mardi 26 novembre 2024
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Ils sont là

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Vous êtes ici ©Yohanne Lamoulere

Maintes pièces de théâtre célèbrent le théâtre. Brillamment. Plus rarement un projet aura relevé le défi avec autant d’incarnation. Et surtout avec l’ambition de faire converger dans un même propos, le théâtre « contenant » et le théâtre « contenu », cette particularité sémantique qui distingue le théâtre des autres disciplines artistiques. Vous êtes ici d’Édith Amsellem est d’abord une déclaration d’amour au Zef, la scène nationale de Marseille, dont elle vient de quitter la « bande » après sept années au sein de ce collectif d’artistes associé·e·s autour de la directrice Francesca Poloniato.
Une salle dont on découvre au fil de cette pièce cérémoniale l’histoire si particulière. Construit dans le soubassement d’un immense centre commercial dont il supporte le poids au sens propre comme au figuré, le Merlan devenu Zef vit avant tout grâce à l’implication d’une communauté humaine. Un collectif, à la fois mémoire vivante et cheville ouvrière du lieu, auquel on accorde enfin la légitimité d’être mis en lumière. On se doute que la représentation ne se déroulera pas tout à fait comme les autres. Car celle-ci a bel et bien démarré, sans attendre qu’artistes et public prennent la place que les us leur attribuent respectivement. Et c’est par une grande porte de garage donnant sur une sorte d’atelier que spectatrices et spectateurs sont invités à entrer dans le bâtiment, comme on pénétrerait dans les entrailles d’une machine.

Au cœur du théâtre
Voilà bientôt tout ce petit monde sur le plateau, derrière le rideau, tandis que le son d’un battement de cœur accélère, nous renvoyant au trac qui étreint chacune et chacun qui connait les instants précédant l’entrée sous les projecteurs. À moins que cela ne soit le cœur du théâtre lui-même que l’on entend, tellement nous nous en sommes rapprochés. Au lever de rideau, on découvre les comédiennes Marianne Houspie et Laurène Fardeau et le chorégraphe et danseur Arthur Pérole, irrésistible fou dansant de la soirée. Les trois uniques artistes professionnels du projet sont installés dans le gradin, dont on apprendra qu’il a été conçu avec ceux du stade Vélodrome comme référence. Iels se glissent dans la peau de spectacteurs·trices qui évoquent leur rapport au théâtre, au contenant comme au contenu, là encore. La suite prend l’allure d’un show voire d’un talk show. Une cérémonie des Molière sans les dorures, une comédie musicale sans les claquettes, des confessions intimes sans sensationnalisme. Une fête au théâtre où Zahra, Hassina, Yvan, Bérangère, Thierry, Bertrand, Caroline, Amélie, Laurent, Céline, Heddy, Catherine, qu’il ou elle soit secrétaire de direction, régisseur, chargée de production, animateur culturel, cuisinière ou agent d’entretien, croisent Ariane Mnouchkine, Jean Vilar, Pina Bausch, Roméo Castellucci, Angelica Liddell, Antonin Artaud, Marguerite Duras, Claude Régy… Tous·tes sur un même plateau, car tous·tes vivent ou font vivre LE théâtre.

LUDOVIC TOMAS

Vous êtes ici a été joué les 4 et 5 octobre au Zef, à Marseille

Sans cesse se tisse le fil d’Ariane

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Mythologies © JCCarbonne

Angelin Preljocaj se plaît au cours de ses explorations chorégraphiques à revisiter les contes et les mythes et à les passer à la moulinette de la philosophie et de notre contemporanéité. Se mêle ainsi à ses créations l’interrogation sur ce qui constitue les rituels de notre temps. Son nouvel opus, Mythologies, créé pour vingt danseurs du Ballet Preljocaj et du Ballet de l’Opéra national de Bordeaux, revisite un florilège de mythes issus pour la plupart de l’humus grec. Mais il n’hésite pas à traverser l’Atlantique pour évoquer les Mayas et leurs sacrifices sanglants, préfiguration de l’évocation de l’actuelle guerre en Ukraine dont les images défilent par bribes déchirées en fond de scène. Sur ce même écran, les visages filmés en gros plan de chaque danseur par Nicolas Clauss, ancrent davantage le propos dans le présent et insistent sur le caractère puissamment incarné des récits. D’emblée on est séduit par les mouvements d’ensemble de l’ouverture, ses géométries magnifiquement réglées, sa statuaire qui s’anime, nimbée de lumières qui sculptent les corps. 

Capes symboliques 
Une vingtaine de saynètes se succèdent, livrant un échantillonnage souvent éblouissant du savoir-faire du chorégraphe. Le traitement de certaines figures mythologiques ourle de sa poésie inventive ces tableaux vivants : Icare déploie ses ailes au-dessus de personnages emprisonnés dans leurs cages un peu kitch, les arcs des Amazones apportent de nouvelles sonorités, les nuances moirées de la scène des Naïades, les costumes translucides d’Eden, le travail des bras, subtilement élégant, onirique à souhait dans le somptueux Final. On s’attardera sur la beauté du premier pas de deux (Duo) avant de plonger dans les horreurs immémoriales, violence des sexes, que ce soit dans Catch ou dans la scène du Minotaure avec un viol d’Ariane fuyant à travers une forêt mouvante. Tout y est trouble, on ne sait si ces agressions ne participent pas aussi d’une complaisance sado-maso qui s’enlise dans les replis obscurs. Autre personnage essentiel de l’œuvre, la musique signée Thomas Bangalter offre une partition poétique aux multiples registres. Pas d’acmé finale, mais un épilogue sombre, où les vivants s’emparent des draps recouvrant les mourants pour s’en revêtir tels d’amples capes symbolisant peut-être une passation des histoires et des mythes qu’elles véhiculent.  

MARYVONNE COLOMBANI

Mythologies a été donné au Grand Théâtre de Provence, Aix-en-Provence du 5 au 8 octobre

La sublime défaite de Tosca

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Tosca © Jean-Louis Fernandez

« Les femmes, sur la scène d’opéra, chantent, immuablement, leur éternelle défaite. Jamais l’émotion n’est aussi poignante qu’au moment où la voix s’élève pour mourir. Regardez-les ces héroïnes. Elles battent des ailes avec la voix, les voici à terre, mortes. »Peu d’œuvres lyriques échappent à l’écueil pointé par Catherine Clément dans son ouvrage L’Opéra ou la défaite des femmes. Floria Tosca aurait pourtant pu s’en distinguer : la diva, campée avec corps et cœur par la puissante Ewa Vesin, venue remplacer Keri Alkema au pied levé, ne manque ni de droiture, ni de caractère. Pour sauver son Mario aux beaux aigus – impeccable Riccardo Massi – des griffes du baron corrompu Scarpia – formidable Daniel Miroslaw – elle lutte, inlassablement. Lorsqu’un « marché » lui est proposé, celui de vendre ses faveurs à un Scarpia égrillard, elle fait mine de s’y soumettre, pour finalement reprendre le dessus. 

Cri de rage
Son Vissi d’arte qui précède est autant un chant de désolation et de terreur qu’un cri de rage. Quand le célébrissime E lucevan le stelle,entonné par Mario avant son exécution, se révèle déjà résigné et nostalgique. Le choix de la lenteur effectué par Valerio Galli, à la tête d’un orchestre en très grande forme, confère d’ailleurs au morceau de bravoure un caractère sépulcral. La mise en scène de Silvia Paoli, coproduite avec les opéras de Nancy, Rennes et Angers, s’approprie avec intelligence la noirceur de la partition de Puccini. Le propos, condamnant la corruption et l’abus de pouvoir, s’enrichit d’une condamnation des faux dévots modernes. La charge antireligieuse, pourtant subtile, récoltera d’ailleurs quelques huées. Ce qui n’empêche pas cette Tosca, dans sa dépiction d’un régime autoritaire et corrompu,de résonner tristement avec l’actualité italienne.

SUZANNE CANESSA

Tosca a été joué les 7, 9 et 11 octobre à l’Opéra de Toulon.

Louis Garrel contre-braque 

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L'Innocent © Les Films des Tournelles

On le pense encore parisianiste, snob et sinistre, mais c’est à un cinéma généreux, modeste et assez hilarant que Louis Garrel nous invite avec L’Innocent. L’acteur ayant fait ses armes chez Christophe Honoré, Valeria Bruni-Tedeschi ou encore son père Philippe Garrel prend, depuis son passage derrière la caméra, un malin plaisir à malmener son image. Et il faut admettre que ce quatrième long-métrage, fort d’une photographie chamarrée signée Julien Poupard, n’a plus grand-chose de la grisaille des Chansons d’amour. Les terrasses de café embrumées ont cédé la place à Lyon et à sa périphérie et les ritournelles mélancoliques d’Alex Beaupain à Catherine Lara et Herbert Léonard. Il fallait bien cette « variété 100% premier degré » souhaitée par le réalisateur pour dépeindre un remariage peu commun : celui de la trop rare Anouk Grinberg et d’un Roschdy Zem plus tendre et drôle qu’à l’accoutumée. L’histoire semble plus que saugrenue mais s’inspire pourtant du vécu de Garrel soit l’union de sa mère, actrice et intervenante en milieu pénitentiaire, et d’un détenu, officiée au sein même de la prison.

Abracadabrant  
Face à ce torrent de bonheur conjugal et d’insouciance adolescente confinant à l’inconséquence, Garrel incarne un fils bien trop raisonnable et rigide pour être honnête. Issu de cette génération d’enfants de soixante-huitards « contraints de devenir les pères de leur propre mère », le comédien ne se montre guère tendre envers ce penchant pour l’inhibition. Et c’est avec un plaisir manifeste qu’il s’efface pour mieux laisser briller ses personnages plus solaires, et en premier lieu les féminins. Anouk Grinberg se révèle particulièrement juste et attachante ; et Noémie Merlant plus pétillante que d’ordinaire. Roschdy Zem livre quant à lui une partition toute en nuances et séduction, secondé par un étonnant Jean-Claude Pautot dans le rôle de son camarade de méfait. L’ex-figure du grand banditisme donne corps sans peine au braquage abracadabrant qui s’organise en dépit de tout bon sens. Le scénario, conçu par Garrel mais également par le romancier Tanguy Viel et la réalisatrice Naïla Guiguet, est d’une précision et d’une cohérence rares. Il n’en convoque pas moins des obsessions devenues la marque de fabrique du réalisateur parmi lesquelles, au premier chef, l’amour comme la peur panique de la liberté.

SUZANNE CANESSA

L’Innocent de Louis Garrel
Sorti le 12 octobre

De guerre crasse

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Les Harkis de Philippe Faucon © Pyramide Films

De même qu’il aura mis des décennies à véritablement représenter la guerre d’Algérie, le traitement par l’armée française des harkis fut longtemps tu par le cinéma français. Philippe Faucon s’y est attelé, et ce n’est guère une surprise : le réalisateur, qui a grandi au Maroc et en Algérie, s’est en effet déjà intéressé à plusieurs reprises au conflit armé, notamment il y a quinze ans avec l’âpre La Trahison. Il ne déroge pas, avec Les Harkis, à ce qui a fait le succès de son cinéma, ni à son goût de la complexité, ni à son choix de l’épure. Quitte à livrer, malgré sa justesse, un de ses longs-métrages les plus amers.

Par nécessité
Car l’horreur sommeille ici au moindre recoin. Elle apparaît dès l’ouverture, qui donne à voir une famille épouvantée par la découverte de la tête décapitée de leur fils aîné. Le récit qui suit est ainsi déjà marqué du sceau de la tragédie. Le frère du harki exécuté par le FLN s’engagera dans l’unité paramilitaire de son frère, avec l’idée folle de parvenir à sauver sa famille de ce qui l’attend. On croisera dans cette harka différents jeunes hommes venus servir l’Algérie française par nécessité davantage que par conviction. C’est le cas de Salah (Mohamed Mouffok) et Kaddour (Amine Zorgane)que la caméra suivra tout en s’attardant sur d’autres visages résignés. Celui de Krimou (Mahdi El Hakmi), présenté au spectateur le temps d’une scène de torture brève mais insoutenable, demeurera insondable. Comme tant d’autres, Krimou n’avait tout simplement pas le choix.
Le récit est d’autant plus poignant qu’il se déploie dans une économie de moyens et d’effets, confinant au documentaire. Il ne s’agit ici ni de célébrer, ni de juger ces personnages, mais bel et bien de constater l’impasse dans laquelle ils se trouvaient. Les fellaghas auxquels ils se confrontent n’ont rien des monstres indomptables que l’armée française leur décrit. Et tous les soldats français défilant à l’écran ne sont pas non plus d’immondes salauds. Le lieutenant Pascal, incarné avec conviction par Théo Cholbi, se révèle tout aussi révolté par leur traitement que le spectateur. Quitte à se retrouver un peu trop au centre, alors que le cinéaste préférait jusque là considérer la troupe dans son ensemble – seul reproche esthétique, mais donc éthique, que l’on saurait formuler à l’égard du film. Le tout s’achève dans une atmosphère suffocante, préfigurant le massacre de quelques 50 000 d’entre eux.
SUZANNE CANESSA

Les Harkis de Philippe Faucon
Sorti le 12 octobre

Valeria Bruni Tedeschi : « Je n’ai rien inventé, tout volé »

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Les Amandiers de Valeria Bruni Tedeschi © Ad vitam

Valeria Bruni Tedeschi était à Aix-en-Provence et Marseille les 18 et 19 octobre en compagnie de trois de ses acteurs Vassili Schneider, Léna Garrel et Sarah Henochsberg, pour présenter son dernier long métrage : Les Amandiers (Cannes 2022). Le film co-écrit avec Noémie Lovsky et Agnès de Sacy, nous plonge dans les années 85-86. Il retrace l’expérience collective et individuelle des jeunes apprentis-comédiens acceptés dans l’école mythique de Nanterre imaginée par Pierre Romans et Patrice Chéreau. Rencontre le temps d’une conférence de presse.

Dans votre film Les Amandiers vous retrouvez, à travers Stella et les autres vos 20 ans. Est-ce le plus bel âge de la vie ?

Valeria Bruni Tedeschi. Ah non ! A 20 ans, tout est plus intense : l’amour, la mort, et il en est beaucoup question dans le film, mais on n’est pas serein et donc pas complètement heureux. En revanche, c’est un âge très cinématographique. J’ai adoré filmer ces visages même si ceux de la vieillesse peuvent être aussi bouleversants. Le cinéma aime la  jeunesse non seulement pour la plastique, mais pour ce qu’elle engage chez l’être humain. Comme lui, elle est liée à la passion.

Je ne me suis jamais droguée mais la drogue a durement touché notre génération. On se passait les seringues. Mon frère est mort du Sida comme Franck et sa femme dans le scenario. Les désirs circulaient librement, tout le monde couchait avec tout le monde souvent sans préservatif. C’était des années dangereuses.

Comme vos personnages, vous avez été l’élève de Romans et Chéreau aux Amandiers et l’Actors Studio à New York.

J’ai fait la deuxième et dernière session de l’école de Chéreau avec entre autres Agnès Jaoui, Vincent Perez, Thibault de Montalembert, Marianne Denicourt, Bruno Todeschini, Laurent Grévill…

Dans le cadre de la formation, on a fait un échange avec une école de Los Angeles. Je suis retournée à New York seule, hors cursus chez Susan Batson. J’ai mélangé cette expérience prodigieuse et l’échange collectif des Amandiers. En 80, au conservatoire à Paris, on ne parlait pas de la méthode Strasberg. Je voulais rappeler que Chéreau et Romans étaient très novateurs, et pour des raisons romanesques, j’ai voulu que l’histoire d’amour commence à New York entre deux êtres venus de mondes différents : celui très modeste d’Étienne, et celui de la grande bourgeoisie pour Stella.

Les Amandiers, c’était une école gratuite, ouverte à tous les milieux. On avait droit à la carte Orange et on était même un peu payés pour les représentations. Certains comme Eva Ionesco étaient boursiers.

Moi, comme la Stella du film, j’avais un peu honte de ma richesse, de l’hôtel particulier où je vivais, servie par un majordome. J’ai eu peur lors de la sélection, de ne pas être retenue en raison de ça ; je pensais qu’être nantie était un défaut majeur pour devenir comédienne.

« Aujourd’hui une telle attitude serait passible de poursuites »

Votre film est hanté par des fantômes mais demeurent très vivant, sans nostalgie, sans mélancolie…

Oui, le cinéma est un antidote à la nostalgie. Noémie [Lovsky, ndlr] dit que « seule la fiction permet d’arracher les souvenirs à la nostalgie ».

Si je raconte des choses de ma vie à Stella [le double de Valeria dans le film, ndlr] c’est pour faire une scène, pas pour me complaire. Et c’est l’élaboration de la scène qui apporte la gaité. Pour l’écriture du scénario, j’ai eu des entretiens avec les anciens élèves. Parfois un souvenir revenait commun à tous. Par exemple la présence de Deneuve pour la représentation de fin de cycle et le fait qu’elle mangeait un steak frites avec du ketchup. C’est du détail que naît la scène. Étienne regarde Stella et soudain il y a ce faux pistolet sur la tempe, et ça devient une scène. Les souvenirs retenus dans le film ne sont pas forcément les miens. C’est une écriture à trois. Par exemple l’actrice qui vient d’accoucher et tire son lait pour interpréter une Amazone crédible est le souvenir d’une amie d’Agnès.

Vous montez Platonov de Tchekhov avec Chéreau, est-ce un souvenir ou un choix scénaristique ?

Je n’ai rien inventé, tout volé. Les décors de Peduzzi aussi : j’ai besoin du parfum de vérité des souvenirs. On a monté plusieurs pièces dont La Petite Catherine à Avignon. À l’écriture du scénario on avait envisagé un Marivaux – plus léger que le Platonov mais ce dernier s’est imposé et finalement rejoint les thématiques du film.

Vous bousculez quelque peu l’icône Chéreau !

Pour respecter Chéreau, il fallait que je sois irrespectueuse. Dans les premières versions du scenario, ses défauts, ses « aspérités » étaient gommés. C’était la valise diplomatique pour lui ! Et c’était inintéressant !

Chéreau était un génie mais il se droguait, draguait les élèves hétéros qu’il adorait. Si, jamais il n’a exercé le moindre chantage avec eux, ni a abusé de son autorité, il a pu être insistant. Aujourd’hui une telle attitude serait passible de poursuites mais à l’époque, personne ne s’en formalisait. On était toutes amoureuses de Chéreau, de Romans. Moi j’étais plutôt dépitée que Chéreau ne me drague pas !

Chéreau prenait de la cocaïne, Roman avait été initié à l’héroïne par un de ses élèves. Dans le film, les deux drogues représentent les deux énergies opposées des deux maîtres : la cocaïne qui stimule le travail, l’héroïne qui anéantit toute ambition.

Comment l’idée de Louis Garrel dans le rôle de Chéreau s’est-elle imposée à vous ?

Ce n’était pas mon premier choix. Il avait refusé de jouer dans Les Estivants. Je lui avais envoyé le scénario mais je sais qu’il ne les lit jamais. J’étais en plein casting pour le rôle. Et il m’a appelée pour me dire qu’il l’avait lu et qu’il voulait absolument le faire. Il n’a jamais travaillé avec Chéreau mais quelque chose l’a toujours fasciné chez lui. La solitude, l’amour des comédiens-iennes. Pour Louis, incarner Chéreau était une nécessité. En tant qu’actrice, je connais ce sentiment, qui me bouleverse quand je le reconnais chez d’autres. Seule cette nécessité-là peut rendre heureux. Il a beaucoup apporté au rôle, se moquant de moi (à son habitude) et des textes proposés. Je l’ai laissé malmener Chéreau et ses improvisations ont largement amélioré le film.

Et le choix de Sofiane Bennacer ?

Pour le casting, j’avais demandé que les postulants envoient une vidéo où ils racontaient un souvenir heureux et un malheureux. Parmi celles du Théâtre national de Strasbourg, celle de Sofiane m’a bluffée. Il se présentait puis continuait à parler en reprenant un texte de Koltès, sans qu’on puisse au départ différencier les deux récits. La non-frontière entre la vie et le jeu, c’est ce que je recherchais. Sofiane est plus nonchalant que le personnage que nous avions écrit mais il a la brisure, la violence, la tristesse, la complexité d’Étienne. Quand un acteur possède quelques points essentiels du personnage, je peux me déplacer. Et je l’ai fait.

ÉLISE PADOVANI

Les Amandiers de Valeria Bruni Tedeschi
En salle le 16 novembre

Iran, les vraies raisons d’un soulèvement

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Image devenue symbole de la contestation, des lycéennes font un doigt d'honneur aux deux grandes figures de la Révolution islamique : Rouhollah Khomeini et Ali Khamenei © DR

Si le long conflit avec l’Irak a marqué pour toujours l’enfant qu’elle était, le mouvement d’insurrection que traverse l’Iran est historique pour Jina*. Si pour elle la mort tragique de Mahsa Amini a été l’élément déclencheur de la révolte, les raisons ne relèvent pas simplement d’une affaire de voile mais bien d’une colère plus profonde et générale à l’encontre du régime et du guide suprême.

La mort de Mahsa Amini
« C’est la goutte d’eau qui a fait déborder un vase déjà bien rempli. C’est en piratant le site de l’hôpital où cette jeune kurde de 22 ans est décédée et en envoyant le dossier médical aux chaînes de télévision iraniennes privées qui émettent depuis l’étranger que le mouvement Anonymous a révélé la vérité. Le crâne de Mahsa a été défoncé. Elle était en vacances, partie visiter Téhéran avec son petit frère. Les images d’elle qui ont été prises avant le drame la montre bien voilée. C’est un acte de violence gratuite de la part de l’État pour affirmer sa force. Il y a eu une pression énorme sur son père pour qu’on l’enterre dans la nuit afin d’éviter la présence de la foule à l’enterrement. La mort de Mahsa est vécue comme une profonde injustice parce qu’elle était une kurde iranienne innocente et inoffensive. Elle est devenue un symbole qui a fait tout exploser. Jusqu’à aujourd’hui, #MahsaAmini a été tweeté plus de 200 millions fois ! »

Le contexte
« Depuis un an et la dernière élection, la police politique accentue la répression. Elle arrête des filles qui ne seraient pas habillées selon les règles du régime. Alors que deux ans plus tôt, l’État avait déjà un peu lâché la bride, se disant qu’un peu de liberté ferait du bien aux gens, en pleine crise économique et chute de la monnaie. Sauf qu’une fois que tu as pris l’habitude de porter le voile de manière plus lâche sur les cheveux, tu n’acceptes plus de revenir en arrière. Des images d’arrestations violentes ont commencé à circuler. On voyait des policiers en civil tirer des femmes par le foulard. Puis Khamenei [l’actuel « Guide suprême », celui qui détient véritablement le pouvoir dans le pays, ndlr] a autorisé ses fidèles à être représentant de l’ordre islamique. Cela a mis les gens les uns contre les autres et créé beaucoup de tension. Au bout d’un certain temps, les gens ont dit stop : ce n’était plus possible que des personnes qui n’avaient aucune légitimité fassent le travail de la police. »

« Du voile, on est passé aux autres sujets bien plus importants »

La généralisation du mouvement
« La première semaine, la composition des manifestations était essentiellement féminine et les revendications basées sur le voile. Progressivement, les hommes les ont rejointes et le slogan national est devenu « Zan – Zendegi – Azadi » : « Femme – Vie – Liberté ». On entend le mot d’ordre « À bas le dictateur ! » jusque dans les écoles primaires ! Des adolescents ont déchiré les images de Khomeini et de son successeur Khamenei de leurs livres scolaires et les ont brûlées. D’autres se sont pris en photo en faisant un doigt d’honneur. Tout cela ne s’était jamais vu avant. Aujourd’hui dans les manifestations, il y a des femmes voilées et des femmes non voilées ensemble et solidaires. Elles défendent d’ailleurs la liberté de choisir. Dans le groupe de personnes avec lesquelles je manifestais, nous étions musicienne, compositeur, photographe, metteur en scène, chanteur… »

La répression
« La police anti-émeutes – souvent en civil – a encerclé l’université Sharif de Téhéran et tiré sur les étudiants qui font pourtant partie de l’élite. Dans la région du Baloutchistan, frontalière du Pakistan, une adolescente de 15 ans s’est fait violer par un chef de la police. Le Baloutchistan est devenu un bain de sang depuis… Nika Shakarami, une fille de 17 ans originaire de Khorramabad, a été arrêtée et massacrée à Téhéran lors d’une manifestation. Son corps a été enterré dans un petit village en absence de sa famille, et le dossier classé. Même les gens qui ont participé à des manifestations contre la guerre en Ukraine ont été fichés, assignés à résidence voire mis en prison. Et des prisonniers, des condamnés à mort ont été recrutés pour participer à la répression ! Après tout cela, comment peut-on laisser parler pendant une demi-heure, sans même réagir, le président iranien Raisi à la tribune des Nations Unies [le 21 septembre dernier, ndlr] alors qu’au même moment il est en train de massacrer son peuple ? »

« Depuis un an et la dernière élection, la police politique accentue la répression »

Les causes profondes de la révolte
« Sur le plan économique, le pays est en train de s’effondrer. Ça avait déjà commencé sous Ahmadinejad [président de la République islamique d’Iran de 2005 à 2013, ndlr]. Aujourd’hui, un café à Téhéran est plus cher qu’à Marseille ! On voit énormément d’enfants mendier dans le métro. Et à chaque fois que le gouvernement iranien sent qu’économiquement les gens sont en train de craquer, il met la pression pour changer l’angle de vue et de sujet. L’État iranien sait que s’il lâche sur le hijab, il devra accepter toutes les revendications. Il faudra qu’il accepte que les cinéastes tournent ce qu’ils veulent, que les femmes chantent sur scène, que les écrivains écrivent ce qu’ils veulent. Cela accorderait des libertés qui depuis 43 ans sont bridés dans un package. »

© DR

La campagne des artistes françaises
« Ça me fait plaisir de voir Juliette Binoche et d’autres se couper une mèche. C’est symbolique, ça fait le buzz… Mais ce n’est pas avec trois centimètres de cheveux d’artistes françaises que la France va aider le peuple iranien. Ce serait plus efficace de couper les liens diplomatiques pour isoler l’Iran. Non pas avec un embargo qui fait souffrir la population mais en rappelant les ambassadeurs des pays européens. C’est vrai que la partie visible, quand un touriste occidental va en Iran, ce sont les femmes voilées. Mais tout le reste, qui ne se voit pas, ça ne les gêne pas ? Les prisonniers politiques ? La peine de mort ? Du voile, on est passé aux autres sujets bien plus importants. Tout l’Iran est en feu et on dirait que le monde – y compris ces artistes – ne s’intéresse pas à tous les autres droits bafoués. »

« Peut-être que l’odeur du pétrole couvre l’odeur du sang des manifestants »

La position de la France
« La France ne peut bien sûr pas se mêler des problèmes du monde entier mais elle les crée en partie. On sait que des membres du gouvernement envoient leurs enfants en France – et en Europe en général – pour sortir l’argent de l’Iran. Il faut les en empêcher en bloquant ces comptes en banque qui représentent des millions d’euros. Comme on a pu le faire avec les Russes. Si on ne parle que de voile et de cheveux, c’est parce que pour le reste, c’est plus compliqué. Peut-être que l’odeur du pétrole couvre l’odeur du sang des manifestants… D’ailleurs lors d’un rassemblement d’Iraniens devant l’ambassade d’Iran à Paris, la police française est intervenue comme si elle défendait l’Élysée, en envoyant du gaz lacrymogène et en frappant les manifestants à coup de matraques ! Les vidéos filmées sur place sont hallucinantes. Je me souviens qu’une des premières images de la Révolution iranienne est l’arrivée de Khomeini à Téhéran dans un avion d’Air France, accompagnée d’une hôtesse de l’air. Personne n’avait demandé de le faire sortir de sa résidence à Neauphle-le-Château. C’est la France qui l’a envoyé à Téhéran. »

PROPOS RECUEILLIS PAR LUDOVIC TOMAS

*Le prénom a été changé pour des raisons évidentes de sécurité

Travailler, c’est trop dur…

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Couverture hebdo#3

… Et voler, c’est pas beau. Mais les voleurs ne sont pas toujours ceux que l’on montre du doigt. À 62 ans, âge légal actuel de départ à la retraite, environ 25% des hommes les plus pauvres sont déjà morts. Soit un sur quatre. Une statistique glaciale qui retrouve un peu de couleur grâce aux efforts des plus riches, à 95% en vie au même âge. Chez les femmes, si l’espérance de vie est plus longue, le même écart existe entre les plus riches et les plus pauvres. Pour les revenus légèrement plus décents, le résultat n’est guère plus enthousiasmant puisque qu’un homme aux revenus modestes sur cinq décède lui aussi avant sa retraite. Car dans le domaine du travail et des souffrances physiques comme psychologiques qu’il génère, il n’y a malheureusement que peu de hasard. Ces vies dont certaines ne verront pas un centime de leur pension alors qu’elles ont cotisé jusqu’à leur dernier souffle ne préoccupent visiblement pas les dicteurs de réforme.
Existences amputées, années de vie volées par le refus de regarder la réalité en face pour réparer l’injustice à sa racine. Les réponses des gouvernements successifs, dont le quart des amis sexagénaires ne remplissent sans doute pas leurs cimetières, virent à l’obsession. Financer à tout prix le régime de retraites par l’allongement de la durée de la cotisation plutôt que par la mobilisation d’une partie des milliards de bénéfices des profiteurs de crise qui ne sont pas redistribués pour l’intérêt général et les besoins collectifs. Autre urgence : réévaluer à l’aune de la réalité de ces chiffres et d’autres, les critères de pénibilité. Contrairement à ce que martèle la pensée libérale, fixer un âge de départ à la retraite identique à tous·tes est d’une injustice criante. Un facteur d’aggravation des inégalités face au travail.
La future réforme, derrière la petite musique d’une pseudo-concertation, sera sans surprise. Seule une mobilisation populaire massive alimentée par une méticuleuse campagne d’information pourra changer la donne. À gauche, des voix réclament un référendum pour valider ou non le texte final. Chiche. On sait combien un tel scrutin peut déjouer les pires scénarios.

LUDOVIC TOMAS

Le quartz des âmes

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Couverture "Le bord du monde est vertical" de Simon Parcot © Le mot et le reste

Initiateur des « randos-philo » dans les vallées de l’Oisans, Simon Parcot lie intimement le mouvement et la pensée. En exergue de ses balades, il cite Nietszche : « Nous ne sommes pas de ceux qui ne pensent qu’au milieu des livres (…), notre ethos est de penser à l’air libre, marchant, sautant, montant, dansant, de préférence sur les montagnes solitaires ou sur les bords de la mer, là où les chemins se font plus méditatifs ». Principe qu’il met en œuvre avec talent dans son premier roman, Le bord du monde est vertical. « Notre histoire commence dans un nuage » indique l’incipit, le fantastique et la poésie se mêlent d’emblée au récit, nimbant l’observation précise des paysages de montagne et des caractères des personnages des lueurs de l’épopée.

C’est ici que réside la puissance de ce texte : l’écriture empoigne les protagonistes (la Grande, autrement dit, la montagne, comprise) dans les filets soigneusement tissés d’un souffle homérique. Les mots deviennent chair qui s’incarne puisant dans les racines du monde la force des êtres mis en scène. Les pierres elles-mêmes sont les dépositaires des esprits : le « quartz des âmes » a des vertus qui confinent au sacré. Le sujet est dessiné en épure : nous nous trouvons dans la Vallée des glaces, une cordée, deux chiens (Moïra et Zéphyr), une femme (Ysé), trois hommes (Gaspard, Solal et Vik) rejoignent un premier refuge, La Tanière, auberge située dans le village de Notre-Dame-des-Neiges, avant d’affronter la tempête pour atteindre le « Reculoir » et rétablir l’électricité chez un vieil ermite, le Père Salomon qui vit dans le dernier hameau avant le Bord du monde que l’on nomme aussi « la Montagne sans sommet ou plus simplement la Grande ». Ce sommet est un mystère, personne ne l’a jamais aperçu, c’est « une interminable pyramide de pierre qui s’élève jusqu’à ce que son présumé sommet se dilue dans l’espace »…

Évidemment, personne n’a jamais réussi à atteindre ce fameux sommet. L’inaccessible est l’humus de prédilection des légendes et des mythes. Là où les lois rationnelles ne s’appliquent pas, le langage règne sans partage. Les chants naissent déjà dans l’auberge, le plus vieux de la cordée, Vik, boit, « se lève en gardant les yeux fermés, puis fait vibrer l’ensemble de son tronc. Ses membres tremblent, une voix caverneuse sort de ses entrailles (…) Sa gorge expulse des sons qui ont d’abord la forme de cris mais sa diction s’apaise et les mots parviennent aux oreilles, jusqu’à former un chant. » Aède enthousiaste au premier sens du terme (habité par une divinité), Vik esquisse alors les fils d’une cosmogonie nouvelle. La musique que le groupe Popol Vuh avait composée pour le film de Werner Herzog, Aguirre ou la colère de Dieu, accompagnera les dernières étapes de ce roman initiatique et mystique qui est parfois rapproché du livre inachevé de René Daumal, Le mont analogue. Gardons pour la route l’un des aphorismes de Simon Parcot : « par nous l’univers se teste, se déploie et s’essaie. »

MARYVONNE COLOMBANI

Le bord du monde est vertical, Simon Parcot
Le Mot et le Reste, 17 €

« Des canyons aux étoiles » : quelque chose qui nous dépasse

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Dans l’introduction du livret qui accompagne son enregistrement des Canyons aux étoiles de Messiaen, Jean-François Heisser explique : « il y a dans cette œuvre une grandeur qui efface les interrogations sur le compositeur, quelque chose dans la musique qui nous dépasse et saisit le public instantanément ». Cette œuvre de Messiaen a sans nul doute une dimension cosmique et mystique, construite en un vaste bloc divisé en douze parties qui célèbrent les beautés de la nature et les chants d’oiseaux.

Commandé dans le cadre des célébrations du bicentenaire des États-Unis par Alice Tully, cet opus fut créé à New York en 1974. Messiaen visita le site de Bryce Canyon dans l’Utah afin de s’imprégner de l’esprit des terres pour lesquelles il allait composer, d’où le titre général et celui de la partie n°7, Bryce Canyon et les rochers rouge-orange. Le thème de l’élévation, depuis le fond des canyons aux étoiles, rappelle celui de l’âme, de la spiritualité qui nimbe les choses terrestres de son aura. Le désert, brève pièce introductive, débute et s’achève par une partie confiée au cor d’harmonie, fabuleux Takénori Némoto dont l’Appel interstellaire (partie 6) est un passage d’anthologie.

Bec et ondes

Si les sirlis du désert pépient au cœur de chant d’oiseaux de la première partie, ce sont les orioles, loriots de l’Ouest américain qui entrent en scène dans le deuxième passage, tandis que les chants d’oiseaux japonais et américains décryptent Ce qui est écrit sur les étoiles en un mouvement cyclique virtuose. Puis, porté par le piano, c’est au tour du Cossyphe d’Heuglin (oiseau d’Afrique du Sud) d’enchanter le monde. La géographie des canyons tisse avec les chants d’oiseaux une trame puissante réunissant les écritures telluriques et minérales aux emportements aériens qui dépassent les frontières des continents, seuls sans doute à pouvoir nous faire atteindre une Jérusalem céleste à laquelle est comparé le site de Zion Park (partie 12, Zion Park et la Cité céleste). Jean-François Heisser dirige avec une scintillance onirique cette partition dont il a été longtemps le pianiste (ici, Jean-Frédéric Neuburger relève le défi avec maestria, unissant à un époustouflante technique un jeu nuancé et coloré). Le xylorimba (Adélaïde Ferrière) et le glockenspiel (Florent Jodelet) dialoguent avec une élégante finesse. L’Orchestre de chambre Nouvelle-Aquitaine apporte ses couleurs, son sens des contrastes, l’équilibre de ses pupitres particulièrement sensibles grâce à une somptueuse prise de son. Bref, le chef d’œuvre de Messiaen qui nous a quittés il y a trente ans (le 27 avril 1992) trouve ici un splendide écrin.

MARYVONNE COLOMBANI

Des canyons aux étoiles, Olivier Messiaen, Orchestre de Chambre Nouvelle-Aquitaine
Éditions Mirare, 25€