Valeria Bruni Tedeschi était à Aix-en-Provence et Marseille les 18 et 19 octobre en compagnie de trois de ses acteurs Vassili Schneider, Léna Garrel et Sarah Henochsberg, pour présenter son dernier long métrage : Les Amandiers (Cannes 2022). Le film co-écrit avec Noémie Lovsky et Agnès de Sacy, nous plonge dans les années 85-86. Il retrace l’expérience collective et individuelle des jeunes apprentis-comédiens acceptés dans l’école mythique de Nanterre imaginée par Pierre Romans et Patrice Chéreau. Rencontre le temps d’une conférence de presse.
Dans votre film Les Amandiers vous retrouvez, à travers Stella et les autres vos 20 ans. Est-ce le plus bel âge de la vie ?
Valeria Bruni Tedeschi. Ah non ! A 20 ans, tout est plus intense : l’amour, la mort, et il en est beaucoup question dans le film, mais on n’est pas serein et donc pas complètement heureux. En revanche, c’est un âge très cinématographique. J’ai adoré filmer ces visages même si ceux de la vieillesse peuvent être aussi bouleversants. Le cinéma aime la jeunesse non seulement pour la plastique, mais pour ce qu’elle engage chez l’être humain. Comme lui, elle est liée à la passion.
Je ne me suis jamais droguée mais la drogue a durement touché notre génération. On se passait les seringues. Mon frère est mort du Sida comme Franck et sa femme dans le scenario. Les désirs circulaient librement, tout le monde couchait avec tout le monde souvent sans préservatif. C’était des années dangereuses.
Comme vos personnages, vous avez été l’élève de Romans et Chéreau aux Amandiers et l’Actors Studio à New York.
J’ai fait la deuxième et dernière session de l’école de Chéreau avec entre autres Agnès Jaoui, Vincent Perez, Thibault de Montalembert, Marianne Denicourt, Bruno Todeschini, Laurent Grévill…
Dans le cadre de la formation, on a fait un échange avec une école de Los Angeles. Je suis retournée à New York seule, hors cursus chez Susan Batson. J’ai mélangé cette expérience prodigieuse et l’échange collectif des Amandiers. En 80, au conservatoire à Paris, on ne parlait pas de la méthode Strasberg. Je voulais rappeler que Chéreau et Romans étaient très novateurs, et pour des raisons romanesques, j’ai voulu que l’histoire d’amour commence à New York entre deux êtres venus de mondes différents : celui très modeste d’Étienne, et celui de la grande bourgeoisie pour Stella.
Les Amandiers, c’était une école gratuite, ouverte à tous les milieux. On avait droit à la carte Orange et on était même un peu payés pour les représentations. Certains comme Eva Ionesco étaient boursiers.
Moi, comme la Stella du film, j’avais un peu honte de ma richesse, de l’hôtel particulier où je vivais, servie par un majordome. J’ai eu peur lors de la sélection, de ne pas être retenue en raison de ça ; je pensais qu’être nantie était un défaut majeur pour devenir comédienne.
« Aujourd’hui une telle attitude serait passible de poursuites »
Votre film est hanté par des fantômes mais demeurent très vivant, sans nostalgie, sans mélancolie…
Oui, le cinéma est un antidote à la nostalgie. Noémie [Lovsky, ndlr] dit que « seule la fiction permet d’arracher les souvenirs à la nostalgie ».
Si je raconte des choses de ma vie à Stella [le double de Valeria dans le film, ndlr] c’est pour faire une scène, pas pour me complaire. Et c’est l’élaboration de la scène qui apporte la gaité. Pour l’écriture du scénario, j’ai eu des entretiens avec les anciens élèves. Parfois un souvenir revenait commun à tous. Par exemple la présence de Deneuve pour la représentation de fin de cycle et le fait qu’elle mangeait un steak frites avec du ketchup. C’est du détail que naît la scène. Étienne regarde Stella et soudain il y a ce faux pistolet sur la tempe, et ça devient une scène. Les souvenirs retenus dans le film ne sont pas forcément les miens. C’est une écriture à trois. Par exemple l’actrice qui vient d’accoucher et tire son lait pour interpréter une Amazone crédible est le souvenir d’une amie d’Agnès.
Vous montez Platonov de Tchekhov avec Chéreau, est-ce un souvenir ou un choix scénaristique ?
Je n’ai rien inventé, tout volé. Les décors de Peduzzi aussi : j’ai besoin du parfum de vérité des souvenirs. On a monté plusieurs pièces dont La Petite Catherine à Avignon. À l’écriture du scénario on avait envisagé un Marivaux – plus léger que le Platonov mais ce dernier s’est imposé et finalement rejoint les thématiques du film.
Vous bousculez quelque peu l’icône Chéreau !
Pour respecter Chéreau, il fallait que je sois irrespectueuse. Dans les premières versions du scenario, ses défauts, ses « aspérités » étaient gommés. C’était la valise diplomatique pour lui ! Et c’était inintéressant !
Chéreau était un génie mais il se droguait, draguait les élèves hétéros qu’il adorait. Si, jamais il n’a exercé le moindre chantage avec eux, ni a abusé de son autorité, il a pu être insistant. Aujourd’hui une telle attitude serait passible de poursuites mais à l’époque, personne ne s’en formalisait. On était toutes amoureuses de Chéreau, de Romans. Moi j’étais plutôt dépitée que Chéreau ne me drague pas !
Chéreau prenait de la cocaïne, Roman avait été initié à l’héroïne par un de ses élèves. Dans le film, les deux drogues représentent les deux énergies opposées des deux maîtres : la cocaïne qui stimule le travail, l’héroïne qui anéantit toute ambition.
Comment l’idée de Louis Garrel dans le rôle de Chéreau s’est-elle imposée à vous ?
Ce n’était pas mon premier choix. Il avait refusé de jouer dans Les Estivants. Je lui avais envoyé le scénario mais je sais qu’il ne les lit jamais. J’étais en plein casting pour le rôle. Et il m’a appelée pour me dire qu’il l’avait lu et qu’il voulait absolument le faire. Il n’a jamais travaillé avec Chéreau mais quelque chose l’a toujours fasciné chez lui. La solitude, l’amour des comédiens-iennes. Pour Louis, incarner Chéreau était une nécessité. En tant qu’actrice, je connais ce sentiment, qui me bouleverse quand je le reconnais chez d’autres. Seule cette nécessité-là peut rendre heureux. Il a beaucoup apporté au rôle, se moquant de moi (à son habitude) et des textes proposés. Je l’ai laissé malmener Chéreau et ses improvisations ont largement amélioré le film.
Et le choix de Sofiane Bennacer ?
Pour le casting, j’avais demandé que les postulants envoient une vidéo où ils racontaient un souvenir heureux et un malheureux. Parmi celles du Théâtre national de Strasbourg, celle de Sofiane m’a bluffée. Il se présentait puis continuait à parler en reprenant un texte de Koltès, sans qu’on puisse au départ différencier les deux récits. La non-frontière entre la vie et le jeu, c’est ce que je recherchais. Sofiane est plus nonchalant que le personnage que nous avions écrit mais il a la brisure, la violence, la tristesse, la complexité d’Étienne. Quand un acteur possède quelques points essentiels du personnage, je peux me déplacer. Et je l’ai fait.
ÉLISE PADOVANI
Les Amandiers de Valeria Bruni Tedeschi
En salle le 16 novembre