C’est un spectacle qui fait couler les larmes et s’applaudit debout. Un de ceux pour lesquels on a du mal à quitter la place tant des torrents d’humanité vous submergent. Comment comprendre que, dans un monde où Elon Musk renie son fils trans avec une infinie violence, dans un département où le vote d’extrême droite atteint des records inégalés, un spectacle si directement contestataire de l’ordre patriarcal soit aussi magnifiquement accueilli ?
Sans doute parce que Le Premier artifice est à la fois beau, intelligent et sensible. Beau comme la musique de Jenny Victoire Charreton qui de son sax et ses claviers construit une partition continue et changeante, impulsant le rythme du spectacle repris par les batteur·euses et les chants. Beau comme ces trois plumes colorées qui flottent doucement… suivies par l’avalanche brutale d’une tonne de fleurs de tissu qui refusent le mièvre. Beau comme ces numéros de trapèze qui évitent savamment la démonstration autosatisfaite, et se dansent enlacés.
Car tout est aussi intelligent : l’introduction de la drag clown burlesque joue avec les règles du monsieur loyal, mais surtout avec la langue inclusive, en apportant quelques précisions qui évitent les malentendus de mégenrage et ouvrent la possibilité d’un voyage intime vers la compréhension des vécus queers.
Infléchir la norme
Une analyse des représentations du cirque est à l’œuvre : dans la tradition freaks l’a-normal était présenté comme monstrueux, et la mise en danger comme un frisson désirable. Ici, les trans et les queer infléchissent politiquement la norme, produisent et disent, chantent, des textes poétiques qui disent le rejet qu’ils vivent mais surtout l’empouvoirement, la reprise de contrôle, qu’ils veulent exercer sur leurs vies et leurs corps.
Rien n’est pourtant didactique, ou si doucement que même les enfants l’entendent. Tout est tendre, sans érotisme, et la relation humaine se tisse entre des corps qui se portent et se soutiennent, s’élèvent et se penchent, disent qu’iels montrent de leurs corps ce qu’iels en décident, racontent leurs douleurs surtout, avec une sensibilité si intense qu’elle infuse dans tous les rangs du public. Parce que chacun·e interroge l’inconfort de sa place, cherche un endroit où iel serait compris·e.
Ainsi, lorsque Manivelle chante la Pêche aux moules pendant qu’un lanceur de couteau la vise, chaque lame qui la frôle est un coup de boutoir qui nous révèle l’incroyable sens, si peu caché, de la comptine. C’est un récit de viol, où l’enfant ne veut plus aller, et qui comme la plupart des contes enfantins, prévient les petits humains, filles, garçons ou intergenre, qu’on veut leur prendre leur panier à moules.
Une comptine normale, dont le Cirque Queer peut nous aider à nous défaire, pour nous ressourcer ensemble dans la beauté chaleureuse des marges, sous ce chapiteau autogéré et partagé dont nous avons urgemment besoin.
AgnÈs Freschel
Le Premier artifice été joué sous chapiteau au Stade Maurice Laurent à Alès le 8 novembre.
Une programmation de La Verrerie, Pôle National Cirque Occitanie
Puis au Pôle, La Seyne sur Mer, du 15 au 17 novembre.