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Écrire à l’italienne

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Jean-Baptiste Andrea © DR

Le nom de Jean-Baptiste Andrea, déjà primé par différentes institutions célébrant la littérature exigeante et grand public – le Femina des lycéens, le Grand Prix RTL-Lire – se faisait déjà familier ces dernières années. Et ce même si la carrière de romancier de cet auteur touche-à-tout demeure assez récente : quatre romans parus entre 2017 et 2023, tous aux très réputées éditions de l’Iconoclaste. Repéré par la fondatrice et directrice de la maison, Sophie de Sivry, décédée au printemps dernier, il était devenu le premier et ultime primo-romancier consacré par ses soins. Mais avant de se lancer en littérature, l’ex-diplômé de Sciences Po et de l’ESCP aura pris son temps. Né en 1971, il abandonne tout au tournant de la vingtaine pour des petits boulots de traduction aux éditions Harlequin, avant de se dédier à l’écriture de scénarios et à la réalisation de films proches du cinéma de genre. Voire même de l’horreur, ou du moins le fantastique, au cœur de son premier film Dead End, qu’il tourne en 2002 à Los Angeles. Il explore également les ressorts de la comédie policière, versant noir, dans Big Nothing, sorti en 2006 et comptant notamment David Schwimmer à son casting. Suivront en France la comédie horrifique très « teen » Hellphone réalisée par James Huth en 2007, avec un Jean-Baptiste Maunier à peine sorti de l’enfance, puis La Confrérie des larmes en 2013, thriller paranoïaque porté par Jérémie Rénier et Audrey Fleurot. C’est toujours la solidité de l’écriture que l’on salue, et l’efficacité d’un dispositif fait de rebondissements et révélations tenant le spectateur en haleine, à défaut de le convaincre complètement. 

Poser le décor

Dans chacun de ces récits, c’est également le goût cinématographique du décor et le penchant pour l’immersion qui emportent. Cette Italie et ses palais génois tant admirés par le jeune et désargenté Mimo, personnage central de Veiller sur elle, en constitue plus que le cadre : le centre, l’identité même. Celle de ces ancêtres, qui ont si bien connue l’Italie où « orangers, citronniers et bigaradiers s’étendaient à perte de vue. […] Impossible de ne pas s’arrêter, frappé par le paysage coloré, pointilliste, un feu d’artifice mandarine, melon, abricot, mimosa, fleur de soufre, qui ne s’éteignait jamais. » Le goût du style et de la langue passe, pour Andrea, avant tout par l’image. Saturé de paysages aussi somptueux que l’histoire qui se dessine se fera tortueuse, Veiller sur elle se traverse comme autant de scènes de reconstitution soignées. Les personnages s’y font eux aussi hauts en couleur : Mimo Vitaliano, sculpteur en herbe à peine haut d’1 mètre 40 et né sans le sou, croisera le chemin de Viola Orsini, riche héritière à qui l’on aura que trop rappelé que son genre l’assigne au silence. La petite histoire, celle d’un amour d’enfance trop pur et trop à rebours des conventions sociales pour triompher, est sans doute ce qui marquera le plus durablement dans Veiller sur elle, plus encore que la grande accompagnant l’Italie de l’entre-deux-guerres aux années 1980, un peu plus convenue. Depuis Ma Reine, c’est encore et toujours de ces liens inaltérables d’amour et d’amitié que veut nous parler Jean-Baptiste Andrea, lui qui a à cœur de « parler de la beauté du monde », y compris en se frottant à l’histoire du fascisme.

Une œuvre sans auteur ?

C’est au grand bonheur du président du jury Didier Lecoin, qui lui aura accordé son double vote, que le prix Goncourt s’est vu attribuer à cet auteur dont le goût du romanesque et de la fresque tranche quelque peu avec l’autofiction intime et âpre primée l’an dernier – Vivre vite, qui consacrait l’autrice Brigitte Giraud. Quitte à faire grincer quelques dents : devrait-on y voir le triomphe d’un académisme suranné, au détriment du style, de l’expérimentation, en bref, de tout ce qui fait la littérature ? Quelques phrases lâchées çà et là par Andrea desservent allègrement sa cause : « Ce qui m’intéresse, c’est de disparaître de mes livres. Des anecdotes que je distille dans la narration jusqu’au style : il ne faut pas qu’on me sente écrire. » À moins qu’on y lise avant tout des gages de pudeur et de modestie : deux qualités bien trop rares pour qu’on les disqualifie d’un revers de la manche.

SUZANNE CANESSA

Jean-Baptiste Andrea était présent à la librairie Un Point Un Trait à Lodève le jeudi 16 novembre.

SPÉCIAL AVERROÈS, L’ÉDITO : L’empire de Schrödinger 

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© TnK1PrD - image réalisée à l'aide d'Adobe Firefly

Pour l’essayiste Pâcome Thiellement, l’empire n’a jamais pris fin. Pour l’historien Jean-Baptiste Duroselle, tout empire périt et périra. Les deux visions se défendent et si on effectue un exercice de pensée, l’empire est à la fois mort et vivant. Comme le fameux chat de Schrödinger. Sauf que l’empire peut réellement être intact et désintégré, puisqu’il s’agit d’un concept aux définitions multiples. Le chat lui, est soit mort, soit vivant, et Schrödinger le saurait s’il mettait fin à son expérience de pensée. S’il le considérait non comme une idée de chat, mais comme un chat.

C’est l’erreur qu’il ne faut pas commettre avec l’empire. Qu’importe qu’on le croie mort ou vivant, l’empire renvoie à des phénomènes de violences et de contraintes bien réels et actuels, à des mémoires déchirées, à des exils anciens, à des rancoeurs ineffaçables. Pour que les Césars, les Kaiser, les Napoléons, les Duce, les Führer et autres petits pères du peuple ne reviennent pas, il faut acter leur déroute en les combattant sous toutes leurs formes. 

L’information et le débat ne détruiront pas les élans impérialistes qui traversent notre histoire contemporaine, mais ils permettent de surveiller leurs évolutions. C’est en cela que la réflexion sur l’histoire des empires, sur le colonialisme, la résistance, les situations actuelles en Arménie, au Liban ou à Gaza, est absolument essentielle.

Renaud Guissani

RENCONTRES D’AVERROÈS : Déterrer l’Empire 

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© X-DR

Les guides du routard ne sont pas dépourvus de sites archéologiques antiques et médiévaux sur la scène méditerranéenne. L’occasion de contempler la marque encore décelable des grands empires, en Afrique, en Europe ou en Asie. Les vestiges du phare antique d’Alexandrie en Egypte, le Colisée à Rome ou encore la découverte d’un chaland de trente mètres de longueur dans le port d’Arles, surnommé « petite Rome des Gaule », témoignent à leur manière d’un passé impérial.

Istanbul, capitale d’Empires

Comment évoquer les influences architecturales impériales toujours présentes sans parler de la métropole culturelle turque ? Istanbul, anciennement Byzance puis Constantinople, cœur à la fois des empires byzantin et ottoman. Quels mystères demeurent enfouis dans cette ville majestueuse et emblématique de la Turquie ? Que révèlent ses monuments sur les multiples récits qui ont traversé les siècles de l’histoire de la ville ?

Istanbul, joyau de l’empire Byzantin, sert de modèle à toutes les capitales du Proche-Orient médiéval. Aujourd’hui resplendit toujours le plus illustre de ses monuments, la cathédrale Sainte-Sophie. Ses coupoles et mosaïques en font une merveille architecturale, qu’elle soit une basilique chrétienne, mosquée ou musée. Elle incarne le symbole du mélange des cultures entre Orient et Occident, et des transformations de la ville au travers du temps.

Après la prise de Constantinople par les Turcs en 1453, la ville prend le nom d’Istanbul, affirmation du triomphe islamique. Elle conserve sa richesse cosmopolite tout en subissant des transformations notables, marquées par la construction de nombreuses mosquées, bibliothèques, mausolées, bains, fontaines, châteaux forts, et palais. La Mosquée Bleue et le palais Topkapi, contribuent par exemple à faire d’Istanbul une des plus riches cités du monde musulman. 

L’histoire des empires se révèle à travers les vestiges archéologiques, qui agissent comme source primaire de l’historien, une mémoire, témoignant des grands moments de notre passé.

APOLLINE RICHARD

RENCONTRES D’AVERROÈS : « Périsse la réalité, pourvu que les principes survivent »

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Gabriel Martinez-Gros © DR

Zébuline. Étant donné le thème de cette 30e édition des Rencontres d’Averroès, et de la thèse développée dans votre dernier livre, peut-on dire que « tout empire périra, mais continuera sous forme de religion » ?

Gabriel Martinez-Gros. Voilà c’est bien ça ! L’empire de dieu est la conséquence de l’empire des hommes et c’est là que les choses deviennent complexes. Dans le sens où les valeurs sont les mêmes. Les deux grandes valeurs de l’empire sont la paix – à laquelle nous avons donné depuis 2000 ans une connotation religieuse, mais qui a une origine impériale avec la pax romana – et l’universalisme. Avant que les religions ne s’adressent à tous sans distinction, les empires font de même. 

Comment est-ce que vous interprétez le lien entre la Méditerranée et les empires?

La Méditerranée est très intéressante. Car il y a dans l’histoire, depuis 2000 ans, fondamentalement deux empires. Il y a l’empire de l’est qui est la Chine, de façon constante. Puis il y a l’empire de l’ouest qui est en revanche beaucoup plus incertain dans ses limites géographiques. La grande nouveauté qu’introduit l’empire romain c’est de déplacer le centre de l’empire achéménide, en lui ajoutant la Méditerranée occidentale. C’est l’Empire romain qui fait la Méditerranée. 

Vous parlez dans votre dernier livre d’une « nouvelle émergence religieuse », à quoi s’apparente-t-elle ? Pourriez-vous donner un autre exemple que celui de l’antiracisme ?

C’est ce qu’on appelle le wokisme, c’est-à-dire l’entrée dans le royaume de l’anathème en contrepartie de l’impuissance réelle. Le système de valeurs se sépare alors de la réalité de l’action. Les actes ne comptent plus, seuls les mots ont de l’importance. La religion pendant 2000 ans n’a presque jamais évité la moindre guerre, et ce n’était pas l’important. Les guerres peuvent avoir lieu mais l’essentiel c’est que les ONG aient le droit de les condamner et d’appeler à la paix. Que cette paix soit impossible, ça n’a aucune importance ! Périsse la réalité pourvu que les principes survivent. Si je parle de l’antiracisme c’est parce que c’en est un exemple central. Devant l’échec politique de l’antiracisme, celui-ci a changé de nature. On est passé d’un programme politique pour combattre le racisme à un problème éternel. Cela devient donc par définition un problème religieux, que le gouvernement des hommes ne peut pas résoudre, pas plus que le christianisme ne peut résoudre le mal. Dès lors que vous avez accepté cela, vous êtes beaucoup mieux car vous avez accepté qu’on ne peut rien faire ! C’est la solution que l’Occident a adopté pendant quinze siècles. Il a adopté le christianisme en se disant que les choses essentielles n’étaient pas dans l’ordre du monde tel que l’imposait l’empire, mais dans le salut individuel. Il est évident que nous allons vers les mêmes échelles de valeurs, le salut de l’individu sera le plus important. La cité sera très largement abandonnée aux violents. 

ENTRETIEN RÉALISÉ PAR RENAUD GUISSANI


AU PROGRAMME
À l’occasion de la première table ronde animée par Jean Christophe Ploquin, intitulée « Empires de Dieu contre empires des hommes », Claire Sotinel, Arietta Papaconstantinou, Annliese Nef et Gabriel Martinez-Gros, débattront de la Méditerranée au prisme de son histoire longue. 

Les Rencontres d’Averroès, 30 ans pour p(a)nser la Méditerranée

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11 novembre. C’est une journée automnale où la pluie tombe dans les ruelles de Marseille. Une effervescence inhabituelle s’échappe du théâtre des Bernardines. Les Marseillaises et les Marseillais s’entassent devant l’entrée pour tenter de s’y engouffrer et écouter les débats passionnés qui jaillissent de la salle. Une imposante affiche se distingue fièrement avec pour inscription :  « Les Rencontres d’Averroès – 1994 ».

Une première dans la Cité Phocéenne et un pari fou que Thierry Fabre s’était lancé : organiser un événement, un lieu de rencontres pour penser la Méditerranée des deux rives. Ainsi naissent les Rencontres d’Averroès. « A ma grande surprise, c’était plein à craquer. C’était une véritable université populaire ! », se remémore avec nostalgie le fondateur. Par manque de place, l’évènement se délocalise vers le théâtre de la Criée l’année suivante, preuve de sa réussite.

Trente ans plus tard, il est l’heure pour lui de laisser sa place. A 63 ans, Thierry Fabre, a décidé de quitter la présidence des Rencontres pour se diriger vers d’autres « salves d’avenir » loin de l’effervescence marseillaise. Le trentième anniversaire des Rencontres, placées sous le signe des empires, est l’occasion de dire au revoir à ce « sacré pionnier » à en croire Fabienne Pavia, co-directrice de Des Livres comme des Idées, association qui reprend l’organisation de l’événement. 

L’emblème Averroès, héritage des Rencontres

Encore aujourd’hui, le succès ne faiblit pas. Au total, plus de 350 intervenantes et intervenants ont participé à ces rencontres qui ont débattu devant plus de 800 personnes réunies à chaque débat. Les Rencontres d’Averroès, ce sont quatre tables rondes réunissant chercheuses et chercheurs, penseuses et penseurs, historiennes et historiens autour d’une grande thématique. Avec une seule consigne : ne pas lire ses notes. Véritable « agora contemporaine » selon les mots de Thierry Fabre, le débat est alors ouvert autant entre spécialistes qu’avec le public, jamais à court de questions. Même les plus polémiques.

Si cet évènement a eu autant de retentissement, c’est parce qu’il traitait d’un héritage impensé, celui des sources arabes de la culture européenne. Il y a trente ans, seules les origines romaines, grecques et judéo-chrétiennes étaient valorisées, comme fondatrices des valeurs de l’Europe.  « L’héritage andalou », premier thème des Rencontres, vient poser la question de cette Andalousie au pluriel, une région espagnole au carrefour des civilisations latines, arabes et juive. La tâche est grande : réévaluer le poids des héritages culturels et démystifier le terme « arabe », chargé de pathos.

Une Andalousie également symbolisée par la figure emblématique des Rencontres : Averroès, ou Ibn Rochd. Philosophe et juriste andalou éminent, il a joué un rôle significatif dans l’évolution de la pensée critique au sein de l’islam bien que sa contribution ait été négligée dans la philosophie européenne. C’est lors d’un entretien avec Alain de Libera, et son ouvrage Penser au Moyen-Âge (1991) que Thierry Fabre choisit Averroès comme emblème. Un choix qui prend tout son sens. 

Depuis cette première édition, les Rencontres ont parcouru du chemin. Son acmé reste 2013, année où Marseille devient capitale de la culture. Après ce paroxysme, Thierry Fabre est envahi d’un doute. A-t-il fait le tour ? S’il a pensé ne plus pouvoir se renouveler, le président a compris, lors des attentats de 2015, que l’événement est d’autant plus utile dans une période d’incertitude, où l’hérésie triompherait de la raison. Face à tant de doutes de la part du public marseillais, il est primordial de garder les Rencontres pour continuer à donner des clés de compréhension d’un monde méditerranéen en perpétuel mouvement.

A chaque obstacle, sa solution. Suite aux attentats, Thierry Fabre agit et s’associe avec l’association Des livres comme des idées en 2016 pour donner un nouveau souffle aux Rencontres. Rebelote face à la crise du Covid. L’idée d’un podcast émerge pour faire vivre en ligne ce qui n’a pas pu être tenu en présentiel. Après autant d’années, le lieu reste pourtant le même : la cité phocéenne.

« La Méditerranée ne se conjugue pas au passé »

Et quand on demande à Thierry pourquoi Marseille ? Il n’en démord pas : c’était comme une évidence. « Si on doit le faire quelque part, ce sera à Marseille », se souvient-il. Il était important pour lui, natif du sud de la France, de créer un « lieu de retrouvailles, de trait d’union » dans cette ville oh combien importante dans l’espace méditerranéen.

C’est dans un contexte d’« horizon de paix » que Thierry Fabre lance les Rencontres d’Averroès en 1994. Un an plus tôt, les accords d’Oslo entre Yasser Arafat et Yitzhak Rabin viennent d’être signés. Un espoir grandit dans le Moyen-Orient pour une paix durable entre Israël et Palestine. Trente ans plus tard, la tragédie humaine qui se joue dans la bande de Gaza plonge à nouveau cette région du monde, et le monde, dans l’incertitude. Thierry Fabre déplore désormais la prééminence d’un « horizon de guerre ».

En résistance à  l’actualité anxiogène, la paix s’affirme comme une valeur centrale des Rencontres. Mais ce n’est pas la seule. Le gai-savoir et le vivre ensemble en font également partie. Sans oublier le sous-titre de cet évènement : « Penser la Méditerranée des deux rives ». Il ne faut plus considérer la Méditerranée seulement comme un tombeau des anciens empires. Car pour lui, la grande bleue « ne se conjugue pas au passé ». Au contraire, tout l’enjeu est de penser l’avenir. 

Les Rencontres au futur

Quant aux Rencontres, son futur s’écrit désormais avec l’association Des Livres comme des idées qui co-porte déjà le projet depuis 2016. « Thierry s’en va mais ça continue ! » annonce joyeusement Fabienne Pavia, sa co-directrice aux côtés de Nadia Champesme. De la continuité, certes, mais de la nouveauté également !

Le changement vient d’abord du fonctionnement interne. Exit la présidence solitaire, place à une direction collective de 3 à 4 personnes aux profils variés. La parité est aussi un objectif tout à fait réalisable dans la mesure où « de plus en plus de femmes accèdent à des postes à responsabilité dans les universités ». Les personnes qui feront partie de cette direction ne sont pas encore connues mais Fabienne Pavia et Nadia Champesme admettentqu’elles resteront proches du noyau décisionnel de ces Nouvelles Rencontres d’Averroès.

Parmi les nouveautés, Fabienne Pavia évoque la volonté de relancer le Collège de Méditerranée. Abandonné lors de la pandémie de Covid-19, il s’agissait d’une université populaire avec des conférences et des projections cinématographiques toute l’année et dans toute la région. De Nice à Avignon ou de Toulon à Gap, les Rencontres d’Averroès vont à nouveau sortir de leur périmètre marseillais.

Des masterclasses sont également à l’étude dans le but d’atteindre un public plus jeune, véritable axe de développement des Nouvelles Rencontres. Averroès Junior, partie de l’événement construit avec des classes de collège et de lycée, s’inscrit déjà dans ce dessein. Il est même prévu de créer des formes live de concerts et des émissions de radio pour attirer ce public si volatile. « Le jour où il y a un de ces jeunes qui dit à ses parents : « venez, on va dimanche à la conférence », c’est gagné », confie Nadia Champesme. 

Les fondamentaux des Rencontres sont, évidemment, conservés : des conférences à la programmation culturelle le soir en passant par Averroès Junior. L’esprit aussi reste. Et à Thierry Fabre de le résumer ainsi : « On se grandit à partir de belles rencontres. »

Liza Cossard & Garis Gentet

RENCONTRES D’AVERROÈS : « Le poète est l’infini conservateur du visage des vivants »

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René Char © CC

Zébuline. « Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égard ni patience », disait René Char. Est-ce que cette phrase pourrait résumer sa pensée poétique et politique ?

Olivier Belin. C’est vrai que c’est une phrase très significative. Je dirais que l’œuvre de Char  est située au cœur des grands enjeux du XXe siècle parce qu’il a connu les mouvements d’avant-gardes comme le surréalisme, évidemment la Seconde Guerre mondiale dans laquelle il a combattu en tant que résistant. Il s’est affronté à la question du totalitarisme. Il est aussi précurseur dans les combats écologiques car il a pris très tôt conscience de la fragilité des milieux dans lesquels nous vivons. Sa poésie est une volonté de résister à toutes les formes d’obscurantisme et de toujours affirmer la vie. Il a cette phrase qui le résume bien : « le poète est l’infini conservateur du visage des vivants ».

« Dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la Beauté. Toute la place est pour la  Beauté»

René Char

Vous avez écrit « l’actualité tragique de l’histoire rend insupportable toutemanifestation littéraire et impose le silence au poète » ; Pourtant Char n’a jamais cessé d’écrire,n’est-ce pas un peu contradictoire?

Effectivement, lorsqu’il s’engage dans le maquis, il ne cessera pas d’écrire. En réalité, il écrira   des poèmes, en particulier le recueil Seul demeure paru en 1945. C’est un recueil qui, par certains aspects, est un peu testamentaire. Il veut élever un monument à la poésie au cas  où il viendrait à mourir. Au début des années 1940, il hésite encore à publier mais va peu à peu   renoncer parce qu’il faut, premièrement, passer la censure de Vichy et il ne veut surtout pas faire ça. Il ne veut pas non plus écrire dans les revues de la Résistance parce qu’il ne se reconnaît pas dans la poésie qui s’y publie. C’est là qu’intervient son silence. Finalement, la période est tellement ignoble qu’il se dit que seul le combat compte et que s’il doit publier, ce  sera une fois libéré. Une fois que la parole sera véritablement libre.

« Obéissez à vos porcs qui existent, je me soumets à mes dieux qui n’existent pas ».

René Char

Est-ce une forme de résistance, pour lui, que d’avoir voulu s’affranchir de l’image de  « poète résistant » et de la légitimité qu’elle confère?

Quand il publie ses recueils, Seul demeure en 1945 et Feuillets d’Hypnos en 1946, il ne veut  pas apparaître comme un poète de la Résistance de la même manière que Louis Aragon ou Paul Éluard.  De fait, c’est un poète résistant, il appartient à la Résistance. Cela lui donne une légitimité et un écho qui va le faire connaître. Mais il dira qu’avec Feuilletsd’Hypnosil n’a pas voulu faire un  papier du type cocardier, patriotique ou même résistant. Il ne veut pas non plus d’une poésie  qui soit trop versifiée comme Aragon. Il a donc une forme de résistance à être assimilé à la Résistance. Pour lui, la poésie est résistance dans tous les  temps, dans tous les lieux, dans toutes les périodes historiques.

LAURY CAPLAT ET RENAUD GUISSANI

AU PROGRAMME
Le 17 novembre à 20h30 au théâtre de La Criée, l’actrice Anne Alvaro fera vivre l’expérience de sa lecture singulière du poète. En hommage à René Char, elle portera la voix et la volonté d’une liberté. Celle pour laquelle René Char, par les armes comme par les mots, s’est battu tout au long de sa vie. De sa résistance « en vers » et contre tout, la poésie de Char dit la division et l’indicible, à travers des lignes où la guerre et l’horreur sont choses fragiles. Quelle place pour la poésie en temps de résistance ? Retour sur l’histoire du  poète.

RENCONTRES D’AVERROÈS: Mademoiselle, le raï-on de soleil

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Mademoiselle © Christophe Urbain

« Le fantôme de Rachid Taha nous hante » est-il écrit sur la pochette du disque. Le spectre de cette figure populaire qui mélangeait raï algérien et rock français, décédée en 2018, plane tout au long des neuf morceaux que compte le disque. Sur la scène de l’Espace Julien (Marseille), les artistes Rodolphe Burger, Mehdi Haddab et Sofiane Saidi entendent rendre hommage à celui qui les a réunis.

Ils viennent de France ou d’Algérie. Ou plus précisément de Malakoff ou du Sahara comme le proclame haut et fort le titre éponyme de l’album. Plutôt que de mentionner Paris ou Oran, ils se concentrent sur ces périphéries oubliées voire méprisées de leurs pays respectifs. Cette ville tranquille de la banlieue sud de Paris entre en résonance avec le Sahara, désert humain où s’évaporent nos différences.

Célébrer ce qui lie et non ce qui sépare

Plus rap et politique, le morceau La Terre Feu (Que sera votre vie ?) fait peser une ambiance de western sur fond de guitare et oud électriques. La désillusion vis-à-vis de la gauche au pouvoir se fait également ressentir. Elle « essaiera de temps en temps » chante de sa voix monocorde un Rodolphe Burger désabusé. Quant à « la droite » ? Il ne prend pas la peine de terminer sa phrase comme pour signifier qu’il n’attend plus rien d’elle. 

Car le raï est avant tout politique. Symbole de l’oppression subie par les paysans fellahs de l’Ouest Algérien sous l’empire colonial français, le mot signifie « opinion » ou « jugement » selon les traductions de l’arabe vers le français. Mais il n’est pas question de traduire pour les trois compères. Les deux langues se mêlent dans une transe sensuelle alliant le rock indé d’un Rodolphe Burger au raï envoûtant d’un Sofiane Saidi sur fond d’oud électrique et électrisant d’un Mehdi Haddab.

Cet « hydre à trois têtes », comme ils aiment à s’appeler, célèbre ce qui les lie plutôt que ce qui les sépare. Leurs inspirations sont nombreuses dans ce domaine : des grands maîtres du raï comme Khaled et Cheb Mami aux figures plus contemporaines comme Acid Arab, dont la présence fut remarquée l’an passé aux Rencontres d’Averroès. À noter l’absence de voix féminines dans les influences comme sur l’album… dommage pour un groupe qui s’appelle Mademoiselle. 

GARIS GENTET

Mademoiselle
18 novembre à 20 heures
Espace Julien, Marseille

RENCONTRES D’AVERROÈS : En quête de transe, en danse ? 

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© Cyril Zannettacci

Les Rencontres d’Averroès ont préparé une célébration grandiose pour célébrer leur 30e anniversaire, clôturant ainsi ce week-end culturel en apothéose. Car en invitant les derviches tourneurs avec Noureddine Khourchid, célèbre voix de la mosquée des Omeyyades de Damas, c’est tout un pan de la culture soufie qui prend place sur la scène du Silo ce 19 novembre à Marseille. 

Ce spectacle trouve ses racines dans la tradition soufie Mevlevi (ou Mawlawiyya) en Turquie. Dans cette religion, les croyants se réunissent pendant le Sama, une cérémonie où la musique et la danse ont une place centrale. Ici, les chants religieux sont dédiés à l’amour du prophète et destinées à offrir à ceux qui les écoutent une aspiration spirituelle. Cette tradition a perduré tout au long des siècles par la transmission de père en fils, et ses chants résonnent encore aujourd’hui en harmonie avec la danse tourbillonnante des derviches tourneurs. Une coutume qui reste, toutefois, réservée aux hommes. 

Une expérience visuelle unique

De Paris à New York, la danse enivrante des derviches tourneurs rayonne désormais à l’international, devenant même une attraction touristique prisée dans certaines régions. Un succès qui s’explique d’abord par cette danse tournoyante, offrant une expérience visuelle unique pour les spectateurs. Et leurs costumes identifiables, parés de blanc et composés de robes et de chapeaux coniques.

Parmi les rares groupes à perpétuer cette tradition millénaire, les derviches tourneurs de Damas demeurent l’un des seuls à maintenir vivace cet héritage ancestral. Le 19 novembre prochain, les danseurs, Yazan Al-Jamal, Ahmad Altair et Hatem Al-Jamal, enchanteront le public avec leur performance. Les chants harmonieux des cinq munshid retentiront dans l’enceinte du Silo. Au son des mélodies hypnotisantes du oud de Mohamed Kodmani, et du daff des musiciens Mohamed Kahil et Hamdi Malas, les spectateurs seront transportés sur l’autre rive de la Méditerranée le temps d’une soirée. 

LIZA COSSARD

Noureddine Khourchid et les derviches tourneurs de Damas
19 novembre
Silo, Marseille

Les chants des enfants morts

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En ce 14 novembre 2023 le Festival Musiques Interdites dédie les Kindertotenlieder, les Chants de enfants morts de Gustav Mahler « à tous les enfants victimes », refusant de dire un mot de plus, de nommer même des différences. 

Ils ne font pas exception. La veille au Camp des Milles il était question de l’antisémitisme génocidaire ; Films Femmes Méditerranée le 22 novembre invite Hiam Abbas à retourner à Tibériade, le Théâtre Joliette programme un temps fort palestinien, et Milk, bouleversante tragédie des mères palestiniennes qui pleurent leurs enfants morts et leurs corps vidés, leur seins inutiles…

La tragédie de cet Orient si proche est sur toutes nos scènes, programmées bien avant le 7 octobre, comme si une fois de plus les artistes avaient pressenti et anticipé les gouffres du réel. La réponse politique à cette clairvoyance, à cette empathie sensible, reste pourtant aveugle, opposant les deux camps sans mesurer la douleur inexprimable des enfants morts. Tués par l’un ou l’autre, de l’un ou l’autre côté. 

Antisémites

Refuser le racisme et l’antisémitisme relevait il y a 40 ans, en France, du même combat. Aujourd’hui on les distingue, on les oppose, on attise les haines en perpétuant les préjugés. Ceux des antisémites ont la peau dure : intellectuel, riche, privilégié, insidieux et fuyant, le juif fantasmé est envié et le juif réel assassiné au nom de cette envie. 

Les violences antisémites ont connu des accalmies au fil de l’histoire mais le préjugé envers les juifs reste tenace et menaçant. Idiot et révélateur quand Mélenchon parle de Yaël Braun-Pivet qui « campe » à Tel Aviv. Mais tout aussi inacceptable quand elle même affirme que « rien ne doit empêcher Israël de se défendre ». Aucun peuple ne peut recevoir de blanc-seing sur ses actes à venir, et le pays hébreu en voulant échapper à la loi internationale participe à la distinction mortifère du peuple juif. 

Au-delà de l’empathie sensible des artistes, qui exprime et relaie les douleurs ineffables, il faudra pourtant construire une réponse politique à la recrudescence des actes antisémites en France, aux horreurs du terrorisme islamiste, aux crimes de l’armée israélienne. La présence du Rassemblement national et Stéphane Ravier, qui n’a jamais caché son racisme provocateur, au défilé du 12 novembre, ne contribue pas à lever les ambiguïtés et les confusions. 

À ceux-là qui ne veulent que mort et vengeance, la réponse à donner est peut-être ce poème de Frédéric Rückert mis en musique par Malher. Pour que tous les parents, tous les humains comprennent l’impérieuse nécessité de paix.

Quand ta mère apparaît à la porte,
Et que je tourne la tête pour la voir,
Ce n’est pas sur son visage que tombe mon regard,
Mais à l’endroit, plus près du seuil,
Où serait ton visage,
Si, rayonnante de joie,
Tu entrais avec elle, comme autrefois, mon enfant

AGNÈS FRESCHEL

Sarah McCoy la nouvelle Norma

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Sarah McCoy © Olivier Gestin

En première partie, la chanteuse-compositrice Liquid Jane (Jeanne Carrion) séduisait le public par la vivacité de sa voix, de ses textes, son empathie, son humour. Accompagnée de « Simon au synthé et Ben à la batterie » (ainsi les présenta-t-elle), elle proposait des chansons de son répertoire et quelques nouveautés en avant-première. Les textes renvoient au vécu, s’attachent à des détails drôles, épinglent ceux qui ont trahi leur parole, les êtres aimés puis détestés, dessinant un univers prenant servi par une voix juste et pure aux envols affirmés. Sa pop-rock-néo-soul aborde les ombres pour les transmuter en lumière. « Je suis fière de partager la scène avec Sarah McCoy, une femme aussi forte » déclarait-elle avant un dernier bis.

Diva-lionne

Il est vrai que la diva Sarah McCoy impose d’emblée une âme, un style, une approche, vivante, pugnace, mutine, blessée parfois, rebelle toujours. Seule sur scène, à genoux, elle lance son premier morceau a cappella, bouleversante de fragilité et de force. Sur le tapis électro-pop-jazzy décliné avec un talent fou par ses deux complices, Jeff Halam (basse) et Antoine Kerninon (batterie, machines), (on les avait déjà entendus en trio au Théâtre Durance en novembre 2022), sa voix puissante et nuancée déploie mots et mélodies, ostinato envoûtant d’Oracle, blues crépusculaire de Weaponize me… La vie de la chanteuse continue de nourrir ses créations soulignées par un piano qui flirte avec les ombres dans un nouveau répertoire qu’elle qualifie de « thermonucléaire », tant le bouillonnement des instruments sous-tend les incantations vocales. Le spectacle reprend les compositions de High Priestess, album qui expose « la dissection et l’interrogation de soi et de la santé mentale avec un couteau musical douloureux mais gentil » (ibid). Le refrain de Weaponize me, « each lie was just a bullet in your gun, but all it took was one, to weaponize me » (« chaque mensonge n’était qu’une balle dans ton fusil, mais il n’en fallait qu’un seul pour m’armer ») montre la jeune femme debout face aux violences reçues. Le rire homérique de la diva-lionne emporte tout, triomphe des petitesses de la vie. Si le cœur reste vulnérable, jamais l’artiste ne se pose en victime. Se moquant de ceux qui se « mettent à la place des êtres dans la peine », et serinent « I’m sorry », elle répond « I’m sorry, take it all » et se désaltère d’un verre de vin rouge disposé à côté d’elle avant de convoquer les fantômes des pianistes comme Rachmaninov au cœur d’une rêverie aux accents telluriques sur le piano. Sa première chanson en français, La fenêtre, invite les « souvenirs noirs et blancs » alors que la pluie tombe sur Paris égrenant des souvenirs douloureux. L’amour ne met pas cependant la chanteuse en état de faiblesse : elle rugit avec sa voix de blues, refait des détours par la soul, s’enracine dans la pop, orchestre les contours d’un univers personnel qui fascine l’auditeur. La musique plane, groove, s’enivre de beats obstinés, émeut, subjugue, clame une liberté qui se conquiert et c’est très beau.

MARYVONNE COLOMBANI

Concert donné le 2 novembre 2023 au 6mic, Aix-en-Provence.