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Berlin célèbre la résistance au féminin

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#Frederic Batier/Pandora Film

Berlin est une ville où l’histoire tragique du XXe siècle pèse plus fort qu’ailleurs. Elle a incarné au cœur de l’Europe la séparation des blocs Est/Ouest et les mémoriaux actuels que scolaires et touristes visitent, rappellent ce dont sont capables les dictatures brunes ou rouges. La Berlinale propose fréquemment des drames historiques qui font revivre cette sombre période. Cette année encore, deux films nous y ramenaient à travers la véritable histoire de deux femmes que rien ne prédestinait à l’héroïsme mais qui, par amour ou fidélité à leurs valeurs n’ont pas tremblé devant les bourreaux.

Marie

Le Silence de Marie du réalisateur Davis Simanis, raconte le destin de Maria Leiko. Comédienne née à Riga en Lettonie, elle a été adulée dans son pays mais aussi en Russie et en Allemagne qu’elle a fui à l’arrivée des nazis. Le Silence de Marie commence en 1937. Maria se rend à Moscou pour reconnaître le cadavre de sa fille et récupérer sa petite-fille encore bébé. C’est une star qui semble intouchable. Un trophée pour le régime soviétique. On la convainc de rester à Moscou, de se joindre à la troupe du théâtre letton Skatuve. Très vite, elle est témoin des exactions de la NKVD. Il s’agit entre autres d’éliminer les camarades lettons, en les accusant tour à tour d’être des fascistes, des saboteurs, des espions. Que faire quand la mauvaise foi est armée et sans pitié ? Sinon continuer à jouer coûte que coûte, contourner la censure tant que c’est possible, opposer son art à la brutalité et à la bêtise. Piégée, surveillée, soumise au chantage quand on enlève sa petite fille, Maria sera arrêtée, torturée, sommée d’accuser ses collègues. Que faire ? Sinon se taire, ne pas devenir aussi indignes que les bourreaux.

Ni la femme élégante, fourrure blanche sur les épaules, ni la comédienne drapée de voiles à la danse très éloignée des canons du réalisme socialiste ni la prisonnière dépouillée de ses atours, ni la condamnée ne renonceront au théâtre, ultime acte de résistance. C’est Olga Sepicka qui incarne avec force Maria dans ce film modeste, de facture classique, à la palette sombre, qui résonne très fort dans le contexte de la guerre d’annexion conduite par Poutine.

Hilde

From Hilde with love d’Andreas Dresen, fait revivre Hilde Coppi, membre du groupe communiste allemand Orchestre Rouge. Arrêtée comme son compagnon en 1942, alors qu’elle était enceinte, guillotinée en 1943 avec ses camarades de lutte, elle a laissé un fils né en prison, qui n’eut de cesse de garder la mémoire de ses parents, et dont on entend la voix à la fin du film. Pas de croix gammées, de coups de feu, de séances insoutenables de torture. Pas plus que d’actes de sabotage pyrotechniques spectaculaires dans ce film d’une incroyable douceur. Le réalisateur évoque un été radieux, la rencontre amoureuse d’Hilde et de Hans Coppi, les baignades et les pique-niques des jeunes résistants au bord de l’eau, l’exultation des corps comme une véritable ode à la Vie. Images saturées de soleil qui reviendront en flash back alors qu’Hilde de sa prison n’aperçoit qu’un bout de ciel. En alternance, espaces ouverts de liberté et espaces fermés (ceux pour l’amour et la clandestinité puis pour la mort).

Le réalisateur dit avoir voulu s’éloigner des stéréotypes héroïques qui lui étaient proposés dans la RDA de son enfance, rendant perversement inaccessible au commun des mortels toute rébellion. Il montre comment la résistance à la monstruosité du Troisième Reich passe par de petits actes : une femme qui cache un document dangereux en s’asseyant dessus, une infirmière qui s’oppose à un docteur-boucher, une matonne qui infléchit les règles pour aider Hilde.

Incarnée par Liv Lisa Fries – l’inoubliable Charlotte Ritter de la série Babylon Berlin -, Hilde est une fille sage, discrète, au look de gouvernante avec sa tenue convenable et ses lunettes rondes. Une fille bien élevée même quand la Gestapo l’interroge. C’est par amour pour Hans qu’elle rejoint le réseau d’activistes et met sa subtilité au service de leur lutte anti-nazie, apprend le morse, envoie des messages aux Soviétiques, écoute les émissions de Radio Moscou pour transmettre aux familles des nouvelles des prisonniers allemands, colle des affiches. Liv excelle à traduire par ses gestes et postures, la vulnérabilité de cette femme et cette force intérieure, « cette boussole » comme dit le réalisateur qui lui indique ce qui est juste de faire. De Hilde avec amour, les derniers mots d’une dernière lettre de Hilde Coppi, repris par le titre du film semblent s’adresser tout aussi bien à sa mère et à son fils, qu’à nous qui voyons 80 ans plus tard, la résurgence décomplexée des mouvements fascistes.

ÉLISE PADOVANI

À Berlin

Le Silence de Marie, de Davis Simanis

From Hilde with love, d’Andreas Dresen

« Blue Giant », des bulles de jazz

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Copyright Eurozoom

Pour les amateurs de mangas, Blue Giant de Shinichi Ishizuka est une saga en dix tomes suivie des onze volumes de Blue Giant Supreme puis de ceux de Blue Giant Explorer. L’auteur y raconte le parcours de Dai Miyamato, un élève de terminale touché par le jazz comme par la grâce et bien déterminé à devenir le plus grand saxophoniste du monde. C’est un jeune homme « méritant », acharné, s’entraînant sans relâche. Il quitte sa ville de province, son équipe de baskets, son père et sa petite sœur pour chercher la consécration à Tokyo. Après avoir surmonté les difficultés de celui « qui se voit en haut de l’affiche », par la force de sa pureté, communiquant aux autres son énergie inépuisable et sa foi indestructible, il formera le trio Jass. À la batterie, son copain Tamada qu’il a converti à sa passion. Au piano, l’élégant Yukinori rencontré dans un club tokyoïte. Rompant le silence du papier, le réalisateur japonais d’ « anime » de 42 ans, Yuzuru Tachikawa, à l’occasion du centenaire de la Maison d’édition Shogakukan, sur des compositions de la pianiste compositrice Hiromi Uehara, condense les 10 tomes de Maître Ishizuka en deux heures et les porte à l’écran.

Tout se joue

Le scénario reste fidèle à l’histoire un peu lisse, conforme aux codes du genre, et à l’invraisemblable rapidité d’apprentissage des jeunes gens, doublés ici par de grands interprètes Hiromi Uehara pour Yukinori, Shun Ishiwaka pour Tamada et Tomoaki Baba pour Dai. Centré sur le rêve fou de ce dernier et sur l’ascension progressive du groupe, le film ne développe aucune intrigue secondaire et encore moins amoureuse. Des souvenirs s’accrochent parfois aux notes. Nourrissant la musique, d’enfance, de joies, de peines. En décor de fond, l’urbanité de la Capitale, sa scène jazz nocturne et le mythique Blue Note, rebaptisé So Blue. On retrouve les cadrages ciné très présents dans tous les mangas. Des plans zénitaux très larges aux macros des gouttes de sueur perlant au front des concertistes, Blue Giant crée un effet d’aspiration vers la scène où – sans jeu de mots, tout se joue. Bleus et rouges, en balance. Bleus et ors. Ombres dansées. Le film flambe dans les solos et les impros, où chacun donne tout, de ses doigts, de son souffle, de son cœur, de son âme. Car on le sait, et quelques poncifs égrenés le rappellent, la musique, ce n’est pas seulement des notes. Sinon à quoi bon ? Une des séquences les plus émouvantes du film, montre Yukinori jouant du piano d’une seule main, découvrant comme Miles Davis qu’il ne sert à rien de « jouer beaucoup de notes alors qu’il suffit de choisir les meilleures ».  

En guest star de cette animation, le saxo ténor de Dai. Spectaculaire dans l’enroulement étincelant de son tube de métal. Légendaire puisque lié, entre autres, à John Coltrane et Sonny  Rollins. Capable d’interpréter, comme la voix humaine – dont on le rapproche, l’infinie partition des émotions. Du feulement au cri. Un instrument du souffle. Celui qui se coupe par le froid de l’hiver alors que le jeune Dai répète près de la rivière, celui qui se libère en concert, celui qui donne « l’anima » au dessin. Privilégiant les live musicaux, liant, avec virtuosité, lumière et son, déformant l’espace et les lignes – du crayonné nerveux au maelstrom polychrome psychédélique, le réalisateur restitue l’énergie folle des jeunes protagonistes et nous offre un très beau moment de communion.

ÉLISE PADOVANI

Blue giant, de Yuzuru Tachikawara

En salles le 6 mars

A bas le patriarcat, inchallah !

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@pyramide films

Plan d’ensemble d’un quartier de Amman. Petits immeubles de béton gris ; profusion de fils électriques ; terrain vague. La caméra se resserre sur un soutien gorge rose accroché à des branchages. Une femme derrière une fenêtre grillée cherche à le récupérer sans se faire voir avec un balai. Première séquence surprenante : glissement du général au particulier, intrusion incongrue d’un objet intime sur la voie publique comme une transgression involontaire. Le cinéaste l’affirme : son film racontera « une histoire de survie, d’émancipation, d’espoir contre la domination d’un patriarcat oppressif »

Nawal, trentenaire, mère d’une fillette, perd brutalement son mari. En l’absence de fils, les biens du couple, maison, et pick-up acheté à crédit, reviennent de droit à la famille du défunt. Qu’importe si Nawal a participé à leur acquisition par sa dot et son salaire d’aide-soignante. Qu’importe si elle se retrouve sans toit, si Rufqi (Haitham Omari) l’oncle paternel lui enlève sa fille : « quand une femme perd son mari, elle perd tout » lui rappelle une des femmes en tchador – semblable à un agent de la police des mœurs iranienne. Elle n’oublie pas au passage de lui lister les interdits liés à son nouveau statut. Mais Nawal qu’on aimerait soumise à son destin, donnant le bon exemple à sa fille, va se rebeller. D’abord en douceur, sans élever la voix, puis de plus en plus violemment, à mesure que les injustices se dressent devant elle. Abandonnée par un frère lâche et veule, harcelée par un beau-frère cupide.

Chrétiens, musulmans : mêmes coups bas

Le film d’une veine farhadienne, inspiré par le vécu des Jordaniennes, soignant le naturel des dialogues (co-écrits par deux femmes, Rula Nasser et Delphine Agut), devient alors un suspense au rythme soutenu, une course contre la montre et une descente aux enfers pour l’héroïne superbement interprétée par la Palestinienne Mouna Hawa. Le réalisateur  privilégie les lieux clos, refuges ou prisons. La maison de Nawal aux pièces exiguës, dans un quartier populaire où tout le monde surveille l’autre. La maison bourgeoise des quartiers Ouest où Nawal s’occupe d’une grand-mère impotente, subit le mépris de classe de sa patronne et la mauvaise humeur de sa fille Lauren (Yumna Marwan). Deux mondes en opposition et en écho.

La riche famille chrétienne dont on ne voit que les femmes, sur trois générations – grand-mère, mère et fille – et la famille musulmane de Nawal, partagent les mêmes lois « tordues ». Lauren ne peut pas divorcer d’un mari infidèle qu’elle n’aime plus, ne peut pas avorter d’un enfant qu’elle ne désire pas. Malgré son argent et ses cheveux au vent, elle n’est pas plus libre que Nawal. L’une ne veut pas enfanter, l’autre a besoin d’enfanter. Aucune ne possède vraiment son corps. Leur complicité de circonstance ne peut être amitié mais elles sont toutes deux, les victimes de règles patriarcales soutenues par la justice religieuse et gouvernementale, admises comme une normalité. Des règles intériorisées par les femmes elles-mêmes qui les transmettent. La liberté au féminin c’est haram ! En revanche, tolérer l’infidélité et la violence des maris, la spoliation d’un beau-frère cupide, tout supporter sans faire de vagues, c’est s’en remettre à la volonté divine, invoquée à tout bout de champ.  

En jouant la montre pour retarder son expulsion, Nawal goûte à des victoires fragiles et provisoires – dont, et ce n’est pas la moindre, apprendre à conduire avec un kiné amoureux. Comme le réalisateur, elle donne quelques coups de griffes au système, sans entamer son pouvoir de nuisance. Car au bout du compte c’est bien Allah qui décidera si Nawal peut avoir un fils et garder son héritage. Inchallah !

ÉLISE PADOVANI

Inchallah un fils, de Amjad Al Rasheed

Festival de Cannes 2023, Semaine de la Critique, Prix Fondation Gan à la diffusion

En salles le 6 mars

« Shikun »,un rhinocéros dans la tour de Babel

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Copyright Epicentre Films

65 ans après sa création en 1959, à l’heure de la montée en puissance de nouveaux fascismes décomplexés, à l’heure où des bras se lèvent à l’unisson dans des foules uniformes, plus que jamais, la pièce du dramaturge franco-roumain, semble pertinente. C’est cette pièce-là, décrivant par l’absurde et la métaphore l’avènement du totalitarisme, que le cinéaste-plasticien-metteur en scène-architecte, Amos Gitaï choisit de placer au centre de son dernier long-métrage : Shikun. Réalisé avant le 7 octobre, ce film est né dans le contexte des manifestations contre le gouvernement d’extrême-droite de Netanyahou. Groupes féministes, soldats, pacifistes militant pour la coexistence israélo-arabe, unis dans une réaction non seulement, contre les réformes anti-démocratiques mais encore contre l’étouffement de tout esprit critique.

Une dialectique sensible

Un Shikun est un logement social. Celui dans lequel est tourné le film est un immeuble d’inspiration corbuséenne, de 250 mètres de long, édifié dans la ville de Beer-Sheva au sud d’Israël dans le désert de Néguev. Architecture forte que le réalisateur – admirateur du Bauhaus – utilise pour structurer son récit, figurer une tour de Babel d’après le châtiment divin, où se brouillent les langues. Palestiniens, Israéliens, émigrés ukrainiens, indiens, russes se côtoient au quotidien, interfèrent ou pas. Autour du Shikun, se construisent d’autres immeubles. On les aperçoit depuis le champ théâtral en huis clos délimité par le réalisateur. La caméra parcourt d’interminables couloirs-coursives le long desquels s’ouvrent les portes des appartements. Sur la musique de Louis Sclavis ou celle d’Alexei Kochetkov, cuivres et cordes, elle nous embarque en trottinette au sous-sol, sillonnant d’immenses aires de parking, rythmées par des piliers de béton. Plans séquences, caméra mobile, Amos Gitai chorégraphie avec virtuosité, une circulation incessante dans l’espace commun, joue sur les perspectives, les angles bruts. Sur la continuité et les contiguïtés. Un groupe d’architectes ou de promoteurs, un couple, une fanfare, des militaires, des rabbins, des petites filles… le débat se saisit dans une dialectique sensible : on se glisse dans le flux ou on le traverse à contre-courant. Une comédienne (Irène Jacob) qui semble répéter son rôle, surgit déclamant des extraits du Rhinocéros. Elle danse, court, virevolte, monologue, ou interprète plusieurs personnages à la fois. On s’arrête : un guitariste joue dans le passage, des élèves d’un cours de langue se présentent en hébreu à leur enseignante, une femme chante une vieille chanson… Reprenant un texte d’Amira Hass Nos enfants demanderont, une jeune femme interpelle un vieil homme : « Comment avez-vous pu infliger tant d’injustices durant tant d’années aux Palestiniens ? ». Dans un atelier, une jeune femme (Bahira Ablassi) et un homme fabriquent en silence des cornes de rhinocéros. Dans une antique bibliothèque yiddish, une vieille dame (Hana Laszlo) retrouve le livre que lui avait offert son père – survivant de la Shoah, pour sa bar-mitsvah.

Pense aux autres

À travers les interventions d’Irène Jacob, on suit la progression de la rhinocérite imaginée par Ionesco. La surprise de voir apparaître un rhinocéros (« c’est réel et ça ne devrait pas exister ! ») La frayeur de la contagion puis le déni. La relativisation (« au fond c’est naturel un rhinocéros et on a le droit d’en être un »). Enfin l’adhésion et la normalisation (« c’est beau une bête et c’est tellement plus simple d’être comme tout le monde »). Comme dans la pièce, il ne reste plus qu’une petite voix de résistance, la seule en langage humain portée par le seul rescapé. Une voix qui ne peut plus être entendue par personne : « je ne capitulerai pas ».

C’est Mahmoud Darwich qui aura le dernier mot : « Pense aux autres » nous dit le grand écrivain palestinien : quand tu fais la guerre, règles ta facture d’eau, rentres chez toi, comptes les étoiles… pense à ceux qui réclament la paix, qui tètent les nuages, vivent sous les tentes, ne peuvent rêver, et à tous ceux qui ont perdu le droit à la parole. En Israël, le titre du film d’Amos Gitai est celui d’une chanson qu’on entend dans le film : It’s Not Over Yet (Ce n’est pas fini). Si c’est d’espoir dont il s’agit, puisse-t-il dire vrai !

ÉLISE PADOVANI

Shikun, de Amos Gitaï clôt la trilogie initiée avec Un Tramway à Jérusalem et Laïla in Haifa

En salles le 6 mars

Le film était à la 74è Berlinale, Section Berlinale Special

De haut vol

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Copyright Alamodefilm

Présenté à la 73e Berlinale, dans la section Panorama, La Salle des Profs du réalisateur allemand Ilker Çatak prend la forme efficace d’un thriller, construit sur un suspense et un crescendo, porté par un casting parfait, sous une lumière froide et blanche. Réaliste, il nous place en immersion dans le quotidien d’un établissement scolaire. Métaphorique et politique, il fait des tensions déchirant ce microcosme, une réplique de celles de la société allemande tout entière.

Carla Nowak (Leonie Benesh) est une jeune enseignante d’origine polonaise. Professeure principale d’une classe de cinquième dans un gymnasium qui prône « la tolérance zéro ». Elle mène sa classe en chef d’orchestre : de la salutation rituelle aux pratiques pédagogiques, tout est réglé comme du papier à musique. Ferme mais juste, exigeante mais douce, à l’écoute de chacun, Mme Nowak est travailleuse, scrupuleuse, consciencieuse. Et la caméra ne la lâchera plus.

De menus larcins, poussent la directrice (Anne-Kathrin Gummich) et certains profs à faire pression sur les délégués pour qu’ils dénoncent leurs camarades. Ali, un élève d’origine turque, est accusé. Le malaise s’installe, sous-tendu par une xénophobie qu’on sent latente alors même que tous s’en défendent. Le doute, la suspicion, les allusions… le ver est dans le fruit. Mais ne l’était-il pas déjà dans le fonctionnement pseudo-démocratique où on encourage les « balances » et où les forts font pression sur les faibles ? D’autres vols suivront dans l’espace sacralisé de la salle des profs. Et l’enquête de Carla fera porter les soupçons sur la secrétaire, Mme Khun (Eva Löbau), mère d’Oskar (Leo Stettnish), le meilleur élève de Carla. Mais l’élément accusateur, lui-même entaché d’illégalité, fait-il preuve ? La question que Carla posait à ses élèves à l’occasion d’un exercice de mathématique entre affirmation et démonstration, lui revient en boomerang.

L’ère du soupçon

Dès lors, l’idéaliste Carla perd le contrôle. Cabale montée par l’accusée, hostilité du collectif des parents et des collégiens, animosité de ses collègues l’accusant de se désolidariser de sa corporation. Plus Carla défend ses valeurs et essaie d’agir selon ses principes, plus elle aggrave sa situation. Plus elle cherche la diplomatie, plus elle attise la guerre. Le réalisateur ne donnera pas de réponses simples à des questions complexes. La fin restera ouverte, entre flous et vitres brouillées par la pluie, entre regards qui fuient ou s’échangent. Carla et Oskar se rejoignant peut-être sur le rubik’s cube du prof, qui se reconstitue sous les doigts du jeune garçon ? Ou sur leur commun refus, digne et obstiné de ce qu’ils croient injuste. 

Si les thèmes de la surveillance illégale, de la délation institutionnelle, des vérités fabriquées, des boucs émissaires, des valeurs démocratiques bousculées par les jeux et abus de pouvoir, résonnent sans doute plus fort dans une Allemagne marquée par les totalitarismes et la guerre froide, ils restent d’actualité pour nous tous. À l’heure où l’on parle beaucoup d’éducation civique, le film d’Ilker Çatak montre une école miroir. Et on s’y reconnaît.

ÉLISE PADOVANI

« Les paradis de Diane », on ne nait pas mère

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Une scène d’amour. Une naissance. Tout le monde est heureux : les grands parents, Martin, ce père qui a juste oublié d’apporter le chocolat promis à la jeune accouchée. Quand Martin quitte le soir la maternité, Diane, visage fatigué et regard éteint, regarde ce bébé qui n’a pas encore de prénom et qui pleure. Elle lui chante une comptine sans le prendre dans ses bras puis s’enfuit dans la nuit. C’est ainsi que commence le film de Carmen Jaquier et Jan Gassmann, Les Paradis de Diane, présenté dans la section Panorama de la 74e Berlinale. Un film inconfortable qui d’abord peut déranger, puis faire réfléchir, peut être même réconforter  certain·e·s.

Couper le cordon

Diane quitte Zurich, s’embarquant dans un bus jusqu’à son terminus : une station balnéaire espagnole, Benidorm. Elle se débarrasse de son téléphone portable saturé d’appels de Martin, coupant ainsi le cordon une nouvelle fois. À la fois perdue et soulagée. Vivre dans le présent : trouver un endroit pour dormir, gérer son corps et ses seins gorgés de lait. La caméra portée du directeur de la photo Thomas Szczepanski ne la quitte pas, donnant à voir son visage tourmenté dans les lumières de la ville, la nuit, son vague à l’âme, son corps qui semble flotter. Sa rencontre avec Rosa (Aurore Clément) qui a chuté dans une rue et qu’elle ramène chez elle, va tout changer. « Les gens quand on les ouvre, il y a des paysages à l’intérieur » lui chuchote Rosa – sans doute aime t-elle Agnès Varda ! Rosa lui apprend à vivre le présent. Elle l’aide à savoir ce qu’elle veut, qui elle est vraiment. Car qui est-elle ? Entre errances dans la ville, conversations avec Rosa, rencontres avec des hommes qui la désirent avec son corps marqué encore par les traces de sa maternité. « Suis-je un monstre ? » demande-t-elle à un amant de passage. Et quand à sa question « si t’étais un paysage, tu serais quoi ? » Martin  venu la rechercher au commissariat répond « un paysage de mon enfance ». Elle pense à ce lui avait dit Rose avant de disparaitre « toi, tu es une île, une île sauvage. »

Dorothée de Koon incarne remarquablement cette île sauvage, cette femme en pleine errance, accompagnée par la musique de Marcel Vaid. « Le titre fait écho au film Les Rendez-vous d’Anna de Chantal Akerman qui est une référence pour nous. Il a été très important pour l’écriture de notre film et même après. Les Paradis de Diane est le portrait d’une femme, pas celui des femmes » précisent les cinéastes. Celui d’une femme qui ne devient pas mère. On ne nait pas mère : on le devient ou pas.

ANNIE GAVA
À Berlin

En salles prochainement

Hors du temps

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© Carole Bethuel

Il y a des films ratés, des films qui ne sont pas à la hauteur de leur intention, des mal fichus pour lesquels on peut avoir indulgence voire tendresse et puis il y a des films dont on sort irrités . Surtout quand ils représentent la France dans un festival international et qu’on aurait bien voulu les aimer

C’est le cas d’Hors du temps, le dernier opus d’Olivier Assayas dont beaucoup se sont demandés ce qu’ils faisait dans la sélection de la 74 è Berlinale.

Hors du temps se propose de revenir sur cette incroyable parenthèse que furent les confinements pendant la pandémie de 2020. Limitation des périmètres de vie et des déplacements pour une durée indéfinie. Angoisse collective dans l’ignorance des réponses médicales à apporter. Moments de réflexion sur l’essentiel et le non essentiel, durant lesquels certains ont dû affronter leur solitude, ou, dans des cohabitations contraintes, les frictions inévitables avec ses proches.

Confinement quatre étoiles

Etienne (alter ego du réalisateur incarné par Vincent Macaigne) et Paul, son frère musicien ( Micha Lescot) se retrouvent avec leurs compagnes respectives, Morgane (Nine d’Urso) et Carole (Nora Hamzahoui) avec lesquelles ils n’ont jamais vraiment vécu, dans la maison familiale en Chevreuse. Retour sur les lieux de l’enfance par plans fixes que le réalisateur commente en off d’une voix précieuse et feutrée. Ruralité bourgeoise, printemps radieux, paysages de boîtes de chocolat. Le temps suspend son vol. Un cadre plutôt agréable pour s’isoler, ce qu’Etienne et Olivier Assayas admettent bien volontiers.

Etienne devient acheteur compulsif sur Amazon, fait du jogging dans le grand parc des voisins, avocats et amis. Hypocondriaque, il traque son entourage dans son obsession prophylactique. Son frère fait des crêpes en bougonnant. Chamailleries de frangins qui « se connaissent trop et ne se connaissent plus ». Bouffe bio et conversations intelligentes émaillées de citations. L’art est héritage. On a côtoyé et on côtoie d’autres artistes. On a de l’entregent et des références. Etienne annonce à sa fille -qu’il partage avec son ex, qu’il lui a fait donation de sa part du domaine. La continuité est assurée.

La comédie de caractère très convenue peine à faire sourire et les questions de couples, à intéresser. Le quatuor de comédiens, loin de la grâce d’un Rohmer, fait le job mais incarner des enfants gâtés aux vagues problèmes existentiels n’est un cadeau pour personne.

Hors du temps bien qu’ancré dans la « douce France » entre Trenet et Brassens reste hors sol. L’entre soi induit par le confinement devient un entre soi socio-culturel qui nous laisse à la porte.

Elise Padovani

En salle le 14 juin

Sous le soleil sicilien

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Eté 1997. Un camp de vacances pas comme les autres, un lieu où se ressourcent de jeunes adolescentes, géré par l’hôpital qui les soigne. Exercices collectifs pour retrouver son corps. Une jeune fille, blonde, diaphane, toute de blanc vêtue, s’éloigne du groupe. Elle lit, se baigne dans la piscine, et est rejointe par la brune Irène. Dès les premiers regards, le courant passe entre elles. Ensemble, elles se promènent, partent à la découverte de la nature, des grottes. Il n’est pas question pour Irène à la fin du séjour de quitter Clara, qu’elle voudrait inviter chez elle pour les vacances. Impossible ? Elle va donc l’emmener… ailleurs.

Quoi de mieux qu’une île pour s’isoler du monde qui leur pèse, des traitements, de la routine. Les voilà parties sur l’isola di Favignana où elles s’installent pour vivre leurs vacances : l’eau turquoise où elles se sentent renaitre, ondines d’un été. Les grottes où l’on s’abrite du soleil qui peut brûler la peau fragile. La peau qu’on caresse en soignant. Ensemble puis bientôt au milieu des autres. Des jeunes comme elles, garçons et filles, du pays ou en vacances, avec lesquels se nouent des relations d’été. Comme pour tous les adolescents. Premiers baisers. La caméra Hi8 fixe ces moments où l’on oublie tout, les fixant pour toujours. Un véritable élan de vie malgré les cauchemars, les vertiges, les maux de tête. Sous le soleil sicilien, la maladie reste dans l’ombre.

Quell’estate con Irène, présenté dans la section Generation 14 plus de la 74e Berlinale est le deuxième long-métrage de Carlo Sironi après Sole. Ce film, précise le réalisateur, est né du désir de raconter ce moment où les premières impressions de la vie nous marquent fortement. « Cet été que nous n’oublierons jamais. Je voulais réaliser un film qui ait la texture d’un rêve éveillé et la précision chirurgicale des souvenirs fondateurs. » Un film dont il a eu l’idée en écoutant To Wish Impossible Things de The Cure.Un film sensuel, solaire remarquablement interprété par Noée Abita (Iréne) et Camilla Brandenburg (Clara)

ANNIE GAVA
À Berlin

Quell’estate con Irène, de Carlo Sironi

« Dahomey », les statues parlent aussi

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Les Films du Losange

9 novembre 2021. Paris, le musée du Quai Branly. Des déménageurs au travail. Des emplacements vides. Des gestes délicats. En voyant les premières images du dernier film de Mati Diop, Dahomey, on pense à La Ville Louvre de Nicolas Philibert. Là, les objets ne vont pas dans les salles de restauration mais bien plus loin. 26 trésors royaux du Dahomey partent à Cotonou, la capitale de leur terre d’origine devenue le Bénin. Des statues de bois sont placées dans une caisse tel un cercueil, protégées, emballées comme une mise au tombeau avec le bruit des clous qu’on visse. Et une voix d’outre-tombe, celle de la statue anthropomorphe du roi Ghézo : « Qu’est ce qui m’attend ailleurs ? 26, juste 26, Reconnaîtrai-je quelque chose, me reconnaîtra-t-on ? ». En langue fon, celle que parlent les Béninois. On suit le cortège funéraire dans un long couloir. Retour au pays qui va être commenté poétiquement par la statue royale. Une voix intérieure élaborée par l’écrivain haïtien Makenzy Orcel. Voyage en avion et arrivée au palais présidentiel à Cotonou.

Une âme pillée

« Pour moi, la dimension historique du moment avait une dimension mythique que j’ai voulu retranscrire à travers la manière de filmer », précise Mati Diop. Les trésors filmés comme des personnages, qu’on accueille, qu’on installe, qu’on ausculte, qu’on découvre, qu’on célèbre, qu’on admire. Une des journaux : « Historique ! », liesse populaire, danses traditionnelles. Surveillance militaire et discours officiels. Si les statues et les notables parlent, ce ne sont pas les seuls…Comment la jeunesse béninoise vit-elle ce retour ? Mati Diop a tenu à donner la parole aux jeunes, comme souvent dans ses films. Elle a rassemblé une douzaine d’étudiants de l’université d’Abomey-Calavi, chercheurs ou jeunes conférenciers, venus d’horizons et de disciplines différents, art, histoire, économie, sciences sociales : « Nous devions être absolument sûrs que chacun défendrait un point de vue personnel sur la restitution des trésors. » 26 œuvres restituées sur 7000 encore captives au musée du Quai Branly ! Est-ce une insulte ou un premier pas ? N’est-ce pas une volonté du président français de donner une bonne image de son pays qui perd de l’influence en Afrique ? Quelles sont les véritables intentions du président Patrice Talon ? « Ce qui a été pillé c’est notre âme ! » Les objets de culte vont-ils devenir des objets d’art ? Un débat passionnant qui pose des questions essentielles, celle des restitutions coloniales, abordées aussi dans The Empty grave de l’Allemande Agnes Lisa Wegner et la Tanzanienne Cece Mlay, présenté dans la section Berlinale Special

Mati Diop réussit avec Dahomey un film aussi beau, aussi envoûtant que Les statues meurent aussi (1953) d’Alain Resnais et Chris Marker, son film de référence. Présenté en compétition à la 74 e Berlinale, il vient de remporter l’Ours d’Or à juste titre. « Nous pouvons soit oublier le passé, une charge désagréable qui nous empêche d’évoluer, ou nous pouvons en prendre la responsabilité, l’utiliser pour avancer.  En tant que Franco-Sénégalaise, cinéaste afrodescendante, j’ai choisi d’être de ceux qui refusent d’oublier, qui refusent l’amnésie comme méthode » a déclaré Mati Diop en recevant son prix.

Si l’Or est amplement mérité pour Dahomey, on pourra regretter que la comédie si humaine My Favourite Cake signée Maryam Moghaddam et Behtash Sanaeeha, largement applaudie en fin de projection, tout comme la percutante fable politique d’Alonso Ruizpalacios,La Cocina, entre autres propositions, partent bredouilles de cette 74e Berlinale.

ANNIE GAVA

À Berlin

PALMARES de La 74e BERLINALE

Compétition

Pour la deuxième année consécutive, c’est un documentaire français qui remporte l’Ours d’or avec Dahomey.

L’Ours d’argent grand prix du jury a été attribué à un habitué de la Berlinale : Hong Sang-soo pour A Traveler’s Needs avec Isabelle Huppert

L’Ours d’argent prix du jury a été attribué à L’Empire de Bruno Dumont.

L’Ours d’argent de la meilleure réalisation est revenu l’étrange Pepe de Nelson Carlos de Los Santos Arias, cinéaste originaire de Saint Domingue, qui a donné la parole au fantôme d’un hippopotame racontant son errance depuis l’Afrique jusqu’à la Colombie, où l’avait fait venir Pablo Escobar.

Prix d’interprétation (non genré) : Sebastian Stan dans A Different Man

Prix du second rôle : Emily Watson dans Small Things Like These

Ours d’argent du meilleur scénario, Matthias Glasner pour Sterben (Dying)

Ours d’argent de la meilleure contribution artistique, Martin Gschlacht, directeur de la photo

Encounters

Prix du meilleur film – Encounters : Direct Action de Guillaume Cailleau et Ben Russell

Prix de la mise en scène – Encounters : Cidade; Campo de Juliana Rojas

Prix du jury – Encounters : The Great Yawn d’Aliyar Rasti et  Some Rain Must Fall de Qiu Yang (ex-aequo)

Prix du premier film : Cu Li Never Cries de Pham Ngoc Lan

Prix du meilleur documentaire : No Other de Land, Basel Adra, Hamdan Ballal, Yuval Abraham et Rachel Szor

Mention spéciale documentaire : Direct Action de Guillaume Cailleau et  Ben Russell

Ours d’or du court métrage : Un movimiento extrano de Francisco Lezama

Ours d’argent du court métrage : Remains of the Hot Dayde Wenqian Zhang

European Film Award : That’s All From Me d’Eva Könnemann

ANNIE GAVA ET ÉLISE PADOVANI

À Berlin

Un film et une maquette

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La Mère de tous les mensonges © Insigh tFilms

La voix d’une femme sur des images de fête : « La nuit où j’ai gobé le mensonge de ma mère. » C’est celle d’Asmae El Moudir, une jeune réalisatrice marocaine. Elle est venue à Casablanca, chez ses parents, pour les aider à déménager et a retrouvé une photo, celle d’une petite fille. C’est elle enfant, lui a toujours dit sa mère. Elle est à présent persuadée que c’est quelqu’un d’autre et va chercher à comprendre. Pas facile de délier les langues ! Elle met alors en place un dispositif : elle construit, avec son père, une maquette de son quartier, de la maison de son enfance, et y installe peu à peu des figurines représentant les membres de sa famille, leurs voisins. Un moyen possible pour faire parler ceux qui, depuis des années,  taisent une histoire familiale lourde. 

Une dictatrice

Des faits qui renvoient à l’histoire du Maroc, une période de répression, d’emprisonnement, de morts. Une histoire dont on évite de parler, trop douloureuse. Quand une des figurines évoque un voisin tué par balles en juin 1981, ressurgissent les événements terribles, les émeutes du pain et leurs centaines de morts. Des souvenirs aussi durs que Zahra, la grand-mère, figure centrale du film, une « dictatrice » qui voue un culte à Hassan II dont elle garde une photo encadrée, la seule autorisée dans la maison. Elle agresse son fils, ne se reconnaissant pas dans la figurine qui la représente, exige qu’on fasse venir un peintre pour qu’il fasse son portrait, qu’elle détruit immédiatement. Elle traite sa petite fille, qui lui parle de son métier de réalisatrice, de dépravée. Elle gâche même la fête que sa famille lui a gentiment préparée, « rabat joie professionnelle ! » Une vieille femme qui a beaucoup souffert jadis, rongée par une haine familiale terrible.

Pour démêler ce tissu de non-dits, de mensonges et en faire un film, il aura fallu près de dix ans de préparation à Asmae El Moudir. Des décors éclairés avec soin, alternant avec des images d’archives et des photos, une mise en scène au cordeau, ont valu à La Mère de tous les mensonges le prix de la mise en scène à Cannes (Un Certain Regard). Il a obtenu le prix Étudiant de la première œuvre à la 45e édition de Cinemed, et fait partie de films sélectionnés  à la 21e édition d’Africapt.

ANNIE GAVA

La Mère de tous les mensonges, d’Asmae El Moudir, a été présenté lors de la dernière édition d’Africapt qui s’est tenue du 9 au 14 novembre.

En salles le 28 février 2024

Ce film a été choisi pour représenter le Maroc aux Oscars.