Deuxième version de l’exposition Locus Solus qui était proposée par Vidéochroniques jusqu’au 16 juillet dernier. Locus Solus – Mutatis mutandis propose jusqu’au 8 octobre une nouvelle scénographie des œuvres des huit artistes invités (quatre femmes, quatre hommes), vivant et travaillant à Marseille. Réunis par Édouard Monnet, directeur artistique du lieu, pour la double influence qu’il perçoit dans leurs travaux, celle de l’écrivain J.G. Ballard et de l’artiste Robert Smithson. Il explicite cette démarche dans les pages du livret de l’exposition, soulignant également les liens (science-fiction, entropie…) entre ces deux figures artistiques des années 1960-70. Livret dont il est conseillé de se munir si l’on souhaite également s’informer sur les œuvres, qui sont exposées sans cartels. L’atmosphère générale se revendiquant d’un « dynamisme ballardien fondé sur une insaisissable géographie et une temporalité hésitante, entre présent visionnaire et futur imminent ».
Demain peut-être N’ayant pas vu la première version de l’exposition, on ne pourra pas jouer ici au jeu des sept différences-pertinences entre les deux accrochages. Mais effectivement, question « insaisissable géographie » et « temporalité hésitante », le compte y est. On pourrait également rajouter : ruines et no man’s land. Hormis les deux vidéos de Gilles Desplanques, mettant en scène une sorte d’individu un peu clown, survivant au hasard de zones désertées, et quelques rares silhouettes humaines sur la collection de cartes postales d’utopies géodésiques vintages rassemblées par Stefan Eichhorn. On n’a affaire qu’à des traces, fossiles, pierres, ciment, objets-déchets variés, tentes vides, automatismes aveugles. Une ambiance muette d’après on ne sait quelle catastrophe – quoique… – où, de plus, chaque œuvre semble contenir son propre effacement. Paysages fossilisés dans des cairns ou dans des moulages de coque de smartphone (Sibylle Duboc), pierres hybrides, détritiques, à la physique déviante (Rebecca Brueder, Valentin Martre), écroulements suspendus (Chloé Chéronnet, Antoine Bondu), vaches laitières impavides filmées dans les boucles d’une étable entièrement robotisée (Sarah del Pino). Les traces, les indices ou les reliques d’un monde d’où l’homme semble s’être absenté, qu’il semble avoir déserté. Science-fiction ?
MARC VOIRY
Locus Solus – Mutatis mutandisVidéochroniques, Marseille
09 60 44 25 58
videochroniques.org
David Lopez semble aimer les titres courts : après le très remarqué Fief (lauréat du prix du Livre Inter en 2018), voici Vivance.Un drôle de récit relaté par un drôle de narrateur. Dont on ne sait pas grand-chose au départ, si ce n’est qu’il n’a pas eu l’occasion de prendre de douche depuis un bail, et qu’il a débarqué là, dans la grande maison solitaire où vit Noël, sur son vélo prénommé Séville. D’où vient-il ? Pourquoi parcourt-il plaines, vallons et montagnes (les trois parties du roman s’intitulent ainsi) ? Quelques retours en arrière permettront d’en savoir plus : des souvenirs émergent au fil des étapes, des lieux, des sensations en rappellent d’autres … Mais là n’est pas l’essentiel. Ce que dessine subtilement Vivance, au fil d’un parcours initié par la recherche d’un chat perdu et poursuivi à l’aventure « la tronche dans le guidon, à fixer la sphalte (sic)… », c’est un retour dans le vif de la vie. Au gré des rencontres, des vies qu’on lui raconte, de celles qu’il s’invente, c’est la sienne qui se remet à pulser. Malgré la mort qui rôde, malgré les pentes à gravir. Dans une jouissance de l’instant et une captation de l’éphémère revigorantes.
Foin des hiérarchies ! Il n’est que des « musiques savantes », « actuelles », « populaires », s’exclame Bruno Allary. Guitariste, compositeur, directeur et fondateur de la Compagnie Rassegna, il signe le troisième opus de son triptyque entamé avec Il sole non si muove. Poursuivi par Contretemps et Qui vive !, il se réjouit ici d’effectuer la réunion improbable d’univers habituellement fermés, jouant sur leur porosité, leurs modes, leurs tonalités en un somptueux opéra baroque en trois actes précédés d’un prologue et scandés d’interludes, « Théâtre de l’amour, Théâtre de la folie », « Théâtre de la mort ».
Le XVIIe siècle à l’honneur L’album devient un spectacle vivant, au cœur duquel tous les registres semblent convoqués. Enjouement espiègle d’À la fin cette bergère d’Antoine Boësset, délicatesse nostalgique d’Augellin de Stefano Landi que vient bousculer une intrusion scratchée et un final électro. Poésie de Se l’aura spira de Frescobaldi entre guitare électrique et flûte à bec, travail en échos de l’incipit de Che si può fare (Barbara Strozzi) mené par le platinage de L.Atipik dont l’ouverture emportait tous les possibles avec de larges vagues sonores, rêverie du passage instrumental Mantovana (Zanetti) scandé par une voix qui se pose en gouttes de pluie… Un élan de blues mâtiné de platine laisse la mélodie vocale s’étirer avec souplesse dans Comme un écho (C. Salvado/B. Allary).
On se laisse emporter dans cette invention musicale et rythmique où tout nous est familier et surprenant à la fois. Purcell, Moulinié, Merula, peu importe le compositeur originel, la pâte finale est d’une actualité bouleversante, servie avec une sensible intelligence par Nolwenn Le Guern (viole de gambe, guitare basse), Clémence Niclas (chant, flûtes à bec), Carina Salvado (chant, percussions), L.Atipik (platinage artistique) et Bruno Allary (guitares, chant et même danse endiablée lors du spectacle). Un bijou taillé à écouter en boucle !
Depuis l’éclat au grand jour de la crise de l’accueil, la question migratoire est un sujet que bon nombre d’artistes s’approprient. On pourrait ranger Mathieu Pernot parmi ceux-là. Lui qui pénétra dans l’emblématique forêt – plutôt que le terme avilissant de jungle – de Calais en 2009. Pourtant le photographe, remarqué dès 2001 pour son précieux travail documentaire sur l’ancien camp de tsiganes à Saliers, près d’Arles, s’inscrit dans une démarche qui le distingue de ses pairs. Avec L’Atlas en mouvement, exposition incluse dans la programmation hors les murs des Rencontres d’Arles 2022, il globalise l’acte migratoire dans une histoire commune au vivant, à partager avec toute la communauté humaine. Scénographié en onze chapitres, le parcours prend la forme d’une narration visuelle polyphonique, s’engageant dans une approche pluridisciplinaire et participative, en écho aux pratiques artistiques contemporaines. Trouvant des déclinaisons dans l’astronomie, la cartographie, la botanique, la question environnementale, l’habitat, la notion de déplacement, le traitement des corps, l’écriture et la langue, cet atlas rassemble, au-delà des photographies de l’auteur, de multiples objets. Et de se lire à travers divers supports. Plusieurs éléments exposés semblent se répondre. Ici des scènes de vie dans le camp surpeuplé de réfugié·e·s de Mória, sur l’île grecque de Lesbos, non loin d’images de ville en ruines en Syrie : point de départ et point de chute d’un parcours qui s’est imposé. Là un amoncellement de gilets de sauvetage que l’on ne peut s’empêcher de mettre en miroir avec une carte marine des naufrages. Ailleurs, des cahiers scolaires où sont écrits des récits d’exilé·e·s répondent ironiquement à d’autres pages d’écoliers datant, eux, de l’époque coloniale. Dans la « Black box », des vidéos envoyées par des migrants eux-mêmes à Mathieu Pernot viennent nous rappeler l’évidence. Ces hommes et ces femmes ne sont pas les sujets anonymes d’une actualité désincarnée mais les actrices et les acteurs d’une histoire qui se construira avec eux. Quoi que les décideurs croient décider. LUDOVIC TOMAS
L’Atlas en mouvement
Jusqu’au 9 octobre
Mucem, Marseille
Entretien avec Claire Leray, directrice de production et programmatrice de L’éolienne dont elle est fondatrice en 2009 et co-fondatrice de la Compagnie Rassegna en 1999.
Zébuline. La programmation 2022-2023 semble se placer sous les auspices du conte. Le monde ne cesse de se réenchanter, n’est-ce pas ?
Claire Leray. Certes, nous ne renonçons pas à la musique, c’est évident, mais la partie conte s’affirme. Nous voulons mettre en valeur nos deux esthétiques et trouver aussi des lieux communs à la musique et au conte. Il y a des projets qui rassemblent les deux. La soirée d’ouverture de L’éolienne (5 octobre) avec la Compagnie Rassegna, associée au lieu depuis longtemps, invitera auprès des musiciens, Bruno Allary (guitare, saz, mandole, chant), Carine Lotta (chant), Sylvie Paz (chant, percussions) et Fouad Didi (chant, violon, oud), le conteur Luigi Rignanese, pour une soirée tissée de chants et de contes populaires de Méditerranée. Le tout dans un esprit joyeux placé sous le signe de l’évidence. Luigi Rignanese est très habitué à travailler avec la musique, lui-même est musicien, si bien que les rôles s’inversent et que ce sont les musiciens de Rassegna qui portent le récit. Nous avons une énorme programmation de contes destinés aux enfants hors les murs, dans les médiathèques de Marseille et de Toulon (ces manifestations sont gratuites). À L’éolienne, on trouvera des propositions de récits pour les plus grands. Sur la période d’Halloween qui n’est pas la fête américaine que l’on croit mais pousse ses racines dans les traditions populaires du nord de l’Europe avec les fêtes de Samain, Annukka Nyyssönen, conteuse finlandaise, dira des contes à faire frissonner (28 octobre). Plus tard (3 novembre), Aïni Iften reliera contes kabyles et quotidien d’une famille, la sienne, qui a traversé la Méditerranée et s’est installée en HLM. Le concret de la vie se tresse avec les histoires d’ogres et de princesses. Beaucoup d’espoir habite ces récits qui nous interrogent sur ce qui nous nourrit et ce qui nous fait avancer à l’ombre lumineuse de la cosmogonie kabyle.
Et la musique ?
Les trois derniers spectacles de ce premier trimestre seront des concerts. Batteuse de rock et superbe chanteuse, Carina Salvado (18 novembre), accompagnée de Patrick Maradan (contrebasse) et de Benoit Richou (guitare), revisite le Portugal par le regard du blues, de la pop, du rock et apporte une nouvelle pulsation au fado. Sa manière hybride et cosmopolite est à l’image des esthétiques que soutient L’éolienne. Dans le cadre de Jazz sur la ville – on est partenaires de ce festival coopératif entre de nombreux lieux de programmation de la Région – viendra en guitare solo Misja Fitzgerald-Michel (2 décembre), nominé aux Djangos d’or de la guitare en 2006 pour son disque Encounter et aux Victoires du jazz 2012 pour l’album Time of No Reply. Il est capable de passer de la Chaconne pour violon seul de Bach à des pièces de Jimi Hendrix, tout en se plaçant dans la lignée des guitaristes de jazz d’aujourd’hui comme Pat Metheny et Jim Hall, dans un jeu très acoustique et enjoué. Longtemps, la contrebasse a été à l’honneur à L’éolienne, cette année c’est la guitare… Enfin, l’année se conclut avec Hadrien Bels (15 décembre), réalisateur de plusieurs films de Rassegna, dont le premier roman Cinq dans tes yeux (éditions L’Iconoclaste) évoque de manière très autobiographique Marseille et le quartier du Panier. Ses mots seront habillés d’expérimentations sonores par les platines de Nassim-Dj. Peut-être aurons-nous la chance d’entendre aussi quelques extraits de son tout nouveau roman, Tibi La Blanche.
Marseille écrit sa propre mythologie en musiques, mots, personnes. L’éolienne a à cœur de recevoir des personnes qui écrivent de nouvelles histoires, composent des regards de traverse et ont envie de rencontres et de croisements.
Vous menez aussi des ateliers dans ce sens…
L’éolienne propose des formations au conte et des ateliers tout au long de l’année et effectue même des prises en charge professionnelles en partenariat avec l’association culturelle Agesca. Des formations sont réservées aux professionnels, d’autres sont ouvertes à tous. Pour cela, la conteuse Florence Férin amène avec douceur et bienveillance à raconter paysages et récits. Il ne faut pas oublier que le lieu accueille aussi nombre de résidences d’artistes au croisement de plusieurs cultures et de pratiques artistiques. L’éolienne se veut être un lieu d’ouverture, un lieu commun. Tout un travail est aussi mené avec le quartier Noailles, toujours soumis à l’idée de se rencontrer, de partager. Cette année sera mis en avant un travail sur la parole, les récits de vie. Chaque parole est égale en dignité et en importance pour le monde. On essaie d’instaurer une dynamique de vie commune, de donner la parole à tous en créant des conditions bienveillantes. Une carte des vents doux et chauds, du « bon manger pour le cœur » dit-on à la Réunion !
Frédéric Bélier-Garcia n’en a décidément pas fini avec Macbeth. Après avoir monté l’opéra de Verdi pour les Opéras de Marseille et d’Avignon en 2016 et 2017, l’ex-directeur du Quai CDN Angers était revenu à Shakespeare en 2018, non sans imprégner le grand classique de sa lecture verdienne. Celle qui veut, selon le metteur en scène, que le monarque en finisse par « se tromper sur son désir et devenir le jouet de son destin ». Qu’il cède à l’appel d’une Lady Macbeth avide de pouvoir, aussi déterminée que séductrice, davantage qu’à sa propre ambition. À rebours des rires démoniaques des sorcières, gratifiées de belles vocalises, les femmes se font puissantes chez Verdi. Les voix féminines y prennent une importance démesurée, qui nécessite un recours à des interprètes chevronnées. Anastasia Bartoli, qui a déjà incarné Lady Macbeth sous la direction de Riccardo Muti, devrait remplir les exigences pourtant nombreuses du rôle. Laurence Janot s’acquitte de celui de sa suivante, souvent sollicitée par la partition. Face à elle, les hommes ne devraient cependant pas peiner à exister. Dalibor Jenis interprétait déjà le rôle-titre en mai dernier à l’Opéra de Nice ; il s’est illustré dans les rôles de Iago ou encore de Rigoletto, qu’il endosse de nouveau au printemps prochain à l’Opéra de Lyon. Les rôles secondaires ne seront pas en reste, puisqu’on y retrouve des habitués de la maison, qui ont déjà amplement faire leurs preuves : Jérémy Duffau dans le rôle de Macduff ainsi que la belle voix basse de Nicolas Courjal. L’orchestre, rompu à l’exercice, est dirigé cette fois-ci par Paolo Arrivabeni : l’ex-directeur musical de l’Opéra royal de Wallonie avait notamment gratifié l’Opéra de Marseille d’une sublime interprétation de Simon Boccanegra en 2018. Il saura sans nul doute insuffler à la phalange phocéenne ce qu’il faut d’énergie et de noirceur.
SUZANNE CANESSA
Macbeth
Opéra de Marseille
Du 1er au 9 octobre
04 91 55 14 99
opera.marseille.fr
Emma Bovary, mariée à un brave homme sans grande envergure, s’ennuie. C’est le thème. Elle aspire à autre chose, un ailleurs sublimé dans les pages des romans qu’elle a dévorés, dans les moments passionnés de la musique qu’elle a apprise. Cette aura romantique fascine Charles Bovary, son époux : « quant au piano, plus les doigts y couraient vite, plus il s’émerveillait. Elle frappait sur les touches avec aplomb, et parcourait de haut en bas tout le clavier sans s’interrompre ». Voici le mari conquis, non par l’expressivité mais par la démonstration technique, à un geste qui n’inclut pas forcément de la musicalité. Que faire alors que l’on est engoncé dans la médiocrité de la petite bourgeoisie du XIXe siècle, avec des envies qui y sont autant de contre-sens ? Emma rêve de lumière alors que son monde est gris et que son regard est incapable de lui donner des couleurs. Aussi, elle se laisse aller, renie ses espérances : « elle abandonna la musique, pourquoi jouer ? Qui l’entendrait ? Puisqu’elle ne pourrait jamais, en robe de velours à manches courtes, sur un piano d’Érard, dans un concert, battant de ses doigts légers les touches d’ivoire, sentir, comme une brise, circuler autour d’elle un murmure d’extase, ce n’était pas la peine de s’ennuyer à étudier. » Le subtil pianiste David Kadouch s’intéresse à cette figure de la littérature et pose la question de la condition de la femme à son époque : « le suicide d’Emma Bovary aurait-il pu être évité, si ces créatrices [les compositrices de son temps, ndlr] avaient eu la gloire qu’elles méritaient ? ». Avec Les musiques de Madame Bovary, le brillant interprète offre un florilège de ce qu’Emma aurait pu écouter si…
Lumineuse clarté
L’enchaînement des œuvres suit la chronologie romanesque (il est impératif afin de tout goûter de suivre le remarquable livret qui accompagne le CD). Tout débute en mai. Emma épouse Charles Bovary sur la légèreté festive de Mai de Fanny Hensel-Mendelssohn, puis soupire déjà un peu aux accents de la Sérénade de Pauline Viardot (amie de Flaubert) emplie d’un romantisme aux effluves hispanisants. Œuvre d’amour s’il en est, suivent les trois Nocturnes opus 9 que Chopin dédia à la virtuose et libre Marie Pleyel (qui rendit Berlioz fou de rage en rompant ses fiançailles avec le compositeur pour épouser Camille Pleyel, fils du compositeur et fabricant de pianos, Ignace Joseph Pleyel). Septembre voit le fameux grand bal auquel le couple Bovary est invité, tournoiements éblouis pour Emma que la Valse à Coppélia de Léo Delibes transcrite par Ernst von Dohnányi transporte, tandis que l’Air russe varié de Louise Farrenc (compositrice et professeure au Conservatoire de Paris, qui ne pourra enseigner qu’aux femmes, malgré sa maîtrise et son talent) déjà mélancolise l’atmosphère dans laquelle évoluent nos personnages. La mélancolie d’Emma s’accentue, Juin de Fanny Hensel-Mendelssohn peut la troubler lors d’un concert à Rouen, et la transcription de Liszt de Lucia di Lammermoor préfigure la destinée tragique de la jeune femme alors que s’instaure un dialogue à double sens entre Léon et madame Bovary sur Les variations sur un thème de Robert Schumann de Clara Weick Schumann (génie effacé à son époque et dont on découvre aujourd’hui enfin toute la puissance). Mars tragiquement révélateur de Fanny Mendelssohn, avec son choral « Christ ist erstanden » (Christ est ressuscité) voit la fin de notre héroïne. Deux dernières pièces de la sœur de Félix Mendelssohn viennent clore de leur éloquente poésie ce disque délicat, interprété avec une sobre élégance. On relit le texte, les mélodies s’y attachent dans la lumineuse clarté du jeu de David Kadouch. Une pépite !
MARYVONNE COLOMBANI
Les musiques de Madame Bovary, David Kadouch Éditions Mirare 20€
L’un est Canadien, l’autre Cubain. Le premier crée seul, le second en collectif. Liam Warren et Làzaro Benitez sont tous deux chorégraphes. Marseille est leur refuge, actoral le festival qui les réunit. Dans l’espace comme dans le temps. Car c’est à la Friche la Belle de Mai et à un jour d’intervalle que les deux artistes présentent leurs projets respectifs. À part cela, et une relation d’estime et de camaraderie, pas grand-chose dans leur travail ne semble rapprocher ces danseurs aux teints contrastés. Làzaro Benitez se revendique du mouvement d’artistes indépendants qui ne sied pas aux attentes des institutions cubaines et qui est descendu dans la rue à plusieurs reprises ces dernières années pour exiger « les droits à liberté d’expression et à exister tels qu’ils sont ». À la différence de Ricardo Sarmiento et Luis Carricaburu, les deux autres membres du Colectivo Malasangre et co-créateurs du spectacle Qué Bolero qu’il a retrouvés par hasard en Europe après avoir suivi les mêmes études artistiques à La Havane, Làzaro, lui, « ne nie pas tout ce que produit de favorable la révolution cubaine ».
« Un certain engagement social » C’est cette différence d’approche comme de parcours artistique qui renforce l’esprit collectif du trio. « Vivre l’expérience de notre exil européen nous a permis de comprendre que beaucoup de choses nous rassemblent et que très peu nous séparent », souligne le Caribéen. Chez Liam Warren, la prise de conscience de sa condition « d’exilé » ne fut pas si naturelle. « Je suis blanc », sourit-il en montrant ses bras aussi pâlichons que musclés. Cet ancien élève de l’École nationale de ballet du Canada, passé successivement chez Alvin Ailey à New York et Angelin Preljocaj à Aix-en-Provence est à l’initiative, avec l’association RML, d’un groupe de danseurs amateurs réfugiés LGBTQIA+. Et un jour l’un deux de lui rappeler qu’il était comme eux : un migrant. Une réalité qui indirectement impacte sa pièce Merge. « En arrivant à Marseille, je me suis interrogé sur comment m’adapter et l’intégrer. Dans cette ville qui est un carrefour de langues, de cultures et de codes différents, une forme de tension charge les rues d’une énergie folle. Cela demande une capacité à toujours être prêt à renouveler la manière dont on approche les uns les autres. Pour moi, être artiste à Marseille exige un certain engagement social dans sa pratique », développe le chorégraphe.
« Nouvelles propositions chorégraphiques » En résulte une performance où cinq interprètes tracent des trajectoires circulaires qui s’entrecroisent. De ce mouvement surgit quelque chose de moléculaire et cosmique, une forme d’unisson vulnérable qui éclate et se reforme, affirmant la possibilité de rester soi dans un acte collectif. Dans Qué Boleroo En tiempos de inseguridad nacional, titre complet de l’œuvre du Colectivo Malasangre, les Cubains ont voulu réagir aux événements récents dans leur pays d’origine, mettant en miroir la réalité vécue par la population et leur position de migrants en Europe. Inspiré par la vie nocturne et multiculturelle de La Havane, le trio déconstruit les clichés sur l’île et questionne l’hégémonie de la masculinité autant que la figure centrale du chorégraphe dans le processus de création. Le tout sur fond de Boléro de Ravel que les danseurs ont décidé de « séquestrer » pour s’inscrire à leur manière dans le patrimoine universel. Pour Hubert Colas, directeur d’actoral, cela ne fait aucun doute : « Liam et Làzaro sont deux artistes d’ici qui émergent du lot des nouvelles propositions chorégraphiques. Làzaro est solaire, Liam un peu plus obscur. L’un a une écriture plutôt vivace quand l’autre s’exprime de manière davantage introspective. Et c’est pour la singularité de leur “être”et de leur“être artiste”que » le programmateur a décidé de les accompagner. LUDOVIC TOMAS
Merge
4 et 5 octobre
Qué Boleroo En tiempos de inseguridad nacional
5, 6 et 8 octobre
Friche la Belle de Mai, Marseille
Le premier concert de la saison au Grand Théâtre de Provence (GTP) est dirigé par une femme et consacré à une autre femme. Signe fort de l’évolution des temps ! Laurence Equilbey à la tête de l’ensemble qu’elle a constitué, Insula Orchestra, conjuguait sa direction précise et nuancée à la verve des musiciens pour une soirée qui rassemblait deux grands musiciens de la période romantique, Ludwig van Beethoven et Louise Farrenc. Le Concerto pour piano n° 2 en si bémol majeur op. 19 de Beethoven, encore tout imprégné des influences de Mozart, Haydn ou Clementi. Le compositeur écrit alors pour piano-forte mais déjà lutte avec les limites de l’instrument, livrant une partition riche et inventive aux interprètes. Lucas Debargue, sur le Pleyel de l’ensemble Insula (dont l’une des particularités est de ne se servir que d’instruments d’époque), apportait la finesse et l’élégance de son jeu, dialoguant avec aisance avec un orchestre aux équilibres parfaits, s’adonnant brillamment à l’art de la cadence dont la pièce regorge.
La volonté de liberté du compositeur s’exprime ici puissamment, préfigurant ses amples envols romantiques. Le jeune pianiste offrait en bis l’une de ses compositions, « une Mazurka toute fraîche, écrite dans la foulée des répétitions de ce concerto dont elle a la tonalité, si bémol majeur et dont elle reprend les notes pointées, sinon, ce n’est pas la même musique », sourit Lucas Debargue. Le public est à la fois ému de l’offrande de cette œuvre si neuve et séduit par sa variété et sa force onirique.
Un malheureux oubli ?
Encadrant ces instants dominés par le piano, l’orchestre interprétait deux œuvres de Louise Farrenc, dont Laurence Equilbey esquissa le portrait. Fille du sculpteur Jacques-Edme Dumont et de Marie-Elisabeth-Louise Curton (qui n’étaient pas mariés, chose rare à cette époque !), brillante, elle sera professeur de piano au Conservatoire de Paris et se battra pour obtenir le même salaire que ses collègues masculins. Son époux, flutiste, encouragera Louise Farrenc dans la voie de la composition. Fait non anodin, si les dictionnaires de la moitié du XIXe la qualifiaient professeur et compositrice, ceux de la fin du XIXe ne retenaient que le terme professeur. L’effacement commençait !
Et pourtant, les œuvres interprétées au GTP n’avaient pas à rougir au regard du concerto beethovenien. On reste étonnés de l’oubli dans lequel ont pu plonger son Ouverture n° 1 opus 24 emplie d’un bouillonnement où l’énergie et le discours s’emparent des remuements de l’âme, ou sa Symphonie n° 2 en ré majeur, opus 35, qui fait converser les instruments avec une intense poésie, mariant douceur éloquente et emportements passionnés. Les phrases orchestrales restent parfois en suspens tandis qu’un pupitre reprend le thème. La partition des bois (l’écriture témoigne de l’amour pour un mari flutiste !) est particulièrement subtile et accorde à ce pupitre une voix rarement aussi affirmée. L’ensemble tient l’auditoire en haleine, pétillant d’intelligence.
En bis, un extrait de l’Ouverture n° 1 de Louise Farrenc achevait de convaincre l’assistance du génie de la compositrice et remerciait par ses applaudissements Laurence Equilbey de remédier à son indigne effacement.
MARYVONNE COLOMBANI
Insula Orchestra était sur la scène du Grand Théâtre de Provence le 28 septembre à Aix-en-Provence.
Zébuline. Comment vous est venue l’idée, l’envie, d’adapter le texte de Vanessa Springora pour la scène ?
Ludivine Sagnier. J’ai découvert Le Consentement, sur conseil du metteur en scène Sébastien Davis, en janvier 2020. Tout comme lui, j’ai été foudroyée par cette parole. Par le courage qu’il a fallu à Vanessa Springora pour écrire ce texte. Mais aussi et surtout par son talent d’autrice, sa capacité à transformer ce témoignage personnel en œuvre artistique et littéraire.
Avez-vous eu l’occasion de la rencontrer ? D’échanger avec elle autour du projet ?
Bien sûr ! Elle est évidemment très enthousiaste. Elle a cependant mis du temps à céder ses droits à la fiction, ce que je peux aisément comprendre. La sortie du livre a été un véritable choc. Et je crois que nous n’avons pas mesuré à quel point elle a pu être douloureuse, plus douloureuse que ce qu’on avait imaginé, pour Vanessa Springora en premier lieu.
Comment s’y prend-on pour rendre justice à un tel témoignage ? Pour l’adapter sans le dénaturer ?
Nous avons décidé dès les débuts du projet que nous ne voulions ajouter aucune parole supplémentaire, aucun regard autre que celui de l’autrice sur le texte, sur les événements qu’il décrit. Sébastien s’est attelé à cet exercice avec beaucoup de délicatesse. Nous avons gardé l’essentiel, et pris soin de conserver une galerie de personnages qui interviennent au fil du récit : Gabriel Matzneff, donc, mais aussi la mère de Vanessa, son père…
Le Consentement relate des faits d’une rare violence tout en recourant à une écriture délicate, à un style épuré. Comment s’empare-t-on d’un tel mode de narration ?
Avec difficulté (rires) ! J’ai eu beaucoup de mal à m’emparer de cette rage contenue, de cette horreur tenue à distance. Il m’était difficile, presque impossible, de me séparer de l’empathie que je ressentais pour ce personnage. Certaines paroles me bouleversaient. Pour les dire sans affect, j’ai dû me contraindre à un travail de distanciation indispensable. Car Vanessa Springora ne pose plus sur ce qu’elle a traversé un regard de colère. Elle est presque guérie de cette histoire lorsqu’elle l’écrit.
Vous avez entamé une carrière cinématographique très prolifique dès votre plus jeune âge mais vous vous êtes faite plus rare sur les planches. Est-ce un hasard ?
Je n’ai que rarement eu l’occasion de monter sur scène : c’est un exercice qui me plaît pourtant beaucoup ! Les quelques projets qui m’ont portée ont été des expériences très fortes. Elles impliquaient un investissement total, au long cours, une écriture de plateau – c’était notamment le cas pour le Nouveau Roman de Christophe Honoré.
« Nous savions que la pièce serait très éprouvante à jouer »
Vous n’y revenez pas avec l’exercice le plus facile : un seule en scène…
En effet (rires) ! Le seule en scène est un exercice très intimidant, une montagne que je gravis peu à peu, non sans difficulté. J’ai heureusement la chance d’être merveilleusement entourée pour le faire. Par Sébastien Davis à la mise en scène mais aussi Dan Levy à la partition musicale. C’est un compositeur hors pair, qui a notamment été récompensé par le César de la meilleure musique de film, et qui avait créé le groupe The Dø. Sébastien et Dan sont également des amis de très, très longue date – on se connaît depuis l’enfance ! Il y a cette évidence entre nous : une complicité, une connaissance très instinctive de ce que l’autre a dans le ventre. Notre processus créatif est très harmonieux. Je pense que, sans cette proximité-là, il ne nous aurait pas été possible d’aborder ce texte si intime, si délicat, de cette façon. Notre implication n’a rien d’artificiel.
Votre collaboration avec Sébastien Davis est d’ailleurs antérieure à ce projet : vous êtes tous deux des membres de l’école Kourtrajmé. Quelle est votre implication au sein de cette formation ?
Le réalisateur Ladj Ly est un proche. Après le succès de son film Les Misérables, il a voulu réaliser ce rêve qu’il chérissait depuis longtemps : ouvrir une école de cinéma à côté d’où il a grandi. Une formation sérieuse, gratuite, accessible à tous sans restriction d’âge. J’ai suivi de très près la création de cette école et, une fois qu’elle a abouti, Ladj m’a proposé d’être la directrice artistique de la section « Acteur ». Sébastien s’occupe, lui, de la formation théorique.
Avant d’être joué au théâtre de la Ville à Paris, à Annemasse puis à la Croix-Rousse, votre spectacle sera créé à Châteauvallon-Liberté. Pourquoi ce choix ?
Nous savions que la pièce serait très éprouvante à jouer, et ce d’autant plus si elle était montée directement à Paris. J’ai rencontré Charles Berling [directeur du théâtre, ndlr] il y a plus de vingt ans. J’ai énormément d’admiration pour lui, au théâtre comme au cinéma, comme comédien mais également et surtout comme directeur artistique. Il n’a toujours fait preuve que de bienveillance à mon égard. C’est lui qui m’a proposé de faire la création du spectacle à Toulon. Et j’en suis très heureuse !
ENTRETIEN RÉALISÉ PAR SUZANNE CANESSA
Le Consentement Du 3 au 8 octobre au Liberté, scène nationale de Toulon