C’est une grande dame du théâtre libanais qui, alors que la salle du théâtre Benoît-XII se remplit, est déjà sur scène, effectuant de rigoureux échauffements en marge de son jogging. Dans une combinaison noire moulante couvrant jusqu’à sa chevelure, Hanane Hajj Ali court dans sa ville, Beyrouth. Un exercice quotidien qui ne lui permet pas seulement d’entretenir son enveloppe physique mais de panser l’esprit aussi. Jogging, c’est justement le titre de ce monologue féministe libérateur qu’elle a conçu et écrit, avec la contribution de deux hommes : le metteur en scène Éric Deniaud et le dramaturge Abdullah Alkafri. Un texte parfois intime, courageux souvent, et pas seulement parce qu’il évoque frontalement ou avec humour des sujets que notre perception du « monde arabo-musulman » range dans la catégorie des tabous pour une femme de sa « culture ». Hanane Hajj Ali a choisi de mettre à contribution le public, tout au long de la représentation. Non pas pour conforter la tendance aux performances participatives mais pour impliquer le corps ou la voix de celles et ceux à qui elle confie ses histoires empreintes de douleur et de dignité. Un Liban accablé Ce jour-là, elle désigne un jeune homme pour l’assister dans ses exercices abdominaux en lui tenant les pieds mais le mouvement de va-et-vient dévie vers une simulation d’acte sexuel. Puis de faire lire les introductions de chaque scène dans laquelle elle incarne un personnage féminin différent. Des Médée du quotidien, qu’elle met en lumière après qu’elle-même fit un rêve dans lequel elle abrégeait les souffrances de son fils, atteint d’un cancer des os à sept ans. Il y a Yvonne, l’épouse trompée qui empoisonne ses trois filles avant de se suicider. Puis la progressiste Zahra que l’emprise d’un mari fondamentaliste conduit à pousser ses trois fils à la guerre sainte… Derrière ces parcours qui ne sont pas fictifs et qu’elle complète de ses propres confidences, la comédienne décrypte les tourments d’un Liban accablé par plusieurs fléaux qui s’entremêlent et se nourrissent. Pièce politique dont l’interprétation savoureuse permet de transpercer la dimension tragique, Jogging défie les censeurs à travers le monde. Après un passage dans le Off, sa programmation dans le In apporte une reconnaissance méritée à sa créatrice et aux trente-cinq années de son parcours artistique.
LUDOVIC TOMAS
Jogging a été joué du 20 au 26 juillet au théâtre Benoît-XII, au Festival d’Avignon.
-M-, Francis Cabrel, Louane, Toto, Jeff Beck avec en guest Johnny Depp, l’affiche de l’édition 2022 de Jardin sonore est celle d’un mastodonte estival. S’il a tout d’un grand, le festival vitrollais a la particularité – et le bon goût – de ne pas se la raconter et de résister à la tentation de la démesure pratiquée par d’autres, en décalage total avec les enjeux environnementaux et climatiques. Une dimension humaine ressentie dès l’entrée du verdoyant Domaine de Fontblanche, aménagé tel un village en fête. Propositions variées de restauration, bar à vin et buvettes ordinaires mais aussi stands de créateurs et de vinyles parent le parc paysager d’habits de guinguette. À quelques centaines de mètres de l’enceinte, un camping conforte l’image populaire et conviviale de l’événement. Ici, les volontaires du dispositif Safer veillent à prévenir des risques de violences sexistes et sexuelles. Là, le maire Loïc Gachon croque dans un burger volontiers offert par un commerçant du cru. Pour encourager la déambulation du public et titiller sa curiosité musicale, trois scènes sont positionnées dans différents lieux de l’espace. C’est naturellement sur la scène principale, baptisée « Figuier », qu’est attendue la vedette du jour, Orelsan.
Il est loin le temps où le rappeur de Caen suscitait la polémique. Aujourd’hui, l’auteur de Civilisation, son dernier album, fédère autant autour de son style pas vraiment bad boy que de ses textes parfois encore crus mais suffisamment cyniques pour afficher clairement leur second degré. De Basique à L’odeur de l’essence en passant par Défaite de famille, la verve d’Orel fait mouche. Loin de l’image de l’artiste en dilettante qu’il se plait à renvoyer, Aurélien le Normand prouve sur scène qu’il est arrivé là où il en est à la force du flow. Pas d’ego-trip, un côté looser sympathique et une invitation à deux jeunes spectateurs pour jouer aux gamers sur l’écran géant du fond de scène. Dans un show relativement sobre pour l’époque – sans doute adapté au format des festivals de plein air – démarré bien avant la tombée de la nuit, le rappeur sait aussi se faire chanteur. Même s’il n’est pas toujours juste vocalement… Et de cultiver l’ambivalence de sa personnalité d’artiste potache au regard acerbe sur le monde et ses contemporains.
LUDOVIC TOMAS
Orelsan s’est produit le 21 juillet au Domaine de Fontblanche à Vitrolles, dans le cadre du festival Jardin Sonore (20-23 juillet).
Le concert surprise s’est transformé en doublé. Après un premier passage sur le site d’Olbia, le vendredi soir à Hyères, Jacques a lui aussi emprunté la navette maritime en direction de Porquerolles où les jardins de la Fondation Carmignac accueillent le Midi Festival, le temps d’un après-midi dominical. Juste le temps de visiter la superbe exposition Le Songe d’Ulysse (jusqu’au 16 octobre) avant de s’installer sur un transat ou un énorme coussin mis à la disposition des festivaliers. Deux jours après avoir présenté son premier véritable album, L’importance du vide, avec de vrais instruments, le musicien à l’improbable tonsure tranchant sa longue crinière châtaine revient au format qui l’a révélé comme la figure excentrique d’une scène bricolo-électro. Un set ludique, derrière ses machines, pour des compositions agrémentées de sons produits par d’inattendus objets du quotidien. Entre musique concrète et pop expérimentale, les boucles samplées sur le vif dessinent un paysage sonore propice à une sieste contemplative. Une sieste vite perturbée par une autre forme de bricolage. Beaucoup plus dansante, celle-là. Comme une soudure musicale alliant sonorités vintage et influences avant-gardistes underground. Les qualificatifs ne manqueraient pas pour définir les performances chorégraphiques siamoises du duo franco-américain Faux Real. Synthpop, post punk, rock psyché, r&b futuriste ou encore glam rock, les frères jumeaux Elliott et Virgile Arndt, adeptes eux aussi du do it yourself, ont conceptualisé leur genre par le terme de « faux réalisme ». Quant à leur prestation scénique explosive et truffée d’autodérision, elle oscille entre insinuations incestueuses et tendance queer, accentuée par des tenues assorties évoquant autant un boys band qu’une combinaison d’ouvrier. En dépit de références entremêlées, leur musique excentrique et subversive – deux adjectifs qui collent aussi parfaitement à leurs voix – bouillonne de modernité. Subversif et barré !
LUDOVIC TOMAS
Jacques et Faux Real se sont produits le 24 juillet à la Fondation Carmignac sur l’île de Porquerolles (Hyères), dans le cadre du Midi Festival (du 22 au 24 juillet).
Avec ce premier numéro, le nouveau magazine que vous tenez entre les mains franchit le premier seuil de son pari. Le premier seulement. Car pour pérenniser notre titre dans la jungle médiatico-marchande uniformisée, la mobilisation de toutes et tous ne doit pas se laisser distraire par la première bataille remportée. Un nouveau magazine, vraiment ? Si le corps de notre petite zibeline a été retrouvée sans vie après le couperet d’une décision judiciaire malheureusement inévitable, son esprit a continué à pétiller, à phosphorer, pour renaître encore plus belle. Réincarnée dans un nouveau pelage aux consonnes qui ne laissent aucun doute sur son identité. Zébuline a chaussé ses ressorts pour enjamber les obstacles et rebondir hors des pièges de la pensée dominante, tendus par Vincent B. et le gang des magnats milliardaires.
Nous avions prévenu que nous n’étions pas à vendre et nous ne nous sommes pas fait acheter ! L’autre bonne nouvelle est que nous nous sommes mariés. Une union ô combien consentie avec notre partenaire historique, La Marseillaise, dont le baiser a réveillé la force qui nous anime. Ce sont bien nos valeurs communes et une envie de longue date de mener ensemble les combats émancipateurs qui ont prévalu à la publication des bans avec le quotidien régional né de la Résistance.
Merci !
Tel un fronton d’édifice républicain, Zébuline arbore fièrement son nouveau triptyque éditorial : culturel, populaire, impertinent. Trois qualificatifs que l’équipe reformée va s’atteler davantage encore, à faire vivre dans nos colonnes et rayonner dans les territoires. Grâce à vous, à vos chaleureux encouragements et actes de soutien, nous avons contredit la prétendue fatalité qui condamnerait la presse indépendante et le pluralisme au silence. Nous vous crions : merci ! Et de vous souhaiter, à travers ces pages, de vivre un début d’été sous le signe des arts et de la culture, de festival en exposition.
Sans oublier d’aller voter, les 12 et 19 juin, pour une Assemblée nationale réoxygénée… En ces temps d’essoufflement démocratique et de perspectives contrariées, nous partageons l’ambition de l’appel Faire culture : une cause commune. « Nous voulons ouvrir grand les fenêtres à une nouvelle ère de la démocratie culturelle. »
Avant le soir, qu’est-ce c’est ? C’est une heure de musique ou de théâtre (d’un peu des deux parfois), comme un pont entre le jour et la nuit puisque cela débute à 18h30. Une heure de pause à apprécier après le travail ou la plage, c’est selon, et avant la suite d’une soirée d’été. Un moment de détente culturel souvent souriant, jamais pesant ; rafraîchissant somme toute, ce qui est plus qu’appréciable par ces temps caniculaires. Et une façon bienvenue de mettre en avant le spectacle vivant et les artistes de la scène marseillaise.
Les propositions sont éclectiques, il y en a vraiment pour tous les goûts. Côté musique, on va du classique à la musique de films, en passant par le cante flamenco, le washboard jazzy ou la chanson française revisitée. Côté théâtre, on navigue entre galéjades et réflexion sur le pouvoir, leçon de physique pour les nuls et hommages aux morts, témoignages de vie et conte musical. Pour tous les goûts, on vous dit. Mais toujours à un rythme enlevé. Et avec le sourire que le prologue Bingo !, souvent désopilant, suscite dès le début.
Moteur, ça tourne
Bref, des spectacles bien vivants. D’autant plus vivants qu’il faut souvent « faire avec » les contraintes locales. Attendre que les cloches de Saint-Victor aient fini de s’égosiller, arrimer tant bien que mal les partitions que le mistral envoie valser, envoyer la voix plus fort que les klaxons ou les pétarades de scooters ou bien, là encore, attendre et même jouer avec… ce que les artistes font volontiers pour le plus grand plaisir des spectateurs.
La manifestation, très pro et sans prétention aucune, rencontre – et c’est justice – un beau succès pour cette deuxième saison. Mieux vaut donc réserver (ou arriver en avance) et prévoir un siège ou un coussin. Et pour ceux qui étaient loin de Marseille en juillet-août, session de rattrapage jusqu’au 17 septembre ; mais attention, en septembre, les représentations débuteront à 18 heures.
Il est des moments attendus dans les festivals, le retour d’un invité récurrent aussi bien que la perspective d’une pièce nouvelle. Indubitablement, la venue de Nikolaï Lugansky fait partie des sommets dont la perspective enthousiasme l’habitué comme le néophyte (qui n’en peut plus d’entendre vanter par d’autres les qualités exceptionnelles des artistes à l’affiche).Nikolaï Luganski revenait au Festival International de Piano de la Roque d’Anthéron avec un nouveau programme, correspondant à la parution de son dernier CD, deuxième volume consacré aux sonates de Beethoven. La présentation de cet opus, écrite par le musicologue Jean-Paul Montagnier, cite Édouard Herriot qui, dans sa Vie de Beethoven, expliquait « chez Beethoven, tout vient de l’intérieur. Le modèle pour lui n’est pas la règle d’école, (….) mais la loi de la vie ».
La Sonate n° 17 en ré mineur opus 31 n°2 « La Tempête » ouvrait le concert par ses sortilèges : d’abord se nouent les énigmes entre notes ostinato, mesures étirées, comme une méditation qui hésite au seuil de la pensée, puis le contraste entre aigus éthérés et voix graves instaure le jeu des tensions entre rêverie et mouvements exacerbés d’une âme avant de revenir à la magie initiale. Arpèges, motifs réitérés, accords plaqués, furieux triolets… les oppositions laissent naître le lyrisme d’une mélodie, bouleversent par leur intensité. Beethoven invitait à relire La Tempête de Shakespeare pour expliquer son œuvre qui semble suivre le cheminement d’une pensée rêveuse. Qualifiée de « torrent de feu dans un lit de granit » par Romain Rolland, la Sonate n° 23 en fa mineur opus 57, « Appassionata » est sans doute l’une des sonates les plus célèbres de Beethoven, l’une des plus difficiles techniquement aussi (pour la petite histoire, ce n’est pas son auteur qui la nomma ainsi mais un éditeur lors de la publication d’un arrangement pour piano à quatre mains).
Touche-à-tout
L’interprète sait encore nous surprendre pourtant par une variation subtile des tempi, une appréhension quasi méditative de la pièce avant ses emportements exacerbés. L’orgiaque foison de notes, toutes claires, au sein de cette profusion, et c’est bien là que Lugansky exerce l’excellence de son art, nous faisant entendre toutes les nuances. La précision du jeu, loin d’être formelle, sert l’expression, accents passionnés des Mélodies oubliées de Medtner (opus 38, n° 6, 7 et 8) aux tumultes brillamment colorés, narration alerte et spirituelle des Études-Tableaux de Rachmaninov. Simplicité « évidente » de la n°5 (opus 33) en sol mineur (Moderato), dont l’équilibre est bousculé par une cadence virtuose fortissimo. Ambiguïté dramatique de la n° 6 (opus 33) en ut dièse mineur (Grave), aux envols vertigineux qui se concluent par de lourds accords. On voit le cortège funèbre qui accompagna Scriabine, la pluie, les chants, les cloches d’une église apparaissent sous les doigts du conteur dans la n°7 (opus 39)en ut mineur (Lento Lugubre). Une étude lyrique (n°8 en ré mineur opus 39) permet de reprendre souffle, balayant par le lyrisme de sa ligne mélodique les angoisses précédentes avant la marche triomphante de la n° 9 opus 39 (Allegro moderato, Tempo di marcia) dont la tonalité en ré majeur réconcilie avec la vie. Généreux, le pianiste offrait à un public comblé trois pièces de Rachmaninov, Douze romances op. 21 n°5, Les lilas, Oriental Sketch et le Prélude op. 23 n°7. Magistralement magique !
MARYVONNE COLOMBANI
Nikolaï Lugansky était au parc de Florans le 27 juillet, dans le cadre du Festival International de Piano de La Roque-d’Anthéron.
Le Sacrifice Depuis 1913, année de sa création par Vaslav Nijinski, Le Sacre du printemps est une source d’inspiration inépuisable pour les chorégraphes. Quel que soit par ailleurs le sort réservé à la composition d’Igor Stravinsky. La chorégraphe sud-africaine Dada Masilo a choisi, pour sa version intitulée Le Sacrifice, une musique vivante, jouée par trois musiciens présents côté cour sur le plateau ainsi qu’une chanteuse, la magistrale Ann Masina. Librement inspirée des dissonances de la partition du compositeur d’origine russe, cette bande originale lyrico-jazzy donne au ballet son souffle quand celui-ci peut parfois en manquer. Après une annulation en 2020 et un report en 2021, leFestival d’Avignonaccueillait enfin la dernière création de celle que les réinterprétations d’autres grands classiques comme Le lac des cygnes, Giselle et Carmen ont révélé au monde entier. Le Sacrifice, que l’on pourra revoir au théâtre des Salins à Martigues le 5 octobre, est une œuvre d’une élégance chorégraphique irréprochable. Et les dix remarquables danseurs et danseuses dont Masilo d’incarner avec ferveur les tourments et sentiments d’une communauté imaginée par la chorégraphe pour questionner notre humanité sur ses capacités à retrouver un sens commun. C’est en puisant dans les mouvements de la danse rituelle tswana du Bostwana tout autant que dans les codes de la danse contemporaine que Dada Masilo donne sa vision du symbole sacrificiel. Comme un cri universel pour alerter sur l’urgence d’un continuum entre la pensée des ancêtres et notre rapport actuel au monde et à la planète qui, plus que d’en assurer la survie, doit permettre un nécessaire renouveau. L’enchaînement des tableaux et des formes, les contrepoints humoristiques dans la gravité de certaines scènes et l’incontestable beauté – à défaut d’inventivité – de l’écriture chorégraphique, à travers les gestes et les corps qui la portent, atténuent une tendance à l’académisme qui empêche la pièce de nous éblouir complètement.
Futur proche
Il est le deuxième artiste après Kirill Serebrennikov à connaître le privilège d’occuper la cour d’honneur du Palais des papes lors de cette 76e édition. Jan Martens invente un Futur proche qui fascine autant qu’il impressionne. Une heure trente jubilatoire d’un chaos esthétique et symbolique qui s’ouvre comme un instant volé où, en coulisses, sur un interminable banc en bois, entre détente et concentration, les quinze danseurs de l’Opera Ballet Vlaanderen d’Anvers auxquels se sont jointes deux adolescentes attendent l’entrée en scène de la claveciniste Goska Isphording. L’artiste belge poursuit son travail sur les ressorts chorégraphiques de cet instrument quelque peu négligé dont il confronte les sonorités métalliques voire futuristes aux corps et aux mouvements dans ses trois derniers opus. Après un solo autour d’interprétations de la concertiste polonaise Élisabeth Chojnacka et la pièce collective any attempt will end in crushed bodies and shattered bones, accueillie triomphalement au festival l’année dernière, il ne dirige pas sa propre compagnie mais pour la première fois un ballet qui nous entraîne dans un tourbillon de danse, de vidéo et de performance sur fond de crise climatique à l’évolution protéiforme palpable. Marches, rondes, courses, motifs géométriques, soli ou encore une scène à l’intensité dramatique démultipliée par sa projection simultanée sur l’immense paroi du Palais des papes… Ce Futur proche n’annonce pas un cataclysme environnemental, social, sanitaire et humanitaire. Il est l’allégorie des bouleversements qui, déjà, imposent un ressaisissement de l’ordre mondial. C’est pourtant un sentiment joyeux et libérateur qui semble étreindre les membres de cette troupe aux tenues de sport colorées. Comme s’il restait un espoir, une solution pour conjurer le désastre en cours. Peut-être le salut se trouve-t-il dans ce bain purificateur qu’ils et elles prennent dans une grande bassine, en petits groupes, se versant l’eau solidairement comme un baptême commun. Subjuguant.
Silent Legacy
Si les travaux de Dada Masilo et Jans Martens interrogent clairement les conséquences de nos modes de vie actuels sur la planète, celui de Maud Le Pladec s’oriente vers une tout autre démarche en s’intéressant à la transmission, à la continuité de l’expressions chorégraphique entre les générations. Silent Legacy est une mise en miroir de deux danseuses : Audrey Merilus, professionnelle formée au contemporain et Adeline Kerry Cruz, huit ans et prodige du krump vivant à Montréal. Les deux interprètes ne danseront jamais ensemble mais enchaînent chacune leur solo. De ce dialogue décalé, aux esthétiques éloignées, mais habillé par la même enveloppe house de la compositrice et productrice Chloé Thévenin, émergent une intention, une détermination commune. Prendre le contrôle de sa trajectoire, s’imposer face à l’adversité et transmettre cette force intérieure à travers la danse. Aux mouvements saccadés et aux traits tendus par l’agressivité contenue propre au krump (danse née dans les ghettos urbains sous tension du Los Angeles des années 2000), succède une gestuelle fluide et nuancée, héritière d’influences chorégraphiques multiples. Voir une enfant « starisée » sur scène est toujours déstabilisant voire malaisant par ce que cette exposition même et le rythme de vie qu’elle induit posent comme questionnement. Voir Adeline Kerry Cruz – notamment dans une forme de battle avec son colossal mentor Jr Maddripp – projetée dans le monde des adultes, qui plus est par la pratique d’une danse conçue comme un exutoire à la violence, l’est d’autant plus. Visiblement cela n’a interpellé personne.
LUDOVIC TOMAS
Le Sacrifice a été joué du 18 au 25 juillet, dans la cour du lycée Saint-Joseph, à Avignon. Futur proche a été présenté en première mondiale le 19 juillet et joué jusqu’au 24, dans la cour d’honneur du Palais des papes, à Avignon. Silent Legacy a été créé le 20 juillet et présenté jusqu’au 26, au Cloître des Célestin, à Avignon.
Vivre au rythme des Suds à Arles est une expérience festivalière peu commune. D’une année sur l’autre, les émotions varient, modulées par le relief d’une programmation plus ou moins propice au choc esthétique, à l’instant magique de la rencontre entre un artiste et le public. Dans la touffeur de juillet, l’édition 2022 a connu ses bouffées de fraîcheur.
Folklore subversif
On l’aurait préféré encore plus subversif comme il sait l’être dans ses clips. Mais peut-être était-il impressionné par l’austère et solennelle Cour de l’Archevêché dont une partie de la jauge était assise. Quoi qu’il en soit, Rodrigo Cuevas a conquis le public de cette première soirée des Suds à Arles dont la majeure partie découvrait celui que l’on surnomme le Freddie Mercury des Asturies. C’est dans cette province de la côte Atlantique espagnole et en Galice voisine que Cuevas a collecté la plupart des chants et airs traditionnels qui composent son deuxième album, Manual de Cortejo, réalisé en collaboration avec le trublion des musiques ibériques, le producteur Raül Refree, présent lors de deux éditions antérieures du festival. Sur scène, la tenue est une subtile combinaison de l’ancrage rural et populaire du répertoire – à travers la coiffe et les sabots notamment – et de l’affirmation d’une culture queer. Même équilibre subtil au niveau de l’instrumentation où l’électronique côtoie tambourins et accordéon et la scénographie entre pas de danse folklorique et drag show. Très bavard entre chaque titre par souci de donner un éclairage sur son travail, maniant l’humour et la provocation avec une grande finesse, Rodrigo Cuevas est aussi une belle voix qu’on n’a pas fini d’entendre.
Corée rêvée
De l’audace. Entre deux têtes d’affiche, les Suds peuvent encore s’en permettre. Programmer pour la première fois en France la formation coréenne Ak Dan Gwang Chil et en première partie du chanteur guitariste cubain Eliades Ochoa en est une. Théâtral et solaire, le groupe emmené par trois chanteuses joue avec les codes et les esthétiques, offrant un spectacle hybridant les références ancestrales rituelles autant que spirituelles, à l’imagerie manga et aux sonorités de la K-pop. Rafraîchissant.
Colombie féministe
Puisque la Colombie vient d’opérer un basculement politique progressiste historique, autant inviter la génération d’artistes qui y a contribué. La Perla, trio féminin et féministe, en fait partie. Aux voix et percussions, Diana Sanmiguel, Giovanna Mogollón et Karen Forero, bien qu’originaires de Bogota, explorent avec énergie et conviction les rythmes de la région caribéenne de leur pays. Bullerengue, cumbia, merengue, gaita et champeta créole sont abordés avec une approche sociale, empreinte des enjeux actuels qui traversent le continent sud-américain. Et en introduction d’un Bernard Lavilliers quelque peu cotonneux, cela fait du bien.
Raté
Au pic de la saison culturelle grandissent les tentations, conduisant parfois à des choix sibyllins. En ce 14 juillet, Avignon nous fait de l’œil. Et bim ! Pile poil quand Justin Adams et Mauro Durante donnent ce que beaucoup considèrent comme le meilleur concert du festival arlésien… Les commentaires se font dithyrambiques et les yeux s’illuminent à l’évocation de la proposition portée par le guitariste rock anglais et le multi-instrumentiste italien. Réunis par leur passion pour les musiques traditionnelles, Adams et Durante embarquent guitare électrique, violon, tamburello et daf, dans une joute musicale tourbillonnante menant leur dialogue vers la transe.
Enragé
On aurait sans doute vibré aux sons de la formation de tradition caucasienne JRPJEJ mais le visa sèchement refusé à ces artistes rares par le consulat français à Moscou nous en a scandaleusement privé. Un sentiment alliant honte et colère à l’égard des autorités diplomatiques françaises apaisé par le voyage concocté au fil de la soirée. A peine sorti du double plateau féminin et engagé composé d’Emel Mathlouthi et Oumou Sangaré, le public est happé par les rythmes frénétiques de l’Ougandais Otim Alpha. Installé dans le jardin d’été et accompagné du producteur Leo Palayeng, l’ancien boxeur est considéré comme le pionnier de l’Acholitronix, nouveau genre musical qui offre une version électro de musiques de mariage traditionnel Acholi. Ouvrant le set avec des morceaux acoustiques et posés, il ne laisse guère planer le doute sur ce qui va suivre : un tourbillon de beats envoûtants, provoquant une incontrôlable envie de danser jusqu’à une heure avancée de la nuit.
One, two, three, viva l’Algérie !
Que cela plaise ou non – y compris aux institutions partenaires – Les Suds à Arles sont un festival politique. Éminemment mais subtilement. Au détour d’un chant, d’une projection ou d’un salon de musique, messages et valeurs infusent la programmation. Sans besoin d’en rajouter. Le 16 juillet, jour du 80e anniversaire de la rafle du Vel’ d’Hiv’, c’est une fine évocation des musiques klezmer qui est proposée avec le récital d’un maître du genre, le pianiste Denis Cugnot. Sans cuivres ni violon, rendant à ce genre malmené sa dramaturgie mélodique. 2022 commémorant aussi le 60e anniversaire de la révolution nationale algérienne, la création de la diaspora ou de ses héritiers est à l’honneur de la dernière soirée au Théâtre antique. D’abord avec le groupe féminin intergénérationnel Lemma, emmenée par Souad Asla, pour une immersion dans les cultures musicales d’un sud algérien hypnotique. Puis Sofiane Saidi arbore brillamment les habits d’un raï renouvelé qui place la voix au centre d’une odyssée de sonorités futuristes. Et Acid Arab de convertir le monument romain en club électro géant. Une première aux Suds.
Créolité camarguaise
Le dimanche de clôture, équipes et festivaliers quittent le centre-ville pour la traditionnelle journée buissonnière en Camargue. Invité pour le concert matinal, Bonbon Vodou transpose ses élégantes ritournelles créolisées entre salins, plage et Rhône. Le duo formé par Oriane Lacaille et JereM Boucris renouvelle avec nonchalance, minimalisme et instruments de récup’, les sonorités sega et maloya. Avec parfois des détours par le continent africain ou la Nouvelle-Orléans. Abordant des sujets qui ne prêtent pas toujours à sourire, Bonbon Vodou manie poésie amère et jeux de mots aigres-doux pour un résultat chaloupé des plus sucrés.
LUDOVIC TOMAS
Les Suds à Arles ont eu lieu du 11 au 17 juillet dans divers lieux d’Arles et alentours.
Grâce au Marseille Jazz des Cinq Continent, celles et ceux dont le plus grand regret musical est de n’avoir jamais vu Prince en concert ont eu droit à leur lot de consolation. The New Power Generation a rendu hommage à l’artiste que la formation accompagna entre 1990 et 2013 et dont elle perpétue la mémoire musicale depuis le concert hommage organisé après le décès du Kid de Minneapolis en 2016. Une soirée inévitablement nostalgique, placée sous le signe de l’immortalité des compositions du regretté musicien et chanteur disparu sans prévenir. Pour célébrer l’auteur de l’intemporel Purple rain, le message avait circulé de porter un vêtement violet. Un « dress code » en signe de ralliement observé par quelques fans inconsolables. Construit autour des chansons les plus populaires du Kid de Minneapolis auxquels se greffent des titres moins diffusés, le répertoire de la soirée a forcément fait des frustrés. Mais la compilation a rempli son rôle : parcourir la carrière d’un des musiciens les plus doués de sa génération à travers celles et ceux qui l’ont côtoyé dans l’intimité des studios comme sur les plus grandes scènes internationales. On peut le regretter, ce sont davantage des versions remaniées pour cette tournée que les originaux contenus dans les albums qui ont été interprétés. Mais rien ne dit dans un testament que l’héritage doit rester figé.
Habité par le rôle
Des reprises plus ou moins heureuses qui n’enlèvent rien au talent des instrumentistes, tous à la hauteur de leur mentor bien qu’inégalement mis en avant comme c’est le cas pour la rayonnante et implacable bassiste, seule femme du groupe. Difficile de ne pas scruter la moindre attitude de celui qui concentre tous les regards : MacKenzie, celui auquel revient la lourde mission de réinterpréter le patrimoine princier. Et de chercher à tout prix l’impossible et surtout inutile comparaison. Vocalement, le mimétisme est plutôt bluffant. Maniant les graves et les aigus de son modèle avec aisance, le dauphin convainc largement. Même couleur de peau, même couleur vocale, il manque pourtant au timbre ce je ne sais quoi qui avait le pouvoir de faire chavirer l’auditoire. Qu’importe, MacKenzie est habité par le rôle et se défend de toute tentative d’imitation. Même si on a du mal à le croire tant il insiste sur les déhanchés… Rappeur, guitariste et pilier du groupe, Tony Mosley prend lui aussi plusieurs fois le micro, démontrant que ce n’est pas l’âge qui dicte le groove. Live 4 love, 17 days, Girls and boys, Pop life, Sexy M.F., Cream, Sign o’ the Times, When the doves cry, Kiss, Gett off, 1999, Let’s go crazy, Controversy et l’incontournable Purple rain s’enchaînent avec plus ou moins d’âme. Celle de Prince, elle, était dans tous les esprits.
LUDOVIC TOMAS
The New Power Generation s’est produit le 20 juillet au Palais Longchamp, dans le cadre du festival Marseille Jazz des Cinq Continents.
La fabuleuse acoustique de l’auditorium est propice aux enregistrements et à une écoute dans des conditions idéales. Le Geister Duo (ou « duo des esprits » si l’on se fie à une traduction littérale) propose un programme entièrement consacré à la musique de Brahms.
David Salmon et Manuel Vieillard jouent, non comme les magnifiques solistes qu’ils sont tous les deux, mais en parfaite symbiose (il est déjà intéressant d’arriver un peu avant le concert et voir l’accordeur préparer les pianos en harmonie). C’est cette qualité chambriste, reconnue par le premier prix du concours de l’ARD de Munich en duo de piano, qui les pousse à « enrichir le piano de leurs quatre mains » et arpenter les répertoires dédiés à cette forme particulière. Le piano, un instrument solitaire ? Absolument pas.
Si les Seize valses opus 39 à quatre mains dédicacées au romancier et critique musical Eduard Hanslick (ami de Brahms) connaissent deux versions, la facile et la difficile, on se doute bien que les deux artistes ne choisissent la moins intéressante. Les doigts volent, dansent sur le clavier, épousant avec une élégante espièglerie les voltes de la partition. Même le sérieux Brahms était capable de légèreté ! Changement de configuration pour les Variations sur un thème de Haydn opus 56 pour deux pianos : les instrumentistes se retrouvent face à face. Un échange de regards, une main qui s’élève, une mimique, un plissement des paupières, tout se dit dans les attaques, les accords, les arpèges qui se lient, les mélodies qui s’imbriquent. Les deux pianos, à l’instar du gamelan qui se déploie en une foule d’instruments percussifs, ne sont plus qu’un, avec des performances multipliées, des sonorités qui rappellent un orchestre au complet, tournoyant dans l’émulation de variations toujours plus audacieuses et inventives. Hommage au génie de Haydn (« un siècle exactement avant l’époque où nous vivons, Haydn créa notre propre musique » déclarait Brahms, ainsi que le rappelle la feuille de salle, détaillée, travaillée, éclairante), cette œuvre tient de la symphonie par son ampleur. Enfin, transcription pour deux pianos de son Quintette pour piano en fa mineur opus 34 (qui avait déplu à Clara Schumann et Joseph Joachim), la Sonate pour deux pianos vient clore le concert avec sa palette harmonique colorée, ses contrastes, le jeu complexe de sa construction. Si certains déplorent, connaissant parfaitement le Quintette, le manque d’épaisseur instrumentale que les cinq voix de la pièce originelle conjuguent, la virtuosité des deux interprètes permet de découvrir une œuvre pleine, qu’il ne faut surtout pas chercher à comparer mais à apprécier dans son écriture propre et la plénitude de l’émotion qu’elle procure. Une danse hongroise, de Brahms faut-il le préciser, venant en bis, onde de joie vive.
MARYVONNE COLOMBANI
Concert donné le 28 juillet, au Conservatoire Darius Milhaud à Aix-en-Provence, dans le cadre du Festival international de Musique de Chambre de Provence