiteurs ; une fois de retour dans une Algérie en pleine lutte, elle cessera de peindre pour se contenter de son seul rôle d’épouse ; avant de revenir à son art, au lendemain de la décolonisation, loin de l’effervescence parisienne et européenne qui l’avait fait connaître.

Le sens du récit

L’historienne et universitaire américaine, enseignante à l’Université de Yale, ne s’est évidemment pas contentée de lister doctement les faits et gestes de la jeune peintre. Une cinquantaine de pages de remerciements et de notes en fin d’ouvrage atteste de la véracité de son récit, y compris dans ses spéculations et ses questionnements. Mais c’est bien dans sa volonté de regarder les œuvres de Baya, présentes tout au long du texte, de les lire et de les comprendre à la lumière d’une telle vie, que le travail d’Alice Kaplan se révèlera le plus émouvant. On savait, depuis son travail sur Albert Camus mais surtout depuis son roman paru au Bruit du Monde en 2022, qu’Alice Kaplan possède un sens inné du récit, un regard et même un style particulièrement affûtés. Sa complicité avec son traducteur Patrick Hersant transparaît d’ailleurs dans son phrasé même, d’un lyrisme tout à fait raccord avec la dimension si romanesque d’une telle destinée.

SUZANNE CANESSA

Baya ou le grand vernissage, d’Alice Kaplan
Traduit de l’américain par Patrick Hersant
Le Bruit du Monde - 23 €

Avec « La Mer au loin », Cannes débarque à Marseille

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Un des 11 films de la sélection parmi les 1050 reçus : le 2e long métrage de Saïd Hamich Benlarbi, (après Retour à Bollène). La Mer au loin, l’exil d’un jeune maghrébin, une histoire en cinq chapitres qui commence en 1990 et se termine en 1999. Un parcours initiatique à Marseille qui commence comme un film noir, un mélodrame au rythme du raï.

La mer au loin, ses vagues, un visage d’homme. Une voiture dans un bois et des jeunes qui préparent le braquage d’un camion puis font la fête dans un café, à Marseille. Parmi eux, Nour  (Ayoub Gretaa) qu’on va suivre de prés dans le 1er chapitre, Nour 1900. Alors qu’ils vendent les objets volés, ils se font arrêter et chacun se voit obligé de prendre une route différente. Nour qui affirme s’appeler Pablo et être portugais, traité avec indulgence par le commissaire qui brûle son passeport pour lui éviter un retour forcé, se retrouve seul, désemparé, sans argent, à la rue. C’est là que sa route croise à nouveau celle de Serge, le policier qui l’avait arrêté.

2e chapitre, Serge 1992. Serge l’emmène chez lui, lui offre gite et couvert, lui présente sa femme, Noémie et son fils« Pourquoi tu fais ça ? s’étonne Nour. Je sais pas ! »Il lui trouve une chambre au-dessus d’un club de drag queens« Quoi chez les travelos ? »Un endroit que Serge connait bien car s’il aime sa femme, il est aussi attiré par les hommes… et par Nour. Noémie qui donne le titre au 3e chapitre, Noémie 1994, mène elle aussi une vie libre et joyeuse. Une famille hors normes qui va ouvrir les yeux de Nour sur le champ des possibles, lui permettre à de se (re) construire dans la fête et la légèreté même si les échanges téléphoniques avec sa mère lui rappellent que sa place n’est pas là. Sa place n’est plus nulle part d’ailleurs Saïd Hamich Benlarbi qui vécu l’expérience de l’exil précise : « Pour moi, l’exil se cristallise lorsque l’on arrive au bout de ses fantasmes de départ et de retour. Parce qu’on ne se sent jamais chez soi, et quand on rentre, on n’est plus chez soi non plus et on ressent une sorte de trahison. Il ne reste plus qu’à construire une nouvelle vie. »

«Au moins, nous avons passé de bons moments », dit un des personnages à la fin du film dont l’écriture a été inspirée par L’Éducation sentimentale de Flaubert et par la musique raï, exilée en France, à Marseille et réinventée par l’exil. Le cinéaste, présent aux Variétés, a précisé que sa référence principale était le mélodrame, en particulier les films de Douglas Sirk et de  Fassbinder.

Le cinéaste aime ses personnages remarquablement interprétés : Ayoub Gretaa,acteur de télévision connu au Maroc, pour la première fois au cinéma, a su rendre toutes les émotions qui traversent Nour. Anna Mouglalis, incarneune Noémie vibrante, vivante, sensuelle, touchante et Grégoire Colin,Serge, un policier atypique, rempli de désirs et d’humanité. Il les aime et nous les fait aimer.

« L’idée était de partir d’un groupe d’amis et de suivre leurs trajectoires d’exil, mais de les ancrer dans quelque chose d’intime et de vivre les choses à leurs côtés, à travers l’émotion. » Une excellente idée : l’émotion était bien au rendez vous !

ANNIE GAVA

Au Mucem, la Méditerranée au pluriel 

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Francis Alys Miradores detroit de Gibraltar Maroc Espagne capture de la video2008 Video 2 canaux © Francis Alys. Avec l'aimable autorisation de l'artiste et de la galerie David Zwirner

Aux pieds d’une caryatide, la guitariste Lydie Fuerte joue du flamenco. L’esprit de la Méditerranée semble circuler là, au Mucem, entre ces deux femmes. L’une vivante, concentrée, intense, l’autre faite en plâtre, une simple réplique de celle qui soutint l’Érechtéion à Athènes, mais si imposante avec sa charge d’histoire. En ce 5 juin, la salle est comble, le public est venu en nombre pour l’ouverture de la nouvelle exposition « permanente » du musée, intitulée Méditerranées – Épisode 1 : Inventions et représentations. Certains sont assis par terre pour écouter la musicienne, de très jeunes enfants sucent leur pouce en observant, hypnotisés, la dextérité de ses doigts sur les cordes. Deux visiteuses contemplent longuement la statue. « L’original, souligne l’une d’elle, érigé au Ve siècle avant J.-C., a été expédié au XIXe siècle en Angleterre. » Aujourd’hui la Grèce tente en vain de récupérer les joyaux du Parthénon qui attirent les foules au British Muséum. C’est que l’aura de l’Antiquité est un soft power puissant, au delà des juteuses sommes générées par les biens culturels, qui écrasent toute considération de spoliation.

Un travail précieux 

L’équipe de conservation du Mucem, emmenée par  Marie-Charlotte Calafat, sa directrice scientifique et des collections, a voulu souligner ces enjeux de fascination, récupération, voire instrumentalisation. Pour l’un des co-commissaires de l’exposition, Raphaël Borles, les fonds hérités du musée des Arts et Traditions populaires et du musée de l’Homme, deux structures à vocation ethnographique, délimitent « pour beaucoup, une image non seulement très partielle de la Méditerranée, mais aussi très marquée par les fantasmes ». En les confrontant avec l’approche muséographique classique, celle des Beaux-arts dont le modèle s’est cristallisé au XIXe siècle, ainsi qu’aux arts contemporains, notamment en donnant carte blanche à l’artiste Théo Mercier, le focus est mis sur les zones d’ombre des imaginaires liés à la Méditerranée. Une bonne partie du parcours est consacré aux survivances de l’Antiquité à travers les décennies, et la façon dont le patrimoine a pu être utilisé « dans un discours identitaire, politique, voire racialiste » tout au long des périodes de colonisation. Au vu des récents résultats obtenus par l’extrême droite aux élections européennes, on mesure à quel point ce travail d’éclairage est précieux. Regarder aujourd’hui la photographie d’un monument fasciste, l’arc des Philènes, construit en Lybie, colonie italienne, dans les années 1930, est d’autant plus troublant que le bruit des bottes semble à nouveau résonner. Conçu pour impressionner, sans nuance, il ne valorise que la force brute.

D’autres mémoires

La conservatrice Justine Bohbote, qui s’est occupée de la politique d’acquisition du Mucem, se réjouit avec raison de l’élargissement des collections, le musée de société s’attachant désormais à sortir de l’oubli tout un pan négligé de la culture et des savoir-faire populaires. En constituant notamment un ensemble sur la culture du pastoralisme, pour tordre les clichés sur le berger hellène idéal. Dans sa démarche artistique, Théo Mercier, associé en amont dans la construction de l’exposition, ce qui constitue une méthode de travail inédite, a cherché particulièrement à retrouver, dans ces patrimoines délaissés, « les moments où l’on entre dans l’Histoire, ou au contraire on s’efface dans l’oubli ». Ses œuvres, conçues pour l’occasion, visent à déconstruire le musée comme outil de visibilisation et de désinvisibilation : sur l’une d’elle, trois colonnes alternent pierre blanche au classicisme parfait, et sombres galets, de ceux que l’on pourrait ramasser sur les plages de la mer Égée, le tout en équilibre légèrement désaxé. « La mission des conservateurs était de créer de nouvelles perspectives ; mon rôle était d’apporter du trouble. » Un trouble et une volonté de faire vivre d’autres mémoires, soutenu par le Grand Ensemble Filos, venu interpréter des airs kurdes, grecs et turcs sur la terrasse du J4 pour cette inauguration, le soir venu. Leurs chants d’exil, d’amours malheureuses, les vieilles danses de village, bien loin des clichés folkloriques, résonnaient  fort dans la baie de Marseille… « La musique, la langue et l’amour ne respectent ni les frontières, ni les volontés nationalistes », rappelaient-ils. Qu’on se le dise !

GAËLLE CLOAREC

Massilia Sound System : À 40 ans, il met encore le oaï partout  

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Le Massilia en 1989 devant son QG de la rue du Poirier (Marseille). Avec de gauche à droite : Tatou, Clarence, Jali, Fraka, Jagdish et les minots des voisins. © DR

Zébuline. Comment on se sent à quelques jours de la tournée ? 

Moussu T. Comme à la veille de partir en colonie de vacances ! Et quand au bout de 40 ans de carrière on fait une tournée de 25 dates, c’est vraiment pas mal… Ca veut dire qu’il y a encore des gens qui nous attendent.

Comment on explique ce succès qui dure ?

On n’a jamais écouté les sirènes qui nous disaient de suivre la mode. On a choisi l’indépendance et de ne pas écouter les conseils en marketing, ou de je-ne-sais quel spécialiste. On est aussi groupe de proximité, proche des gens, qui crée du lien entre les générations. C’est ce que l’on a toujours vu dans nos concerts : il y a des jeunes de 15 ans, d’autres sont là depuis 1984. 

1984 est la date de votre premier concert, un 20 mai, pouvez-vous nous le raconter ?

Il y avait une fête au cours Julien – des antiquaires je crois – et comme un de nos quartiers généraux était le restaurant des 200 lunes tenu par le regretté Dr Fanafood [une figure du reggae à Marseille, décédé le 2 juin 2023, ndlr], on avait tiré l’électricité et on s’était installés. Il y avait du monde et c’était bon enfant. Mais au bout de 20 minutes la police est intervenue parce qu’on faisait trop de bruit, et les gens qui étaient présents se sont cotisés pour payer l’amende… Un beau baptême !

Des souvenirs particuliers de ces 40 ans de carrière ? 

J’en ai un tas, et je suis incapable de les classer. Mais je pense au moment où l’on a acheté ce camion, un Renaud Trafic que l’on appelait le « Ragga Mobile ». Il n’était pas du tout équipé pour transporter des gens… mais des chevaux ! On avait dû inventer des sièges en l’aménageant, et à chaque fois qu’on intervenait dessus, il en sortait de la paille ! Avec lui, on est partis sur la route pour la première fois, jouer du côté de Toulouse. On y était entassés et ça nous faisait penser à cette vie de tournée, rock’n’roll, qui nous faisait rêver. 

Vous jouez le 19 juillet au Vieux-Port de Marseille, c’est un moment important pour vous ? 

On est très contents de faire ce concert au Vieux-Port, mais on ne le prend pas comme quelque chose d’« immense ». On essaie de rester avec notre ADN de « groupe de proximité ». Et c’est toujours un challenge particulier de jouer à Marseille. Il y aura la famille, les amis… c’est un peu comme des sportifs qui jouent à domicile. Il faut qu’on essaie dans les jours qui précèdent d’échapper à tous les questionnements… d’ailleurs souvent, on coupe les téléphones.

ENTRETIEN RÉALISÉ PAR NICOLAS SANTUCCI

À venir
Le disque anniversaire des 40 ans :
Anniversari, Manivette Records
Sortie le 14 juin
Pré-sortie le 13 juin chez le disquaire Galette Records (Marseille)

Quelques dates dans la région :
22 juin – La Fête Effrontée – Lézan (30)
29 juin – Festival Couleurs Urbaines – La Seyne-sur-Mer (83)
13 juillet – Trad’In Festival – Embrun (05)
19 juillet – Vieux Port – Marseille (13)
21 juillet – Les Escales du Cargo – Arles (13)
26 juillet – Théâtre de la Mer – Sète (34)

L’unité ou la mort

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Il nous est possible de sortir de l’effroi. 

Le double choc du 9 juin, avec un score historique de l’extrême droite, et l’irresponsabilité sidérante d’un chef de l’État imposant des élections au pas de course, oblige les forces de gauche, politiques et syndicales, à faire Front populaire. Enfin. Ce qui entrouvre la porte de l’espoir : si la droite semble s’être dissoute dans l’extrême droite, la Gauche divisée affiche, élections après élections, un tiers stable des électeurs qui, désorientés, naviguent d’un parti à l’autre. Elle peut aujourd’hui se reconstituer en force politique de gouvernement, seule alternative crédible à l’extrême droite, puisque même les macronistes quittent le navire d’un chef sourd, aveugle et incontrôlable.

Léon Blum ou Édouard Glissant ? 

On peut chercher le modèle de ce nouveau Front populaire dans l’histoire de 1934, où il se constitua par la force de la rue et des militants contre les chefs des partis communiste, socialiste et radical. Où la grève générale poussa le premier gouvernement Blum à une véritable révolution sociale, congé payés, réduction du temps de travail et premières femmes, sans droit de vote, au gouvernement. Le spectacle participatif Léon Blum joué au Liberté, au Bois de L’Aune et à La Criée la saison prochaine le rappelle avec cette opportunité étonnante du théâtre.

Mais on peut aussi chercher ce modèle dans la parole de Patrick Chamoiseau. En commentant la pensée d’Édouard Glissant, il déclare que « naitre en créolité est la condition composite de tous les Marseillais·e·s », iels qui ont inventé une union des gauches inédite avec le Printemps marseillais. 

Unité, complexité, cultures

L’unité, ce n’est pas l’uniformisation. Pour comprendre le monde il faut être capable de pensée complexe, de prise en compte des cultures diverses, de l’entremêlement d’histoires dont chaque individu est constitué. C’est à partir de la conscience de cet entremêlement que les forces de gauche, comme les individus, peuvent construire une alternative aux identitarismes, qui génèrent massacres et génocides. 

Tiago Rodrigues et Boris Charmatz ont dénoncé l’absence totale de programme culturel des candidats européens. Leur tribune devra être entendue par les défenseurs d’un nouveau Front Populaire. Ce n’est pas en rabotant et simplifiant la pensée que l’on peut combattre l’identitarisme qui mine nos démocraties, mais en acceptant et en expliquant la complexité du monde. Et en cette heure grave les forces politiques ont besoin, plus que jamais, des artistes et des penseurs pour guider leur combat, devenu absolument vital. 

Ouvrons donc, malgré nos peurs, au cœur de nos combats, la diversité de nos festivals.

AGNES FRESCHEL

Mascarade au carré

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© photo Christian DRESSE 2024

Peu d’opéras verdiens se prêtent autant qu’Un Bal Masqué à la définition du genre par George Bernard Shaw, soit « une histoire où un baryton empêche un ténor de coucher avec une soprano ». L’amour contrarié entre Gustavo III, roi de Suède, et Amelia, épouse du comte Anckarström, n’est en effet ni des plus vraisemblables, ni des plus convaincants. Mais ses interprètes savent mettre du cœur à l’ouvrage dans une mise en scène de Waut Koeken célébrant la théâtralité sous toutes ses formes ; en convoquant le théâtre San Carlo de Naples, pour lequel fut écrit l’opéra, dans chaque élément de décor et chaque et costume, tous luxuriants et romantiquissimes, signés Luis F. Carvalho ; et en donnant à voir sur scène un théâtre de sa maquette à sa décomposition, à l’image de celui conçu par Gustav III qui devint, ironie du sort, le lieu de son assassinat. 

Léger et tragique 

Ténor lirico spinto par excellence, Enea Scala s’empare de ce rôle de jeune premier avec force fougue et aigus d’acier ; plus discrète scéniquement mais vocalement irréprochable, l’Amelia de Chiara Isotton terrasse à plusieurs reprises l’auditoire, notamment lors de son célèbre air « Morró, ma prima in grazia », la montrant suppliant son époux de la laisser faire ses adieux à leur enfant avant de se voir assassinée. S’imposer face à ce couple maudit n’est pas chose aisée, mais l’Anckarström de Gezim Myshketa n’est pas dépourvu de moyens. Un beau trio, donc, pour porter cette coproduction déjà donnée à Nancy, Nantes, Rennes et au Luxembourg. 

En fosse, l’orchestre si féru de Verdi fait sonner, sous la direction de Paolo Arrivabeni,ses accents tragiques mais aussi son fugato et ses envolées aux vents évoquant un registre plus léger. L’Oscar de la jeune et talentueuse Sheva Tehoval emmène notamment, dans son costume bien vu de fou du roi, l’œuvre vers des sonorités proches de l’opérette. Tandis que les seconds rôles se nimbent d’un tragique shakespearien, dont les comtes Ribbing et Horn plus que solides de Maurel Endong et Thomas Dear, et que les chœurs s’emparent sans difficulté d’une partition conséquente. 

SUZANNE CANESSA

Un Ballo in maschera a été donné les 4, 7, 9 et 11 juin à l’Opéra de Marseille.