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Lionel Damei : au fil des mots

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Lionel Damei et Agnès Jacquier à l'Idéétèque © DR

« L’idééthèque », quel joli nom ! Le tout nouveau complexe culturel des Pennes-Mirabeau, fleure bon le bois et les livres et recèle une salle de spectacles avec une programmation qui sait accueillir les poètes et leurs mots.

Ce jour-là, de passage dans son sud natal, l’auteur, compositeur, interprète, danseur, comédien, feu follet génial qu’est Lionel Damei, refermait une résidence de création autour de son Jardin solaire avec la complicité de la subtile pianiste Agnès Jacquier. Ces compositions pour « voix nue et piano noir » s’orchestraient en deux temps, un regard vers le passé puis un florilège de pièces nouvelles.

Voici une première. « La » première chanson, « écrite avec un copain dans la voiture » en 1984, déjà la poésie sourd des mots et de leur accord aux notes, impressions qui, mine de rien, dessinent une aventure humaine. Les souvenirs éclosent au cœur des « chansons de l’ancien temps», l’enfance, les parfums, les sensations, les goûts, avec un « chat rossignol dans la gorge ». Marseille, la ville où finit Rimbaud « amputé de ses ailes », Le jardin d’Allah composé lors d’un retour de Tunisie, la place de Lenche où le comédien fit ses débuts, renaissent, images sensibles, vignettes délicates de « l’ancien temps ». Le tango impose alors son rythme, le chanteur chaloupe, dessine un autre langage où le corps, les mots, la musique ne sont plus qu’un. L’ogre de paille, cet « enfant perdu au fond d’une armure », souffre sous ses fards et c’est alors qu’il est beau. Le tragique s’immisce avant d’être bousculé par une pirouette… de la légèreté avant toute chose. De toute façon, « à la fin tout fait sens »…

Des souvenirs et des refuges

Les nouvelles compositions, malgré « la mémoire d’hippocampe » de leur interprète (dit-il), poursuivent une introspection parfois facétieuse, « niveau zodiaque, je suis poisson ascendant vierge, au niveau zodiaque chinois serpent » … Naît ainsi « le paradoxe du serpent », aux couleurs d’ombres qui font « brader au diable (notre) âme d’enfant / Et réciter comme à la messe / Aujourd’hui c’est moins bien qu’avant ». Les souvenirs émergent, façonnent la matière. On flirte avec le « Roman de Claudine », la douceur des glycines, le « regard intense » de Colette, hanté par les fantômes de Barbara et de la Louve, la sublime Anne Sylvestre… Bach groove, et Patti Smith « fulmine ». « La peau des mots fait mouche » et « il n’y a plus d’encre à perdre », les histoires d’amour finissent parfois mal, ailleurs ce sont les amitiés amoureuses qui servent de refuge.

La silhouette de Dalida se profile dans Soleil de cendres (écrit pour le dernier spectacle autour de la chanteuse et actrice concocté avec Alain Klingler, Dalida sur le divan à partir du texte éponyme de Joseph Agostini). La chanson du spectacle L’homme traversé permet de rendre hommage à Laurent Jacquier dont les superbes arrangements offrent à Agnès Jacquier de superbes partitions pianistiques aux accents qui jonglent entre Bach et Debussy. La musique n’accompagne pas seulement les textes, mais cisèle leur portée tandis que la danse est un « chemin buissonnier ». Quelle invite ! On en garde les fulgurances, les évasions, la désinvolture, les frémissements : « Je suis en souvenance / Enivré d’un avant / Tout n’est que résonance / Que parfums m’éprouvant » (Lionel Damei – Henry Torgue). Entre Baudelaire et Des Esseintes (le personnage de Là-Bas de Huysmans), la valse des sensations tournoie. Subtile musique…

MARYVONNE COLOMBANI

Spectacle donné le 16 février à l’Idééthèque, Les Pennes-Mirabeau.

Improviser, ça ne s’improvise pas !

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©SoleneRenault ©PhilippeGontier

Deux concerts particuliers étaient programmés par les théâtres en ce mois de mars, bien connu pour être celui des fous d’après un vieux dicton provençal : pas de feuille de salle avec un programme, juste une note d’intention pour la représentation donnée au conservatoire Darius Milhaud le vendredi matin, rien pour celle du samedi soir au Grand Théâtre de Provence.

Aux commandes de ces évènements, deux personnalités très médiatiques et médiatisées, et malgré tout (on a parfois tendance à opposer le talent et le « trop connu ») excellents musiciens, Jean-François Zygel et André Manoukian.

Galerie de peinture

Avec pour seul titre Aix en musique, et muni d’un petit pense-bête, l’inclassable pianiste Jean-François Zygel captivait d’emblée son auditoire. Partageant avec lui anecdotes, souvenirs personnels, réflexions sur la vie et la musique, surtout la musique, l’essence même de la vie. Après un petit prologue où l’artiste faisait connaissance avec l’instrument, plaquant un large accord pour en ressentir les résonances, puis arpentait les octaves afin de goûter la luminosité de chaque note, il se retournait vers les spectateurs et posait les principes de la performance du jour : une esthétique de la surprise portée à son acmé : « vous n’avez aucune idée de ce que vous allez entendre puisqu’aucun morceau n’est annoncé, et moi, je ne sais pas ce que je vais vous jouer… aussi, pas de fausse note possible, ajoutait-il en riant, elles ne peuvent être qu’une invention supplémentaire, voire expérimentale… Je propose de vous emmener en promenade par le piano et l’imagination dans les rues d’Aix, en partant de ce que je connais de la ville et de l’imaginaire que j’ai développé autour d’elle ». « Chaque ville, ajoutait-il, offre un fantastique mélange des temps, présent, passé, futur… ».

Ces strates enchevêtrées permettent au pianiste de jongler entre les univers, ici on croit reconnaître l’influence de Debussy, là, un contrepoint de Bach, un élan de Ravel, une facétie de Satie, un éclat de Ligeti, un murmure de Chopin, un rêve de Liszt… mais c’est, à travers les rues, les places, les fontaines, le lever de soleil sur la Sainte Victoire, si subtilement arachnéen, un concert de sensations et d’émotions, un être qui nous parle, nous raconte, brosse à grands traits un cadre, y cisèle des détails, anime une saynète, s’attarde devant une porte, s’émerveille d’une réminiscence, s’amuse d’une remarque, s’émeut d’une époque révolue qui le temps d’une mesure renaît sous ses doigts. La « ville des cent fontaines bleues » conjugue mouvement perpétuel et immobilité : « c’est fascinant, une fontaine, elle est immobile, mais son eau jaillissante s’écoule sans cesse sur place : fuite inexorable du temps et permanence ». Cultivant la mise en abyme, le poète du piano évoque la place d’Albertas, construite par le marquis du même nom qui souhaitait, non y vivre, mais édifier face à ses fenêtres un décor qui réjouirait sa vue. Friand des parenthèses, Jean-François Zygel précisait les circonstances de la mort du marquis, assassiné par un certain Anicet (« quel joli prénom ! ») Martel (« j’ai vécu à Paris, rue Anicet Martel ») … Les échos se multiplient ainsi en un temps suspendu.

Le DUEL !!!

La scène du Grand Théâtre de Provence, comble pour l’événement, accueillait un duel au sommet, celui de deux univers portés par les deux pianistes Jean-François Zygel, le « classique », et André Manoukian, le jazzman. Les deux personnages face à face, le premier sur un piano Bechstein, le second sur un Steinway, (ils échangeront en fin de concert, Jean-François Zygel prétextant qu’après avoir choisi le Bechstein, il enviait le Steinway, de la même manière qu’au restaurant, il convoite toujours le plat de ses voisins). Le duel est amorcé plutôt en duo complice, l’un ouvre par un accord, un arpège, un motif, l’autre le suit, remodule le thème, les formules ostinato passent de l’un à l’autre, soutenant les volutes des mélodies qui s’inventent, se croisent, se titillent avec humour.

L’art des conclusions est poussé à l’envie, c’est à qui posera la dernière note, « ah ! les cadences ! » sourit André Manoukian. Il n’est plus de catégorie ni d’époque musicale dans ces assauts où triomphe l’harmonie. Potaches, en un numéro bien huilé, les compères invitent des spectateurs sur scène. L’une (oui, il n’y eut que des spectatrices à venir se mesurer aux deux musiciens !) fera l’objet d’un portrait musical, l’autre dirigera avec allant les deux pianistes qui exagèreront les effets, en une joute prenant pour témoin la salle entière. Des défis seront lancés, improvisations à partir de notes lancées par le public afin,  de montrer, tels deux prestidigitateurs, qu’il n’y a pas de « truc » et que « tout est vrai », jeu avec les mains croisées, reprise d’un thème joué par l’un en le développant… Dupes ou pas, peu importe, la musique savante devient accessible, son vocabulaire expliqué avec un humour parfois un peu gras, ses envols sont alors saisis avec intérêt, le jeu est la norme, l’essentiel ingrédient d’un art qui s’ouvre ici à tous. La virtuosité prend tout son sens, l’art n’est plus le carré privé d’une élite mais se décline pour tous, sans se dévoyer. Bravo !

MARYVONNE COLOMBANI

Concerts donnés le 17 mars au Conservatoire Darius Milhaud et le 18 au Grand Théâtre de Provence à Aix-en-Provence.

Au Lenche, une maison s’ouvre

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©Théâtre Joliette

C’est en fait un grand appartement avec cinq chambres, deux salles de bains, une grande cuisine. Le tout refait à neuf, installé avec le goût exquis de la décoratrice Claudine Bertomeu, qui a chiné des meubles vintages. Lumineux et donnant sur la place de Lenche, il se trouve dans l’immeuble qui jouxte le théâtre du même nom. Il ne reste plus qu’à ouvrir le passage entre les deux, ce qui va se faire très vite. Cet endroit délicieux a été inauguré lundi 20 mars avec les représentants des responsables de la culture : Jean-Marc Coppola, adjoint à la culture de Marseille, Nicole Joulia et Michel Bissière, respectivement au Département et à la Région. Chacun s’est félicité de la création de cet « outil culturel rare et indispensable ». Au moment où beaucoup de structures se voient contraintes de restreindre leurs propositions, l’ouverture de ce lieu d’accueil, de création et de partage donne un élan bienvenu dans ce quartier populaire.

Un grand appartement accueille les artistes en résidence
© C.B.

Maurice Vinçon, créateur du théâtre de Lenche, rappelle, non sans émotion, l’historique du lieu. Il y a une cinquantaine d’années, il créait le Mini-théâtre dans les locaux de l’ancien cinéma, Le Rexy, propriété du diocèse, installé sur l’emplacement de l’agora de la cité grecque. Très vite s’y associe une troupe d’amateurs. Le lieu développe un rôle fédérateur dans le quartier. Ainsi, à la fin des années 1980, la mairie rachète le bail et engage des travaux. En 1985, Pierrette Monticelli et Haïm Menahem quittent le Lenche et s’installent à La Minoterie. Toujours soudées, les deux équipes fusionneront en 2017.

Créer des passerelles

La nouvelle directrice artistique Nathalie Huerta exprime sa joie et sa fierté d’être désormais à la tête de ce lieu et compte bien en préserver l’esprit en gardant le cap sur les écritures contemporaines. Après avoir travaillé au sein de plusieurs compagnies internationales, elle a été attirée par le côté cosmopolite de Marseille. Elle se réjouit de pouvoir accueillir des artistes d’horizons divers, de les accompagner dans leurs recherches et leurs créations.

Des projets à suivre, donc.

CHRIS BOURGUE

À Tâtons : d’une paire deux coups

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À Tâtons signifie marcher dans l’obscurité, avec prudence. Il faut dire que ceux-là, on ne les avait pas entendu arriver. Le groupe marseillais débarque pourtant avec un deuxième EP à l’originalité et la qualité, dans les paroles comme dans le son, qui méritent d’être soulignées. Une pop magnétique, rythmée et saccadée, sur laquelle vient se poser une voix mélodieuse et évanescente. Un deuxième essai accompli qui place le duo dans le sillage de cette nouvelle scène pop française imaginative, à l’instar d’un Flavien Berger ou d’un Miel de Montagne. 

Sucré salé

Le disque s’ouvre avec Fiasco, dont la basse funky nous emballe dès les premières secondes. Elle s’aligne sur un beat convulsif qui tranche avec la suavité du chant et la gentillesse de la mélodie. On est dans le sucré-salé, dans le réconfort. Puis comme souvent, c’est à la fin du morceau que le grain de folie du groupe – que l’on sent toujours prêt à exploser – arrive. Car après l’amabilité de l’ouverture, À Tâtons n’a pas peur d’aller titiller son VU-mètre, et la saturation se fait plus présente. Une saturation que l’on retrouve dès le début du morceau suivant, Les bons mots. Toujours caché derrière cette voix limpide, le groupe livre ici une partition électro fouillée, riche d’une multitude de sonorités grinçantes et bien ciselées. 

Des artifices techniques que l’on retrouve aussi dans les trois autres titres du disque. Comme dans En majuscules, certainement le plus abouti de l’EP, où deux voix se répondent, l’une froide et insensible, l’autre criarde et nerveuse. Un duel qui trouve sa porte de sortie dans une astucieuse syncope. 

Le duo se démarque aussi par un travail d’écriture précis : « C’est un instant / Aux secondes cornées / Du bout de tes doigts / Une lumière vive / Un regard noyé » Les paroles, comme le travail effectué sur les voix, nous bercent d’une douce nostalgie. Les étés oubliés et les amours passées sont convoqués et portés dans une sincérité qui traverse l’album dans toutes ses aspérités. Découvrir À Tâtons, c’est plonger dans un univers à la sensibilité assumée et à la recherche sonore zélée – parfois zébrée –, joyeusement enclin au doute et à la vulnérabilité.  

NICOLAS SANTUCCI

^^’, de À Tâtons

Un espoir libanais

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L'amour comme un empire © Gallimard

L’histoire, la grande et la petite, se passe dans le Beyrouth contemporain. Celui d’avant l’explosion du port, dans son lien particulier avec la France, sa langue et sa culture, et son relent colonial : « ce pays sans foi ni loi », où « chacun invente son propre fonctionnement ». Line, la narratrice, est la directrice du théâtre de Beyrouth. Elle le considère comme un lieu dédié à la parole publique, doté d’une mission humaniste et démocratique, expression de l’altérité et de la résistance. Le choix du théâtre comme lieu de l’action peut relever d’une mise en abyme, dans un Liban qui est le « théâtre » de guerres et de troubles, un Liban qui se tient et se contient comme il le peut, entre Israël et Syrie, guerre et paix. Les questions de la vérité et du mensonge, de l’apparence et de l’authenticité, voire de l’innocence, y sont posées, insistantes et cruciales.

L’amour est, en référence au titre, ce qui anime la narratrice. Un amour aussi bien universel que passionnel. Il se cristallise en un projet, véritable centre de gravité du roman : donner la parole sur scène à un trio de migrants syriens. Ils sont invités à y raconter leur histoire, point de départ d’un dialogue avec les autochtones, favorisant l’intercompréhension, ce sel de l’espérance, sinon de l’espoir. Amour et projet possible ou impossible ? Telle est la question que se pose le lecteur, de chapitre en chapitre. Ces derniers épousent le déploiement de la pensée, au plus près de l’intimité et de la conviction de la narratrice. 

Un support de réflexion

Ce projet et cette passion font naître cet « empire » signalé par le titre, au sens d’une force qui s’exerce sur Line, et auquel elle ne peut résister. Il peut également être considéré comme un espace dans lequel pourrait régner la paix et la fraternité. Cet empire est à la mesure et la démesure de cette femme debout, libre, actrice solitaire du quotidien.

L’écriture est ciselée, faite de phrases courtes et haletantes, pour l’action, longues et sinueuses pour la narration. Des ponctuations finales, de chapitre en chapitre, claquent comme des affirmations, définitives, voire des proverbes, des bribes de poèmes, qui arrêtent et densifient la lecture : « Le Liban pue et toi, tu rêves de la grande danse de la fraternité » ; « L’important n’est pas l’histoire, mais comment on se la raconte », etc.

L’ensemble du roman se lit comme une philosophie de vie, une quête de sagesse, sans pathos ni emphase, mais concrète et à l’échelle d’un individu. Ce dernier, incarné par Line, ne fuit pas ses responsabilités, mais tente de mettre en cohérence pensées, paroles et actes, et de les ajuster aux situations. Ce troisième roman de Yasmine Char est un support de réflexion précieux. Il permet d’identifier sans les simplifier les ressorts les plus troublants et douloureux de notre temps.

FLORENCE LETHURGEZ

L’amour comme un empire, de Yasmine Char
Gallimard, collection Blanche – 20,50 €

L’Éden : de l’inconfort au cinéma 

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L'Eden © Pyramide films

Au milieu de nulle part, dans la forêt tropicale, des adolescents vêtus de la même tenue verte, travaillent, nettoyant ce qui a dû être une piscine. On les voit ensuite psalmodier une prière sous la houlette d’un adulte. Où est-on ? Pourquoi sont-ils là ? On va le savoir dès l’arrivée de nouveaux garçons, venant de différentes prisons de Colombie. C’est un centre de détention pour mineurs délinquants, encadrés par Alvaro (Miguel Viera) qui croit à la vertu de séances de yoga et de prières chamaniques pour les « sauver ». Ils doivent travailler dur à la restauration d’une ancienne hacienda et le garde chiourme Godoy (Diego Rincon) y veille. 

Parmi eux, le taiseux Eliú (Jhojan Estiven Jimenez) qui, ayant voulu s’attaquer à son père, sous l’emprise de la drogue, a tué un autre homme, l’Invisible, dont on n’a pas retrouvé le corps. Eliú semble prêt à laisser « la terre absorber ce qui est négatif », ce que martèle Alvaro chaque jour. L’arrivée dans le camp de son ancien complice, El Mono (Maicol Andrés Jimenez Zarabanda), va le faire replonger dans ses démons. Car El Mono, remplissant un formulaire, se définit lui-même comme « voleur, escroc, bandit, assassin, toxicomane et criminel » et ne croit à aucune rédemption.

Une histoire de génération

L’Éden d’Andrés Ramírez Pulido n’est pas un film confortable avec sa palette chromatique sombre, ses plans de nuit. Dans cette prison à ciel ouvert, les corps adolescents s’épuisent à abattre des arbres, à débroussailler. Nul sourire sur ces visages fermés. Ces adolescents qui n’ont connu que misère, drogue, coups dans leur propre famille, comment pourraient-ils croire à ce « nouveau foyer » que leur propose Alvaro. « Dans cette vie, il faut être prêt à perdre ou à gagner. C’est la base ! », dit El Mono. Eliú peut-il gagner ? La caméra du directeur de la photo Balthazar Lab, qui éclaire magnifiquement le visage de Jhojan Estiven Jimenez, permet d’espérer pour le personnage qu’il incarne avec une grande justesse, un voyage vers la lumière.

Et au réalisateur de préciser : « L’Éden est l’histoire d’un adolescent et à travers lui de toute une génération qui entretient une relation de haine et de mort avec leurs pères, une génération abandonnée qui, sans s’en rendre compte, s’inscrit dans un cercle de violence héritée. Comment un enfant peut-il se détacher d’une violence imprégnée dans sa nature ? Comment se débarrasser de ces héritages immatériels de nos parents qui nous hantent chaque jour ? »

ANNIE GAVA

L’Éden, d’Andrés Ramírez Pulido 
En salle depuis le 22 mars
Le film a obtenu le Grand Prix de la 61e Semaine de la Critique et le prix SACD. 

Les lettres animées de Murakami

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Saules aveugles, femme endormie © Gebeka

On est à Tokyo en 2011. La terre vient de trembler et un tsunami a submergé la côte pacifique du Japon à 300 kilomètres de là. Depuis cinq jours, Kyoko suit à la télé les opérations de secours. Elle ne parle plus à Komura, son mari qu’elle quitte avec ces mots qui reviendront au fil des chapitres comme un refrain terrible : « vivre avec toi, c’est comme vivre avec une bulle d’air ». Leur chat, qui porte le même nom que le premier amour de Kyoko mort dans un accident de moto, disparaît. Komura, désemparé, demande un congé à la banque où il travaille et part pour le nord du pays, chargé par un collègue quelque peu louche de livrer une mystérieuse boîte noire. Un de ses subalternes, Katagiri, agent de recouvrement maltraité par son patron et sa sœur, trouve, en rentrant chez lui, une grenouille géante : Frog. Le volubile batracien vert pomme, qui cite Nietzche et Hemingway, lui propose de sauver Tokyo de l’apocalypse sismique imminente provoquée par Worm, un ver de terre tout aussi géant, réveillé par l’agitation écocide des hommes. 

Ce qui pourrait sembler décousu et farfelu se révèle, grâce au talent de compositeur de Pierre Földes, une partition savante et captivante qui entrelace les motifs. Dans cette promenade graphique, Kyoko, Komura, Katagiri (serait-ce un clin d’œil à Kafka ?), Frog et le chat traversent ces récits où rêves et réalités, présents et passés, cohabitent, tous pluriels. Quand les vies s’écroulent, au-dessous des ruines, quelque chose peut-il encore être sauvé ? Et la dernière vérité ne se cache-t-elle pas dans la boîte noire après les crashs ?

Vibrant
Les personnages de Saules aveugles, femme endormie prennent conscience que leur vie n’est pas celle qui leur correspond. Un signal d’alarme, déclenché par le traumatisme du tremblement de terre, déclinant ses métaphores. Des failles anciennes se rouvrent, la croûte sociale se fissure et les répliques telluriques secouent les âmes. Nos antihéros se trouvent dans un entre-deux, flottant entre rêves éveillés et veille somnambule. Le réalisateur affirme que l’animation lui permet ce décalage avec la réalité qui lui était indispensable pour exprimer l’univers de Murakami : la ligne claire rencontre le flou de l’arrière-plan, les figurants deviennent des ombres ou se colorent en transparence, les décors se peaufinent ou se stylisent librement.

Dans une multiplicité de strates narratives, le spectateur se nourrit de l’intérieur, saisit des clés qu’on lui tend, ouvre ou non les portes, regarde… mais par avance, il est prévenu, comme Henri Fonda par John Wayne dans Fort Apache (une des nombreuses citations de Földes) : « Si vous avez pu voir des Indiens, c’est qu’ils n’étaient pas vraiment là ! »

ÉLISE PADOVANI

Saules aveugles, femme endormie, de Pierre Földes
En salle depuis le 22 mars

Au-dessus des barbelés

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Le grand cahier © DR

Depuis ses années de lycée, Léa Menahem a gardé le souvenir du choc ressenti à la lecture de l’œuvre d’Agota Kristof. Cette romancière hongroise qui, dans La trilogie des jumeaux, raconte l’histoire de Claus et Lucas, plongés dans la période douloureuse d’une guerre destructrice. Pas de nom de pays, pas de dates précises, mais des indices qui désignent l’enfer de la Seconde Guerre mondiale dans un pays de l’Est. Cette volonté de ne rien identifier donne plus de poids aux événements qui prennent une dimension universelle. 

Univers destructeur

Dans Le Grand Cahier, Léa Menahem a choisi de donner à sa création l’aspect d’un conte cruel centré autour de la méchante sorcière des récits qui font peur : c’est la grand-mère, formidable Cécile Bournay, à laquelle sa fille vient confier ses jumeaux pour les mettre à l’abri des périls de la guerre. Les deux comédiens, excellents Gaspard Liberelle et Jimmy Marais, se déplacent dans un ensemble parfait, habillés de costumes identiques, avec les mêmes gestes, les mêmes expressions selon une rigoureuse chorégraphie. Battus, traités de « fils de chienne », ils décident de s’endurcir, se livrant à des actes violents l’un sur l’autre, consignant leurs progrès dans un grand cahier et s’obligeant à oublier les mots de l’enfance et de l’amour. L’essentiel, pour eux, est de résister et de grandir dans un univers destructeur et indigne.

Au cours de leurs apprentissages, ils croisent des personnages hauts en couleurs dont plusieurs sont joués par Mikaël Treguer, caméléon extraordinaire, qui les assume avec une parfaite maîtrise, aidé par les masques délicats de Patricia Gattepaille – on ne les voit pas tout de suite tant ils se fondent dans le visage. De courts tableaux se succèdent dans une astucieuse scénographie de Delphine Sabouraud, qui a installé des panneaux translucides permettant entrées et sorties, jeux de clair-obscur, intrusions du dehors avec, notamment à la fin, la présence inquiétante de barbelés concentrationnaires.

CHRIS BOURGUE

Le Grand Cahier a été joué du 15 au 18 mars au Théâtre Joliette, Marseille. 

Le Suicidé, l’ire aux éclats  

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TEATER - LE SUICIDÉ, VAUDEVILLE SAUVIÉTIQUE of Nicolaï Erdman directed by Jean Bellorini, at the Theatre National Populaire, december 2022. With François Deblock, Mathieu Delmonté, Clément Durand, Anke Engelsmann, Gérôme Ferchaud, Julien Gaspar-Oliveri, Jacques Hadjaje, Clara Mayer, Liza Alegria Ndikita, Marc Plas, Antoine Raffalli, Matthieu Tune, Damien Zanoly and Tatiana Frolova. THEATRE - LE SUICIDÉ, VAUDEVILLE SAUVIÉTIQUE de Nicolaï Erdman, mise en scene par Jean Bellorini, au Theatre National Populaire, decembre 2022. Avec François Deblock, Mathieu Delmonté, Clément Durand, Anke Engelsmann, Gérôme Ferchaud, Julien Gaspar-Oliveri, Jacques Hadjaje, Clara Mayer, Liza Alegria Ndikita, Marc Plas, Antoine Raffalli, Matthieu Tune, Damien Zanoly et Tatiana Frolova.

Il a beau avoir accolé au titre de la pièce la mention « vaudeville soviétique », Jean Bellorini donne à sa nouvelle mise en scène du Suicidé, du censuré et banni Nicolaï Erdman, une gravité politique aux résonances dramatiquement actuelles. La pièce de l’auteur russe brosse un tableau éperdument drôle et sans concession de la machine à broyer soviétique. Sémione Sémionovitch Podsekalnikov, immense François Deblock, met le doigt dans l’engrenage d’une rumeur qui lui prête un dessein suicidaire. En quête d’un sens à sa vie, ce chômeur du début de l’ère stalinienne est sur le point de se laisser convaincre de donner un sens à sa mort. Cette dernière, pour gagner en noblesse, doit, selon une panoplie de lobbyistes avant l’heure, devenir l’étendard d’une cause et transformer ainsi le geste désespéré du défunt en acte héroïque. Qu’ils représentent en la caricaturant l’intelligentsia, le monde des arts, la religion, la révolution…, chacun et chacune rivalisent d’arguments pour obtenir gain de cause et servir des intérêts claniques.  

De ce défilé de manipulateurs-influenceurs de peu de vertu, Jean Bellorini, assisté de Véronique Chazal à la scénographie, créé un manège désenchanté dans lequel se succèdent ou s’empilent des scènes magistralement rythmées. Parmi lesquelles un prétendu dernier repas entre beuverie et imagerie biblique et des funérailles loufoques. Jouant sur la fluidité entre des espaces scéniques variés, le directeur du TNP de Villeurbanne excelle dans sa construction duale de l’œuvre, alliant force comique et poétique, musiciens sur le plateau et déplacements des corps quasi-chorégraphiques, passages vidéo filmés en noir blanc et costumes multicolores (imaginés une fois de plus par Macha Makeïeff), satire politique et portée philosophique. 

Mais ce Suicidé aurait pu se contenter de rester une pièce qui, tout en dénonçant la mécanique stalinienne, ébranle toutes les logiques d’oppression, quelle que soit l’époque et le pays. Deux passages implacables lui donnent une dimension plus large encore. Le premier quand le spectateur entend la voix de la metteure en scène russe Tatiana Frolova, exilée à Lyon, lisant la lettre que Mikhaïl Boulgakov écrivit en 1938 à Staline demandant la réhabilitation d’Erdman. Le second est un message vidéo posté sur les réseaux sociaux par son compatriote Ivan Petunin, rappeur de 27 ans qui, refusant de tuer ses frères humains d’Ukraine et la mobilisation générale imposée par Vladimir Poutine, se jette par une fenêtre de son immeuble. Un « suicidé » réel rappelant combien la vie et l’art peuvent être parmi les outils les plus glaçants pour dénoncer la guerre et la tyrannie.

LUDOVIC TOMAS

Le Suicidé, vaudeville soviétique a été joué du 16 au 18 mars, à La Criée, théâtre national de Marseille.

Jeux de coulisses

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Opening Night © Marcos Ibanez, Albert Pons

C’est à un discours étrange que se livre Mònica Almirall en ouverture du spectacle, affublée d’une robe à crinoline et d’un immense bouquet de roses rouges. Elle le délie en français en direction du public. Aux remerciements de rigueur succèdent des échappées plus ou moins familières, que l’on sent de plus en plus mues par l’impossibilité, pour cette cantatrice à l’émotion tangible, de quitter la scène. 

Chorégraphie envoûtante

On pourra regretter qu’au fil du spectacle ces textes conçus par Carmina S. Belda, Violetta Gil et Celso Giménez peinent parfois à prendre forme. Et ce pour des raisons techniques, soit la conception sonore très immersive et inspirée de Juan Cristóbal Saavedra mais laissant peu d’espace à la parole, ou encore la difficulté d’entendre toutes les phrases prononcées avec un certes fort charmant accent espagnol. Mais aussi pour des raisons de lisibilité et de volume des textes en regard du fil conducteur de ce pourtant très beau Opening Night. Car peu importe, au fond, le propos qui trouve vraisemblablement son substrat littéraire dans le chef-d’œuvre homonyme de Cassavetes. Ce sont finalement les images, la scénographie fourmillante conçue par Max Glaenzel et surtout la chorégraphie envoûtante de Marcos Morau qui marquent les esprits et les rétines. 

À l’instar de ces décors montrant l’envers d’une scène, ses à-côtés, ses tâtonnements, les gestes des danseurs se font saccadés, prennent leur élan pour mieux se rétrograder, fluctuent en torsions de chaque membre, chaque buste. Cette ode au backstage trouve dans ses interprètes des échos inédits. Les corps plus enfantins de Núria Navarra et Marina Rodríguez se révèlent souples et mobiles ; celui, plus androgyne et musculeux de Lorena Nogal lui permet d’explorer un autre registre. Les hommes – Shay Partush et Valentin Goniot – se révèlent moins objets d’expérimentations que vecteurs de rythme. Pour un résultat d’une redoutable organicité. 

SUZANNE CANESSA

Opening night a été donné les 17 et 18 mars au Pavillon Noir, Aix-en-Provence.