lundi 25 novembre 2024
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Trois hommages, trois visions

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Hommage à Nicholas Angelich © Valentine Chauvin

Le Festival international de piano de la Roque-d’Anthéron se voit orphelin cette année de grands interprètes qui ont fait le bonheur des éditions antérieures : Nelson Freire, Radu Lupu et le bien trop jeune Nicholas Angelich. Trois soirées étaient consacrées à ces étoiles, correspondant à des visions différentes de la mort et de la perte, tout aussi bouleversantes les unes que les autres.

Un art de la joie

Durant quelques jours le film de João Moreira Salles, Nelson Freire, était projeté chaque après-midi à l’auditorium du Centre Marcel Pagnol. Le pianiste, adulé dans sa patrie le Brésil au même titre que les joueurs de foot, est présenté ici dans sa relation à la musique. Une séquence très drôle ouvre le film. Fin de concert, applaudissements à tout rompre, Nelson Freire revient saluer avec le chef d’orchestre qui le renvoie seul devant le public, l’enjoint à jouer un rappel, mais le musicien n’a envie que d’une chose, fumer une cigarette. Et c’est en traînant les pieds qu’il se résout à jouer de nouveau !

On le voit aussi parler de son enfance, de sa solitude pesante mais aussi apprivoisée et fructueuse. Les hordes d’admirateurs qui se pressent à la fin des concerts passent vite et il mangera seul dans sa chambre d’hôtel. Les séquences en compagnie de l’amie de toujours, Martha Argerich, sont particulièrement marquantes. La complicité, l’humour, les souvenirs qui s’égrènent, le partage de la musique, créent des moments privilégiés (un jour ils se retrouvent face à une partition pour piano à quatre mains que ni l’un ni l’autre ne connaît. Qu’à cela ne tienne, ils déchiffrent, le morceau leur plaît, il sera joué cinq jours plus tard en rappel à La Roque !). On comprend aussi le sens du célèbre bis du pianiste, La mélodie d’Orphée et EurydiceDanse des esprits bienheureux de Gluck et Sgambati, joué toujours avec un supplément d’âme. Nelson Freire évoque avec émotion celle qu’il considère comme la plus grande pianiste du monde et qu’il a connue alors qu’il était tout jeune, Guiomar Novaes, photos sépia et l’écoute de La Mélodie d’Orphée et Eurydice.

Le concert des amis de Nelson Freire donné sous la conque qui l’a tellement applaudi réunissait une pléiade de pianistes dont il faudra retenir le nom. Tous récompensés par les prix pianistiques les plus prestigieux : Eduardo Monteiro, né à Rio de Janeiro (docteur de musicologie à la Sorbonne pour ne citer qu’un élément), Cristian Budu, lauréat du prix Nelson Freire à Rio de Janeiro 2010, Pablo Rossi, lauréat du premier Concours national Nelson Freire des nouveaux talents brésiliens en 2003, Fabio Martino qui a remporté le premier prix du Concours international de piano BNDES (le plus important en Amérique latine), Clélia Iruzun pour qui de nombreux compositeurs contemporains écrivent, Juliana Steinbach qui a même partagé la scène avec Nelson Freire.

Le concert éblouissant de verve, de joie, d’espièglerie, croisait les œuvres des compositeurs d’Amérique latine et d’Europe comme Villa-Lobos, Lecuona, Guarnieri, Ginastera, Mignone, Nazareth et Chopin, Brahms, Schubert, Schumann, Saint-Saëns… Feu d’artifice d’A folia de um blóco infantil (Carnaval das Crianças, de Villa-Lobos, pour lequel Fabio Martino porte des chaussures rouges pailletées dignes du Magicien d’Oz). Élégance d’une Barcarolle (Chopin), virtuosité des chansons populaires magnifiées par Guarnieri, temps poétique aérien des valses de Brahms. Puis retour ému sur la Danse des esprits bienheureux de Gluck (arrangements de Sgambati), luxuriance malicieuse d’une Arabesque de Schumann, éblouissements de l’Odéon de Nazareth, puissance de la Congada de Mignone… Les artistes se succèdent, seuls, en duo, en trio, en quatuor. Inénarrable Danse macabre de Saint-Saëns à huit mains sur deux pianos ! Rarement cette pièce fut aussi enlevée et joyeuse. En conclusion bissée Brasiliera, extrait de Scaramouche de Darius Milhaud (arrangement de V. Siret) réunissait tous les musiciens sur trois pianos (et un tambourin), éblouissant de verve et de bonheurs. Solitaire le piano, qui peut le croire ?

Larmes

À la célébration joyeuse précédente, correspondant aux fêtes des morts d’Amérique latine, répond la vision « européenne », dominée par les larmes et la tristesse. Nicholas Angelich est parti bien trop tôt, à cinquante-et-un ans. Violaine Debever qui fut son élève ouvre le concert par une Sonate en ré mineur de Scarlatti, poésie pure qui effleure le soir. Le thème et variations en ré mineur d’après le Sextuor à cordes opus 18 de Brahms sculpte l’infini sous les doigts d’Etsuko Hirose. Gabriele Carcano accorde son sens de la mélodie à un Schubert revu par Liszt (Le meunier et le ruisseau, Marguerite au rouet), Marie-Ange Nguci, sans doute la plus émue (elle fut aussi son élève au CNSMD de Paris), transcende son émotion dans une interprétation bouleversante des extraits des Variations sur un thème de Chopin de Rachmaninov.

Profondément émouvante aussi fut la reprise par François-Frédéric Guy du deuxième mouvement de la Sonate n° 32 en ut mineur opus 111 de Beethoven qu’Angelich joua le 8 août 2020 sur cette même scène (partageant le plateau avec, entre autres, F.F. Guy). Auparavant, le pianiste joue la Sonate pour deux pianos en fa mineur de Brahms avec Marie-Ange Nguci, tandis que Jean-Baptiste Fontlup s’attache à la Vallée d’Oberman (extrait des années de pèlerinage de Liszt) au romantisme virtuose. Le désespoir de Bruno Rigutto est lui aussi sensible. Les artistes lors des nombreuses pièces écrites pour deux pianos ou à quatre mains semblent se soutenir dans les élans oniriques des œuvres, s’adressant par les notes à l’absent. La Danse macabre de Saint-Saëns à huit mains est rendue dans un registre empreint de gravité qui ne peut se résoudre à entrer dans le caractère souvent espiègle dont on la nourrit. La Romance en la majeur pour piano à six mains de Rachmaninov vient clore ces adieux déchirants. La présence du poète signée par un bouquet en fond de salle est tangible. Une rose donnée à chaque interprète est élevée vers le ciel avant de reposer sur le piano, scellant l’atroce absence.

De la musique avant toute chose

Nelson Goerner © Valentine Chauvin 2022

Nelson Goerner dédie son concert à son ami, Radu Lupu, mort la veille du décès de Nicholas Angelich, en s’attachant à deux corpus complets : les quatre Ballades de Chopin et les Études symphoniques opus 13 de Robert Schumann.

La gravité déchirante de l’incipit de la Ballade n° 1 se décline en mélancolique tristesse, aborde les rivages de l’allégresse, revient au thème initial avec une sobre élégance (et une impeccable technique). Naissent à son écoute les images du film de Polanski, Le pianiste, reflet de tout ce que la musique apporte. Les figures de Nohant et de Majorque émergent, poétique sous les accords de la deuxième Ballade que son éditeur qualifia de « gracieuse ». La fraîcheur et la gaité qui n’excluent jamais un fond de délicate tristesse animent la Ballade n° 3, relatant l’histoire d’Ondine de Mickiewicz et l’amour désespéré d’un chevalier amoureux d’une déesse. Enfin superposant tristesse et sérénité, la dernière ballade semble être à l’image de la vie, dans l’épaisseur des sentiments multiples et contradictoires qui nous hantent. Tout devient évident sous les doigts du poète du piano, en une respiration qui s’accorde au mouvement du monde. Les variations subtiles des Études de Schumann, courtes pages pour la plupart, deviennent des tableautins de l’âme, subjuguant la salle (la qualité des silences entre les morceaux en est l’éloquente démonstration). Le premier bis, Intermezzo Op. 118 en la majeur de Brahms est particulièrement habité. « Radu Lupu était mon ami et il a beaucoup joué cette pièce », explique le pianiste avant d’offrir l’Étude n° 4 de l’opus 10 de Chopin, Torrent, puis l’Andante de la Sonate n° 13 en la majeur de Schubert et enfin la Rhapsodie hongroise n° 6 en ré bémol majeur de Liszt. Jouer semble vouloir arrêter le temps et préserver dans l’orbe des sons, la mémoire de ceux qui ne sont plus, invisible écho et immatérielle présence.

MARYVONNE COLOMBANI

Soirées du 7, 10 et 13 août en hommage à Nelson Freire, Nicholas Angelich, et Radu Lupu, à l’auditorium du parc de Florans, dans le cadre du Festival international de piano de La Roque-d’Anthéron.

L’Afrique s’invite à La Roque

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Boffard, Varsovia, Rophé © Valentine Chauvin

Précédant le concert du soir, une rencontre intitulée Ligeti et les polyrythmies africaines et animée par le pianiste Florent Boffard, permet à Simha Arom, de donner quelques clés d’écoute de l’œuvre de Ligeti au programme de la soirée (Concerto pour piano et orchestre). Premier prix de cor d’harmonie au Conservatoire national supérieur de Paris et ancien musicien de l’Orchestre symphonique de Jérusalem, l’ethnomusicologue Simha Arom  est accompagné dans son propos par des illustrations sonores et visuelles offertes par Demba Soumano, Dramane Sissoko, Julien André (percussions) et Aminata Traoré (percussions et danse).

Un peu d’histoire

À ceux qui se demanderaient comment la jonction entre ses deux talents eut lieu, il y a toute une histoire : le gouvernement israélien envoie Simha Arom dans les années 1960 créer une fanfare à la demande du pays en République centrafricaine. Bien vite, le musicien s’aperçoit qu’il est impossible de plaquer son modèle dans un univers qui y est totalement étranger. Aussi, il émet une contre-proposition qui est vite acceptée : enregistrer et étudier les musiques traditionnelles du pays (les polyphonies vocales des Pygmées Aka, entre autres) afin de les conserver, toutes étant transmises oralement, et de créer un ensemble musical qui corresponde à une réelle culture vécue. La fascination pour cet objet d’étude est telle, que de 1971 à 1991, il mènera tous les ans des campagnes d’étude, secondé par des ethnolinguistes et des étudiants. Ses recherches concernant les échelles, les techniques polyphoniques, les systèmes rythmiques, l’inclusion des modèles musicaux dans le tissu social, passionnent Ligeti, ami du scientifique, et influent sur les propres recherches du musicien.

Rencontre Simha Arom © Valentine Chauvin

« La rythmique subsaharienne est fondée sur les nombres et les pulsations, donc ma conférence sera très mathématique ! » sourit le chercheur qui nous initie aux combinaisons très rigoureuses et sans mesure, à l’instar des musiques du Moyen Âge et de l’Ars nova, qui sont le soubassement de la polyphonie, tout en précisant que chants et musiques sont intimement liés à des rituels. Afin d’éclairer le cheminement de sa méthodologie, il cite la méthode cartésienne de déconstruction puis de reconstruction à partir des éléments les plus simples, revient à la métrique, étalonnage du temps musical indiquant qu’elle se manifeste en Afrique à trois niveaux : période, pulsation et leurs regroupements. Sans compter les hémioles (insertion d’une structure rythmique ternaire dans une structure rythmique binaire ou inversement que l’on retrouve entre autres chez Chopin). Revenant sur la pulsation, il explique avec humour combien il se sentit perdu à l’écoute des musiciens africains, cherchant vainement la pulsation au cœur de ces « trompe-l’œil de l’oreille », jusqu’au jour où la vue des évolutions des danseurs lui livra la solution : les pieds qui martèlent le sol sont l’élément qui donne la pulsation.

Malicieux, le savant reprenant les mots de Leibnitz – « la musique est une pratique cachée de l’arithmétique, l’esprit n’ayant pas conscience qu’il compte » – énonce, en montrant combien Ligeti composait de la même manière que les artistes de la polyphonie africaine, une nouvelle formulation : « la musique est un exercice mathématique, lieu où tout est compté et où personne ne compte. » Là-dessus, posons le conte et les vertus de sa fantaisie.

« Passer au présent »

Sous le titre délicieusement oxymorique Passer au présent, le pianiste Florent Boffard invite le public de La Roque-d’Anthéron à l’écoute de deux concertos. Le Concerto pour piano et orchestre n° 3 de Bartók et le Concerto pour piano et orchestre de Ligeti. Associer les deux compositeurs hongrois prend sens sous l’éclairage de la conférence de l’après-midi. Béla Bartók fut un pionnier de l’ethnomusicologie, parcourant l’Europe de l’Est et enregistrant sur le vif les morceaux de musique folklorique, les notant, les classant, les utilisant dans ses propres compositions. Ces musiques ne sont pas alors de simples citations anecdotiques, mais deviennent ferment, matière de son inspiration, coulées dans le flux créateur.

Boffard, Varsovia, Rophé © Valentine Chauvin

Toute la poésie du Concerto n° 3 de Bartók, dernière œuvre du compositeur, se retrouve condensée sous les doigts du pianiste, en un jeu lumineux qui répond à l’évocation des oiseaux du premier mouvement Allegretto, frémissement des cordes, clarté de l’orchestre Sinfonia Varsovia qui décidément sait se glisser avec le même bonheur dans tous les répertoires. Ici sous la houlette de Pascal Rophé. La pureté de l’Adagio Religioso prend des allures de nocturne et s’autorise un délicat hommage à Jean-Sébastien Bach, paix sereine… Un parfum de Hongrie s’immisce avec ses syncopes et ses accentuations dans l’Allegro Vivace,qui s’achève sur des formules quasiment mozartiennes. En intermède, présentés par Simha Arom qui ne venait pas pour « un cours de rattrapage » (sic !), Demba Soumano, Dramane Sissoko, Julien André (percussions) et Aminata Traoré (danse) offrent une présentation de rythmes et de danses africaines subsahariennes afin d’introduire l’œuvre de Ligeti. Dopant ainsi par leur énergie les spectateurs conquis : vivacité de la danse (bien sûr les initiés regardaient les pieds aériens qui donnent la pulsation), inventivité des agencements rythmiques, variété inépuisable des séquences… et intrusion de l’hémiole (qui nous fait effectuer un bond dans l’histoire, unissant les époques et les géographies). On peut tenter de repérer les polyrythmies, les asymétries, les discontinuités, les décalages, les illusions sonores, ces fameux « trompe-l’œil auditifs », ou simplement se laisser porter par le brillant des instruments, le kaléidoscope des superpositions, dans cette composition palimpseste au cœur de laquelle on croit percevoir des citations de l’œuvre de l’auteur. L’extrême difficulté de l’œuvre s’oublie grâce à la maestria des musiciens dont la verve, l’humour aussi, transcendent la partition. L’abstraction y trouve sa réalisation concrète, on s’envole, subjugués.

MARYVONNE COLOMBANI

Soirée du 9 août, au parc du Château de Florans, dans le cadre du Festival international de piano de La Roque-d’Anthéron.

À Avignon, on y danse, on y chante… et on y rit

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Borders and walls - Cie Carré Blanc © Ian Grandjean

Borders and walls 

Les limites. Dernier opus en date de la Compagnie Carré Blanc, Borders and Walls interroge le territoire créatif et ses frontières. Au rythme de pulsations électro savamment disséminées, concoctées par Marin Bonazzi, les corps se mêlent, se testent, se rencontrent. La chorégraphe Michèle Dhallu a réuni pour ce spectacle pensé en premier lieu à destination d’adolescents, des danseurs – formidables Zoé Boutoille et Bryan Montarou – des acrobates – Timothée Meiffren et Jihun Kim – et même des profils au croisement de ces deux disciplines – étonnante Yane Corfa. Le langage chorégraphique, considérablement enrichi, se déploie dans une grande joie et avec générosité. Une fois évacuées les chaussures, obstacle le plus évident à la fluidité de mouvement, les échanges se font musclés, gracieux. Les danseurs se heurtent, s’imitent, vont chercher leurs pas du côté du jazz, du cirque, du hip-hop… Les murs qui se dresseront peu à peu face à ces jeunes êtres en devenir ne sont finalement que ceux qu’ils s’imposent à eux-mêmes. La peur du saut constituant la première réelle entrave aux envols en tous genres. Cette ode à la liberté, un brin naïve, ne manque heureusement ni de subtilité ni d’humour.

Borders and walls a été joué du 7 au 28 juillet à LaScierie, à Avignon.

Looking for Quichotte

Les moulins de son cœur. Voilà dix ans que le Montpelliérain Charles-Éric Petit a fait prendre quelques couleurs au célèbre chevalier à la triste figure. Son Looking for Quichotte a déjà fait l’objet de deux mises en scène, par Vladimir Steyaert et Pascal Frery. Mais c’est sous sa propre direction que son texte, sélectionné par la Comédie-Française en 2017, s’est vu de nouveau porté à la scène au Théâtre des Carmes. Et grand bien en a pris à l’auteur-metteur en scène de s’en réemparer : son chevalier-rocker – fringant Thomas Cerisola – y gagne un ton particulièrement juste. Côté chansons, entonnées avec entrain, mais également et surtout dans sa caractérisation à la fois comique et inquiète. Face à lui, le très ancré Sancho Panza de Franck Gazal se fait de moins en moins ingénu : son maître, plus aguerri que quiconque pour pourfendre les grandes enseignes de restauration rapide ou candidater au RSA, perdant successivement pied. Le tout pourra sembler encore un peu étiré dans le temps : mais le duo demeure redoutablement attachant.

Looking for Quichotte a été joué du 7 au 26 juillet au Théâtre des Carmes, à Avignon.

Les Poupées 

Les Poupées © DR

Jeu de môme. Nombreuses sont les pièces chorégraphiques prenant pour sujet les arts plastiques. Fresques animées, tableaux agencés comme des toiles, au mouvement millimétré… Plus rares sont celles qui s’intéressent à l’acte de création même : à sa technicité, ses matériaux, son imaginaire. C’est ce sillon que Les Poupées creuse avec délicatesse et poésie. Conçu comme un hommage à l’œuvre de Michel Nedjar, l’opus de Marine Mane joue avec les idées, les images et les mots. Le geste chorégraphique et la scénographie s’approprient les collages, les jeux de composition et de décomposition de l’artiste. Jusqu’à faire sien le « coudrage » cher au plasticien, mêlant le principe de la couture à celui du montage. Les pas de Claire Malchrowicz accompagnent, illustrent les paroles du comédien Vincent Fortemps, puisées dans le très beau Chantier des consolations,publié par Michel Nedjar en 2017. Tandis que les poupées, maniées, démembrées, consolées par les interprètes, prennent vie.

Les Poupées a été joué du 7 au 26 juillet à la Caserne des pompiers, Avignon.

L’Art de perdre

L’Art de perdre © Christian Milord

Qui perd gagne. Grand succès critique et public lors de sa publication en 2017, L’Art de perdre d’Alice Zeniter aura fait l’objet de non pas une, mais bien deux adaptations théâtrales au seul festival Off d’Avignon 2022. La première d’entre elles, mise en scène par Sabrina Kouroughli, fut jouée au 11·Avignon en matinée, et la seconde par le collectif Filigrane 111, à l’Entrepôt. Cette dernière fit l’objet d’une concertation soutenue avec l’auteure : avec la comédienne Céline Dupuis, adoubée par Zeniter, qui endosse tous les rôles ; et avec le metteur en scène Cyril Brisse, avec qui la comédienne a pensé l’adaptation, qui lui donne la réplique et fait dialoguer la voix de la comédienne avec différents médias. À l’écran se succèdent des paysages de l’Algérie perdue, des extraits enregistrés par des acteurs sous forme de témoignage. Le tout ancre la fiction dans un format documentaire, joliment travaillé par le réalisateur Franck Renaud qui avait déjà, avec Makach Mouchkil, tourné sa caméra vers ces terres si méconnues et leurs interférences avec notre histoire. L’immersion est, notamment grâce au son très travaillé de Yannick Donet, totale. Quitte à sacrifier un peu de lisibilité de l’action et de ses enjeux matériels sur l’autel de la langue, qui se révèle dans toute sa complexité.L’Art de perdre a été joué du 7 au 30 juillet au théâtre de l’Entrepôt.

L’Art de perdre a été joué du 7 au 30 juillet au théâtre de l’Entrepôt.

Music-hall 

Music-hall © Louis Chaugne

Bye bye happiness. « Ne me dis pas que tu m’adores, mais pense à moi de temps en temps… » Cette ritournelle empruntée à Joséphine Baker jalonne le Music-hall de Jean-Luc Lagarce. Sensuelle, amoureuse, rieuse, elle se fait pourtant grinçante, inquiétante au bout de quelques réitérations. Le texte avance, portée par la mise en scène et l’interprétation sans faille de Sophie Planté, vers une mélancolie assumée, jusqu’à se muer en rictus cauchemardesque. Qui est cette femme au caractère bien trempé, qui chante avec force minauderie et danse le flamenco à la perfection ? La formation de danseuse de la comédienne est un atout de taille : les heures de gloire de la star, talonnée par ses boys – formidables Vincent Lagahe, Yohan Leriche et Charles Leys – sont suggérées sans effort avec paillettes. La déchéance est, quant à elle, convoquée par la mise en scène elle-même : la fatigue des corps, le maquillage de plus en plus criard figurent le passage du temps et le spectre de la mort. Ce qui n’empêche pas ce Music-hall de se parer d’un humour certain, inédit dans ce traitement pourtant très naturel de la langue de Lagarce.

Music-hall a été joué du 7 au 30 juillet au théâtre Pierre de Lune, à Avignon.

Quand je serai un homme

Faire genre. Après s’être attelée à dire le féminin, ses contraintes et ses luttes, avec Quand je serai grande…, également donné aux 3 soleils les jours impairs, l’autrice et comédienne Catherine Hauseux s’est intéressée, avec son complice Stéphane Daurat, à ce qui fait le viril, ou du moins le masculin – les jours pairs ! Quand je serai un homme s’est lui aussi construit au fil d’une collecte de témoignages, portant sur la construction de l’identité et de l’altérité. Quelque chose semble cependant s’être perdu en chemin : cette parole-là s’est-elle révélée plus retorse, moins uniforme que son pendant féminin ? Ou, le soupçonne-t-on, moins sincère ? Trop construite ? Trop prémâchée ? Force est pourtant de constater que les moments les plus marquants de la pièce sont ceux qui évoquent, en creux, la perception des femmes, et les rapports que les sondés entretiennent avec elles. Ce qui n’enlève rien aux talents des deux interprètes, ni à l’interprétation en général.

Quand je serai un homme a été joué du 6 au 30 juillet au théâtre Les 3 soleils, à Avignon.

Une opérette à Ravensbrück 

Operette à Ravensbrück © Xavier Cantat

À juste distance. Créé en 2019, le spectacle pensé et interprété par Claudine Van Beneden partait d’un pari fou, pour ne pas dire casse-gueule : adapter Le Verfügbar aux Enfers, opérette conçue par Germaine Tillion lors de sa captivité au camp de femmes de Ravensbrück. Réarrangées par Grégoire Béranger et Jean Adam, les chansons ne perdent rien de leur humour salvateur, ni de leur franc désespoir. Interprétés par les comédiennes aguerries de la Compagnie Nosferatu, théâtralement comme musicalement parlant, les airs se réapproprient des extraits d’opéra, de chanson populaire, de publicité pour raconter les horreurs vécues. Celles-ci passent par les corps et les voix de la douce et solaire Solène Angeloni, de la forte tête Angeline Bouille, de la non moins franche Isabelle Desmero ou de la plus mélancolique Barbara Galtier. Face à elle, à juste distance, Raphaël Fernandez incarne le scientifique présentant les verfügbar, dénomination attribuée aux corps rendus disponibles des femmes mobilisées. Celles-ci s’emparent peu à peu de la parole, persistent à exister. Plus encore que la vie de ses personnages et codétenues, on comprend que Germaine Tillion tenait avant tout à préserver leur joie et leur dignité.

Une opérette à Ravensbrück a été joué du 7 au 30 juillet au Théâtre du Chien qui fume, à Avignon.

Téléphone-moi

De la friture sur la ligne. Difficile de comprendre ce qui, dans cette fresque romanesque auto-proclamée, a pu séduire critique et public avignonnais, venu nombreux au 11 tout au long du festival. Téléphone-moi, joué dans la foulée d’Allosaurus, fut pensé par la compagnie f.o.u.i.c comme une sorte de rêverie vintage. Qui se révèle surtout franchement fétichiste : trois cabines téléphoniques y faisant office de décor, et par là-même de capsules temporelles à bas prix. Téléphone-moi se veut ainsi une exploration d’un XXe siècle réduit à :

I. La seconde guerre mondiale, et donc uniquement à la Résistance.

II. Aux années Mitterrand, et donc à la demi-finale France-Allemagne de 1982.

III. Aux années 1990, et donc – évidemment – à France 98.

Le tout prêterait à sourire si le texte et la mise en scène de Jean-Christophe Dollé et Clotilde Morgiève, également de la distribution et par ailleurs très bons comédiens, ne se prenaient pas si terriblement au sérieux. Nombreuses sont ainsi les incohérences et autres paresses de narration dignes des pires séries Netflix. On apprendra donc, ô surprise, que le père d’untel n’est peut-être pas son « véritable » père ; qu’un vivant n’est peut-être plus tout à fait vivant ; que dans toute résistante qui se respecte sommeille vraisemblablement une gourde en mal de mâle alpha… Le tout vise à émouvoir, sans pour autant avoir pris le temps d’observer véritablement les époques concernées, ou de construire des personnages à part entière. Comme si les facilités d’identification, aux costumes, aux chansons d’époque – et non, nous n’échapperons pas à Nicole Croisille – suffisaient à séduire un public en mal d’idoles et, surtout, de mélo.

Téléphone-moi a été joué du 7 au 29 juillet au 11·Avignon.

Et Dieu créa le swing

Et Dieu créa le swing © DR

Lady Traviata. L’intrigue d’Et Dieu créa le swing semble née d’un pari innocent, voire d’une plaisanterie. Soit raconter l’histoire du monde, des femmes, du féminisme, de l’opéra et du jazz, dans un joyeux désordre, et sans jamais recourir à un autre texte que celui de chansons existantes. Avec pour exception le pastiche et les jeux de mots les plus tarabiscotés – mention spéciale à la pauvre Aziza de Balavoine devenue, en plein medley italo-variété, une ode à la pizza. Conçu et mis en scène par Alain Sachs, le spectacle maintient le public hilare une bonne heure et demi. Le mérite en revient aux arrangements et réécritures tous terrains d’Annabelle Sodi-Thibault, mais également à l’énergie carnassière de ses interprètes. Alice Buro, Morgane Touzalin-Macabiau et Ita Graffin enchaînent les tenues improbables et les vocalises éblouissantes. Elles naviguent de la variété au rap, en passant par l’opéra. Jusqu’à mélanger La Traviata aux improbables onomatopées de Lady Gaga ! Au piano, Jonathan Soucasse se révèle d’une solidité à tout épreuve, fort d’un humour et d’une présence qui se marient à merveille avec celui des chanteuses. Le temps d’un très beau Amsterdam ou d’un détour par le Je suis de celles de Bénabar – entre autres – le trio n’oublie pas non plus de darder ses fous rires de quelques sanglots. Une réussite totale.

Et Dieu créa le swing a été joué au théâtre Les 3 Soleils, à Avignon.

Le Temps des trompettes

Molière malgré lui. Une heure et vingt minutes pour aborder la vie de Molière de 1622 à 1658. L’impossible promesse de Félicien Chauveau et de son coauteur Claude Boué n’est heureusement qu’un prétexte. Car Le Temps des trompettes, loin du commentaire composé sur-documenté, n’est rien de moins qu’une vibrante déclaration d’amour, punk et déjantée, au genre mal-aimé de la comédie. L’acteur-metteur en scène s’est déjà frotté à l’œuvre du plus célèbre dramaturge français – son Bourgeois Gentilhomme a remporté un franc succès à Nice et Antibes au printemps dernier. Il s’est, pour raconter les balbutiements et premiers vrais succès d’un auteur somme toute insaisissable, placé au centre d’un dispositif intimiste. Seul en scène, le comédien à l’abattage redoutable incarne une galerie de personnages bien peu académiques. Le langage se fait tantôt châtié, tantôt franchement grossier, sans jamais tomber dans la vulgarité. Jusqu’à explorer une tonalité queer réjouissante, peu exploitée auparavant et plus que pertinente.

Le Temps des trompettes a été joué du 7 au 30 juillet au théâtre du Chêne Noir, à Avignon.

L’Art délicat du quatuor

L’Art déliquat du quatuor © Jean-Pierre Caparros « capaphotos.com »

À quatre épingles. Monté et rodé au fil du festival par Jos Houben, le dernier opus du Quatuor Leonis célèbre les atouts « naturels » de ses interprètes. Pensé comme une conférence sur la formation musicale par excellence, ou du moins comme une préparation à celle-ci, L’Art délicat du quatuor relève du pur plaisir du geste musical, poussé ici sans effort à faire théâtre. Le tout fonctionne grâce au talent des musiciens mais aussi de l’indescriptible alchimie qui s’est créée entre eux. L’altiste est ici l’intellectuel franchement pontifiant du groupe : Alphonse Dervieux gratifie ainsi ses camarades d’anecdotes interminables, auxquelles le violoncelliste Julien Decoin oppose une vision simpliste de la musique, aussi évidente mais aussi prosaïque que la nourriture qu’il évoque et ingère à la moindre occasion. Les violonistes Guillaume Antonini et Sébastien Richaud se disputent la place de chef à la moindre occasion. Si les textes mériteraient quelques ajustements, on se damnerait pour quelques minutes de plus en compagnie de leur Schubert ou de leur Beethoven !

L’Art délicat du quatuor a été joué du 7 au 30 juillet au théâtre du Rempart, à Avignon.

SUZANNE CANESSA

Spectacles présentés pendant le Off d’Avignon 2022

Lire aussi : Vagabondage au fil du Off – Journal Zebuline

Alexandra Dovgan : une enfant du siècle

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Alexandra Dovgan © Valentine Chauvin 2022

L’engouement pour les jeunes prodiges ne se lasse pas. On est toujours surpris, subjugués par l’aisance technique, l’expression de ces musiciens à l’aube de leur vie. Il y a quelque chose du collectionneur chez les programmateurs qui trouvent la perle rare, le diamant brut à façonner peut-être. Les Pygmalion ne sont jamais très loin… Même si l’intégrité des démarches artistiques n’est absolument pas à remettre en cause. Quoi qu’il en soit, la fascination exercée par les capacités hors normes séduit. Le public se presse au parc du Château de Florans pour écouter Alexandra Dovgan, née en 2007 mais déjà lauréate de maints concours internationaux, dans un programme exigeant qui lui est familier. Le concert débute par la Sonate Op. 31 n° 2, « La Tempête » où un Beethoven-Prospero (le compositeur donnait comme clé de lecture à cette œuvre la pièce de Shakespeare) fait face aux éléments contraires et, armé du pouvoir magique de la musique, maîtrise les déchaînements de la nature, dissipant les illusions afin de tracer de nouvelles routes. La maîtrise technique est indéniable, malgré sans doute un usage un peu excessif parfois de la pédale.

Tissage savant

L’agilité, les attaques franches, offrent une lecture très classique, un peu lisse que l’on retrouvera dans le Carnaval de Vienne de Schumann. Remarquablement exécuté mais sans la folie pétillante de ce Faschingsschwank aus Wien, Phantasiebilder für das Pianoforte en allemand dont le terme Schwank qui signifie « facétie » caractérise la volonté de traiter ce carnaval par allusions et émotions. Le compositeur s’amuse d’ailleurs au jeu des citations. Un fragment de La Marseillaise, des échos de Schubert, un motif de Haydn (Quatuor op. 76 n° 2 Les Quintes), un extrait du menuet de la Sonate op. 31 de Beethoven se conjuguent à l’expérience humaine de Schumann qui a fui à Vienne, le père de Clara hostile à leurs projets de mariage.

Alexandra Dovgan © Valentine Chauvin 2022

Il fallait attendre la deuxième partie du concert consacrée aux quatre Ballades de Chopin pour que la jeune pianiste donne toute sa dimension. Le tissage savant des mélodies, le passage d’un registre à l’autre, l’alliance entre liberté et rigueur, trouvent, sous les doigts d’Alexandra Dovgan, leur voix, leur fragrance poétique. En bis, elle offre la douceur de deux rappels aux accents bucoliques, le Prélude op. 32 n° 12 en sol dièse mineur de Rachmaninov et Le rappel des oiseaux de Rameau. Délicatesse des trilles, toute une gent ailée palpite sous la conque. Un talent virtuose qui ne peut que s’affermir et prendre de la profondeur avec le temps. La petite fée, si fine dans sa robe verte de princesse, saura moirer son jeu d’autres reflets que l’on viendra de nouveau applaudir.

MARYVONNE COLOMBANI

Concert donné le 16 août, à l’auditorium du parc du Château de Florans, dans le cadre du Festival international de piano de La Roque-d’Anthéron.

Bal trash à Anduze : un mort… de rire (le public)

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Aymeric Lompret © Nat Elkeje Foto

« C’est fini. On ne sert plus à boire pendant les spectacles. » Lol. Difficile de prendre au sérieux un tel oukase quand il vient d’un serveur qui se nomme Pierre-Emmanuel Barré. A la buvette du festival Lol & Lalala à Anduze, le bénévole est aussi le co-organisateur, avec sa compagne GiedRé, de cet événement atypique mêlant humour et musique. Niché dans le parc des Cordeliers, à la porte des Cévennes, Lol & Lalala accueille ce soir-là pléthore d’humoristes, chroniqueurs, stand-uppeurs pour un plateau inédit qui s’annonce tordant. Cinq « comiques » d’aujourd’hui en roue libre pendant dix minutes et successivement. Pour ouvrir le bal, Bun Hay Mean. Pour celles et ceux qui auraient décroché de la planète humour après Djamel Debbouze, l’auto-proclamé « Chinois marrant » en est devenu une tête de pont en une quinzaine d’années. Jouant avec les clichés racistes liés aux Asiatiques – il est d’origine sino-cambodgienne – et de manière plus large, sur le terrain des discriminations et des inégalités sociales, il débite les vannes à la chaîne, avec un vrai talent pour l’effet de surprise. Mais le pompon de l’autodérision est décroché par Matthieu Nina. Comédien en situation de handicap cumulant difficultés de locomotion et d’élocution, il libère les rires sur un sujet et des situations que son vécu comme son recul l’autorise à brocarder, sans se faire traiter de validiste… Si la performance suivante, celle de l’humoriste beatboxer Kosh, impressionne par les prouesses techniques de son instrument vocal, l’écriture est malheureusement bien en-deçà de celle ses camarades de jeu. Elle aussi doit beaucoup à sa voix. Seule femme de la soirée, Doully a le timbre de celle qui ne verrait jamais le jour. Un organe dont elle fait le socle de ses punchlines grinçantes. « Le côté pratique, c’est que j’ai évité une bonne dizaine de viols. » Re-lol. Pour conclure ce speed dating de monologues rigolos, un vieux de la vieille, lui aussi chroniqueur à France Inter : Thomas VDB. Salopette en jean à la Coluche, l’ancien journaliste spécialiste en rock sait toujours être percutant quand il s’agit de railler les contradictions de ses contemporains. À commencer par les siennes comme ce jour où il a pris l’avion pour la bonne cause après s’être engagé publiquement pour des raisons écologiques à ne plus jamais embarquer.
Le plus barré, c’est Lompret
La soirée va connaître un basculement dans l’absurde le plus forcené avec Aymeric Lompret. Pour la dernière date de son spectacle Tant pis, l’imprévisible et incontrôlable lillois met la barre du trash très haut. Tout commence par une prétendue conférence sur le porc-épic. Une entrée en matière évidemment abrégée par les digressions louftingues du protagoniste coiffé d’un couvre-chef aux piques fluorescentes. Pendant plus d’une heure, Lompret envoie les siennes sans filtre, dézinguant au passage Macron, Bayrou… ou sa collègue Léa Salamé. Et de multiplier les personnages, d’interpeller des parents irresponsables (imaginaires ?) qui ont amené leur petite fille au spectacle. Jusqu’à dévoiler le papier toilette calé dans son fessier… L’humour est au-delà du noir. La bienséance inconnue au bataillon. Mais comment diable fait-il pour ne jamais se vautrer dans le vulgaire, l’irrespectueux, l’indécent, tout en assumant les blagues grossophobes, les allusions pédophiles et les sarcasmes sur les pauvres et les ouvriers ? Parce que l’écriture aussi décapante soit-elle s’inscrit avant tout dans une réflexion sociale et politique. En tirant sur tout ce qui bouge et en grossissant le trait, Aymeric Lompret utilise l’humour comme un exutoire empathique pour crier sa colère. Lui, l’enfant du Nord que la stigmatisation sociale rend mordant mais pas enragé. Pas de doute, le plus barré, c’est Lompret.

LUDOVIC TOMAS

Soirée du 5 août du festival Lol & Lalala qui s’est déroulé du 4 au 6, à Anduze et ses environs.

Les abstractions parisiennes de la Fondation Maeght

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Jean Tinguely, Méta-Herbin © Fondation Gandur pour l'Art, Genève. Photographe Sandra Pointet

Près de cent-vingt œuvres de la Fondation Gandur pour l’Art (Genève) ont été retenues par le commissaire Yan Schubert. Cette exposition montre les différentes formes qu’a revêtu l’abstraction, mouvement pictural décrit par les historiens d’art comme le plus dynamique au sortir de la seconde guerre mondiale. Période où de nombreux artistes qui s’étaient exilés retrouvent leurs ateliers parisiens, avec la volonté, après le traumatisme des années de guerre, de repenser la peinture, en interrogeant de façon radicale la matière, les supports, les techniques et les outils.

L’exposition organise un parcours thématique et chronologique, passant de l’abstraction lyrique et gestuelle de Georges Mathieu à l’expressionnisme abstrait de Sam Francis ou Joan Mitchell, de l’abstraction géométrique de Victor Vasarely aux œuvres cinétiques d’Alexander Calderet de Jean Tinguely.

Supports/Surfaces

Jusqu’à la remise en question de la peinture par le mouvement Supports/Surfaces, dont l’un des membres, Claude Viallat, a résumé ainsi les travaux : « Dezeuze peignait des châssis sans toile, moi je peignais des toiles sans châssis et Saytour l’image du châssis sur la toile. ». On suit également l’évolution des œuvres d’artistes tels que Hans Hartung, Martin Barré, Simon Hantaï ou Pierre Soulages. Dénonçant les crimes nazis, Sarah (1943) de Jean Fautrier s’inscrit dans une série incontournable de l’artiste (Les Otages) et est également présentée. Mais alors qu’une exposition l’été dernier au centre Georges Pompidou Elles font l’abstraction montrait la place importante des artistes femmes dans l’abstraction, et qu’a lieu en ce moment à Marseille une rétrospective Vieira Da Silva, il n’y a à Saint-Paul de Vence, sur la soixantaine d’artistes exposés, que trois femmes qui ont droit de cité : Joan Mitchell, Aurelie Nemours et Judit Reigl…

MARC VOIRY

Au cœur de l’abstraction
Jusqu’au 20 novembre
Fondation Maeght, Saint-Paul-de-Vence
04 93 32 81 63 fondation-maeght.com

Liszt en majesté

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Nelson Goerner, Aziz Shikhakimov © Valentine Chauvin 2022

Nelson Goerner, Gabriel Stern, Sinfonia Varsovia, Aziz Shokhakimov, le même soir à La Roque-d’Anthéron : quelle brochette ! Les spectateurs du parc de Florans sont plus que gâtés avec la venue de tels interprètes. Le Sinfonia Varsovia, superbement homogène et éloquent sous la direction vive d’Aziz Shokhakimov, se glisse avec maestria dans les partitions de Liszt, compositeur phare du jour. La diabolique Totentanz (ou Danse macabre, sous-titrée « paraphrase du Dies Irae ») ouvre ce festival virtuose. Construite sur la séquence initiale du Dies Irae (celui-là même repris dans le cinquième mouvement de la Symphonie fantastique de Berlioz), elle s’appuie aussi sur le diabolus in musica (intervalle de quarte augmentée ou triton qui deviendra la note bleue du jazz). Déluges de notes, faux-bourdon, intervalles dissonants, glissandos éblouis de leurs propres audaces, rythmique enflammée qui emporte piano et orchestre dans de larges vagues puissantes. La musique décline tous les registres avec une verve sans pareille. Inspirée par les gravures sur bois de Hans Holbein (Le triomphe de la Mort) ou la fresque Il trionfo della Morte d’Andrea Orcagna, l’œuvre est réputée comme l’une des plus difficiles écrites pour le piano et on veut bien le croire. La modernité de la partition éblouit par son inventivité, ses tentations bruitistes, ses combinaisons de timbres bouleversantes, ses dissonances assumées. Difficile de jouer après de telles tempêtes, même après le retour apaisé en bis de Nelson Goerner avec la Sonate pour piano n° 13 en la majeur op. 120 D.664, à la lumineuse sérénité.

Jeune virtuose

Gabriel Stern, Aziz Shikhakimov © Valentine Chauvin 2022

Deux concerti et pas des moindres attendaient le jeune Gabriel Stern (On peut même s’enorgueillir de sa formation puisqu’il débuta au conservatoire de La Ciotat puis poursuivit ses études musicales au CNRR de Marseille. Avant de partir sous d’autres cieux, dont la Suisse où il se perfectionne auprès de Nelson Goerner.). Le Concerto pour piano n° 1 en mi bémol majeur que Bartók qualifiait de « première composition parfaite de forme-sonate cyclique, avec des thèmes communs traités sur le principe de la variation », permet au jeune pianiste de décliner la palette moirée de son talent.

Virtuosité technique parfaite, mais qui devient accessoire tant la capacité à colorer le jeu, à dessiner les nuances, à sculpter la matière sonore est maîtrisée. Et s’accorde à la fougue de l’orchestre et parfois même du triangle qui, ce n’est pas coutume, se hisse à la hauteur d’un instrument soliste dans une conversation avec l’orchestre ou le piano. Le Concerto symphonique pour piano et orchestre n° 2 en la majeur, plus brillant encore dans son interprétation, sans doute grâce aux applaudissements frénétiques du public libérant les musiciens, tient en haleine avec ses six mouvements enchaînés. Il passe d’un registre à l’autre, emporte, séduit, offre au piano une partition redoutable et éblouissante. En bis, Gabriel Stern offre deux des douze études d’exécution transcendante, Paysage et Chasse sauvage, tableaux de genre finement polis qui achèvent de subjuguer l’auditoire.

MARYVONNE COLOMBANI

Soirée du 12 août, à l’auditorium du parc Florans, dans le cadre du Festival international de piano de la Roque-d’Anthéron.

« En miroir », entre souffles et cordes

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En Miroir, éditions Mirare

À la fin des concerts, on aime retrouver les musiciens qui nous ont touchés dans les disques, manière de revivre un peu la magie vivante de la représentation. On se plaisait ainsi à l’issue de soirées au festival de La Roque-d’Anthéron à reprendre le CD de Marie-Ange Nguci paru pourtant en 2017 chez Mirare (mais pour la musique, il n’y a pas de date de péremption), En Miroir. Ajoutons au plaisir musical la remarquable introduction signée par la jeune pianiste qui rédige une présentation du propos, des œuvres, des musiciens à la fois érudite, documentée, réfléchie, passionnante. Est ainsi expliqué le titre : s’inscrivant dans l’histoire de la composition, l’artiste souligne combien les auteurs comme César Franck, Camille Saint-Saëns et Thierry Escaich ont créé pour le piano alors qu’ils comptent « parmi les plus grands organistes et improvisateurs de leur temps ». « Attirés par la richesse et les potentialités presque infinies de l’orgue, jusqu’à y consacrer une partie substantielle de leur activité et officier quotidiennement en accompagnant les rites liturgiques », ils explorent les nouveaux modes musicaux, nourris des musiques du passé, dont la création pour piano se voit irriguée.

Ambitieux techniquement et musicalement

Miroir entre les époques, les instruments, les compositions de ces musiciens, ainsi contextualisées, prennent une nouvelle saveur. Notre écoute se modifie, on recherche les échos, les harmonies voisines. On se penche à propos d’une réécriture de Bach par Busoni sur la manière de compenser « la réverbération et la spatialisation du son de cathédrale par une réécriture, mais aussi par un usage intelligent des pédales, y compris la nouvelle pédale tonale » (dont, cocorico ! on doit la première manifestation au « facteur marseillais Boisselot en 1844 et [qui fut] réhabilitée en 1874 par Steinway »). Les intentions de chaque pièce sont développées, analysées par la pianiste et on se plaît à retrouver dans ses magistrales interprétations les nuances, les mouvements, les articulations.

Le programme du CD, ambitieux techniquement et musicalement, nous mène de Franck, Bach/Busoni, Escaich à Saint-Saëns. La précision du jeu, son intelligence, sa capacité à transmettre une émotion, à donner un sens, à raconter une histoire, accorde une couleur particulière à cet opus. Palette délicate, charpente puissante, une interprétation qui n’en rajoute pas mais sait transcrire avec passion époques et registres. En Miroir est un premier album magistral dans tous les sens du terme !

MARYVONNE COLOMBANI

En Miroir, de Marie-Ange Nguci, aux éditions Mirare, 20 €.

À La Roque d’Anthéron, lumières sur un couple poly-gammes

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David Kadouch, Tanguy De Williencourt avec l'orchestre Sinfonia Varsovia sous la direction d'Aziz Shokhakimov © Valentine Chauvin

Sont réunis sous la conque du parc du château de Florans le bel orchestre Sinfonia Varsovia, dirigé avec passion par Aziz Shokhakimov, et deux remarquables pianistes distingués tous deux au Conservatoire national de Paris : les Français David Kadouch et Tanguy de Williencourt, lauréats de multiples concours et aux carrières internationales saluées par les critiques du monde entier.

Malicieusement, la juxtaposition du Concerto pour piano et orchestre en la mineur opus 54 de Robert Schumann et du Concerto pour piano et orchestre n° 1 en la mineur opus 7 de Clara Wieck-Schumann, invitait à la comparaison. Aucune rivalité possible entre les interprètes, tous deux abordant avec justesse les œuvres, épousant les intentions, les nuances, les variations, les couleurs, les phrasés, en un dialogue fécond avec l’orchestre. Celui-ci mené intelligemment par son jeune chef qui sait mettre en évidence les pupitres, creusant la matière sonore, la sculptant comme du cristal.

Le concert débutait par l’Ouverture, Scherzo et Finale opus 52 de Robert Schumann, vif, équilibré, achevé par de somptueux accords telle une entrée en matière enthousiaste. Tanguy de Williencourt s’attache alors à l’œuvre, véritable déclaration d’amour à l’épouse Schumann qui en fut la première interprète et la dédicataire. On s’amuse à retrouver les premières mesures de la trame de Bésame mucho qui, presque un siècle plus tard, connaîtra un succès mondial. On se laisse séduire par le côté « fleur bleue », mais jamais insipide, d’une mélodie qui court du piano à l’orchestre, en un dialogue qui les unit avec une infinie tendresse. Poésie et lyrisme dominent dans ce bouquet instrumental ciselé et frémissant.


Des différences majeures ?

À ce rayonnement envoûtant répond sous les doigts de David Kadouch le Concerto de Clara Schumann, usant de contrastes, de ruptures, d’élans fortement charpentés, laissant une plus grande liberté au piano, soulignant la virtuosité pianistique de la compositrice. La relation entre l’orchestre et le soliste se transforme, le premier devenant un véritable interlocuteur pour le second au caractère bien trempé, qui n’hésite pas à se livrer à l’ivresse de sa virtuosité. L’ensemble se scinde, offre des passages chambristes sublimes (superbe duo entre le violoncelle solo et le piano), se refonde en larges vagues, articule l’espace sonore, l’emplissant de sa verve puissante.

Tanguy de Williencourt joue en bis Traümerei,extrait des Kinderszenen opus 15 de Robert Schumann, brossant la grâce vivante du tableautin en un jeu inspiré et tendre. David Kadouch décide pour sa part de rendre hommage à une autre immense compositrice, Fanny Mendelssohn, avec son Allegretto en do dièse mineur des Six mélodies pour le piano opus 4. « Aujourd’hui, souligne l’artiste, on est en train de découvrir l’Amérique : jouer les compositrices que l’on avait « oubliées » n’est pas un effet de mode, mais une justice qu’on leur rend ». L’écoute en « aveugle » remet à plat la question de l’influence des sexes sur la création : le concerto de Clara est bien plus « viril » – s’il faut encore user de ce type de distinction – que celui de Robert…

Enfin, les deux pianistes se retrouvent à quatre mains sur les Danses slaves pour quatre mains, allegretto grazioso en ré bémol majeur opus 72 de Dvorak. La magie de l’instant se double de significations fortes.

MARYVONNE COLOMBANI

Soirée du 11 août, à l’auditorium du parc de Florans, dans le cadre du Festival International de Piano de La Roque d’Anthéron.

Sur les ailes du piano

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Vikingur Olafsson © Valentine Chauvin

Víkingur Ólafsson, le « Glenn Gould islandais » selon le New York Times, est revenu à La Roque-d’Anthéron où il avait conquis le public avec un programme de musique française et son unique CD à l’époque consacré à Philip Glass (une pépite). Depuis, le jeune papa enthousiaste et communicatif (il avait même pris le micro pour annoncer la bonne nouvelle sous la conque du parc de Florans) a gravé d’autres disques, tout aussi intéressants que le premier et conquis critiques, prix internationaux et les plus grandes salles du monde. De quoi faire tourner la tête à plus d’un ! C’est avec la même simplicité, la même fraîcheur que le pianiste entre en scène et aborde les œuvres de son programme, écho de son dernier opus, Mozart & Contemporaries, (paru chez Deutsche Grammophon), assorti du titre A Bird of a Different Feather (« un oiseau d’une autre plume », expression anglaise désignant une personne indépendante) en incipit de la présentation.

Divine lenteur

L’oiseau, est-ce Mozart ou le pianiste qui, dédaignant les chemins traditionnels, nous entraîne dans un itinéraire où des œuvres du génie autrichien croisent celles de ses contemporains. Il dessine le fameux « air du temps » de son époque, soulignant la communauté d’esprit des compositeurs, recontextualisant les modes d’inspiration, montrant à la fois les convergences et les mûrissements de chacun dans l’expression de leur génie propre. Échos subtils que le jeu du pianiste, clair, délié, élégant, sait brosser avec une puissance intuitive qui rend ce parcours « à sauts et à gambades » passionnant. Voici le style galant du Vénitien Galuppi, la sublime transcription de la Sonate 42 de Cimarosa par Ólafsonn, divine lenteur ! Un clin d’œil à Carl Philipp Emanuel Bach, un détour par Haydn, l’ami cher, à la charnière entre le baroque et le romantisme, et bien sûr, le prince de la fête, Mozart par le biais de rondos, fantaisies, sonates.

Vikingur Olafsson © Valentine Chauvin

L’interprète semble retrouver une âme d’enfant, séduit par les beautés, les surprises, les élans de ce qu’il semble découvrir en même temps que nous. Communion dans l’émerveillement. Espiègle aussi, l’artiste rappelle combien tout est trompeur : les pièces réputées « faciles » de Mozart, accessibles aux enfants, comportent des difficultés abyssales pour le pianiste confirmé. On se laisse transporter avec délectation dans l’univers de ce poète, traversant registres, paysages intérieurs… Eblouissements réitérés qu’un double bis prolonge : Bach, le père, Organ Sonata n° 4, et Le Rappel des Oiseaux de Rameau, accord parfait avec les souffles du vent dans les arbres du parc, frémissement poétique d’une plume.

MARYVONNE COLOMBANI

Vikingur Ólafsson a joué le 2 août, au parc de Florans, dans le cadre du Festival International de Piano de La Roque-d’Anthéron.