Au Théâtre du Bois de l’Aune d’Aix-en-Provence, Argyro Chioti interroge avec Eau de Cologne notre rapport à la mort et au souvenir
Créé en novembre 2019 au Théâtre National de Grèce, Eau de Cologne, le spectacle d’Argyro Chioti – sur un texte communément réfléchi puis écrit par Efthimis Filippou –, livre dès la feuille de salle le déroulé du propos : il s’agit de transmuter en eau de Cologne les mots que l’on souhaite communiquer à une personne défunte. Ici, ce sera un fils qui désire lire une lettre à sa mère, moment de haute poésie en une langue d’une pureté onirique. Comme dans une tragédie antique, l’important n’est pas là, mais réside dans le chemin dessiné autour du propos. Écho du chœur tragique, l’ensemble de cinq actrices compose un chœur énigmatique de petites filles qui mimeraient les grandes, effectuent des gestes cabalistiques, empruntés à une liturgie éleusienne. L’ambiguïté entre le caractère hiératique attribué aux rituels magiques et la désinvolture enfantine instaurent une distanciation qui renforce l’étrangeté de la scène.
Innocence et cruauté
Les enfants jouent, dansent, chantent (superbes compositions de Jan Van de Engel) sur des modes polyphoniques. Elles invoquent le « Saint Nez » qui permet le passage de la matérialité des mots aux invisibles fragrances d’un parfum. Ici encore on hésite entre la drôlerie des paroles de l’incantation dédiée au nez et le sérieux des choristes munies alors de cierges allumés. Le comportement imprévisible des jeunes prêtresses donne lieu à une saynète jubilatoire lorsqu’un téléphone portable se met à sonner, conduisant à une partie de foot tribale. L’innocence et la cruauté se conjuguent. Les agacements devant les hésitations du fils à lire sa lettre, cèdent la place à une oreille attentive, et au déroulé de la cérémonie, les phrases se transcrivant sur un écran roulant en dessins et couleurs. Un extrait de parfum (jasmin, fleur d’oranger, menthe poivrée) sera offert à tous les spectateurs, acteurs silencieux de ce moment initiatique bercé de chants et de chorégraphies déjantées. L’emploi du grec, surtitré en français, ajoute à la magie et à la musicalité de la pièce.
Eau de Cologne a été donné les 16 et 17 novembre au Théâtre du Bois de l’Aune, Aix-en-Provence.
Le titre s’inscrit d’emblée dans une parenthèse : les points de suspension qui encadrent le terme « trace » semblent vouloir extraire du fil du temps le témoignage de ce qui n’en a été qu’une manifestation éphémère. Le travail du metteur en scène Olivier Pauls consiste ici à mettre en lumière le travail fantastique effectué par les comédiennes de la Compagnie Après la pluie dans les hôpitaux auprès des enfants malades. Peu importe la difficulté à établir le contact, le contexte hospitalier contraignant, les évolutions souvent trop tragiquement prévisibles des pathologies, les artistes sont avec les enfants qui posent des mots sur eux, leurs proches, leurs espoirs, leurs joies, leurs énervements, leurs désespoirs parfois, leur envie d’une vie normale où les devoirs scolaires et les chamailleries avec des enfants de leur âge seraient des instants de bonheur. Cela fait dix ans que les ateliers d’écriture ont été mis en place avec les enfants. Ces derniers sont évoqués avec tendresse, émotion, douceur, tristesse, amusement. Les textes mis en musique par Stéphane Cochini et accompagnés les musiciens Frédéric Albertini (basse, guitare, cajon) et Cyril Peron-Delghan (guitare et percussions) sont interprétés par trois comédiennes de la troupe, en alternance.
Une comédie musicale en équilibre sur le fil de la vie
Cet après-midi-là, à l’Idééthèque des Pennes-Mirabeau, Agnès Audiffren et sa belle voix grave, Cathy Darietto et Céline Giusiano apportaient leur verve et leur sensibilité à l’interprétation joyeuse et expressive des chants, des histoires, mêlant aux vies bouleversées des enfants leurs réflexions, leurs trajets personnels, leur appréhension de la mort, de la vie, de ce qui reste de nous. Le désir de croire à quelque chose, même si la raison le réfute, accorde à la pérennité des mots le pouvoir de vaincre l’absence définitive au monde. Dire les textes de ceux qui ne sont plus est une manière de les faire perdurer, de donner un sens à ce qui n’en a pas, de dessiner de l’humanité face à la cruauté du temps qui arrache trop tôt les êtres à ce monde.
Les trois comédiennes qui endosseront les rôles des trois émotions-clé du spectacle, Colère, Tristesse et Amour, entrent en scène affublées des vêtements de protection des personnels soignants, miment conversations, maladresses, disputes, puis, abandonnant le factice redeviennent elles-mêmes, expliquent leur travail, leurs rencontres, tissent entre les passages chantés dont les textes sont dus aux enfants malades un récit vrai au cours duquel les vies des artistes croisent celles des petits hospitalisés. Il n’est plus question de se projeter vers un avenir incertain et trop souvent bref, mais de vivre l’instant présent. Se développe alors une autre manière d’envisager l’existence, proche de celle qu’évoquait André Gide dans les Nourritures terrestres, s’adressant à Nathanaël : « saisis de chaque instant la nouveauté irremplaçable et ne prépare pas tes joies, ou sache qu’en son lieu préparé te surprendra une joie autre », prolongement du célébrissime carpe diem d’Horace, « cueille le jour » … Chaque instant tend ainsi vers la perfection : les chorégraphies impeccables, les gestes, les intonations, justes, habités d’âme, offrent au propos un écrin enjoué, subtil, drôle et poignant. Les expressions mobiles des visages et des corps passent par toutes les nuances des émotions, rendent compte de l’indicible, de même que les musiques, et permettent aux enfants de continuer à vivre à travers leurs paroles. Souvent les jeunes auteurs affirment leur volonté de transmettre, de laisser une trace. Voici Irma qui du haut de ses trois ans « fait des trucs-trucs rigolos », la « tchatcheuse » Kayna, huit ans, qui s’évade par les histoires, Orion qui, à huit ans, porte un regard d’une acuité époustouflante sur ce qui l’entoure et ce qui « l’énerve » (l’un des instrumentistes évoque sa rencontre avec lui et ses paroles qui l’ont impressionné : « les docteurs m’auscultent comme un bout de viande et ça m’énerve ! »). Les portraits défilent, attachants, saisis dans leur fragilité, leur courage. Face à l’éphémère, tout devient important, et s’impose alors la nécessité « de faire ce qui peut être fait » … Parfois la rémission, la guérison arrivent, « on gagne » contre la maladie et de toute façon, on gagne avec le sourire d’Héloïse qui explique que « même si on est dans les étoiles, on garde la vue sur les gens qu’on aime ». On rit à l’histoire de Princesse Tristesse, inénarrable de force comique, de la petite Victoria (quatre ans), on écoute la chanson de Zineb (six ans) sur la joie… Et si l’amour c’est la clé, il faut cultiver le beau : « l’important c’est de célébrer la vie jusqu’au bout ». « On respire ensemble, sourient les comédiennes, les chants sont une respiration que l’on partage avec les enfants ».
Tour de force que ce spectacle qui nous fait rire, nous émeut, conduit à réfléchir et ce, sans jamais tomber dans la mièvrerie ni l’apitoiement délétère. Magnifique et bouleversant !
MARYVONNE COLOMBANI
…Trace… a été joué le 18 novembre à l’Idééthèque des Pennes-Mirabeau
Oumou Sangaré, la diva malienne, a mis le feu sur la scène nationale marseillaise
Elle est une star absolue, à la voix inaltérable, porteuse de la parole forte des femmes maliennes et de toute l’Afrique, toutes ses diasporas. Son dernier disque Timbuktu, parle de la capitale historique du Nord mais est très inspiré par le Sud malien et la musique de son Wassoulou natal, tout aussi guinéen et ivoirien. Elle y chante la puissance des arts, de la musique et de la danse qui ne sont pas « des marques de faiblesse mais de force et de civilisation ». La grande dame parle à tous en femme libre, plonge dans le blues et le rock, laisse flotter des modalités guinéennes, des mélodies et des accords traditionnels. Elle structure ses chansons comme des litanies où elle martèle ses messages, sans couplet ni véritable refrain. Dans la salle le public, très nombreux, débordant des sièges, debout, chante en bambara avec elle, tendant les bras vers elle, électrisé… Elle chante l’amour, demande aux hommes de respecter leurs femmes et leurs enfants, et son message dans Timbuktu est avant tout un message de paix, dénonçant sans les nommer les divers djihadistes qui détruisent son pays, où la guerre est partout, et qu’elle ne reconnaît plus. « Je chante pour vous faire danser mais aussi pour vous faire comprendre mon message : arrêtez la guerre ! » Ses mélodies, ses paroles, ses musiciens de haut vol – et musicienne à la basse – ses deux choristes au contrechant rendent le Mali universel, dans un show au rythme effréné…
Oumou Sangaré a chanté au Zef, scène nationale de Marseille, le 18 novembre.
Une chorégraphie endiablée, très sensuelle, où danseurs et danseuses en superbes costumes colorés s’étreignent, se repoussent alors qu’en fond de décor, sur de grands panneaux se succèdent des images de lieux pollués, d’incendies, de glaciers qui fondent, de terres assoiffées. Un spectacle de la compagnie de danse Sans frontières qui doit continuer jusqu’au bout malgré la blessure à la jambe d’Aida (AtefBenMahmoud) : son partenaire sur scène et dans la vie, Hedi (SidiLarbiCherkaoui) l’a fait tomber après qu’elle l’a provoqué. Mais Il est vital pour la troupe qu’elle donne son dernier spectacle à Marrakech le lendemain. Il faut donc trouver au plus vite un médecin. Or on est en plein cœur des montagnes de l’Atlas. Alors que le minibus essaie de gagner la ville la plus proche, un animal provoque une embardée : deux pneus crevés. Commence alors une errance à travers la forêt, celle des songes et des cauchemars où vont se révéler peu à peu les liens qui unissent les membres de la troupe, les tensions qui les séparent. Une errance chorégraphiée comme un ballet à travers des paysages qui prennent à la lueur de la lune les couleurs de la nuit puis de l’aurore. Des lieux oniriques comme dans certains films de Miyazaki. La caméra de Benjamin Rufi semble danser avec les personnages qu’elle suit à tour de rôle, nous livrant leurs espoirs, leurs secrets, leur envie de liberté, au son de la musique de la forêt. Le crissement des branches, le bruit du vent, les cris des bêtes, orchestrés par le compositeur SteveShehan participent à l’envoûtement. « On voulait que ce soit un voyage initiatique » confie le couple de réalisateurs Afef Ben Mahmoud et KhalilBenkirane.
Backstage, leur premier long métrage, a demande plus de sept ans de préparation et réunit acteurs, chorégraphes et danseurs, de différentes nationalités : tunisienne, marocaine, algérienne, palestinienne, chacun parlant dans sa propre langue. « Dès le début, il y avait ce parti pris d’universalité, précise Afef Ben Mahmoud.Notre film se fonde sur la danse contemporaine ; l’expression corporelle n’a pas de limite, n’a pas de pays, n’a pas de frontière. Nous voulions rester fidèles à cette idée que ce soit dans le choix des décors, dans cette camera qui continue à danser, dans les sons de la forêt. Cette forêt qui parle, on l’a conçue comme une symphonie dansante. »
ANNIE GAVA
Backstage, de Afef Ben Mahmoud et Khalil Benkirane Sortie en salles non communiquée
Une voix off en mandarin, commente, accompagne ce qu’on découvre à l’écran : une femme transporte des seaux de haut en bas des escaliers de sa maison alors que l’eau s’infiltre à travers les murs, y creusant des fissures. Alors que des ouvriers ont été appelés pour réparer, ils sont chassés par une voisine « c’est la maison qui pleure ! » affirme t-elle. Le chagrin de cette demeure, c’est celui de Domingas (Cláudia Púcuta), la maitresse de maison, qui s’occupe à contre cœur de son mari, Bessa (David Caracol) malade mais toujours tyrannique. Ce sont deux des personnages du premier long métrage d’Ery Claver, membre du collectif de cinéastes « Génération 80 ». Ils essaient de nouvelles formes cinématographiques qui peuvent désorienter certains spectateurs, comme l’a fait remarquer l’un d’entre eux lors de la projection à Apt.
Des Vierges et un barbier
Peut-être suffit-il de se laisser em-porter et de suivre chacun des quatre personnages de ce film choral. Ne pas s’étonner si le prologue arrive aux deux tiers du film, après le deuxième chapitre, donnant à voir une conférence – banquet, satirique, destinée aux dirigeants et notables de Luanda – dont Bessa – dans un stade où les spectateurs sont remplacés par des vêtements suspendus aux gradins. Un prologue qui donne quelques clés et éclaire un peu ce qu’on pouvait trouver insolite. On peut encore se laisser guider cette voix qui murmure des vers énigmatiques d’une grande poésie ; peut-être celle de ce Chinois qui, figure récurrente, de sa terrasse regarde les autres en bas, ou qui, dans le quartier chinois éclairé au néon, vend des statuettes en plastique de la Vierge, censées soulager tous les maux. On peut compatir au chagrin du jeune Zoyo (Willi Ribeiro) parcourant les rues de Luanda à la recherche de son chien Tobias. Sourire devant un barbier mégalomane admirant une des statues de la Vierge, en plastique et s’exclamant « les Chinois font de belles choses ! » Et surtout espérer que Domingas se remette de la mort de sa fille dont elle juge son mari responsable et trouve sa voie.
À travers cette galerie de personnages, c’est le fossé qui existe entre les cultures et les classes sociales, les traces du passé portugais et de la religion, l’emprise commerciale de la Chine sur l’Angola dont parle ce conte urbain dont les séquences, inattendues, nous font parfois sourire mais surtout nous font réfléchir.
ANNIE GAVA
Our Lady of the Chinese Shop, d’Ery Claver a été présenté lors de la 21e édition des Festival des cinémas d’Afrique du Pays d’Apt qui s’est tenue du 9 au 14 février
Représenté au Théâtre des Salins à Martigues, le spectacle Triptych de la compagnie Peeping Tom affichait déjà complet bien avant la première. Dans un paysage chorégraphique contemporain où dominent le dépouillement et l’abstraction, la compagnie belge tranche par un retour assumé à une certaine narrativité, à des effets de surprise, changements à vue inspirés du théâtre ou des décors hyperréalistes qui évoquent un plateau de cinéma.
Rêves troublés
En trois parties, (The missing door, The lost room et The hidden floor), les huit interprètes montrent des corps émus dans des lieux eux-mêmes toujours voués à l’énigme. Un couloir, une chambre à coucher, le carré d’un navire, un restaurant abandonné, tous découpés en vue de 3/4, y sont le terrain d’un jeu qui évoque parfois l’enquête, et cachent sous leur banalité apparente une logique non-euclidienne proche du fantastique ou du cinéma d’épouvante d’un Lynch ou d’un Hitchcock. Les portes s’y dérobent, comme dans un jeu de chausse-trappe, le couloir devient un balcon, un ascenseur, ou une penderie peuplée de corps, tandis que l’eau inonde le plateau, ou qu’une tornade souffle au dehors.
« Peeping Tom » (qui désigne en anglais le « voyeur ») excelle aussi à suggérer le caractère furtif du regard sur ce que, peut-être, on ne devrait pas voir. Une scène de crime originelle qui ne trouve jamais son élucidation. Des suicides faits pour de rire. L’intimité d’une chambre à coucher bientôt détournée en jeu dérisoire. Et, comme dans les souvenirs ou les rêves troublés qui ne forment jamais récit, se succèdent les tableaux vivants où les danseurs surgissent, se confrontent, roulent, s’aiment le temps d’un duo amoureux, véritable acte de résistance face aux forces de la nature… avant de chuter au sol. Un mélange de nostalgie mélancolique, de grâce et d’humour noir dont on savoure la beauté rémanente encore longtemps.
JULIA BUREAU ET ÉTIENNE LETERRIER
Triptych a été donné les 16 et 17 novembre aux Salins, scène nationale de Martigues.
Arthur Perole est chorégraphe. Artiste associé aux Théâtres en Dracénie, il entreprend en 2019 un projet de danse avec une classe du collège Ferrié de Draguignan. La réflexion s’oriente autour de la transe et de l’identité. Et pour la deuxième année du travail, il s’associe au cinéaste Pascal Catheland pour capter la parole de ces adolescents de 14 ans. Entre septembre 2020 et juin 2021, alors que la pandémie masque les visages et que la spontanéité des échanges est considérablement entravée, par un intelligent travail de maïeutique, les deux réalisateurs font naître et formaliser les pensées de 17 collégiens·iennes. Des 50 heures de rush tournées, ils font une série documentaire d’1h40. Ce sera Rêves, en quatre épisodes thématiques : Mad World, Les Amours, Comme un adulte, et Mon corps. Les deux Emma, les deux Julien, Alexandre, Sébastien, Louann, Sarah, Noa, Benjamin, Jade, Samantha, Gabriel, Louise, Nicolas, Angèle et Matteo… Des ados de la classe moyenne française.
Questions d’ados
Face caméra, sur fond blanc, chacun·e répond aux questions des réalisateurs : « Comment as-tu vécu le confinement ? Comment vois-tu le futur ? À quoi rêves-tu ? Qu’est-ce que l’amour ? Le Covid a-t-il changé la donne ? Comment t’évades-tu ? Qu’est-ce que c’est qu’être adulte ? À quel moment as-tu senti que l’enfance était finie ? Veux-tu avoir des enfants ? Et si tu te décrivais ? Qu’est-ce que la transe ? » La parole individuelle de plus en plus intime devient chorale. Elle s’orchestre à deux, trois ou plus. Les ados sont saisis dans leur établissement varois : couloirs, consignes, salle de classe, réfectoire, cour de récréation. Les adultes à peine entraperçus disparaissent très vite. Les réalisateurs, toujours hors champ, semblent même, quand ils questionnent, baisser la voix. Pour mieux faire entendre celle de cette génération née en 2007-2008, se prenant la crise sanitaire, en pleine adolescence, consciente des tourmentes écologiques et économiques à venir. Jeunesse connectée, qui fantasme parfois le passé sans réseaux de leurs grands parents, mais ne peut se passer des applis. Plus mûre et plus lucide que certains voudraient le croire. Globalement pessimiste mais capable de rêves et d’espoirs. Moments statiques entrecoupés par la danse des jeunes corps sur de la musique techno, dans une la fête costumée, pailletée et nocturne. Des corps en trans(e)formation, dont on voit les perceptibles changements au cours de l’année de tournage.
Avec les idées de passage, de traversée, de métamorphose, de péril, d’inquiétude et d’exaltation, qui s’y associent, le mot « transe(s) » aurait pu titrer le film. Rêves lui a été préféré pour son potentiel de projection. Rêvons donc.
ÉLISE PADOVANI
Rêves, de Pascal Catheland et Arthur Perole En salles le 29 novembre
Programmée dans le cadre du cycle ChoreograpHer, c’est seule que Nach occupera la scène du Pavillon Noir le temps d’un diptyque consacré au krump. La chorégraphe et danseuse également connue sous le nom d’Anne-Marie Van, se prête ainsi le temps de Nulle part est un endroit au rare et savoureux exercice de la conférence dansée. Tombée amoureuse de cette branche du hip-hop née au début des années 2000 à Los Angeles, pétrie de rage et de poésie, Nach décompose et retranscrit, vidéo à l’appui, les pas, la gestuelle de cette danse « s’emparant de la violence pour s’en défaire ». En 2008, la jeune femme s’était envolée pour la Californie afin d’aller à la rencontre de ce mouvement en pleine effervescence. Devenue une krumpeuse convaincue, Nach a signé depuis trois chorégraphies pour différents effectifs. C’est sa toute première qu’elle proposera de découvrir à la suite de Nulle part est un endroit : Cellule, créée en 2019, nimbée de jeux de lumières et de sons empruntés aussi bien à cette danse faite d’éclats et de dureté qu’à un cinéma sibyllin.
SUZANNE CANESSA
Nulle part et un endroit Cellule 23 novembre Pavillon Noir, Aix-en-Provence
Ramona, employée dans une société de nettoyage, voit son quotidien bouleversé lorsque son patron annonce à tous les agents qu’à la suite d’un changement de direction, les salaires vont être revus à la baisse. Elle a 42 ans, huit ans d’ancienneté, et quitte son poste, révoltée. Certes il lui reste les quelques heures qu’elle fait sur le port, relevant les filets ou remplissant des sacs de moules. Pas assez pour survivre. Elle se met à la recherche d’un nouvel emploi. La caméra, nerveuse, la suit, d’agence en bureau : sa colère grandit, ses propos deviennent de plus en plus agressifs. Il y a de quoi ! Sa vie est dure entre un mari qui boit, la brutalise parfois, la trompe. Quant à sa fille, Estrella, qui lui en veut, elle a quitté la maison, s’est installée avec un apprenti boulanger et veut abandonner ses études, ce que Ramona ne peut accepter.
Sans pauses
C’est une vraie course contre la montre qui s’engage pour elle. On pense à Justeunenuit d’Ali Asgari ou Apleintemps d’Éric Gravel. Elle a du mal à respirer, Ramona. La caméra de LuciaC. Pan ne la lâche pas : en voiture, à pied, de chez elle à l’appartement du vieil homme dont elle s’occupe, son nouvel emploi à mi temps. Un espoir pour elle de pouvoir prendre sa vie en main. Seules pauses dans cette vie où elle s’essouffle, les coups de fil à sa copine, une soirée avec elle. Oublier un temps son quotidien, dansant, buvant jusqu’à plus soif. L’interprétation de MariaVasquez dans le rôle de cette femme qui se bat jusqu’au bout pour vivre autre chose que ce qui lui est assigné est remarquable. Et comme le disent les paroles de la chanson qui clôt le film « Femme si fatiguée de te battre, que puis je te dire femme ? Si tu es comme notre terre et notre terre est telle que toi ? On sort du film d’Alvaro Gago à bout de souffle !
ANNIE GAVA
Matria, le premier long métrage d’Alvaro Gago, était en compétition au festival Cinehorizontes, Marseille.
En salles le 14 février 2024
Ses mises en scène de Brecht, Nancy Huston, Dubillard, Copi ou Koltès restent dans la mémoire des spectateurs de la région : elle fait partie de ces grands artistes que Marseille n’a pas su garder.
Son histoire avec la deuxième ville de France est rocambolesque, et douloureuse. Après l’avoir nommée directrice de La Criée en 2013 puis remplacée brutalement par Macha Makeïeff, le Ministère et la Ville de Marseille lui avaient construit le théâtre de la Friche de la Belle de Mai en compensation… sans lui donner les moyens de le faire fonctionner.
Attachée à Marseille, c’est avec enthousiasme mais le cœur serré qu’elle était partie à Bordeaux prendre la suite de Dominique Pitoiset à la direction du l’Ecole Supérieure Nationale et du CDN. Qu’elle a profondément changé, en démocratisant et rajeunissant spectaculairement le public, en programmant les grands metteurs en scène français, et énormément de femmes et de jeunes qu’elle aidait en production, remettant ainsi Bordeaux dans le circuit national des scènes publiques.
Dix ans après, à 68 ans, il n’est plus question de reprendre la direction d’un lieu, fonction qui selon elle doit « obéir au droit du travail », et cesser à l’âge de la retraite. Laisser la place aux nouvelles générations d’artistes et d’auteurices est pour elle essentiel, et sa programmation dans son Centre Dramatique l’a suffisamment démontré.
Elle « réactive » donc sa Compagnie Parnas, avec 150 000 euros de subventions annuelles de l’État, attribués aux artistes qui quittent la direction d’un CDN et dont le répertoire tourne. Car elle revient avec des idées plein la tête et des spectacles déjà produits, dont Le Rouge et le Noir et Herculine. Dans ses bagages des décors, des comédiens fidèles, une expérience de pédagogie de l’acteur irremplaçable, un attachement et une connaissance des opérateurs, des scènes et des publics de la région.
Espérons que, dix ans après, à l’heure où les femmes artistes ont enfin un peu plus de places et de financements, le territoire qu’elle a adopté – elle se définit comme « rurale et ardéchoise » – saura l’accueillir à la hauteur de son talent.
AGNÈS FRESCHEL
À livre ouvert
Le Rouge et le Noir adapté à la scène par Catherine Marnas est une grande relecture du chef d’œuvre de Stendhal. Totalement fidèle, et complètement personnelle
Julien Sorel est-il le modèle littéraire des transfuges de classe ? Une citation d’Édouard Louis projetée avant l’ouverture du spectacle le suggère, comme l’entrée en matière par la fin, le discours de Julien Sorel à l’issue de son procès : « Messieurs, je n’ai point l’honneur d’appartenir à votre classe, vous voyez en moi un paysan qui s’est révolté contre la bassesse de sa fortune. »
D’entrée la lecture romantique de Stendhal est mise à mal, pour une vision plus complexe, réaliste voire matérialiste, du personnage et de l’époque. Les rapports amoureux y dépendent des rapports de classe et du poids du clergé, des hiérarchies qu’impose la vieille aristocratie dans une société réactionnaire : on est 1830, en pleine Restauration, réaction au sens propre à la Révolution et à l’Empire.
Lecture historique, l’adaptation de Catherine Marnas ne cherche pas à moderniser l’intrigue, mais parle pourtant de notre époque à chaque instant. Par la liberté des personnages féminins, leur sensualité, leur soif de jouissance et de liberté ; par la critique appuyée du clergé et de la religion ; par les motivations d’ascension sociale qui sont autant de tentatives de sortir de la pauvreté et d’affirmer l’égalité. Le Rouge et le Noir, classique de la littérature, retrouve sa force, à livre ouvert. Le scandale de sa parution, rappelé au début du spectacle, en est comme ravivé.
Sans réserve
Il est rare qu’un spectacle vous laisse sans réserve et se déroule, plus de deux heures durant, sans fausse note ni moments faibles. Là tout est juste et fort : la scénographie sans ostentation de Carlos Calvo, avec un proscénium et de simples projections sur des pendrillons translucides, décline les espaces, de la ferme paternelle à la prison en passant par le riche décor de la maison aristocratique ou de la chambre bourgeoise. Les comédiens sont tous les cinq formidables, drôles, émouvants, jamais convenus, surprenants, profonds. Jules Sagot campe un Julien Sorel qui se veut froid mais sans cesse, à fleur de peau, laisse voler ses mains et couler ses larmes. Bénédicte Simon est une madame de Rénal débordante de tendresse et de sensualité, constamment émouvante. Laureline Le Bris invente une Mathilde féministe, loin des caricatures cérébrales qu’elle pourrait susciter. Simon Delgrange et Tonin Palazzotto incarnent tous les autres, monsieur de Rénal, le père Sorel, le père de la Mole, les curés, avec une souplesse et une drôlerie constante.
Car on s’amuse beaucoup des travers de cette société si artificielle, de ses valeurs et rigidités qui empêchent de vivre l’amour. La critique sociale, matérialiste, n’empêche ni le rire, ni les sentiments de vibrer d’un bout à l’autre du spectacle. Surdoué, frustré, sans mère, Julien est un hypersensible qui s’ignore, qui ne reconnaît pas l’amour qu’il éprouve, qui ne voit pas celui qu’il suscite chez deux femmes follement éprises. Sa mort, tragique, inspirée d’un fait réel, dit autant l’impossibilité de changer de classe que celle d’aimer et de jouir. Eloge des sens très elliptique dans le roman, que la mise en scène et la présence des corps fait éclater d’évidence.
AGNÈS FRESCHEL
Le Rouge et le Noir a été créé au Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine du 7 au 17 novembre. Il sera joué dans les CDN de Tours, Angers, Béthune…