La mobilisation de l’État pour accompagner Marseille vers les transformations nécessaires qui doivent améliorer le quotidien des habitantes et des habitants est salutaire. Elle n’est ni une faveur ni une opération de séduction. À défaut de véritable réparation, elle est un début de rattrapage de décennies d’abandon qui ont fait de la deuxième ville de France un territoire inégalitaire criant. Une cité dont la traversée en transport en commun est un calvaire. Une cité dont les enfants ont froid dans les écoles. Une cité où l’on meurt dans l’effondrement de son immeuble. Les Marseillaises et les Marseillais l’ont bien compris en chassant des édiles qui n’accordaient aucune compassion à la précarité subie par des dizaines de milliers d’entre elleux. Mais c’est loin d’être suffisant et l’État semble l’avoir entendu. À la différence des comités interministériels – sans retombées concrètes – de l’ère Hollande sur l’urgence marseillaise, l’Élysée a sorti le chéquier. Non sans quelques conditions mais il serait malhonnête de ne pas reconnaître l’engagement d’Emmanuel Macron, qu’on ne peut accuser d’une quelconque rancune après la déculottée de ses troupes phocéennes au dernier scrutin municipal. Écoles, transports, habitat, sécurité, économie… et même culture : le plan « Marseille en grand » est plus qu’une chance. Il est le retour tant attendu de l’inscription qui orne le fronton de la Porte d’Aix : « À la République, Marseille reconnaissante ». Cela ne fait plus aucun doute, le président a le béguin pour Marseille. Une passion débordante qu’il a à cœur de transmettre, de répandre autour de lui. On ne sait encore si Christophe Castaner se risquera à débarquer à la présidence du conseil d’administration du Grand port maritime après les réactions peu enthousiastes de la CGT. On sait en revanche que Pierre-Olivier Costa, actuel directeur de cabinet de Brigitte Macron, atterrit à celle du Mucem à la mi-novembre. Marseille, ville ouverte et hospitalière, saura, quoi qu’il arrive, l’accueillir à bras ouvert.
Visiter « Un musée à soi » au Mrac de Sérignan, c’est découvrir un autre musée le temps d’un accrochage pas comme les autres : celui de Nathalie, Elisabeth, Matthieu, Maxime et Dominique. Patient·e·s du centre de jour du Biterrois, qui dépend du centre hospitalier de Béziers, ces amateurs et amatrices éclairé·e·s connaissent bien les lieux. Ils et elles y viennent souvent dans le cadre des nombreuses actions artistiques de l’atelier Art.27 du centre, menées avec passion par Sonia Debeuré-Provost, psychologue, et Nicole Vidal, ergothérapeute. Fin 2020, Clément Nouet, directeur du Mrac, leur donne carte blanche à l’occasion d’un projet d’accrochage participatif. Un « pas de côté » assumé, placé sous la supervision bienveillante de la chorégraphe montpelliéraine Mathilde Monnier, connue pour son intérêt pour les arts au-delà du seul plateau scénique. En raison de la pandémie, le projet dure presque deux ans, deux années de rencontres régulières entre les patients et la chorégraphe. Cette dernière ayant à cœur d’accompagner des « personnes invisibles dans la société [à] envisager le commissariat de manière plurielle », tout en les aidant à réfléchir sur leur « responsabilité artistique ». Les discussions sont riches, chaque commissaire en herbe est même chargé d’écrire aux artistes choisis. Ce processus de préparation au long-cours est tellement important qu’il fait lui-même œuvre à travers une vidéo documentaire réalisée par Alice Fleury et Geoffroy Badel, deux jeunes artistes formé·s au MO.CO. Esba, l’école des Beaux-Arts de Montpellier.
De mots et d’images
Également à découvrir au Mrac de Sérignan, une exposition au rez-de-chaussée consacrée à l’artiste et cinéaste Noëlle Pujol, récompensée en 2020 par le prix Occitanie-Médicis. Music Hall (des lettres de Didier à Boum !Boum !) nous plonge dans l’univers joyeusement désordonné de l’artiste, au travail profondément cinématographique. A la fois espace d’exposition, studio de cinéma et coulisses d’un film, intitulé Boum ! Boum !, qui n’existe pas encore mais fait déjà partie d’une saga fictionnelle en perpétuelle création. Ce long-métrage en devenir est inspiré par les lettres de son frère Didier, dont l’artiste de « faire voyager ses mots » en les mettant en musique, mais aussi par le charme photogénique du quartier des Puces de Saint-Ouen où elle habite. À l’étage du musée, Aoulioule propose un abécédaire collectif qui s’interroge avec brio sur le rapport entre langage et image, typographie et graphisme, sous le commissariat des artistes Sylvie Fanchon et Camilla Oliveira Fairclough. A.R.
Conscience de son propre corps Le résultat de ce travail aussi acharné que passionné est une exposition extrêmement agréable à parcourir. Les cartels, très touchants, sont rédigés par les patient·e·s-commissaires. Car selon Mathilde Monnier, il est intéressant de voir « comment l’œuvre les raconte, en dehors de tout préjugé esthétique ». On se sent bien dans ce musée de l’intime où chaque pièce semble à sa place, comme magnifiée. Un sentiment d’harmonie porté par la scénographie du peintre et plasticien Dominique Figarella, avec lequel Mathilde Monnier avait déjà collaboré quand elle était à la tête du Centre chorégraphique national de Montpellier. Une photographie de danseuse mutilée de Per Barclay côtoie les cercles concentriques hypnotisant de Stéphane Magnin. Un peu plus loin, le Banc de la fortune de Io Burgard fait écho au banc d’Ann Veronica Janssens, issu des collections du Frac Occitanie, dont le film thermoactif garde quelques instants la trace des corps. Il est rare d’avoir à ce point conscience de son propre corps dans un espace d’exposition. Le géant de Francisco Tropa, fabuleux squelette de bronze, sera quant à lui activé à l’occasion d’une performance dansée lors de la visite VIP du 27 novembre. À ne pas rater.
ALICE ROLLAND
Un musée à soiJusqu’au 19 mars
Mrac Occitanie/Pyrénées-Méditerranée
Sérignan
04 67 17 88 95
mrac.laregion.fr
Comme chaque année,Cinemed nous propose de découvrir les films de cinéastes des deux rives de la Méditerranée. Des curieux, des créatifs, des engagés. Et de revisiter l’œuvre de ceux qui ont marqué de leurs empreintes ce vaste territoire. C’est par le nouveau film du réalisateur italien Emanuele Crialese que débute cette 44e édition,qui se déroule du 2l au 29 octobre. L’immensità, récit quasi-autobiographique présenté en compétition à la Mostra de Venise, nous transporte dans la Rome des années 1970 avec Pénélope Cruz qui incarne Clara, une mère trouvant refuge dans la relation complice qu’elle entretient avec ses trois enfants. Grande FrancescoUn hommage sera rendu à Francesco Rosi, qui aurait eu cent ans cette année et qui a inlassablement dénoncé la connivence entre le pouvoir officiel et la mafia. Quinze films dont neuf copies restaurées sont proposés ainsi qu’une table ronde autour de son œuvre, le 27 octobre à 18 heures. L’occasion de (re)voir Main basse sur la ville, Lucky Luciano… et, dans le hall du Corum, de découvrir le travail du photographe Sergio Strizzi sur le film Trois Frères (1981). Des invité·e·sInvité avec ses sept longs métrages, de La faute à Voltaire (2000) à Intermezzo (2019), primé à la Mostra de Venise, aux César et Palme d’or pour La Vie d’Adèle en 2013, Abdellatif Kechiche donne une master class animée par Pascal Mérigeau, le 28 octobre à 17 heures. La cinéaste espagnole Icíar Bollaín dont Cinemed avait sélectionné le premier long métrage, Salut ! Tu es seule ? en 1996, présente en avant-première son dernier opus, Les Repentis. Mais que ceux qui ne la connaissent pas se rassurent. Ils pourront découvrir ses films précédents : Flores de Otro Mundo, Grand prix la Semaine de la critique, Même la pluie qui a représenté l’Espagne aux Oscar (2010) et tous les autres, sans oublier une table ronde animée par Fernando Ganzo, rédacteur en chef des Cahiers du Cinéma, le 23 octobre à 17 heures. Autre invitée, la cinéaste documentariste Simone Bitton dont on pourra (re)découvrir les films et séries qu’elle a réalisés pour la télévision, puis pour le cinéma comme Mur, sur la construction de la barrière de séparation Israël-Palestine (Quinzaine des réalisateurs, 2004), ou Rachel (2009), enquête sur la mort d’une pacifiste américaine dans la Bande de Gaza, et enfin Ziyara, un road movie à la rencontre des gardiens musulmans de sa mémoire juive. Un échange avec cette cinéaste engagée artistiquement et humainement se tient le 24 octobre à 18 heures.
Des compétitions Mais Cinemed ne serait pas Cinemed sans ses compétitions de longs, de courts, de documentaires, de films en région soumis à des jurys, dont celui de l’Antigone à la double présidence cette année : Rachida Brakni et Éric Cantona. Neuf films sont en lice pour l’Antigone d’or, venus du Liban, de Tunisie, du Maroc, d’Italie, d’Algérie, de Palestine, d’Espagne et de France. Parmi les cinéastes présents, quelques « habitués » : Wissam Charaf (invité en 2016), revient avec son nouveau film, Dirty, difficult, dangerous. Damien Ounouri, dont le projet de film avait été retenu en 2017présente La Dernière Reine, coréalisé avec Adila Bendimerad. Hicham Ayouch,sélectionné en 2006 pour Tiza Oul sera présent pour son dernier long, Abdelinho. Enfin, la Palestinienne Maha Haj, primée en 2016 pour Personal Affairs, montrera Fièvre méditerranéenne.
La Géorgie à l’honneur Chaque année, Cinemed met l’accent sur un pays. Pour cette édition, c’est la Géorgie avec sa nouvelle génération de cinéastes. Au programme, fictions, documentaires, courts métrages et quatre classiques du cinéma géorgien en copies restaurées choisis et présentés par les jeunes réalisateurs. Également un ciné-concert, Le Sel de Svanétie de Mikhail Kalatozov (1930), et une avant-première, Brighton 4th, en présence de Levan Koguashvil. Et si vous avez raté en salle Et puis nous danserons de Levan Akin, Sous le ciel de Koutaïssi d’Alexandre Koberidze ou Dede de Mariam Khatchvani, c’est l’occasion de les découvrir.
Des avant-premières Une vingtaine d’avant-premières en présence d’invité·e·s parmi lesquels RachidBouchareb pour Nos frangins et Erige Sehiri, réalisatrice de Sous les figues. Mounia Meddour dont on avait aimé Papicha présente Houria, où l’on retrouve son actrice Lyna Khoudri ainsi que Rachida Brakni. Le comédien Alex Lutz sera accompagné de Quentin Reynaud réalisateur de En plein feu. Mais aussi Alessandro Comodin avec Les Aventures de Gigi la loi, Roschdy Zemréalisateur de Les Miens qu’on retrouve, acteur, dans le film de Chad Chenouga, Le Principal. Tourné dans la région, Balle perdue 2 de Guillaume Pierret est également projeté le 26 octobre, en présence de l’équipe du film.
Sans oublier La sérieEsterno Notte – Épisodes 1 à 6 de Marco Bellocchio sur l’affaire Aldo Moro ainsi que Letizia Battaglia – Tourner la vie et la mort à Palerme Partie 1 & 2 de Roberto Andò qui sera introduit par le président de Cinemed, Leoluca Orlando, ancien maire de Palerme. Et cerise sur le gâteau, on pourra voir les photos de la grande Letizia Battaglia au Centre Rabelais. Pour clôturer cette44e édition,en avant-première et en présence de l’équipe du film, Les Cyclades, le huitième long métrage de Marc Fitoussin, qui nous fait partir en vacances à Amorgos avec LaureCalamy, Olivia Côte et Kristin Scott Thomas. Avec plus de deux cents films, le choix ne sera pas facile mais chacun pourra y trouver son bonheur.
ANNIE GAVA
Cinemed Du 21 au 29 octobre Divers lieux, Montpellier cinemed.tm.fr
Romans, récits, films, essais, le génocide rwandais est largement documenté. Ainsi pleurent nos hommes, le premier roman – bouleversant – de Dominique Celis, porte pourtant un regard neuf sur cette plaie toujours saignante. Sur les traces indélébiles laissées par les massacres de 1994, malgré les injonctions à la réconciliation nationale, malgré la Reconstruction et l’essor économique du rutilant « pays aux mille collines ». L’écrivaine belgo-rwandaise se place du point de vue des rescapés, dévastés pour toujours. Et elle le fait dans un style neuf lui aussi. Tout à la fois brut, décapant et d’une poétique flamboyance ; certains vers d’Apollinaire, écrits sous le feu des obus, y éclatent d’ailleurs en leitmotiv.
Durant toute l’année 2018, Erika écrit des lettres à sa sœur Lawurensiya, dite Lo. Pour lui relater son histoire d’amour avec Vincent, rescapé lui aussi. Lui raconter comment « tout a foiré », comment Vincent a renoncé car « l’intime chez nous, c’est de la merde. Un précipice. Des fosses. » Plus moyen d’aimer pour ces hommes qui reniflent car c’est « ainsi que pleurent nos hommes ». Alors que faire ? Baiser (souvent), boire (beaucoup), fumer (trop), se ressourcer au bord du somptueux lac Kivu (dès que possible). Et se fabriquer une famille de substitution avec deux colocataires, un frère et un père second hand, quelques bavandimwe (littéralement « nés du même ventre », les très proches donc), histoire de vivre quand même. Car Erika a soif de vie. Même si elle crie sa peur, même si elle vomit sa haine de ceux « qui ont trempé » et qu’on est souvent obligé de croiser, même si elle hurle son désespoir, ses lettres sont aussi une déclaration d’amour à son pays, un hommage à ses tantes massacrées, à son frère mort, à ses parents et à sa sœur qui ont quitté le Rwanda pour ne plus jamais y revenir. Une année de lettres comme un bilan. Et la possibilité d’une renaissance, sans rien oublier, mais dans l’apaisement.
Un roman percutant et sensible, à lire sans modération.
FRED ROBERT
Ainsi pleurent nos hommes de Dominique Celis Éditions Philippe Rey, 20 €
Depuis le succès du premier volet de la trilogie Kirikou, qui, avec une grande élégance de traits et d’esprit, nous plongeait dans la culture de l’Afrique de l’Ouest, chacun des films de Michel Ocelot est attendu avec impatience. Et il n’a jamais déçu. Évoluant dans ses techniques d’animation, de la 2D à la 3D, du collage à la numérisation, il a conservé ses exigences et sa poésie. Après le superbe Princes et Princesses, la quête d’Azur et Asma entre Occident et monde arabe, le captivant Dilili, jeu de piste dans le Paris de la Belle Époque, le réalisateur, bientôt octogénaire, présente son dernier né : Le Pharaon, le Sauvage et la Princesse.
Trois contes et trois époques Plus modeste dans ses ambitions, il déclare avoir voulu, après les six années de travail consacrées à Dilili, passer à des choses plus légères, comme « revenir à la chansonnette après un opéra ». On retrouve l’idée du recueil et de la mise en scène de l’énonciation. Le conteur est ici une conteuse. Devant un auditoire de silhouettes noires vues de dos, elle apparaît frontalement, vêtue d’un bleu de travail, en aplat de couleurs sans contour comme tous les personnages du film. En arrière-plan, des échafaudages ancrent le récit dans le présent, pour mieux nous projeter vers l’ailleurs. Au Soudan et en Égypte pour Pharaon. En France, dans un Moyen Âge ténébreux pour Le Beau Sauvage. Et dans un Orient de fantaisie tel que le fantasmait le XVIIIe siècle européen pour La Princesse des roses et le Prince des beignets. Trois contes aux schémas traditionnels : l’amour, contrarié un temps par les méchants, triomphe de l’adversité incarnée par une régente accrochée au pouvoir, un seigneur cruel ou encore un sultan geôlier de sa fille.
En revanche, si le héros est toujours le garçon, les princesses ne sont pas pour autant des potiches passives. Dans le premier, c’est Nasalsa qui envoie celui qu’elle a choisi conquérir l’Égypte pour piéger sa mère. Dans Le Beau Sauvage, c’est l’héroïne, bien qu’en arrière plan, qui choisira son époux pour trois raisons poétiques et politiques. Enfin dans le dernier récit, le seul où l’héroïne apparaît dans le titre, la fille du sultan, éprise de liberté et de beignets à la cannelle, n’a pas froid aux yeux et agit à part égale avec son comparse.
On reconnaît les valeurs humanistes de Michel Ocelot : la rébellion contre les autorités abusives, la soif de liberté, la haine de la guerre, la force souveraine du pardon. On retrouve son sens de la composition des plans et la variété plastique de ses propositions. La profusion des détails et l’exubérance des couleurs pour la dernière histoire, la plus réussie peut-être, ode à l’Orient imaginaire des Mille et Une Nuits. Opulence des palais turcs, faste des marchés dont on sentirait presque les odeurs épicées ! Le parti-pris d’une diction très articulée avec les voix d’Oscar Lesage, Clairede La Rüe du Can et Aïssa Maïga peut gêner dans un premier temps mais la beauté des images l’emporte une fois de plus.
ÉLISE PADOVANI
Le Pharaon, le Sauvage et la Princesse de Michel Ocelot Sorti le 19 octobre
Sans abandonner ses thèmes de prédilection et le « cinéma du réel », Gilles Perret choisit la comédie pour parler du décolletage dans la vallée de l’Arve dont il est originaire, ainsi que des hold-up opérés par les fonds de pension anglo-saxons sur cette industrie prospère. En 2006, il avait déjà abordé le sujet dans La Mondialisation autour de la figure d’un chef d’entreprise, Yves Bontaz. Comme dans son travail documentaire, Gilles Perret part « du local pour raconter le global », et ce projet muri pendant six ans s’est élaboré à partir « d’une multitude d’histoires personnelles ».
Coécrit avec Marion Grange, Reprise en main met en scène Cédric (Pierre Deladonchamps) qui vit et travaille où il est né, a étudié, s’est marié. Là où ses enfants grandissent, où il a toujours ses copains de lycée : dans cette vallée de Haute-Savoie, frontalière de la Suisse des banquiers en col blanc. Il est ouvrier qualifié dans l’usine de mécanique de précision Berthier où son père (Rufus), ancien syndicaliste retraité, « décolletait » déjà. Il aime la montagne, le Bargy tout proche, qu’il gravit en solitaire. Il est fier de son métier, de plus en plus difficile à cause de la gestion des valets du capital, de la pression des marchés et des actionnaires avides d’une rentabilité immédiate, au détriment de l’intérêt des hommes et de la survie des territoires. En passe d’être rachetée une deuxième fois par un fonds « vautour » avec le plan de licenciement qui accompagne ce genre de transaction, l’ex-usine familiale des Berthier est appelée à mourir.
Un fondu de Ken Loach Moins politisés que leurs aînés, Cédric et les autres vont pourtant refuser la fatalité, imaginer un plan de reprise en main original, dont on ne dévoilera pas ici la teneur, mais dont on peut dire qu’il utilise les mêmes armes que l’adversaire. Car voler des voleurs, trahir des traîtres, piéger des piégeurs, non seulement c’est moral mais c’est réjouissant. Les films sociaux au cinéma sont parfois plombants, ce n’est pas le genre de Gilles Perret qui joue ici sur les procédés comiques, la maladresse de ses personnages qui n’ont pas toujours tous les codes pour nager avec les requins. Comme Ken Loach qu’il admire, Perret filme l’humanité, la solidarité, l’amitié. Si Reprise en main documente le monde industriel – on apprend ce qu’est le décolletage, comment se gagnent les commandes avec des « méthodes de casino » et surtout ce qu’est le leveraged buy-out (LBO pour les initiés) – rien n’est jamais pesant. Pas même le symbole récurrent de la montagne à gravir – scènes d’escalades en montage alterné – que le réalisateur arrive habilement à intégrer à son scénario. Servie par un beau casting (Lætitia Dosch, Grégory Montel, Finnegan Oldfield…), le film nous laisse entrevoir une liberté possible : celle de se reprendre en main.
ÉLISE PADOVANI
Reprise en main de Gilles Perret
Sorti le 19 octobre
Troisième volet de la trilogie concoctée par Alain Béhar, initiée par Les Vagabondes et La clairière du Grand n’importe quoi, La gigogne des tontines reprend le système des poupées russes pour nous livrer en un génial raccourci l’histoire du monde et les principes de l’économie politique. Le tout distribué avec une verve ravageuse, brillante, désopilante, caustique, nourrie de références à notre époque et aux « petites phrases » de ceux qui nous gouvernent.
D’emblée, on est installés au cœur d’un catapultage temporel : le premier mot « avant » est immédiatement suivi de la préposition « après ». La contraction originelle est en place, le « gros bang initial » peut avoir lieu et toute sa suite, ses « périodes glaciaires sans écureuil », « ses mondes disparus » et le « on », « très poilu », qui un jour tombera de l’arbre. Nous nous délectons du parcours des hominidés, passage du nomadisme à la sédentarisation, Babel, Moyen Âge, Renaissance, fondations lointaines du capitalisme. « Grandes cabanes » pour les riches au centre et « petites cabanes » pour les esclaves, les pauvres, les ouvriers, repoussées aux périphéries comme l’élevage des cochons (animaux identifiés à l’abondance) en raison des odeurs. Naissent alors les supports abstraits de la richesse, le prêt avec intérêts, « la sensation du progrès », les assurances (inénarrables trajets entre Cancale et Chamonix), les tontines enfin.
Avatars de l’argent Le tout file la métaphore du « cochon », image de la tirelire dont de multiples exemplaires attendent sagement de remplir leur rôle trônant sur une table (étymologiquement c’est aussi la banque qui compte parmi ses dérivés le saltimbanque, la boucle est bouclée !). Des photographies de « morceaux de cochon » sont disposées en fond de scène par le silencieux et énigmatique Valéry Volf, qui intervient parfois en brandissant des pancartes porteuses des mots-clés, ou désignés tels. Ou offre un micro à Isabelle Catalan, tordante dans son incarnation parodique de femme fatale et décorative tandis qu’Alain Béhar, éternel faiseur de mondes, manipulateur luciférien des crédits et autres avatars de l’argent, mime, raconte, s’agace, s’emporte, devient lyrique, acerbe, réclame théâtralement l’intervention du souffleur, imperturbable et ironique Marie Vayssière (aussi à la mise en scène). L’ère contemporaine nous rattrape et c’est une panne d’électricité qui met fin au spectacle. Le théâtre dans sa mise en lumière des circonvolutions et sinuosités de notre monde prend ici tout son sens. Magistral !
MARYVONNE COLOMBANI
La gigogne des tontines a été jouée les 13 et 14 octobre au Théâtre du Bois de l’Aune, Aix-en-Provence
Sur la scène nue bordée de noir, des flashes d’obscurité totale ou de lumière de quelques instants. Soit on ne voit rien, soit on aperçoit un, puis deux, jusqu’à six danseurs qui traversent le plateau du Zef dans diverses diagonales. Musique techno quasi hardcore succédant de façon brutale à une musique flottante, gazeuse, et inversement. Impossible d’anticiper à quel endroit de la scène il(s) ou elle(s) vont (ré)apparaître, quelles lignes vont être (re)parcourues, à quel moment on ne va plus rien voir, à quel moment on va les revoir.
Ballet signalétique Puis une collision, comme un flash. Et ça repart. Mais les successions d’événements chorégraphiques qui suivront, même répétitifs, seront imprévisibles, à l’image des rebonds erratiques d’un ballon de rugby tout blanc, lancé à plusieurs reprises sur scène, émettant des sons amusants. Séquences de gestes géométriques, sorte de ballets signalétiques de corps-machines, ou formes organiques étranges dont des parties semblent mues par une vie propre, autonome. Aucune improvisation, semble-t-il, dans ce Hasard de Pierre Rigal et de sa compagnie Dernière Minute, une pièce qu’il entrevoit «…comme une métaphore gestuelle des coïncidences cruciales de la vie ». C’est avec celle-ci qu’il débute son compagnonnage au Zef dont il vient d’intégrer la bande d’artistes associés. Classé « artiste inclassable » (dû certainement au fait qu’avant la danse et la chorégraphie il a fait du sport de haut niveau, obtenu un diplôme d’économie mathématique, ainsi qu’un DEA de cinéma), il va imaginer au Merlan un « projet de territoire » pour les trois ans à venir. Si c’est sur le même mode que ce Hasard, il va y avoir du suspense !
MARC VOIRY
Hasard de Pierre Rigal a été présenté les 12 et 13 octobre au Zef, Marseille
À l’entrée de la salle, c’est Olga Mesa elle-même qui nous accueille, micro en main, pour nous guider sur le plateau. Le sol est occupé de dessins à la craie de parties du corps, jambes, bras ; les murs sont couverts d’écrans avec des graphiques des plans, des photos. Elle rappelle la création de cette pièce en 1996, qu’elle a décidé de reprendre en la transmettant à une jeune danseuse d’origine russe, Natacha Kouznetsova, dont la prestation a été remarquée lors du Prix de la critique des Arts scéniques à Barcelone en 2020. Ce n’est pas seulement à un spectacle de danse auquel nous assistons mais aussi à la réalisation d’une transmission. À un partage.
Un travail au sol Il est donc question du corps qui intrigue, qui encombre, qu’il faut apprivoiser. Le travail se fait souvent au sol, les quatre membres s’imbriquent, se croisent, s’écartent comme s’ils n’appartenaient pas au même corps. On pense aux poupées de Hans Bellmer. Une chaussure recouvre une main, l’autre main se plaque entre les cuisses, vers le sexe. Olga surveille, intervient en marchant violemment autour de Natacha, braque des projecteurs aux lumières violentes que spectateurs et spectatrices ne peuvent pas éviter, filme le corps de Natacha. Ces images s’affichent sur le fond de scène et sont juxtaposées à celles de la première création. Les images d’Olga et de Natacha se mélangent. Olga dont le corps a changé. Ne nous a-t-elle pas montré au début la combinaison bleue qu’elle portait vingt ans auparavant et dans laquelle elle ne rentre plus… C’est donc aussi un spectacle sur le corps qui change, le temps qui passe. La bande son de Francisco Ruiz de Infante participe à l’étrangeté de la chorégraphie, mêlée de bruits de ville, de moteurs, de sonneries stridentes, de voix. C’est lui aussi qui a créé le dispositif scénique. L’ensemble compose un spectacle qui peut être parfois déconcertant mais qui révèle une inquiétude, et surtout une rage de vivre.
CHRIS BOURGUE
2019, Ceci n’est pas mon corps a été joué les 13 et 14 octobre au Théâtre Joliette, Marseille
Non, il ne s’agissait pas de la version théâtrale d’un remake du film d’Almodovar Les amants passagers ni d’un scénario modelé pour une fantaisie d’Özpetek, comme Le premier qui l’a dit, malgré le titre définitivement ambigu ! Docteur es rire, auteur du monumental Rire (le) de résistance, De Diogène à Charlie Hebdo (Beaux Arts éditions), Jean-Michel Ribes a déjà abondamment illustré la littérature d’humour. Il signe ici un nouvel opus qui joue sur l’infinie palette des ressorts comiques, avec une maestria qui s’appuie sur des comédiens complices semblant réinventer le texte tout au long du spectacle, jonglant avec les codes de la représentation. Robert Hatisi et Jean-Luc Vincent, cocréateurs du collectif Les Chiens de Navarre incarnent respectivement les personnages de Bob et Lionel Barnette. Le premier, chanteur de troisième zone veut à toute force composer l’hymne du futur régime bientôt instauré par le « Putschicador » libérateur, Toups (Bastien Ehouzan), un révolutionnaire exalté, mais nul en espagnol, langue du pays qu’il est censé « libérer ». Le second est un universitaire spécialiste du vivant, époux d’Yvonne Barnette (fabuleuse Joséphine de Meaux) pâtissière en Indre-et-Loire.
Champagne, cacahuètes et chair fraîche
Les Barnette sont les seuls survivants, suppose-t-on d’abord, d’un crash, quelque part sur un sommet de la Cordillère des Andes avec, pour survivre, une impressionnante quantité de quarts de bouteilles de Champagne, 5218 sachets de cacahuètes salées et, pour les changer de cet « ordinaire », la viande de toute une équipe de footballeurs, entraîneur compris, dont il ne reste qu’un pied (Yvonne :« Regarde dans la glacière, il ne reste pas du footballeur ? »). Un morceau de choix est préservé par Yvonne pour la Noël : la cuisse du steward qui s’est comporté en héros. Lionel manque de « moelleux » envers sa femme, tandis qu’elle-même développerait des « idées grues » (adjectif savoureusement composé à partir de son « incongru » contraire), l’inverse absolu de la capacité à inventer ou fabriquer des utopies. Le pragmatisme le plus terre à terre ouvre le champ à la satire. La pièce donnée pour la première fois en 1990 a gardé toute sa fraîcheur, même lorsqu’elle traite de la révolution dans un univers qui tient des BD de Tintin où sévissent le dictateur Tapioca et le général Alcazar. La légèreté du ton souligne, par sa force de distanciation, les tragédies contemporaines, et guide nos personnages dans la forêt amazonienne où Yvonne, subjuguée par Toups, est devenue la cheffe illuminée de la petite troupe. Le chant traduit les exaltations, sans doute seule réponse valable aux situations impossibles dans lesquelles les protagonistes se retrouvent. Les dialogues sont réglés au cordeau de l’humour noir. L’absurde nimbe l’ensemble avec jubilation. Les comédiens sont ébouriffants de verve comique, que ce soit dans leur répliques ou leur performances silencieuses. Bref, La cuisse du steward (qui n’oublie pas les références à L’aile ou la cuisse, entre autres rapprochements potaches) a toutes les qualités d’un classique, joignant à son caractère déjanté une dimension humaniste, dans une scénographie fantastique et efficace. On est au théâtre et tout peut arriver !
MARYVONNE COLOMBANI
La cuisse du steward a été joué du 19 au 21 octobre, au Théâtre du Jeu de Paume, Aix-en-Provence.