Le Cairn, Centre d’Art Informel de Recherche sur la Nature, invite des artistes qui questionnent notre rapport à la nature, tels que Mark Dion, Delphine Gigoux-Martin, herman de vries, Andy Goldsworthy, Till Roeskens… Une activité menée à travers sa salle d’exposition temporaire, mais aussi, voire surtout, hors-les-murs, avec un parcours ponctué de sculptures sur trois sentiers du parc Saint-Benoît, où le Cairn se situe, et une collection d’œuvres pérennes sur le territoire de l’UNESCO Géoparc de Haute-Provence (plus de 200 000 hectares).
Cet été, c’est l’artiste américain Brandon Ballengée, également scientifique et militant écologiste, né en 1974, qui va occuper les lieux. Il a parcouru la planète pour étudier les espèces naturelles d’amphibiens déformés ou malformés, sentinelles de notre écosystème. Lors de sa première exposition personnelle à Londres en 2006, il avait proposé d’étonnantes photos scannées en haute résolution, des vidéos et des spécimens naturalisés de crapauds déformés. Un artiste qui joue volontiers avec les règles de l’espace muséal, environnement statique et maîtrisé, par l’implantation de structures organiques. En Louisiane où il réside, Brandon Ballengée mène des « éco-actions » hybridant pratiques artistiques et sciences participatives, afin de resensibiliser aux écosystèmes à travers des recherches de terrain. Préparée en juillet 2021 par une semaine de repérage du contexte dignois (exploration de sites, rencontres avec des entomologues de la région et observation nocturne de papillons de nuit…) cette exposition présente le travail d’un artiste inquiet du changement climatique et du déclin accéléré des espèces. Il déclare : « L’objectif sous-jacent est d’accroître la compréhension des problèmes environnementaux localisés tout en étant conscient que chacun d’entre nous, en tant qu’individu, a un impact et peut faire une différence dans notre environnement global ».
MARC VOIRY
Brandon Ballengée
Jusqu’au 30 septembre
Cairn, Digne-les-Bains
cairncentredart.org
Elles ont toutes les deux commencé très jeunes à faire du théâtre, puis des one-woman-show, et de fil en aiguille, les voilà écrivaines et comédiennes éblouissantes. On les avait repérées depuis l’été dernier sur les réseaux sociaux arpentant les rues d’Avignon, faisant des clins d’œil aux internautes, parlant de leur spectacle sans en dévoiler le propos. Cette fois il ne fallait pas les rater. Les voilà sur scène, étendant du linge, tâche ménagère ordinaire et typiquement caractéristique du travail quotidien de la ménagère. Cette corde à linge choisie par le metteur en scène Hervé Lavigne devient le fil conducteur du spectacle. Se succèdent alors une série de scénettes qui exposent des situations de violence faites aux femmes. Une bourgeoise se donne bonne conscience en sauvant une Cambodgienne de l’enfer de son pays mais la réduit en esclavage. Des enfants sont traumatisés par les cris de leur mère battue. Une adolescente raconte à sa mère qui ne veut pas l’entendre le viol commis par son frère. Une fille tente d’expliquer à son père par téléphone son homosexualité…
Dialogues incisifs
Ces situations traumatisantes, ces dialogues incisifs ont été écrits avec finesse à la suite d’une multitude de témoignages de victimes, de travailleurs sociaux, de membres d’associations. Milouchka et Chrystelle Canals interprètent cette multitude de rôles avec talent, passant d’un registre à l’autre avec une virtuosité remarquable. Parmi le public l’émotion est à son comble. Notamment quand, vers la fin de la représentation, Milouchka s’avance en bord de scène : « Maintenant je vais parler de moi, de mon corps. » Atteinte d’obésité, elle confie les difficultés de sa vie quotidienne puis se met à danser. Cependant ne croyez pas que ce spectacle soit plombant, il y a aussi de l’humour, comme ce moment hilarant où les deux complices abordent le problème des règles qu’elles nomment malicieusement « pâquerettes ». Comme elles le disent, ce spectacle « ne changera pas la face du monde », mais il peut certainement stimuler les consciences.
Les Maux Bleus a été joué du 7 au 30 juillet au théâtre La Luna, à Avignon, dans le cadre du festival Off. La piècereçu le prix Avignon Award 2022.
On pourrait penser au premier abord que le livre de Jean Testanière, Et si la vie n’était qu’un début ?, n’est qu’une reprise facile de thèmes chers à Marc Lévy (la première de couverture est programmatique) ou d’éditions plus ou moins illuminées pondues par les escrocs et charlatans de tous poils qui exploitent à loisir les foules crédules. Il n’en est rien. Adeptes du paranormal : fuyez, vous seriez déçus ! Le texte tient davantage de la confession, du retour sur soi, dépouillé de toute volonté littéraire. L’auteur parle de lui à la première personne, simplement, énonce, faits, observations, souvenirs, rencontres. D’abord il y a l’étonnement, la peur, face à des capacités qu’il ne comprend pas, ne maîtrise pas : enfant, il subit littéralement des visions qu’il ne saisit pas comme telles. Il raconte ainsi à ses condisciples une remise de devoirs scolaires qui n’a pas eu lieu encore. En proie à la peur de ce qui lui arrive, objet de suspicion quant à ses affirmations, le jeune garçon essaie toutes les stratégies possibles pour cacher ce qu’il considère alors comme une anormalité.
Auxiliaires de vie
Entre le soutien indéfectible de sa famille, des amitiés fortes, l’intervention de personnes « voyantes », Jean se construit, s’accepte, développe ses dons de clairvoyance. Jamais il n’en fera commerce. Le mystère de ces fulgurances, de cette complicité involontaire avec ceux qui ne sont plus mais qui apparaissent, parlent, toujours dans la bienveillance, reste entier. Le livre tourne aussi autour de l’insondable, de l’impossible, de l’irrationnel. Le scripteur ne ment pas, il expose avec un étonnement toujours neuf ce qu’il ressent, perçoit. Cet émerveillement du monde est particulièrement touchant. La confession devient une déclaration d’amour à l’humanité, à certains êtres précis aussi. Il y a les anonymes, mais aussi des noms connus (fort connus même) qui émaillent le récit, artistes, politiques. Leurs inquiétudes leur redonnent la dimension humaine que la starification leur avait fait perdre. C’est une histoire d’espérance que nous livre Jean Testanière, animé par la certitude de l’existence du monde des esprits. Grâce à ce long retour en arrière à la fois narratif et introspectif, il apprivoise l’idée de la mort qui l’a tant bouleversé : il perd son père alors qu’il n’a que six ans. Dépassant l’opposition traditionnelle entre la connaissance et la croyance, il se sert des verbes que sont « savoir » et « croire » comme « les deux auxiliaires qui (lui) permettent de conjuguer la vie à tous les temps, les couleurs primaires que servent à créer toutes les teintes, (ses) deux piliers fondateurs ». La croyance en un autre univers où les esprits perdurent, « autre forme de vie qui succède à notre existence terrestre », devient le socle d’une déclaration d’amour universel. La collation de témoignages en fin de livre semble être là pour soutenir le petit garçon que personne ne croyait et l’assurer de la pertinence de son propos.
MARYVONNE COLOMBANI
Et si la vie n’était qu’un début ?, Jean Testanière
Éditions XO
19,90 €
On sait combien le Théâtre antique d’Orange se prête aux symphonies monumentales. Plus encore peut-être qu’à l’opéra, et certainement plus qu’au récital soliste-orchestre, qui nécessite quasi systématiquement une légère amplification. L’effectif conséquent nécessaire pour la Missa Solemnis de Beethoven semblait ainsi tout indiqué pour les Chorégies et leur 14 juillet. Ce sont donc cinq chœurs qui ont uni leurs forces sous la direction de John Nelson : les formations universitaires du COGE et du COSU, le Chœur de Grenelle, et deux chœurs suisses (Le Motet genevois et le Laudate Deum de Lausanne). Cinq chœurs qui ont fait preuve d’une cohésion et d’une implication à toute épreuve tout au long du concert. Rythmiquement inattaquables, les voix choristes ont également déployé un sens du phrasé et une texture d’une rare richesse. Le mérite en revient de toute évidence aux interprètes eux-mêmes, mais aussi à l’attention toute particulière que semble leur avoir accordée le chef, dirigeant assis et à main nue là où d’autres ne ménagent pas leurs effets. Quitte à délaisser quelque peu l’Orchestre Nexus : la phalange, solide et à l’écoute, et ce malgré les acrobaties successives de la partition, sait retomber sur ses pattes, et mise à raison davantage sur l’expressivité que sur la rigueur.
Lyrisme redoutable
La Missa Solemnis, interprétée à la suite d’une Marseillaise en tutti aux petits oignons,est en effet d’un lyrisme redoutable. Composée conjointement à sa neuvième symphonie, qui fit entrer à grand fracas la voix humaine dans ce genre jusqu’alors exclusivement instrumental, elle place en son centre le registre vocal. Les voix solistes, traitées à égalité sur différents registres, brillent conjointement et tour à tour : la distribution, idéale, joue des contrastes et complémentarités. La soprano Eleanor Lyons conclut ainsi le Gloria sur un « Amen » puissant et solaire. Ses échanges avec le contralto plus aérien, souple et poignant de Marie-Nicole Lemieux sont d’une beauté à couper le souffle. Le Credo révèle notamment le timbre clair et du ténor Cyrille Dubois sur « Et homo factus est ». L’Agnus Dei révèle un Nicolas Courjal tendre et ancré. Incarnation de l’espoir et de la foi renouvelée en l’humain, le chœur se fait lui aussi soliste le temps du « Quoniam », grand moment du Gloria, et orchestre le temps d’entrées fuguées époustouflantes, jusqu’à l’apaisé et émouvant « Dona Pacem, Pacem ». Qui récoltera une longue ovation bien méritée.
Joué au le 14 juillet au Théâtre antique d’Orange dans le cadre des Chorégies.
Elle s’apprête à accepter le tournage d’un film, Le sixième jour, à l’invitation de Youssef Chahine. Un vrai rôle, enfin, au cinéma, doublé d’un retour sur la terre de son enfance, l’Égypte. Elle réaliserait un rêve, celui d’être actrice, mais elle hésite, consulte son psy. Elle, c’est Iolanda Gigliotti que tout un chacun connaît sous son pseudonyme, Dalida. Par ce premier masque se dessine l’écart qui semble hanter toute la vie du personnage. Les chanteurs, interprètes, compositeurs, instrumentistes, Lionel Damei et Alain Klingler, s’emparent du sujet, adaptant, transposant, nourrissant de nouvelles références (extraits de J’envie les morts qui n’ont pas à mourir de Bernard Noël, textes de Pavese, interview radiophonique de Dalida) l’essai du psychanalyste Joseph Agostini, Dalida sur le divan. Lionel Damei se glisse dans le rôle de Dalida, ou plutôt son écho. Mimiques, gestes, démarche, sourires, intonations, tout y est, jusqu’à l’évocation de la chevelure abondante du personnage. Les décalages (Lionel Damei a le crâne rasé), loin d’être parodiques, ne font que souligner avec une infinie tendresse les fragilités, les fêlures d’un être complexe et tourmenté. D’emblée, l’ambiguïté se noue grâce au premier couplet de la chanson de Léo Ferré Nuits d’absence (paroles Jean-Roger Caussimon), murmuré par Lionel Damei : « Il est des nuits où je m’absente / Discrètement, secrètement…/ Mon image seule est présente / Elle a mon front, mes vêtements…/ C’est mon sosie dans cette glace / C’est mon double de cinéma…/ Á ce reflet qui me remplace / Tu jurerais… que je suis là ». Est mise en évidence avec une sensible pertinence la relation entre l’être et sa représentation, les mots et ce qu’ils recouvrent. L’irréductible distance qui les sépare devient abîme dans lequel l’artiste finalement sombre.
À la rencontre d’elle-même
Paradoxe de la perception que l’on a pu avoir de cette chanteuse populaire, symbole d’une certaine légèreté de vivre, et la profondeur que la pièce lui accorde. Les termes des chansons prennent alors un autre relief, on a l’impression de les entendre vraiment pour la première fois. Le duo Paroles, paroles avec Alain Delon dépasse le badinage amoureux pour réinterroger l’essence même de la communication. Prise dans les rets des reflets, Dalida se perd. Où trouver une adéquation avec elle-même alors que tout fuit. Les mots à l’instar des paillettes de ses costumes voient leur sens se déliter tant rien ne se superpose : le langage, vague reflet d’un réel aux contours flous, est mis en doute.
La perspective du film pousse Dalida à aller à la rencontre d’elle-même. Youssef Chahine lui a demandé un douloureux exercice d’introspection destiné à raviver ses chagrins, ses blessures profondes afin de les transcrire dans son jeu. La voici, accompagnée de l’écoute et des questions de son psy (Alain Klingler, tout en finesse) qui la place face à ses contradictions, la met en garde contre les dangers de faire ressurgir les moments les plus difficiles de sa vie et, parfois un peu diabolique, la pousse jusqu’aux limites qu’elle se refuse d’éclairer. La mort rôde, celle des hommes qu’elle a aimés, fantasques, confondant souvent la vie et les exacerbations du langage, la sienne, à laquelle elle fait allusion dans une chanson : « Moi qui ai tout choisi dans ma vie / Je veux choisir ma mort aussi » (peu de temps après le tournage du film de Chahine, elle se suicidera en laissant un dernier message : « La vie m’est insupportable. Pardonnez-moi »).
« Y a pas d’Eros sans Thanatos »
Un florilège des morceaux interprétés par celle qui a passé toutes les modes, de la pop au yéyé, du swing au disco, retrace le parcours de la diva, de ses attaches italiennes à ses aventures amoureuses, ses rencontres avec les plus grands artistes de son époque. Par exemple, elle chantera Avec le temps de Léo Ferré. Soleil de cendres que Lionel Damei a écrit à son propos pour ce spectacle rend hommage à cet être de passions : « Puisqu’il me faut les armes rendre / Que ce soit un soleil de cendres / Qui m’accompagne jusqu’à la noce / Ma robe blanche et sans guirlande / Mon âme seule pour toute offrande / Y a pas d’Eros sans Thanatos / Et dites à ceux qui veulent l’entendre / Que je suis libre mais plus à vendre / Show must go on dans le cosmos ». En bis, les deux complices dédient une dernière chanson à ceux qui survivent dans des pays où il est interdit de chanter, danser désormais. Laissez-moi danser ! prend alors un relief révolutionnaire et c’est glaçant. Ce qui nous faisait sourire, que l’on considérait comme allant de soi, et dont on pouvait donc se moquer gentiment, était l’affirmation d’une liberté précieuse. Poétiquement magistral !
MARYVONNE COLOMBANI
Dalida sur le divan a été donné du 6 au 30 juillet au Verbe Fou, à Avignon, dans le cadre du festival Off.
À venir en août… Et en Corse
Samedi 13 : auditorium de Porticcio à 21h.
Dimanche 14 : mairie de Lecci à 21h30
Mardi 16 : La Fabbrica culturale Casell’arte de Venaco à 19h
Mercredi 17 : médiathèque de Folelli à 19h30
Vendredi 19 & samedi 20 : collège de Saint-Florent à 21h30
Mêlant récital pour piano et musique de chambre, le concert du premier août du Festival International de Piano de La Roque-d’Anthéron offre un plateau d’exception. Au piano de Bertrand Chamayou se joignent les archets du Quatuor Modigliani. En ouverture, les Variations en fa mineur de Haydn, ou Andante con variazioni « Un piccolo divertimento » (dernière œuvre pour piano du compositeur) dont les deux thèmes sont issus de son opéra L’anima del filosofo, met en lumière la subtilité du jeu de l’interprète, nuancé, précis, délicat, délié, laissant entendre les transparences, sachant s’effacer devant la partition. Le dialogue entre les thèmes mineur et majeur s’accorde à une mélancolie tendre qui soutient la clarté d’une renaissance, tandis que la toccata finale éblouit par sa liberté qui ferait croire que le passage est improvisé. La fluidité et l’élégance du piano trouvent un interlocuteur à sa taille avec le Quatuor Modigliani dans le Quintette pour piano et cordes en mi bémol majeur opus 44 de Robert Schumann, œuvre fondatrice dans l’histoire de la musique car première de la période romantique écrite pour cette formation. Les quatre instruments italiens, violon de Guadagnini de 1773 (Amaury Coeytaux), violon de Guadagnini de 1780 (Loïc Rio), alto de Mariani de 1660 (Laurent Marfaing), violoncelle de Matteo Goffriller « ex-Warburg » de 1706 (François Kieffer), sonnent comme s’ils avaient été taillés dans le même arbre. Instrument unique aux voix multiples qui émergent du tronc central, large, profond, aux couleurs somptueuses.
La brillance du piano sait s’entrelacer aux respirations des cordes frottées, les écoute converser, reprend le thème, donne le ton. Les effets sont ménagés, cèdent à la théâtralité du moment, se ressaisissent, espiègles, s’amusent avec le public, miment, archets levés, une fin susceptible de convoquer les applaudissements, un regard malicieux, et les voilà qui reprennent le fil lumineux de leurs propos. Tarentelle macabre Les pages du Quatuor à cordes n° 14 en ré mineur D.810, « La Jeune fille et la Mort » de Schubert soulignent la cohésion de l’ensemble, soudé dans un climat spirituel charpenté par la figure de la Mort qui hante les quatre mouvements. La lutte menée contre la Mort, la course folle qui entraîne les deux personnages dans un tourbillon implacable, danse macabre terrifiante sur un rythme de tarentelle, la tension sensible de ce cauchemar peuplé d’ombres, s’achèvent en deux accords qui scellent le destin. La puissance de l’œuvre, orchestrée en cinq variations autour du thème extrait du lied Der Tod und das Mädchen écrit en 1817 sur un poème de Matthias Claudius, est transcrite dans ses moindres nuances, bouleversante de justesse. Face à l’ovation d’un public transporté, le Quatuor offre un bis, « ce qui est à l’encontre de nos habitudes », sourit Loïc Rio. Le deuxième mouvement Andante con moto du Quartet n°4 en do majeur de Schubert (le Quatuor Modigliani a enregistré chez Mirare l’intégrale des quatuors de Schubert dans un coffret de cinq disques intitulés respectivement Harmonie, Art du chant, Classicisme, États d’âmes, Clair-obscur) décline ses harmonies rêveuses dans la douceur du soir. Accord parfait !
MARYVONNE COLOMBANI
Bertrand Chamayou et le Quatuor Modigliani se sont produits le 1er août, à la conque du parc de Florans, dans le cadre du Festival International de Piano de La Roque-d’Anthéron.
LesMusicales du Luberon ont le talent de trouver des lieux qui s’accordent aux concerts programmés. L’église de Bonnieux recevait la mezzo-soprano Eva Zaïcik et le délicat ensemble Le Consort (composé de jeunes musiciens aux parcours brillantissimes et aux carrières déjà internationales), dirigé par le claveciniste Justin Taylor.
Le programme consacré à Haendel est joué sur instruments anciens ou copiés sur des modèles du passé. Le clavecin de Justin Taylor a été construit d’après un instrument de 1728, Sophie de Bardonnèche joue sur un violon Antonius & Hieronymus Amati de 1596, Roxana Rastegar, un violon de 1741 signé François Vaillant. Les instruments de belle facture d’Hanna Salzenstein (violon), Mathurin Bouny (alto) et Michele Zeoli (contrebasse), apportent leurs couleurs à cet ensemble remarquablement homogène de magnifiques solistes. Nous voilà transportés aux premières heures de la Royal Academy of Music, compagnie fondée en février 1719 par un groupe d’aristocrates qui souhaitaient par ce biais assister régulièrement à des représentations lyriques. À cette époque, un certain Georg Friedrich Haendel résidait à Cannons après avoir passé quatre ans en Italie. Il devint le directeur musical de cette académie et fut chargé de se rendre sur le continent pour y engager les meilleurs chanteurs (il paraît qu’il devait ramener à tout prix le célébrissime castrat Senesino). Ainsi furent commandées aussi des œuvres aux plus grands compositeurs de l’époque, Haendel bien sûr – qui composa quatorze opéras pour la Royal Academy – mais aussi Attilio Ariosti et Giovanni Bononcini.
Haendel, Zaïcik et Consort
Sans nul doute, le subtil et prolifique compositeur eut ramené en Angleterre Eva Zaïcik tant la voix de la jeune interprète est ample, souple, élégante. Après une vive entrée en matière avec l’ouverture orchestrale de Rinaldo (Haendel, 1711), dont la menée magistrale nous ferait douter de notre envie d’écouter une voix humaine, la mezzo-soprano entre en scène sur le Sagri Numi (Caio Marzio Coriolano d’Attilo Ariosti, 1723, Vetturia implore les dieux de défendre son fils innocent) et soudain le sublime devient évident. La mélodie coulée dans le bronze de la voix prend une éloquence nouvelle. Colonne parfaite, le souffle se sculpte, épouse les ornementations, aborde avec une confondante égalité notes suivies et écarts impossibles, se meut théâtral dans Svegliatevi nel core (Giulio Cesare in Egitto, Haendel). Bouleverse avec Lascia ch’io pianga (Rinaldo, Haendel), brosse un tableau guerrier imagé sur L’aure che spira (Guilio Cesare in Egitto), graves superbes, expressivité, allant. Chaque œuvre se dote d’un relief neuf. Eva Zaïcik campe ses personnages, voici Matilda sœur du roi Ottone, amoureuse de Adalberto bien qu’il l’ait trahie (Ah tu non sai), le cœur meurtri de Bononcini de Strazio, scempio, furia e morte (Crispo), ou encore Déjanire qui vient de se rendre compte de sa méprise tragique qui lui a fait tuer Hercules (Haendel) et qui sombre dans la folie. Son air Where shall I fly est un sommet du concert, les furies s’abattent sur le personnage qui, à l’instar d’Oreste, voit les serpents qui sifflent sur les têtes des déités des Enfers. La variété des morceaux choisis, leur pertinence, offrent une palette d’une infinie richesse, jusqu’à la reprise « arrangement maison », sourit Justin Taylor de la Passacaille de Haendel, qui se joue avec espièglerie du style grandiose que le XIXe siècle lui a souvent imposé. Le public se précipite à la sortie sur le deuxième disque d’Eva Zaïcik et du Consort, baptisé Royal Haendel, une pépite parue récemment chez Alpha.
MARYVONNE COLOMBANI
Eva Zaïcik et Le Consort ont joué le 19 juillet à l’église basse de Bonnieux, dans le cadre des Musicales du Luberon.
L’été est là. Et bien là. À l’inflation des prix et des températures, s’ajoute celle des propositions culturelles. Du village des Cévennes au littoral azuréen, du Briançonnais à la côte languedocienne, pas une localité de notre grand Sud-Est ne se dispense d’offrir aux publics, résidents ou vacanciers, spectacles et expositions. Parfois en accès libre ou à prix responsables, même si la notion de gratuité, ici ou là, est remise en question. Le jazz, le classique, les musiques électroniques et dites du monde se taillent la part du lion quand les festivals d’Avignon trustent le spectacle vivant. Les arts visuels ne sont pas en reste, des Rencontres d’Arles aux multiples musées et galeries qui émaillent le territoire. Dans le catalogue des têtes d’affiche et des artistes confirmé·es, l’émergence et la découverte doivent jouer des coudes pour espérer un projecteur ou une cimaise. Nul doute que l’estivant curieux ou éclairé saura les dénicher. Zébuline existe pour vous y aider. Après un premier numéro spécial largement apprécié, notre équipe sur ressort a concocté une publication encore plus fournie pour vous guider jusqu’aux derniers jours de la saison. Une saison ouverte par une séquence électorale inédite, qui a vu des certitudes s’effondrer. Devenu simple formalité pour les présidents de la République en place depuis 2002, le scrutin législatif a recouvré son autonomie légitime.
La Macronie mérite sa déroute
À force de réduire le rôle de la représentation nationale à une chambre d’enregistrement aux ordres d’un pouvoir jupitérien déconnecté et méprisant envers les souffrances populaires, la Macronie mérite sa déroute. À force de jouer avec le feu nationaliste et identitaire, elle a déroulé le tapis rouge aux pires forces réactionnaires qu’elle feint de combattre. À trop alimenter la confusion idéologique jusqu’aux fondamentaux mêmes qui régissaient le pacte républicain post-Vichy, elle a trahi celles et ceux qui n’avaient eu d’autre choix que d’ériger son champion en ultime recours en 2017 comme en 2022. Vingt-sept des quatre-vingt-neuf député·es du Rassemblement national ont été élu·es par nos cousin·es, voisin·es, ami·es… en Paca, dans le Gard et l’Hérault. Réunies sous une même bannière pour la première fois dans l’histoire récente du mouvement progressiste, les familles du bloc populaire, écologique et social ont fait mieux que résister. Elles sont le principal point d’appui politique pour reconstruire une ambition émancipatrice et égalitaire dans le pays. Un pays dont les gouvernants visés par des accusations de violences sexuelles et sexistes n’auraient pas droit de cité. Un pays, une société dont la culture de service public serait le creuset et le ferment.
La pièce de Rémi de Vos met face à face un couple lassé, qui ne communique plus. Lui et Elle (ils n’ont pas de nom) vivent chacun de leur côté et s’affrontent régulièrement, notamment quand il rentre bourré des bars où il se rend avec son ami Mohamed. Pendant ce temps elle regarde la télé et pratique le step jusqu’à l’essoufflement. Dès qu’il franchit le seuil de leur habitation, la guerre reprend, toujours plus rude, plus avilissante. Insultes ordurières, reproches cinglants : « Tu ne bandes plus », des menaces : « Je vais te tuer », se succèdent avec une gradation au cours des huit tableaux qui composent la pièce. Huit tableaux comme autant de rounds d’un combat. La mise en scène de Laurent Domingos souligne cette métaphore du match de boxe avec une sonnerie entre chaque tableau, déclenchée par les protagonistes, et l’image des acteurs assis de dos, une serviette autour du cou. Chacun repart à l’entraînement : la gym pour elle, le bar pour lui, pour s’affronter encore plus violemment. Violence qui n’empêche pas l’humour caustique de l’auteur de fuser entre les répliques. Une fin heureuse ? La situation évolue, mettant en évidence un racisme de plus en plus appuyé chez lui envers des Yougoslaves qui harcèlent Mohamed et son éloge du Ku Klux Klan. Illustration d’une société en perte de sens et de valeurs. Quand son collègue se laisse pousser la barbe et arrête de boire, Lui n’en tire pas les conséquences, incapable qu’il est d’analyser la situation. Au sommet de la crise éclate une bagarre à coups de planches à repasser. Passes d’armes habilement chorégraphiées qui soulignent la terrible satire de notre société sans repères, séduite par des clichés et une idéologie pernicieuse. Cependant un espoir d’apaisement se dessine à la fin avec le souvenir de leur rencontre, souligné par les costumes qu’ils portent : robe longue en dentelle blanche pour Elle, trois pièces cravate pour Lui : Aurélie Cuvelier Favier et Virgile Daudet, ont tous deux un jeu généreux et convaincant. On ressort tout autant éreintés qu’eux. La fin est ouverte car on ne sait si on retourne dans la situation antérieure quand ils venaient de tomber amoureux ou dans un futur proche de reconstruction possible. Le metteur en scène a volontairement laissé planer le doute…
CHRIS BOURGUE
Occident, de Rémi de Vos, a été joué du 7 au 30 juillet par la compagnie Les Mots, Le Corps et La Note au théâtre des Corps Saints à Avignon, dans le cadre du festival Off.
C’est l’une des clôtures de l’histoire récente du Festival d’Avignon les plus audacieuses. Si ce n’est LA proposition de la 76e édition la plus osée. Le dernier cadeau du directeur Olivier Py – qui quelques heures plus tôt à l’Opéra prenait les traits de son double Miss Knife – est une tornade poétique. Une tempête venue du Sud-Est de Londres : Kae Tempest. Iel est l’invité·e final·e d’une cuvée festivalière 2022 que beaucoup estiment morne et sans relief. Pas en ce 26 juillet, quand, aux alentours de 22 heures, la cour d’honneur du Palais des papes devient l’écrin d’une poésie à la modernité saisissante. Qu’elle soit chantée ou énoncée. Version scénique de l’album éponyme (et le plus abouti) paru en avril dernier, The Line Is a Curve (La ligne est une courbe) est le nouveau manifeste de l’artiste non-binaire qui, en 2020, retira le t de son prénom. L’ex-Kate Tempest rayonne. Et pas seulement parce qu’iel a coupé ses cheveux bouclés. Mais bien parce qu’iel est apaisé·e. La poétesse slameuse des années 2010, référence en matière de spoken word, dont le mal-être transpirait sur scène autant que dans ses textes s’est libérée du poids des genres et des triturations de l’esprit. Ses sourires auparavant si rares et la lumière dans ses yeux, d’habitude souvent baissés, savourant l’acclamation d’une cour d’honneur rapidement debout pour danser ne trompent pas. Une sommation à être soi Il y a une chose qui ne change pas chez Tempest : ses mots débités par rafales millimétrées, d’une voix et d’un ton si naturels et investis qu’aucun doute n’est permis sur leur sincérité. Ni sur leur origine : les tripes. Accompagné·e aux claviers par la multi-instrumentiste Hinako Omori, Kae Tempest ouvre son récital, recontextualisé pour Avignon, par des textes écrits il y a plusieurs années, sans habillage musical. Ceux-là seront traduits et sur-titrés. Pas les chansons qui suivront. « Ce n’est pas grave si vous ne comprenez pas. Ressentez », rassure l’auteur·trice, intimant à sa manière le conseil de se laisser porter et emporter. Fragilité et radicalité. Courage et vulnérabilité. Douceur et violence. Les vers de Kae Tempest sont faits de cycles. Voyage sinuant entre différents états émotionnels, The Line Is a Curve est une sommation à être soi. Que le chemin de l’émancipation passe par les luttes sociales et politiques (« C’est en train de se passer / Mon pays se divise / Tout est en train de tourner / A la farce grossière / Était-ce un moment historique décisif / Sur lequel nous venons juste de trébucher ? ») ou une quête salutaire d’identité (« Trop longtemps debout / Maintenant tu veux être / Libre / De la contrainte qui a été faite en ton nom. »), il changera celui ou celle qui l’emprunte jusqu’à la société entière.
LUDOVIC TOMAS
Kae Tempest a joué The Line is A Curve le 26 juillet dans la cour d’honneur du Palais des papes, en clôture du Festival d’Avignon.