Rien d’édulcoré ni de « gnangnan » dans le programme donné au GTP ce soir de Saint-Valentin! La fadeur ne fait pas partie du vocabulaire des musiciens en présence. Le Cercle de l’Harmonie sous la houlette de Jérémie Rhorer joue « à la maison » au Grand Théâtre où il est orchestre en résidence. En préambule il reprenait l’Ouverture des Noces de Figarode Mozart dont il avait joué l’opéra au Théâtre des Champs Élysées en 2019 pour la première mise en scène du cinéaste James Gray. La clarté de la direction met en évidence tous les pupitres, donne à écouter l’orchestre dans la multiplicité de ses voix en un tempo soutenu et un sens subtil des nuances. L’orchestre raconte, respire. Les instruments solistes ajoutent à la finesse de l’ensemble, flûte aérienne de la Danse des esprits bienheureux de Gluck, violon solo éblouissant de la Méditation de Thaïs (Jules Massenet) accompagné par une harpe aux intonations déliées…
Victoire de la musique 2023, mais déjà appréciée follement à plusieurs reprises au Festival international de musique de chambre de Provence, Marina Viotti, délaissant pupitre et partitions, joue les extraits d’opéras qu’elle interprète. Elle sera vive et mutine dans le Voi che sapete, air de Chérubin des Noces de Figaro, où le jeune homme déclare son amour à toutes les femmes, englué délicieusement dans le vague des passions naissantes. Dans les extraits d’Orphée et Eurydice de Gluck, elle incarnera d’abord la joie du poète dans Qu’entends-je ?… Amour vient rendre à mon âme, puis, bouleversante, elle dira les larmes qui scellent la perte de l’aimée, condamnée à rester dans les Enfers, J’ai perdu mon Eurydice. Vocalises étendues, ornementations étonnantes d’inventivité, chromatismes périlleux, sont exécutés avec une aisance confondante… Émouvante dans l’évocation du sacrifice d’Alceste qui demande à mourir à la place de son époux, Marina Viotti choisit de conserver la pureté de la déclaration d’amour de Dalida, Mon cœur s’ouvre à ta voix, (Samson et Dalida, Camille Saint-Saëns), préférant de son propre aveu préserver le sentiment amoureux sans la perversité de la jeune femme qui séduit Samson pour lui couper les cheveux et lui enlever toute force. Rareté aussi lors de ce concert, la diva présente le programme en donne les lignes directrices, apporte la fraîcheur de ses commentaires. Piquante dans la ritournelle de Carmen (Bizet) Près des remparts de Séville (passage qui sera repris en bis), elle se glisse dans « l’ascenseur émotionnel » de la grande scène du III de La Favorite de Donizetti avec un phrasé d’une bouleversante limpidité. En bis elle offrira aussi, Saint-Valentin oblige, le Rondo final de la Cenerentola de Rossini. Sa finesse espiègle ne laisse pas croire à une Cendrillon qui attend robe, carrosse et prince charmant ! On termine par Carmen, indomptable. Non, la Saint-Valentin n’est pas en guimauve !
C’est à domicile qu’officiait samedi matin Marguerite Salvy, enseignante au conservatoire de Port-Saint-Louis. Avec Tea Time, la chorégraphe explore une délicieuse idée : danser en compagnie de sa fille Juliette, 9 ans. Ambiance chaleureuse dans la salle de l’Espace Gérard Philipe, à l’issue de trois jours d’ateliers avec les scolaires, pour accueillir ce tour de danse plein de grâce et d’espièglerie. Une ravissante communion mère fille, chacune virevoltant dans sa robe rouge, sur la musique enlevée d’Anna Idatte jouée live. Pour toute scénographie, un service à thé et trois cubes gigogne se métamorphosant à l’envi en meubles, puzzle ou cabane, permettent de mieux explorer le panel de jeux de la petite enfance, entre mimétisme et désir d’émancipation. Comme source d’inspiration, le quotidien de cette attachante famille : des séances de rangement mises à mal, une dégustation de thé comme soupape au milieu du tumulte quotidien…
Plus tard dans l’après-midi, l’élégant mini chapiteau de Bêtes de foire cueillait les spectateurs au cœur du centre équestre istréen Le Deven. Dix ans après leur première création commune, Elsa de Witte et Laurent Cabrol combinent une nouvelle fois leur appétit pour les machineries de fortune et jonglage d’accessoires – ici les chapeaux – toujours portés par une méticulosité et un amour des personnages muets haut en couleurs, inquiétants parfois, saisissants toujours, régnant sur un véritable capharnaüm organisé.
Forain revisité
Luminaires, instruments, vestes de costumes et chapeaux haut de forme y pendent de toutes parts : Décrochez-moi ça, c’est bien le credo autour duquel s’articulent les saynètes du spectacle. Sur un plateau tournant, une redingote s’enfile comme une demande en mariage, les costumes abandonnés gisent telles des mues, symbolisant tour à tour des corps absents ou saillants… Épaulés par un homme orchestre et un régisseur à vue, les hôtes des lieux, yeux fiévreux plantés dans ceux des spectateurs, animent ce cabinet de curiosités en mouvement autour d’une scie musicale, d’un chien taquin, de facétieuses marionnettes qui prennent vie puis s’évaporent, menant vers un final époustouflant baigné d’onirisme, de miroirs et de fumée.
JULIE BORDENAVE
À venir
D’autres pépites à glaner : des propositions chorégraphiques singulières explorant corps entremêlés (La boule le 21 février à Fos-sur-Mer) ou états de tension (Bounce Back le 23 février à Grans), mais aussi plusieurs temps forts disséminés sous chapiteaux : contorsions d’Alice Rende (Passages le 24 février à Istres), funambulisme immersif des Colporteurs (Coeurs sauvages, du 23 au 25 février au Deven) ou encore collapsologie roublarde des acrobates de Circus Baobab (Yé !,les 24 et 25 février à l’Usine).
Jusqu’au 25 février
Istres et alentour
scenesetcines.fr
19 février 2024 : les agriculteurs en colère, tendance FNSEA, envahissent l’esplanade du Mucem, avant d’aller déverser du fumier devant la DREAL. Le soir venu, le musée accueille Alessandro Pignocchi, auteur de bandes dessinées et membre des Soulèvements de la Terre, et Irène Bellier, anthropologue, pour parler d’Écologie et cultures traditionnelles. Le premier rêve « d’un monde où le Mucem leur aurait ouvert ses portes pour nouer un dialogue ».
Dans une société où la fascisation augmente, avec le durcissement du capitalisme, « il va y avoir de plus en plus d’alliances improbables » pour conserver un avenir désirable, prédit-il. La seconde opine : « La dépendance au marché s’étend partout. Et quand il se retire, la terre est morte, les rivières et les forêts meurent. »
Les luttes des peuples autochtones, pour défendre leurs territoires, sont cruciales. Comme le rappelait l’animatrice de ce Procès du siècle, Paloma Moritz, ils représentent 6,2 % de la population mondiale, mais protègent 82 % de la biodiversité, dont l’hémorragie menace l’ensemble de nos sociétés et, au-delà, les conditions de la vie sur Terre. Pour Irène Bellier, qui a travaillé en Amazonie, avant de se pencher sur… les énarques, les autochtones sont porteur d’une mémoire, d’une adaptation au monde incroyablement riche. « Ils ne protègent pas que la matérialité, mais le rapport au vivant, et travaillent pour l’humanité entière », précise-t-elle.
Zads partout
Pendant ce temps les nantis, largement responsables de ces catastrophes, « essaient de maintenir leur domination, pour subir les effets des crises environnementales un peu plus tard que les autres » estime Alessandro Pignocchi. Dans ce contexte, apprendre à vivre en bonne entente avec les non-humains donne une perspective aux luttes. Il relève des traces d’un équilibre perdurant dans notre culture occidentale : « n’importe quel éleveur a un rapport animiste avec ses bêtes ; il n’apprend à les traiter comme des objets que pris dans la contrainte économique ». S’appuyer sur ces rapports non-marchands, alors que les enjeux se sont dramatisés, lui semble maintenir un espoir.
Tout comme la multiplication des Zad, en premier lieu celle de Notre-Dame-des-Landes, à laquelle il a consacré un nombre considérable de planches brûlantes, peuplées de mésanges révolutionnaires. Des alternatives locales à l’agro-industrie et au béton, qui s’appuient sur un lien fort aux lieux de vie, ne sont pas une façon de se retirer du monde : elles permettent d’ouvrir le champ des possibles, des aspirations et des imaginaires, comme « l’histoire, l’anthropologie et l’archéologie le favorisent aussi ». Reste à ne pas se contenter du « dérangement intellectuel » en restant dans le discours !
« Depuis le 7 octobre, il est très difficile de parler de la question palestinienne », observe l’historien Vincent Lemire. Au Mucem, ce spécialiste du conflit israélo-palestinien et son confrère Jean-Pierre Filiu essayent de prendre du recul par rapport à cette date de l’attaque du Hamas contre Israël, car l’histoire n’a pas commencé là, loin s’en faut. Le journaliste modérateur de la soirée Thomas Legrand propose aux invités de dégager eux-mêmes leurs dates, de signifier ce qu’ils considèrent comme le début de la problématique israélo-palestinienne.
Quelles clés ?
Pour Jean-Pierre Filiu, un commencement peut être daté en 1917 avec la Déclaration de Balfour. Cette promesse de « foyer national » pour les Juifs qu’établit l’ex-ministre des Affaires étrangères britannique est en effet très déterminante pour la suite des événements. Elle préfigure l’établissement du mandat britannique sur la Palestine, la création de l’Etat d’Israël en 1947 par l’ONU.
Vincent Lemire remonte quant à lui beaucoup plus loin dans le temps, en s’intéressant à la genèse du sionisme chrétien. Celui-ci explique en partie le soutien inconditionnel des Etats-Unis à Israël, à l’image de Truman qui au-delà d’avoir grandement aidé à la création d’Israël, se prenait réellement pour Cyrus, le roi perse qui permit le retour de la population juive à Jérusalem en 539 ! Aujourd’hui, comme le rappelle Vincent Lemire, 95% des armes israéliennes sont fournies par les Etats-Unis.
Parmi les autres dates et événements marquants mentionnés, on retrouve bien sûr la Nakba, cet exode palestinien de 1948 qui voit entre 700000 et 750000 arabes chassés de leurs terres. Face au discours de certains qui regrettent que les Palestiniens n’aient pas accepté le plan de partage de la Palestine de 1947, Vincent Lemire répond : « les acteurs ne peuvent faire qu’avec l’équation qu’ils ont sous les yeux ! ». En effet, avec notre regard actuel, il est facile de regretter qu’un accord n’ait pas été trouvé, or le plan était au désavantage des Palestiniens. Là est toute l’utilité du discours de l’historien qui rappelle que les acteurs s’inscrivent dans le présent et font des paris.
La solution sera politique ou ne sera pas
Dans l’enclave palestinienne de Gaza où les guerres et les massacres s’enchaînent, peut-on encore croire à une issue ? « Peut-on rester optimiste quand il y a deux messianismes politiques qui se font face ? », demande Thomas Legrand aux deux historiens. Au-delà du pessimisme ou de l’optimisme, Jean-Pierre Filiu s’en remet au politique. « Quels que soient les torrents de sang qui couleront, la solution sera politique » indique-t-il. A propos de la question israélo-palestinienne il ajoute à la surprise générale : « c’est compliqué mais c’est relativement simple, ce sont les fauteurs de guerre qui veulent tout compliquer ». Selon Vincent Lemire, la solution doit venir de la communauté internationale. « C’est elle qui a paramétré ce conflit, c’est elle qui doit s’interposer et le résoudre », juge-t-il.
Des vœux qui ne semblent malheureusement pas prêts d’être exaucés, à l’heure où Rafah se fait écraser dans un silence assourdissant.
RENAUD GUISSANI
La conférence Face à la guerre : Israël / Palestine s’est tenue le 15 février au Mucem, Marseille
Pour aller plus loin : Lire Comment la Palestine fut perdue. Et pourquoi Israël n'a pas gagné. Histoire d'un conflit (XIXe-XXIe siècle)Jean-Pierre Filiu, Seuil, 2024
Une réplique sèche tombant en couperet dans un échange aimable, une main qui se pose sur un corps et dont on ne sait jamais si elle va frapper ou caresser, des silences étirés, lourds de menaces… Le Pion du général, premier long métrage de Makbul Mubarak, est un thriller psychologique et politique. Inspiré par sa propre histoire – le titre original du film est Autobiography –, le réalisateur indonésien de 34 ans fait le portrait d’un jeune homme dans un pays marqué corps et âme par trente ans de dictature.
Le film s’ouvre sur un retour. Celui d’un général à la retraite dans le vaste manoir familial des Purna, que le jeune Rakib (Kevin Ardiloa) garde et entretient en l’absence du Maître. Le général Purna (Arswendy Bening Swara) appartient à la dynastie des notables, craints, respectés, intouchables depuis longtemps. Rakib à celui des serviteurs, des pions dont on se sert et que l’on peut éventuellement sacrifier. Soutenu par les promoteurs d’un barrage hydroélectrique qui apporterait l’énergie dans cette région rurale mais exproprierait les paysans, le général a décidé de devenir maire du village. Entre le vieux militaire et le jeune homme vont se nouer des relations ambiguës. Une partie d’échecs, d’abord dominée par le Général. Figure du pater familias – que les dictatures ont toujours mis en avant, il se substitue au père de Kib, emprisonné pour le sabotage des bulldozers destructeurs d’exploitations agricoles.
Infusion de violence
Le film met en scène l’emprise de Purna sur Rakib, dressé à la loyauté depuis toujours. Le garçon sera son serviteur fidèle, dévoué jusque dans les basses besognes. Fier de son choix de ne pas émigrer à Singapour comme son frère, de conduire un gros 4/4 luxueux, croyant naïvement être du côté du bien. Le spectateur, placé de son point de vue, ressent la pression sournoise, constante, qui s’exerce sur lui, puis ses doutes quand le dilemme moral finit par se poser, entre obéir à la loi d’un monstre ou faire ce qui est juste. Jeux de miroirs, d’ombres, de reflets, l’angoisse se diffracte par le travail du chef opérateur Wojciech Staron, créant une atmosphère délétère. La violence restera hors-champ mais sera de tous les plans, infusant tous les échanges. Makbul Mubarak a demandé à ses acteurs de jouer en se disant : « maintenant je suis le prédateur, maintenant je suis la proie. »
Les femmes sont quasiment absentes. Celle du Général, restée à la Ville avec ses filles, ne semble pas pressée de le rejoindre. Un monde d’hommes, oppressif, oppressant. Et le tableau sombre d’un fascisme intériorisé.
ÉLISE PADOVANI
Le Pion du général, de Makbul Mubarak Sorti le 21 février
Aussi conceptuel que charnel, avec un souci constant de la matière, de la lumière, des sons. Dramatisé par une savante orchestration qui rappelle les symphonies urbaines du cinéma muet. Tourné en 16 mm sur des pellicules périmées récupérées, baigné par la « nuit américaine » – qui fait croire à la nuit en plein jour – la fable poético-politique d’Ana Vaz semble se dérouler dans un crépuscule permanent.
Les animaux malades de l’homme
Jacques Cheuiche, grand chef opérateur brésilien, a su restituer cette idée d’une fin du jour semblable à une fin du monde. Le bleu dominant, traversé parfois par les fulgurances rouges du ciel et des phares, n’est en rien celui de la sérénité. On est à Brasilia, où la réalisatrice a vécu, utopie moderniste d’Oscar Niemeyer qui la rêvait universelle, tolérante, ouverte à tous, construite dans le désintérêt écologique de l’époque. Terrassements écocides, colonisation de territoires par expropriation des animaux, création d’un zoo, de parcs- réserves. Aujourd’hui, des animaux malades de l’homme – tamanoirs, renards, loups à crinière, singes, chouettes, moufettes, serpents – s’échappent des zones où ils ont été relégués. Cherchent refuge dans une urbanité qui les tue, souvent incapables de revenir à leur milieu naturel. Les patrouilles de la police environnementale les récupèrent. Les vétérinaires les soignent – quand c’est possible.
À l’origine de ce film, le désir de rendre hommage à un bébé fourmilier trouvé par la réalisatrice au bord d’une route et l’essai de la philosophe Julia Fausto sur La Cosmopolitique des Animaux.
Le piège se referme
La caméra, dans de longues séquences, balaie la skyline hérissée de la capitale brésilienne : gratte-ciel, barres d’immeubles, pylônes électriques géants défiant les montagnes alentour. Dans un sens puis dans l’autre. Elle pivote, s’attarde, repart, accélère, suit les axes routiers qui crucifient Brasilia. L’image, devenue abstraite, se floute sur les lumières de la ville. Les hommes sont saisis de loin ou de trop près dans le détail d’une main gantée ou de la manche d’un uniforme. Les conversations téléphoniques des sauveteurs se font en off. Pour les rares fois où les visages apparaissent, ils sont masqués en raison de la pandémie. La nudité de la face des bêtes n’en est que plus saisissante. Série de portraits en très gros plans, annulant toute idée d’échelle. Zoom tremblé jusqu’à 600 mm, sur leurs poils, plumes, becs, truffes, yeux inquiets ou interrogatifs qui nous fixent. Résonnant avec le cinéma de l’Eco-terreur qui met en scène « une Nature enragée » – intitulé de l’exposition du Jeu de Paume en 2021, où Ana Vaz intervenait – Il fait nuit en Amérique s’en démarque toutefois. Les animaux dans leur errance, ne sont ni monstrueux, ni menaçants. Les frontières deviennent poreuses, et c’est bien le piège qui se referme sur l’humanité qui est terrifiant. Comme sorti d’une vidéo de Bill Viola, le film s’achève sur le plan hypnotique d’une puissante chute d’eau dont on ne sait si elle est de vie ou de mort.
ÉLISE PADOVANI
Il fait nuit en Amérique, d’Ana Vaz
Sorti le 21 février
En mars 2023 Ariane Mnouchkine et ses comédiens sont partis vers le froid et les bombardements de Kyiv, pour délivrer les « munitions artistiques » de la Cartoucherie de Vincennes. Une manière de rester vivants, debout, et de construire leur nation future, pour les 100 comédiens ukrainiens réunis pendant 12 jours pour un stage d’improvisation, et d’« amour » comme le confiera une participante. Une leçon de vie, qui dit aussi les ponts bombardés, les sirènes des attaques, les nuits d’insomnie, les douleurs des familles et des couples déchirés.
Le documentaire que le Théâtre du Soleil y a tourné, et qui proclame la force et la nécessité du théâtre en temps de guerre, a été diffusé sur France Télévision le jour de l’assassinat d’Alexeï Nalvany. La force du théâtre, la construction des représentations et des émotions, peuvent-elle aujourd’hui constituer un contrefeu à cette guerre d’annexion qui n’en finit pas, à la volonté impériale de Poutine qui menace les démocraties européennes ? « Ce n’est pas un hasard si les dictatures s’en prennent toujours aux artistes », répond Mnouchkine.
Les journalistes ne se tairont pas
Ils ne sont pas les seuls. Les journalistes aussi, qui témoignent, font des assassinés de choix. Le crime politique est devenu une pratique courante en Russie, et celui de Paul Klebnikov (2004) il y a 20 ans ne fut que le premier d’une longue série de censure par le meurtre. Natalia Estemirova (2009), Anastassia Babourova (2009), Anna Politkovskaïa (2006), Pavel Cheremet (2016), Dmitry Popkov (2017)… ont été muselés de la plus radicale des façons pour leur position sur la guerre en Tchéchénie ou en Crimée. Et depuis deux ans 17 journalistes sont morts en couvrant les combats en Ukraine.
Mais c’est aujourd’hui Israël qui détient le record des journalistes morts en exerçant leur métier. Interdits de présence à Gaza et dans les territoires occupés ceux qui y vivent – les journalistes palestiniens – et ceux qui prennent le risque de s’y rendre, meurent en masse depuis le 7 octobre : tués par des drones israéliens comme Hamza Al-Dahdouh et Mustafa Thuraya en janvier, tués en zone de combat, dans les écoles et les hôpitaux bombardés, pour 85 journalistes venus rendre compte de la réalité du conflit pour les civils.
A Gaza, les artistes ne peuvent plus s’exprimer. C’est ici, dans un pays où la parole est encore libre, que nous pouvons tenter de recueillir les échos du massacre en cours : il n’est pire acte de tyrannie que d’assassiner les témoins.
La saison se poursuit au Théâtre national de Nice, avec une programmation pluridisciplinaire et dans l’air du temps. On y retrouve des créations pour le moins intéressantes, parmi lesquelles Guru, un opéra mis en scène par sa directrice Murielle Mayette-Holtz. Composée par Laurent Petitgirard sur un livret de Xavier Maurel, cette œuvre aborde le phénomène des dérives sectaires en s’inspirant librement de la tragédie de Jonestown, un suicide collectif qui fit fait pas moins de 908 victimes. Exceptionnel par son sujet et l’engagement dont il témoigne, cet opéra était une commande du ministère de la Culture et de la communication qui n’a jamais été monté en France, l’Opéra de Nice en ayant notamment annulé – ou sabordé – la production en 2010. C’est pourtant bien avec l’Opéra National de Nice, ainsi que l’Orchestre philarmonique de la ville, qu’est co-produite cette création. Trois représentations de ce spectacle ont lieu les 20, 21 et 23 février dans la salle de la Cuisine, et sont précédées, la veille de la première, de deux conférences gratuites. D’abord, un face-à-face entre le public et les artistes, comme l’Opéra a l’habitude d’organiser, puis une rencontre organisée par le TNN et l’Académie des Beaux-Arts sur le thème « manipulation mentale et dérives sectaires » en compagnie de l’équipe artistique, de chercheurs et de spécialistes tels que l’ancien directeur de la Miviludes, Georges Fenech.
Trajectoires communes En janvier et février se tient le festival Trajectoires du Forum Jacques Prévert de Carros. Comme il a pris l’habitude de le faire depuis 2022 et l’ouverture du festival à une envergure départementale, le TNN accueillera plusieurs spectacles de cette programmation pluridisciplinaire dont l’objectif est d’interroger la société au travers de parcours de vie singuliers. L’occasion pour le Centre dramatique national de mettre en avant ses talents, avec Célestez-moi, Les Enfants des Nineties (25 et 26 janvier) de Stephen Di Tordo, coproduction créée pour l’occasion au TNN, et Frida Kahlo, ma réalité (1er et 2 février), seule en scène de Bénédicte Allard, comédienne de la troupe du théâtre. Vole ! T’es toi ! Va aimer !, les trois spectacles du triptyque d’Eva Rami sur la découverte de soi et l’émancipation, seront également présentés les 6, 7 et 8 février sur le plateau de la salle des Franciscains.
Magie, encore ! On retrouve du 22 au 27 avril la deuxième édition du festival de magie annuel du TNN. Contrairement à l’année dernière, les places pour les trois spectacles proposés, ainsi que celles pour le Gala de clôture, ne sont pas gratuites mais à un prix unique (10 euros) qui, selon le Théâtre, devrait rester abordable pour un maximum de spectateurs. Les activités et attractions organisées autour du festival, comme les cabines à tours automatiques ou l’atelier de magie du 27 avril, restent gratuites.
Les spectacles programmés pour le festival croisent les disciplines et abordent des sujets parfois sérieux, plutôt inattendus dans un tel contexte. Ainsi, Doublon de Marc Rigaud enchantera le public avec une conférence sur les mystères de la gémellité (22 et 23 avril), et l’illusionniste Yann Frisch s’intéressera au statut absolument tragique du clown, condamné à ne jamais être pris au sérieux, dans Le syndrome de Cassandre co-écrit par Raphaël Navarro (23 et 24 avril). Avant le grand gala de clôture, petit détour par l’univers burlesque d’Etienne Saglio, avec Goupil & Kosmao, ou les aventures d’un magicien (Antoine Terrieux) et de son marionnettique assistant.
La parité entre les artistes femmes et hommes, parfaitement respectée par le TNN dans sa programmation générale, n’est malheureusement pas appliquée pour le festival. On ne compte même qu’une seule femme, Claire Chastel, qui met en scène Doublon. Cette absence de parité est encore la norme dans nombre de festivals de magie, les hommes restant très majoritaire dans cette pratique. L’espoir de voir plus de femmes à l’affiche reste par ailleurs permis, la programmation du Gala de clôture n’étant pas encore annoncée. Elle devrait être disponible sur le site du Théâtre avant le début du mois de mars.
Zébuline :Anticipant la publication de la CRC, Marsactu a fait paraître le 9 février un article intitulé « La gestion en mode freestyle du festival Jazz des 5 continents ». Cet article vous met notamment en cause, ainsi que l’attachée de presse du festival. Pourriez-vous d’abord nous éclairer sur les reproches qui vous sont faits à titre personnel ?
Hughes Kieffer : Pour ce qui est de l’attachée de presse, je pense qu’elle répondrait mieux que moi à cette question, mais elle a cessé le cumul de ses deux activités – attachée de presse au sein de la Ville de Marseille et du Festival – dès que nous avons su que cela posait un problème. Nous étions effectivement dans l’erreur réglementaire, mais sans nuisance pour personne, me semble-t-il… Concernant mon cas personnel : lorsque l’on m’a demandé de prendre la direction du festival, j’étais intermittent. Avec des revenus fluctuants, et effectivement une grosse dette fiscale. On m’a proposé un processus d’avance sur salaire, avec échéancier de remboursement, afin que je puisse payer ma dette. Dire qu’elle a été « effacée » est faux, je l’ai payée, cela s’est fait avec l’accord de notre commissaire aux comptes. Ce n’était peut-être pas très conforme avec la réglementation, mais je n’en savais rien. Et surtout : aucun argent public n’a servi à « effacer » ma dette, que j’ai entièrement réglée.
Peut-on dire que la gestion est « freestyle », donc ?
On n’est pas blanc de reproches et d’approximations, sans doute, mais cet article avance des chiffres faux. Comme 1,3 millions de subventions de la Ville de Marseille, ce qui est complètement fantaisiste.
De combien d’argent public bénéficiez-vous ?
625 000 € de la Ville de Marseille, 130 000 € du Département, 100 000 € de la région et 150 000 € de la Métropole. Soit 1 million en tout. Mais la plus grosse approximation vient du chiffre aberrant de 81 % d’invitations.
Chiffre avancé non par Marsactu cette fois mais par le rapport de la Cour des Comptes…
…qui confond tout. Imaginez. En 2019, année de l’observation nous avons eu plus de 100 000 entrées, mais 60 000 étaient des entrées pour une exposition gratuite. Pour la Cour des Comptes cela représente donc 60 % d’invitations, auxquelles ils ajoutent les entrées pour les concerts gratuits que nous faisons dans le cadre des tournées métropolitaines, ou au Mucem. Comptabiliser les entrées gratuites comme si elles étaient des invitations n’a pas de sens. On a mis en vente l’an dernier, au Théâtre Silvain (2100 places), au Palais Longchamp (3500 places), à la Vieille Charité (750 places) un peu plus de 22 000 places payantes. On en a vendu 17 000, soit 77 %. Même si les places restantes étaient parties en invitations, c’est-à-dire si le remplissage était de 100 %, ce qui n’est pas le cas tous les soirs, leur nombre ne dépasserait pas les 23 %. Cela devrait être un compte élémentaire pour la Chambre des Comptes, en principe…
Chambre des Comptes qui vous reproche également, semble-t-il, de bénéficier d’une « manne publique » ?
C’est Marsactu qui affirme cela. Mais pour comprendre de quoi il retourne, il faut savoir ce qu’est, en pratique, une politique culturelle publique. Il est normal pour une manifestation comme Jazz des Cinq continents de bénéficier de financements publics.
Pourquoi ?
C’est le cœur de la question. Nous menons une politique publique, nous ne fabriquons pas un festival supermarché qui fonctionne avec des recettes bar et qui a intérêt à remplir en sur-jauge. Nous n’avons pas de recettes bar. Nous voulons que les spectateurs, même dans notre plus grande jauge, voient la scène, ce qui s’y passe. Nous ne sommes pas un parc d’attraction, nous ne faisons pas de bénéfice… Nous sommes une association, une grosse association, mais nous ne distribuons pas de dividendes à des investisseurs privés.
Est-ce cela qui définit une politique publique de la culture ?
Pas seulement. Mais oui, je le maintiens : comment peut-on nous reprocher de ne pas avoir augmenté les prix ? Je suis fier que nos places les plus chères soient à 30 ou 35 euros, que nous ayons des tarifs sociaux, des places solidaires à 1€, des prix réduits pour les jeunes, les chômeurs. C’est cela, une politique culturelle publique. Et bien d’autres choses encore, avec d’un côté des actions de médiation pour le public, un soutien à l’émergence et à la professionnalisation des artistes du territoire, un lien avec l’écosystème et le Conservatoire… Ces actions se multiplient d’ailleurs depuis l’arrivée du Printemps Marseillais à la mairie, à la demande de Jean-Marc Coppola [adjoint au maire en charge de la Culture, ndlr] : notre politique d’Éducation Artistique et Culturelle est reconnue, soutenue par la Région et par la Drac [le ministère de la Culture, ndlr]. On développe un modèle organique de proximité, à l’échelle d’une grande ville, mais on est dans du local face à l’industrie musicale.
Vous avez pourtant de grandes jauges…
Dans le rapport et dans l’article nous sommes comparés à Jazz à Vienne ou Jazz in Marciac, qui ont des salles de 7 000 places et payent les artistes le même prix que nous. Mais Pink Martini à Marciac, c’est 65 euros, Ibrahim Maalouf à Vienne c’est 60 euros. Deux fois plus de places, deux fois plus cher… Notre modèle n’est pas le même, d’autant que les recettes de bar entrent dans leurs comptes… Cela explique qu’ils aient 17 % de subventions publiques et nous 54 %. La question est de savoir si les collectivités considèrent que nous contribuons à l’en-commun, que nous sommes des constructeurs de la cité, de sa cohésion, de son rayonnement. Notre objectif ce n’est pas la rentabilité.
La Métropole finance pour 150 000 euros un parcours de concerts gratuits dans certaines villes, plutôt de la majorité métropolitaine semble-t-il. Est-ce eux ou vous qui choisissez les villes ?
Ce n’est pas exact, jamais une ville de gauche qui a demandé à bénéficier du dispositif n’en a été écartée. Nous travaillons effectivement avec Salon-de-Provence, Aubagne, les mairies du 13/14 et du 9/10, mais aussi avec Septèmes-les-Vallons, qui est une ville communiste.
Les communes entrent-elles au financement de ces concerts métropolitains ?
Pas directement, mais elles payent la technique, la sécurité, l’accueil. Nous construisons des programmes ensemble, à l’échelle de chaque commune, pour un one shot ou un long cours. Là encore, je revendique de construire une politique publique.
On vous a aussi reproché d’organiser des événements privés.
Jamais. Il n’y a jamais de concerts privés. Certaines entreprises privatisent des espaces, elles les payent, mas n’achètent pas le concert. Le concert à la Villa Gaby durant la période Covid a été entièrement payé par les entreprises à un moment où les artistes avaient un besoin urgent d’être programmés. Peut-on nous le reprocher et en même temps dire que nous dépendons trop de l’argent public ?
Au Zef à Marseille, le 9 février, la chorégraphe Joanne Leighton présente à nouveau le fruit de son travail commun avec les jeunes danseurs et danseuses de la formation professionnelle Coline. Traces, créée en 2024, ce sont treize interprètes qui cherchent à créer du lien tout au long de leur performance. Au départ c’est une danseuse qui entame sa marche, si caractéristique des créations de Leighton, et qui tourne en rond alors que les autres battent la mesure de ses pas. Puis elle est rejointe par d’autres, avant que ce soit par tout le monde et que la scène entière devienne un jeu de spirales et de cercles hypnotiques.
Un fil qui se tend et se distend D’abord les corps ne font que se croiser. Lorsqu’ils se frôlent, les yeux se regardent et le contact visuel perdure un temps alors que les individus s’éloignent pour poursuivre leurs routes respectives. Ensuite, les jeunes se prennent la main par groupes de deux, laissant certains seuls dans leurs rondes. Une ronde collective naît pourtant, ainsi qu’une lente marche où les treize protagonistes avancent dans les pas des autres, sans jamais se marcher dessus. À travers l’alternance des rythmes courts et longs, des jeux d’espaces et des changements musicaux, la chorégraphie met en scène l’histoire d’un lien qui se fait et se défait. C’est grandiose et les nombreux applaudissements lancés par le public ne laissent aucun doute sur le pouvoir de séduction de cette pièce.
Après un court changement de plateau, une seconde représentation démarre directement à la suite de Traces. Il s’agit de Songlines un spectacle de la compagnie WLDN de Joanne Leighton et dont le titre se réfère aux « sentiers chantants » de la cartographie aborigène d’Australie. Les huit danseurs et danseuses font preuve d’un lien plus fort avec le sol que dans la précédente représentation, et pour cause, le but est de mettre en avant le rapport avec la terre et l’environnement. Si la chorégraphie est cohérente, elle reste moins prenante que celle des jeunes de la formation Coline, mais pas facile pour des danseurs·euses de métier de passer après tant d’enthousiasme et d’implication. À noter toutefois la place intéressante du chant dans la représentation.
RENAUD GUISSANI
Traces et Songlines ont été données au Zef, scène nationale de Marseille, puis le 13 février au Théâtre Liberté, scène nationale de Toulon.