L’adolescence n’est pas de tout repos ! Cette période de la vie qui associe les transformations physiques et biologiques aux préoccupations psychologiques et sociales est elle libératrice ou contraigante, exaltante ou angoissante, définitive ou transitoire ? Comment se reconnaître dans une enveloppe aux variations incontrôlables, être en accord avec soi-même lorsque tout semble nous échapper ?
Arthur Perole a mené en 2019 et 2021 un travail avec des collégiens et collégiennes de 4e puis de 3e au collège Général Ferrié à Draguignan, initiant alors ses recherches sur les questions qui se retrouvent au centre de sa pièce Tendre Carcasse « Comment notre corps nous définit-il ? Qu’est-ce qu’il raconte de nous-mêmes ? Comment l’histoire personnelle et collective transforme-t-elle notre corps ? ». La danse occupe une place privilégiée dans ce questionnement. Depuis ses premiers solos le chorégraphe entreprend une démarche singulière de biochorégraphie coécrite avec ses interprètes, et avec Nos corps vivants, sa création 202, il s’intéressait à la relation entre notre corps et les codes visibles de son langage, le transformant en nouvelle grammaire chorégraphique.
En train de grandir
Les réflexions nées lors de ces étapes ont conduit Arthur Perole à l’élaboration de son nouveau quatuor où il s’agit aborder par le corps « adulescens » (littéralement : en train de grandir) la place de la transformation corporelle dans la construction de l’identité de chacun. Sa matière artistique se nourrit d’une collecte d’histoires, de gestes et sur scène mots et mouvements se rejoignent. Les récits évoquent les danses préférées, les manies, les tics, les gestes aimés ou détestés, la relation du corps au monde est présentée dans ses affects et ses rejets. Un sentiment d’urgence anime le tout, né de la nécessité de dire afin de comprendre, d’être pleinement soi. Les interprètes Arthur Bateau, Matthis Laine Silas, Elisabeth Merle et Agathe Saurel, apportent leur expérience à l’écriture d’Arthur Perole pour ce travail délicat qui se refuse à tout compromis.
MARYVONNE COLOMBANI
9 et 10 novembre
Pavillon Noir, Aix-en-Provence
preljocaj.org
Né de la volonté de Dominique Bluzet, directeur des Théâtres, du violoniste Renaud Capuçon et de l’altiste Gérard Caussé, le festival Nouveaux Horizons, né en 2020, s’attache à soutenir les jeunes artistes. Huit seront conviés sur scène cette année, pour promouvoir la musique contemporaine et surtout la création, avec six compositeurs et compositrices dont les œuvres nouvelles seront jouées en regard de pièces majeures du répertoire dit « classique ». Le tout servi par l’acoustique parfaite de l’auditorium du Conservatoire Darius Milhaud.
Rendre accessible
La gratuité est un facteur indispensable de démocratisation des répertoires classiques et contemporains, mais dans es faits elle ne s’avère pas suffisante, en particulier si elle n’est pas accompagnée de temps d’explication ménagés avant chaque concert.
Ainsi, l’heure précédant les représentations, il sera possible de rencontrer les compositeurs au Teddy Bar lors de présentations animées par le journaliste et critique musical Laurent Vilarem (ses « Uchronies musicales » sur France Musique sont un régal de malice) . Les pièces jouées sont ainsi éclairées dans leur propos, leur mise en œuvre. Des rapprochements sont esquissés. Les compositeurs sont invités à répondre à un questionnaire proustien ou à développer ce que leur inspire telle ou telle photographie (paysage, objet, tableau, portrait d’un personnage historique…). Une proximité s’installe, un début de familiarité qui permettra ensuite d’écouter avec une nouvelle empathie des compositions qui, au premier abord, pourraient sembler obscures, voire rebuter le néophyte.
Après le concert, les compositeurs se livreront au jeu du bord de plateau afin de préciser, écouter, commenter, expliquer. On peut souligner la parité parfaite des compositeurs invités : Sofia Avramidou, Sasha J. Blondeau, Violeta Cruz, Lucas Fagin, Camille Pépin, Cristopher Trapani.
Croiser les œuvres et les interprètes
Il ne s’agit pas dans ce festival de dresser les générations les unes contre les autres, mais au contraire de souligner les filiations, d’inscrire les œuvres et les esthétiques dans leur temporalité. Chacun des trois concerts mêle des œuvres d’un compositeur classique et d’un compositeur actuel : Beethoven et Camille Pépin, Mozart et Lucas Fagin, Fauré et Sasha J. Blondeau, Guillaume Lekeu et Christopher Trapani, Richard Strauss et Violeta Cruz, Frank Martin et Sofia Avramidou.
Les interprètes sont pour leur part en résidence à Aix-en-Provence tout le temps du festival, de même que les compositeurs. Le festival se veut aussi « pépinière de talents », m^me si ces jeunes artistes, aux carrières déjà internationales, n’en sont pas au stade de la jeune pousse : Anna Göckel, Irène Duval (violons), Sara Ferrández (alto), Julia Hagen, Ivan Karizna (violoncelle), Julia Hamos, Guillaume Bellom (piano), Joë Christophe (clarinette) arpetent déjà les cènes et les ondes… Les concerts seront diffusés sur France Musique.
Zébuline. Pourquoi avez vous choisi ce texte d’Aristophane dans son adaptation par Serge Valletti ?
Robin Renucci. Pour ma première création, je voulais une œuvre qui résonne avec Marseille. J’ai donc choisi Serge Valletti, dont l’écriture est si ancrée dans sa ville, et plus particulièrement son adaptation, en 2013, de La Paix d’Aristophane. Ecrite quant à elle peu après la fondation de Marseille il y a 26 siècles, et dont l’actualité est frappante. Dans cette production tout a été fait à Marseille, les décors par Sud Side, le titre Paix d’IAM qu’Akhenaton nous a offert, les répétitions dans notre théâtre, ouvertes au public. Être sur place, travailler avec les cinq étudiants de l’Eracm, s’ancrer dans la ville par toutes ces amarres, c’était pour moi essentiel.
À La Paix est une comédie, et l’actualité des nations ne prête pas à rire…
Justement. On évoque Poutine dans le spectacle mais je ne veux pas trop coller à l’actualité. Au moment où nous nous parlons il y a des enfants qui meurent. Je ne veux pas sombrer, être aspiré dans la spirale du Styx. Le théâtre sert à s’élever et à s’éloigner du siphon du drame. Le théâtre réaliste, documentaire souvent aujourd’hui, colle à la réalité. Or un spectacle qui divertit, qui fait rire, n’écarte pas le regard critique, au contraire.
Rire de la paix pour y parvenir ?
La paix est une utopie, un état de civilisation qui n’existe pas, mais qui « consiste », une idée donc, qui doit être défendue, et représentée. Le théâtre fait résonner les idées, il ne donne pas de solution. Mais en rapprochant le capitalisme du cacapipitalisme, c’est la domination de l’homme par l’homme que l’on dynamite, par rire. Trinquer À la Paix permet de placer l’utopie pacifiste dans le domaine de la convivance, du souhait, d’une communauté à construire ensemble. C’est le public rassemblé à La Criée qui « crie » depuis Marseille, et qui tire sur une guinde [autre nom d’une corde, mot interdit par superstition au théâtre, ndlr] pour libérer la Paix emprisonnée par des dieux belliqueux…
« Le théâtre sert à s’élever et à éloigner le siphon du drame »
Ce sont donc les hommes qui se libèrent d’une emprise divine ?
Oui, la métaphore est puissante. C’est un vigneron méditerranéen qui se demande pourquoi le monde est en guerre perpétuelle, ce qui l’empêche de produire son vin. Il décide de demander des comptes aux dieux, construit une machine volante qui marche à la merde, à la bouse chez Aristophane. Ce désir de recyclage est très écologique et contemporain…
Comment situez vous l’action d’ailleurs, à quelle époque ?
L’intrigue est contemporaine, les costumes d’aujourd’hui. Le vigneron quitte son entreprise provençale, monte donc au ciel, rencontre Hermès. Un drôle de dieu qui garde la vaisselle et ressemble à un gars du GIGN. Ils trinquent ensemble, puis le vigneron libère la Paix avec l’aide active du public. Le troisième acte redescend sur terre…
Et la paix y rencontre d’autres problèmes…
Oui. Les marchands d’armes ne sont pas contents, les influenceurs les aident, les politiques s’attribuent les mérites d’une démarche qui n’est pas la leur… À la fin, un enfant entre et joue à la guerre : la paix n’est jamais gagnée.
Cette idée d’une paix que nous n’aurions qu’à libérer pour qu’elle advienne n’est elle pas simplificatrice, et contraire aux enjeux contemporains ?
Nous savons que la paix, pour qu’elle dure un peu, doit se construire. Les hommes et les nations doivent s’attabler pour défaire les conflits. Les grands conflits d’aujourd’hui, en Ukraine, au Karabakh, à Gaza, semblent détruire tout horizon d’une paix possible. Les belligérants commettent erreur sur erreur, dans une dynamique de vengeance sans fin ils veulent gagner la victoire, pas la paix. Il faut arrêter l’enfant qui reprend les armes, les rengaines apprises, les Malbrough s’en va-t-en guerre, l’apologie de l’affrontement.
En décollant de la réalité, donc ?
Oui. En représentant l’élévation, le rêve, un théâtre émerveillant.
Comment ce principe se traduit-il sur scène ?
Par la beauté des lumières, de la machine volante, la représentation du ciel, l’étagement de l’espace, mais surtout par la qualité du jeu et du partage. Le théâtre n’est pas une cérémonie bourgeoise, mais une fête dionysiaque, un geste généreux et déraisonnable. Les acteurs y sont des défricheurs reliés à l’Histoire et à la ville, avec une diversité d’accents, de physiques, qui parle de la richesse du peuple de Marseille.
ENTRETIEN RÉALISÉ PAR AGNÈS FRESCHEL
À la paix Du 8 au 26 novembre La Criée, théâtre national de Marseille
Difficile de résumer une vie de création. Surtout quand il s’agit d’un artiste aussi prolifique qu’Hervé di Rosa. Pourtant c’est bien l’objectif de la conférence grand public qui se déroule ce jeudi 26 octobre à l’occasion des Jeudis du Mo-Co à la Panacée. L’artiste sétois a trouvé une astuce pour faire une sélection parmi un fourmillement d’œuvres : « J’ai demandé à ma femme de choisir une peinture par an depuis 1979 » sourit-il. C’est ainsi que devant un auditorium rempli d’étudiants (mais pas seulement), le Sétois retrace son parcours depuis l’année 1979, alors que le jeune élève de l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs de Paris (dont il ne sera jamais diplômé) vend ses premières peintures. « J’ai eu la chance de gagner ma vie dès la première peinture », reconnaît-il sans détours. Instructif, cet exercice formel auquel se plie Hervé di Rosa nous immerge dans les influences d’un artiste « issu d’un quartier populaire de Sète » qui avoue avoir été fortement influencé à ses débuts par l’univers graphique de la bande-dessinée, affirmant au passage son admiration pour Franquin, Moebius ou Hugo Pratt. « J’ai appris à dessiner avec la bande-dessinée et après je suis allé regarder Matisse, Rembrandt et Uccello », insiste-t-il. Rapidement, à travers les œuvres projetées sur grand écran, on observe sa narration se contracter, de sorte que rapidement ses dessins devenus peintures ressemblent à « des couvertures d’albums géantsqui raconteraient tout sans avoir à dire quoi que ce soit». D’ailleurs, c’est porté par cette influence extrêmement créative d’une imagerie populaire que dans les années 80 il contribue à cofonder le mouvement de la Figuration libre.
Artisanats du monde
Ainsi, à défaut de faire de la bande-dessinée, trop restrictive pour lui, Di Rosa développe toute une mythologie de personnages, voire même plusieurs générations de personnages, dont un dieu un peu sournois et des créatures aux gros nez volontairement grotesques. À 21 ans, il est déjà exposé aux Etats-Unis, où il vit plusieurs années. Ce qui a de quoi donner des envies d’horizons nouveaux. Après une pause sétoise, le temps d’avoir un fils et de tenter de « percer le secret de la peinture abstraite » dans son atelier de Balaruc-les-Bains, il repart rapidement explorer des territoires autant géographiques qu’artistiques. La carte des territoires des Arts modestes se dessine tout doucement. Le tout porté autant par « la passion des voyages » que l’envie de se « frotter à d’autres techniques ». Bulgarie, Éthiopie, Bénin, Corse, Vietnam, Amérique du Sud, Mexique, Etats-Unis (notamment Miami), Israël, Séville, Lisbonne, Ghana, Cameroun… Sculptures, coton tissé, icônes, images sur peaux de zébu, bois laqué, piqué sur verre, céramique, vêtements, aquarelle… Son « projet autour du monde » se déploie sur des supports aussi variés que les artisanats sur lesquels ils prennent racine tout en s’imprégnant de son imaginaire singulier. Il reconnait sa curiosité insatiable : « Le génie de l’homme m’intéresse ».
« Un lieu de liberté »
Avant de parler du Musée International des Arts Modestes. Une autre facette toute aussi importante de sa vie d’artiste : « C’est le projet auquel je tiens le plus au monde ». Le MIAM est « un lieu de liberté » cofondé en 2000 pour y exposer « certains territoires de la création qui n’étaient jamais regardés ni diffusés ». Depuis 23 ans, deux expositions temporaires y sont organisées chaque année. Il est aussi possible d’y admirer les collections de Bernard Belluc, son cofondateur, et les siennes. Un choix revendiqué par Di Rosa. « Les artistes ne tirent pas leur inspiration de nulle part. Nous sommes tous influencés par ce monde vernaculaire dans lequel on vit depuis tout petit, nous ne sommes pas forcément entourés d’art contemporain ». Les expositions y sont thématiques et toujours collectives, également par choix. Et Hervé di Rosa de conclure avec son accent sétois, toujours intact : « Nous ne sommes pas un vrai musée, plutôt un laboratoire, un centre de recherche avec les moyens qui nous sont propres et nous laissent la liberté de faire ce qu’on veut ».
Quand le MIAM s’expose
Dernier jour pour voir l’exposition Fait Machine au MIAM, laquelle se joue des codes de l’art pour s’intéresser à comment une quarantaine d’artistes s’approprient les algorithmes informatiques et les technologies numériques pour repousser les limites de la création, entre réflexions théoriques et expérimentations dans la matière. À venir le 16 décembre : LIBRES! Collectionneurs d’Arts Modestes met en lumière la Collection FB/DL et la Collection MB/JB, toutes deux présentées pour la première fois au public. Il y sera notamment question d’art africain contemporain et de surréalisme. Mais aussi d’une histoire singulière de la peinture française dans les années 80, notamment du mouvement de la figuration libre.
ALICE ROLLAND
La rencontre avec Hervé Di Rosa a eu lieu le 26 octobre au Mo.Co
LIBRES ! Collectionneurs d'Arts Modestes Du 16 décembre au 26 mai 2024 Musée International des Arts Modestes, Sète miam.org
Pendant tout un mois, le festival Temps de cirques, organisé par La Verrerie – Pôle national du cirque à Alès, propose en partage toute la richesse et la diversité de la création circassienne contemporaine, portées en bonne partie par des compagnies que le pôle accueille pendant toute l’année en résidence. Une programmation, sous chapiteau ou en salles, diverses et variées, qui commence à Alès et alentours du 9 au 19 novembre, se poursuit du 11 au 17 novembre en Lozère, du 18 au 30 novembre dans l’Herault, et du 1er au 10 décembre dans l’Aude. En incluant l’évènement européen La Nuit du Cirque créé par Territoires de Cirque, avec le soutien du Ministère de la Culture (11 spectacles à découvrir sur 3 jours, du 17 au 19 novembre).
Chapiteaux et Cratère
À Alès et alentours, 16 spectacles pour 35 représentations sont proposés. La Verrerie étant actuellement en travaux de réhabilitation, le cœur du festival se rapproche du centre-ville avec deux chapiteaux installés au stade Maurice Laurent, quartier de la Prairie. Deux spectacles qui abordent le thème éternel de l’amour et du couple y sont présentés : I Love you Two (11 et 12 novembre) par la troupe acrobatique Circus I Love You et Cabaret Renversé (du 16 au 18 novembre) de la CieFaux Populaire. Au même endroit Sans Temps… (13 au 17 novembre) sera présenté par la Cie Bazar Forain – Cirque sans Raisons, une traversée, du siècle dernier jusqu’à nos jours, et le quotidien d’un personnage candide, entre Tati et Chaplin. Le Cratère, scène nationale d’Alès accueillera lui les spectacles Révolte, ou Tentatives de l’échec de la compagnie Les filles du renard pâle (9 et 10 novembre) spectacle féministe funambule rock’n roll, et Baal (14 novembre) du Groupe Noces, pièce de danse et d’acrobatie inspiré par l’article de Leila Slimani dans Libération suite au #MeToo, et De l’une à l’hôte de Victoria Belén et Violaine Schwartz, qui croise littérature et acrobatie.
Risque et idiotie
Dans l’Hérault, huit spectacles sont à l’affiche, parmi lesquels le très beau Décrochez-moi ça de la compagnie Bêtes de foire (du 23 au 26 novembre à Villeneuvette, sous chapiteau), et Baal du Groupe Noces (18 novembre – Théâtre Molière). La prolepse des profanes de la Cie Armistice, qui déclare faire « un cirque pseudo-intellectuel et franchement idiot » est présenté dans le cadre de La Nuit du Cirque (19 novembre – salle polyvalente de Riols). Quant à Ceci n’est pas un exercice (24 novembre – Salle des Sports Alexandre Soubrié, Frontignan) du Collectif Pourquoi Pas, c’est du cirque qui s’interroge en jonglages, musique et portés sur la notion de risque, dans un monde qu’il considère comme de plus en plus aseptisé.
MARC VOIRY
Temps de cirque Du 9 novembre au 10 décembre La Verrerie, Alès Gard, Aude, Hérault, Lozère tempsdecirques.com
Alors que le silence enveloppe l’Opéra Comédie, une question se fait de plus en plus entêtante pour le spectateur mélomane : à quoi donc ressemble donc la voix musicale de la viole d’amour ? La réponse arrive tout en douceur, vibrante, mystérieuse, étrange. Mais l’instrument à corde si particulier ne se laisse pas facilement apprivoiser, même par une oreille attentive. Le talent du musicien tunisien Jasser Haj Youssef, qui a passé près de trois ans à préparer ce spectacle avec l’Opéra Orchestre National Montpellier, est de nous embarquer avec lui dans sa passion pour cette star à cordes de l’époque baroque longtemps oubliée, que ce grand violoniste et compositeur a découvert en autodidacte. Dans ses compositions pour la plupart issues de son album Reminiscence, on découvre un instrument qui peut se faire murmure aux sonorités d’orient troublantes tout en développant un timbre harmonique d’une richesse incroyable, empruntant aux territoires des violons, altos et même en partie du violoncelle. Avec la liberté des artistes qui n’ont plus rien à prouver, Jasser Haj Youssef mêle les influences, classique, baroque, orientales ou encore jazz en l’accompagnant d’un inattendu piano Rhodes.
Timbre lunaire
Insaisissable viole d’amour dont on se demande si le son si particulier est le fruit de son origine mystérieuse ou de ces fameuses cordes sympathiques qui s’harmonisent de manière inattendue avec les cordes frottées par l’archet, rajoutant un petit quelque chose de lunaire, presque brut, à son timbre. Si elle est vite étouffée par la vivacité des violons ou happée par les volutes mélodiques chantées par le chœur de l’orchestre et la voix claire de la soprano Dima Bawad, la viole d’amour se fait majestueuse quand elle en émerge avec cette vibration acoustique singulière porteuse d’émotions intenses, se révélant avant tout un instrument fait pour être soliste. Le moment le plus magique du concert reste d’ailleurs une interprétation inspirée de la Sonate n°1 pour violon seul de Bach, adaptée pour une viole d’amour dont on ne peut que tomber sous le charme redoutable.
ALICE ROLLAND
Le concert de Jasser Haj Youssef et l’Opéra Orchestre National Montpellier a eu lieu les 8 et 9 novembre à l’Opéra Comédie de Montpellier
« La langue de l’Europe c’est la traduction » affirmait Umberto Eco en bon méditerranéen. Il aurait aussi pu affirmer qu’elle est la langue de la scène. « Babel » désigne en hébreu le chaos, la perte d’un langage universel qui déclenche la guerre mais les arts, et en particulier ceux de la scène, se construisent précisément dans les écarts, les rapprochements, les dialogues et analogies des différents langages et niveaux de langues, et leurs rapprochements avec les signifiés plus universels de la musique et de la danse.
Spectacles
Le programme de la deuxième semaine de la Biennale pense ces écarts, ces liens, ces interstices, en invitant des artistes de l’espace méditerranéen et en confrontant leurs univers. Milk du palestinien Bashar Murkus qui se joue les 16 et17 novembre au Théâtre des 13 Vents, est d’une actualité hélas saisissante, comme si l’organisateur de la Biennale avait pressenti que la scène tragique de la Méditerranée et du monde se jouerait là, en Palestine, aujourd’hui. Des femmes, des mères, y portent les corps de leurs enfants morts, y déversent des larmes de lait que leurs enfants ne boiront plus, pataugent dans le blanc qui se teinte de sang. Un spectacle d’une beauté sidérante, qui a bouleversé le dernier festival d’Avignon.
Il sera question de Corps traducteurs pour la sortie de résidence de Carlos Carreras, qui interroge la langue des signes comme un art de la scène (le 11 novembre au Hangar Théâtre), de l’art et la culture comme lien entre les deux rives lors de la conférence de Giovanna Tanzella le 15 novembre au Centre Rabelais ; Paola Stella Minni et Konstantinos Rizos créent quant à eux un RRRRRight now (du 13 au 15 novembre au Théâtre de la Vignette) qui explore les conséquences chorégraphiées de la subversion (escroquerie ?) musicale et performative de Johnny Rotten (Sex Pistols) tandis que Pierre et Patrice Soletti retrouvent les sources de leurs Delta(s), bifurcation des catalognes espagnole et française, mémoire de Franco et de l’exil (Théâtre Jean Vilar le 15 novembre), rencontre de la musique et de la poésie.
Rencontres
Du 15 au 17 novembre la Biennale se décline aussi en Rencontres qui proposent aux artistes, aux professionnels et aux étudiants un véritable séminaire de travail ouvert au public. Avec un workshop le matin dirigé par la chorégraphe et réalisatrice libanaise Danya Hammoud qui travaille sur la violence du geste, l’artiste tunisienne Aïcha Snoussi qui cherche les traces mémorielles dans les archives ; et la philosophe Marie-Josée Mondzain, observatrice critique des images marchandes qui « confisquent » les mots. Ces workshops matinaux seront poursuivis par des discussions dans l’après-midi, en particulier sur la mémoire du Théâtre national palestinien, ou sur les théâtres « illégitimes » et militants en France avec Olivier Neveux, sur le théâtre indépendant catalan avec Adeline Chainais… Les rencontres se clôtureront le 18 novembre par une journée de séminaire, dialogues, spectacle et DJ set intitulée Qui vive ! Un appel à la vie et à la vigilance, pour que l’avenir de la scène méditerranéenne s’enrichisse de dialogue, et non de chaos.
AGNÈS FRESCHEL
Biennale des Arts de la Scène en Méditerranée Jusqu’au 24 novembre Rencontres des Arts de la Scène en Méditerranée Du 15 au 18 novembre Divers lieux, Montpellier 13vents.fr
Le 15 septembre dernier, TRAM des Balkans sortait un album remarqué En Cavale, dans lequel les six musiciens-chanteurs proposaient une relecture de chant du monde comme de compositions originales. Des titres inspirés des traditions tsiganes, serbes, géorgiennes ou israéliennes. Un mélange des styles, un mélange des voix et des instruments, comme un pont entre les cultures qui donnent au groupe une énergie originale, le tout sublimé par la voix de Mélissa Zantman, invitée pour l’occasion, que l’on connaît notamment pour ses participations dans les formations Joulik.
Cesare Pavese a été très peu adapté au cinéma. Antonioni l’avait fait en 1955 avec Le Amiche, inspiré par le roman Entre femmes seules (1949). Laura Luchetti accepte, avec « un élan d’amour et beaucoup de peur », la proposition d’adapter La bella estate, de cet écrivain qu’elle adore, « qui parle si bien de la jeunesse, de cet âge où tout est possible et tout est effrayant. »
Elle ou lui ?
On est à Turin en 1938. « À cette époque, c’était toujours fête »écrivait Pavese. Au bord d’un lac, un groupe de jeunes gens pique-niquent, rient, chantent. Parmi eux, Ginia (Yile Vianello), venue de la campagne avec son frère, Severino (Nicolas Maupas). Quand arrive en barque d’autres garçons et filles, Ginia est troublée par une jeune femme brune (Deva Cassel) en sous-vêtements blancs qui plonge sous le regard surpris des autres. Alors que Ginia, la blonde, travaille dans un atelier de couture, Amelia, la brune, sert de modèle à des peintres. Toutes deux, malgré leur différence sociale, se rapprochent et Amelia introduit Ginia dans le milieu de la bohème turinoise. Ginia, est attirée par cette fille qui collectionne peintres et amant.e.s et elle veut lui ressembler. Elle a fait la connaissance de Guido, un des peintres qui semble s’intéresser à elle « Qu’est ce que faire l’amour ? »demande-t-elle à son amie. « C’est être important pour quelqu’un pendant quelques heures » Ginia va donc le faire pour la première fois avec Guido. Une scène très sensuelle au départ mais qui révèle assez vite que ce n’était pas le vrai désir de Ginia. Son attirance pour Amalia est manifeste. Lors d’un bal, alors qu’Amalia est courtisée et invitée à danser par un médecin, elle entraine Ginia dans une danse, filmée avec une grande sensualité par la caméra de Diégo Romero Suarez Llanos qui s’approche peu à peu, semblant les caresser. Leurs visages, en gros plan, vont se rapprocher jusqu’au baiser dans une chorégraphie langoureuse. Une scène qui semble échapper au réel comme bien d’autres, dans la nature, très présente tout au long du film : l’eau, les feuilles mordorées, les insectes, un petit écureuil.
La rencontre de deux mondes, l’histoire d’un coup de foudre, une réflexion subtile sur le désir féminin et les conditions sociales de cette époque troublée. C’est la superbe chanson de Sophie Hunger, Walzer für Niemand qui clôt ce film délicat, aux décors soignés et d’une grande poésie.
La bella estate de Laura Luchetti qui avait été présenté dans la section Piazza Grande au Festival de Locarno, était en compétition à Cinemed (Montpellier) en octobre 2023. Il n’a pas encore de distributeur français et nous espérons qu’il en trouvera un bientôt.
C’est un fait divers qui a retenu l’attention de Marco Amenta, ancien photojournaliste : un petit paysan de Sardaigne s’est battu jusqu’au bout pour garder sa terre et il a réussi dans une région où, en général, ce sont les forts qui gagnent. Le réalisateur, qui venait de faire un documentaire sur une bergère décide d’écrire une fiction, Anna, qu’il tourne en langue sarde. Le portrait d’une femme, sauvage, viscéralement attachée à sa terre qui s’engage dans une lutte totale.
David contre Goliath
Anna (RoseAste) vit seule dans une petite ferme, avec ses chèvres auxquelles elle est très attachée, sur sol âpre qui l’a vue naître. Elle vend ses fromages sur les marchés. De temps à autre, elle va danser, boit et a des aventures qui ne durent pas. Une vie solitaire qu’elle s’est choisie pour échapper à une situation qui la faisait souffrir. Quand un hélicoptère survole ses enclos pour y déposer la statue de la Vierge qui va protéger le futur chantier, rien ne sera plus pareil. Les monstres mécaniques vont violer la terre où elle vit. La mairie a accordé le permis de construire un énorme complexe hôtelier, ce qui réjouit les villageois : promesses d’emplois et de profit. Anna n’a pas de titre de propriété : autrefois les contrats se concluaient oralement. La lutte ne sera pas facile. Isolée, boycottée par tous y compris celles qui lui achetaient ses fromages, Anna ne baisse pas les bras bien que l’avocat, qu’on lui a attribué, lui assure qu’elle ne pourra pas gagner. Même si cette situation éveille en elle des souvenirs très douloureux, rebelle jusqu’au bout, tenace, indomptable, la belle Anna se bat pour sa terre, pour la Terre qu’elle ne veut pas voir dévorée par le béton. Elle ne se laisse pas acheter malgré les 600 000 euros que lui proposent les promoteurs. Un combat de David contre Goliath haletant…
Tourné souvent en longs plans séquences, joué par des comédiens et des non professionnels, Anna est un film éminemment politique, sans didactisme ; il soulève des questions de société : respect de la terre et profit, droit de vivre libre, violences faites aux femmes. La comédienne qui incarne Anna, RoseAste, par son jeu viscéral, animal, est époustouflante et tout au long du film, on aurait envie d’être aux côtés de cette indomptée pour la soutenir.
Anna, primé à Venise aux Giornate degli Autori, n’a pas encore de distributeur en France. On espère qu’il en trouvera un !