Si l’on a appris avec tristesse l’annulation du festival Caravansérail il y a quelques semaines, le Théâtre Sylvain – qui fête son centenaire – sera quand même au cœur de la vie culturelle marseillaise cet été. Et ça commence avec un acteur de taille. Le Molotov, la salle hyperactive du cours Julien, propose deux belles soirées ces 8 et 9 juin prochains. La première invite La Yegros, artiste argentine installée à Montpellier, elle souffle une cumbia moderne faite de sonorité traditionnelle et de rythmiques électroniques. En première partie, le thème est respecté, puisqu’elle convie les maîtres de cette musique colombienne à Marseille avec La Cumbia Chicharra.
Le lendemain, c’est une légende qui s’invite dans l’écrin de la Corniche. Au départ chanteur de mariage, Omar Souleyman célèbre depuis ses débuts en1994 dans le nord de la Syrie l’alliance du dakba et de l’électro. Une union aussi fascinante que survoltée, qui a déjà fédéré les festivaliers des plus grands rendez-vous internationaux (Glastonbury, South by Southwest…). Avant lui, on retrouve les non moins intéressants Biensüre, qui eux aussi produisent un subtil mélange mélodique, entre psychédélisme et musiques traditionnelles truque, kurde et arménienne.
NICOLAS SANTUCCI
La Yegros et La Cumbia Chicharra 8 juin Omar Souleyman et Biensüre 9 juin Théâtre Sylvain, Marseille lemolotov.com
Le trio ? Vous en êtes certains ? Mais c’est le Quatuor Ébène ! Bien sûr, ce quatuor fondé en 1999 par le violoniste Pierre Colombet connaît des succès planétaires, mais cette formation sait parfois se restreindre en nombre pour aborder d’autres répertoires. Salon accueillait donc le Trio Ébène, dans le cadre des concerts égrenés tout au long de l’année en attendant le point fort de l’été par le Festival international de musique de chambre de Salon-de-Provence.
Aux côtés de Pierre Colombet, le violoncelle de Raphaël Merlin et le piano d’Akiko Yamamoto (formée entre autres par Éric Le Sage) interprétaient dans l’écrin du théâtre Armand deux œuvres exigeantes, le Trio en la mineur de Maurice Ravel et le Trio pour piano et cordes n° 1 en si majeur opus 8 de Johannes Brahms. L’histoire du Trio de Ravel est marquée par les débuts de la première guerre mondiale : commencé avant la déclaration des hostilités, le 3 avril 1914, il sera achevé en août de la même année à Saint-Jean-de-Luz (le compositeur est mis à distance du conflit dans un premier temps, car exempté du service militaire en raison de sa constitution fragile et de sa petite taille). La composition rapide de l’œuvre est due à sa lente gestation (il mûrissait déjà l’idée de cette pièce en 1908), mais la tonalité est profondément liée au contexte tragique des affrontements qui déchirent alors le monde. Ravel écrivit à ce propos : « j’ai traité (mon Trio) en œuvre posthume. Cela ne veut pas dire que j’y ai prodigué le génie mais bien que l’ordre de mon manuscrit et les notes qui s’y rapportent permettraient à tout autre d’en corriger les épreuves ».
La beauté du contraste
La forme classique de la sonate en quatre mouvements offre une charpente sans doute rassurante pour le musicien qui y greffe ses références personnelles. L’ancien zortziko basque (littéralement « le huit », poème traditionnel largement représenté dans les joutes oratoires ou deux « bertsolari » (poètes) improvisent leurs vers avec un sens aigu de la répartie, ou danse mesurée à cinq temps) anime le premier mouvement, Modéré, tandis que le deuxième mouvement, le scherzo, est composé sur la forme du pantoum (cette forme poétique d’origine malaise que l’on retrouve dans Harmonie de soir de Baudelaire). « On sait que dans ce genre de poème, disait Ravel, deux sens formant contraste doivent se poursuivre du commencement à la fin »… Une basse obstinée anime la danse ancienne qu’est la Passacailleavant l’éclosion orchestrale du Final, embrasement virtuose où les musiciens s’emportent en trilles, phrases arpégées, qui placent ce trio parmi les plus beaux jamais écrits. (Il a inspiré aussi les cinéastes, le premier mouvement a été utilisé par Claude Sautet dans Un cœur en hiver et le troisième par Alejandro González Iñárritu pour Birdman).
Johannes Brahms écrivit son Trio pour piano et cordes n° 1 en si majeur opus 8 durant l’hiver 1853-1854, il a alors une vingtaine d’années. Mais les doutes l’assaillent quant à la qualité de l’œuvre, il va la récrire, la retravailler, presque quarante ans après sa composition ! « Je n’ai pas coiffé de Trio d’une perruque, je me suis contenté de le peigner et d’arranger légèrement ses cheveux », expliqua-t-il à son ami, maître de chœur, Julius Grimm. Le regard du musicien au sommet de son art se pose ainsi sur le travail de sa jeunesse, resserre les envolées, change certains thèmes, conserve les souples envolées lyriques, rend plus poignantes les mélodies que le violoncelle étreint, déplace la tonalité majeure du début en un poétique mineur. Les instrumentistes offrent ici toute la palette des émotions, transfigurent la partition en or vivant. Le bis ardemment réclamé offrira un passage de Ravel (deuxième mouvement du Trio) le maître des inventions. Escale sublime en attendant l’été.
MARYVONNE COLOMBANI
Trio d’Ébène a donné ce concert le 16 mai au théâtre Armand, à Salon-de-Provence.
La quinzième édition des Eauditives, ce festival de poésie (éditions, performances, présentations, rencontres, conférences, créations…) organisé par les éditions Plaine Page et ses fondateurs, Éric Blanco et Claudie Lenziconsacre une journée aux écritures sourdes, donnant une résonnance particulière au terme « eauditives »
Au cours de cette journée, un temps fort était consacré à la venue de l’un des pionniers de la langue des signes en France et du Réveil des sourds*, Victor Abbou, pour la présentation de son livre paru en 2017 chez Eyes Editions, Une clé sur le monde (édition bilingue, car outre le texte plus de deux heures de vidéo en langue des signes sont disponibles grâce au QRCode). D’emblée, « l’entendante » que je suis est intriguée par le préambule qui spécifie que ce livre a été transcrit par la fille de l’auteur, Katia Abbou, traductrice et interprète en LSF (langue des signes française). Pourquoi écrire serait compliqué, pourquoi passer par une traduction ? Peu à peu l’ouvrage livre ses réponses : le « langage » sourd devient une langue, non mimétique du français, structurée, avec sa grammaire propre, son lexique et même sa graphie (en 1983 naît le premier tome du dictionnaire LSF).
Reprenons au début, Une clé sur le monde est construit sur une double narration, celle, intime de la vie de Victor Abbou et celle plus générale qui brosse un panorama historique de l’histoire de la communauté sourde. Les deux récits s’éclairent l’un l’autre, l’auteur appartenant à une période charnière, le moment où en France est née une reconnaissance des spécificités de communication et où a été établie, avec d’immenses difficultés (et tout n’est pas encore gagné !), la possibilité d’accéder à tous les métiers, toutes les formes de connaissance, d’expression, d’art… Ce témoignage est doublement précieux car il apporte des précisions, des éléments vécus, qui sont ignorés du grand public, par exemple le fait d’imposer juste quelques corps de métiers aux sourds, leur internement pour démence alors que la plupart du temps, ils sont simplement incompris car personne n’est capable de les traduire.
Libérer l’expression sourde
On suit l’enfant Victor, à neuf ans, amené dans une école (il n’a jamais été scolarisé encore) destinée aux malentendants, il ne comprend pas ce qui lui arrive : on le vêt de l’uniforme de l’institution, son père le laisse… Il pleut, un enfant lui fait un signe afin qu’il le suive, et répète un autre signe pour désigner le lieu où ils vont s’abriter pour jouer, le préau. La connexion se fait entre le signe et ce qu’il désigne… « Mon plus beau cadeau d’anniversaire, sourit-il, la lumière se fit dans mon esprit. […] Je mettais enfin du sens sur ce qui s’offrait à mes yeux. Des possibilités infinies se profilaient devant moi. » Cette prise de conscience est celle de l’enfant, elle sera aussi celle de l’adulte grâce à des rencontres majeures, celle d’Alfredo, de Bill, de Jean Grémion, Emmanuelle Laborit, plus tard.
Les méthodes américaines tellement en avance alors que les premiers travaux qui ont « libéré » les sourds avaient été menés en France (depuis l’Abbé de l’Épée), viennent apporter une réconciliation avec la langue des signes et libèrent l’expression sourde (depuis les débuts du XXe siècle, on préfère « l’oralisation » et la lecture labiale, la langue une et indivisible de l’État français renie alors toute autre langue). L’International Visual Theatre, l’IVT, dédié à la langue des signes prend une importance capitale en faisant la démonstration éblouissante de la finesse et de la palette nuancée de la LSF. « L’IVT a fait tomber nos chaînes », explique Victor Abbou. La conquête de la langue entraîne une véritable naissance à soi-même, il s’agit d’une véritable libération.
Ce qui est frappant dans ce livre c’est aussi le doute permanent de l’auteur face à ce qui peut lui être proposé. Il n’ose pas enseigner, jouer du théâtre, « écrire », il sera professeur d’université, acteur à l’IVT, excellera en tout. Le carcan des aprioris sur la communauté sourde est lourd !
Une clé sur le monde, illustré par des photographies, des dessins qui expliquent certains signes en LSF, est non seulement un ouvrage passionnant et documenté mais une ouverture sur un monde trop mis à l’écart encore aujourd’hui.
MARYVONNE COLOMBANI
*Réveil des sourds : Le réveil des sourds est un mouvement culturel pour la réhabilitation de la LSF qui a émergé dans les années 1970-80, enclenchant un renversement des valeurs et la naissance d’une culture sourde, appuyé par la revendication du bilinguisme, une reconnaissance identitaire et l’entrée de la communauté sourde dans les rouages de notre société démocratique, sans exclusion de métier ni de fonctions.
Une semaine durant, du 29 mai au 3 juin, la quatrième édition du festival Les Nouveaux Ateliers va déployer son caractère « à la fois tonitruant, artistique, populaire et pluridisciplinaire », selon les mots du maire de Port-de-Bouc, Laurent Belsola. Comme à l’occasion des trois premières manifestations, carte blanche est donnée à des street artistes venus du monde entier, la commune leur ouvrant ses murs. Neuf nouvelles fresques, signées Ana Langeheldt, Aphe, Bims, Clara Langelez, Gris1, Rosy One, Tchader, Xoana Almar et Zeklo, vont s’ajouter à la trentaine déjà réalisées les années précédentes. Chacune renforçant la présence de cet art « totalement libre, gratuit et accessible », qui marque pour l’élu la volonté d’ouvrir la culture à toutes et tous. Et qui, certainement, rend très « instagramables » les rues port-de-boucaines !
Saluons particulièrement le point d’honneur mis par le collectif Lartmada, organisateur du festival, à inviter autant d’hommes que de femmes, de jeunes talents que d’artistes confirmés, qui prennent le temps de s’imprégner de la ville avant d’y apposer leur empreinte. Remy Uno, membre de la direction artistique, se réjouit que les habitants aient désormais l’habitude de voir leurs façades habillées. « Cela nous permet cette année de proposer des artistes aux styles plus radicaux, plus proche du post-graffiti. » Ainsi de Bims, au style explosif, intensément coloré, entre cubisme et abstraction. Ou de Rosy One, dont le travail reste ancré dans les années 1980, quand naissait le hip-hop. Il devrait aussi être fort intéressant de voir œuvrer en direct Aphe, Clara Langelez et Xoana Almar, aux inspirations plus figuratives. Le premier pour son approche méditative de l’art, la deuxième pour ses thèmes reliés à la nature, la troisième, venue de l’anthropologie sociale, pour son humanisme.
Du street art mais pas que
Notez par ailleurs que la semaine sera rythmée par des événements associés : de la rando-croquis à la performance de parkour, en passant par deux spectacles de danse, l’un inspiré par la gestuelle des travailleurs de la mer – marins, dockers, ouvrier de chantiers navals – (compagnie Regard d’Orphée), l’autre sous la forme d’un carnaval déambulatoire mené par la chorégraphe Nathalie Pernette, en partenariat avec le Sémaphore, théâtre de Port-de-Bouc. Un DJ set conclura les festivités, le 3 juin au soir.
GAËLLE CLOAREC
Les Nouveaux Ateliers Du 29 mai au 3 juin Divers lieux à Port-de-Bouc lartmada.com
Le Mucem fête ses dix ans et pour célébrer l’anniversaire, une année entière sera rythmée par autant de rendez-vous. Soit, de juin 2023 à juin 2024, dix occasions pour le public de venir ou revenir dans les divers espaces du Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée. Car, promet Pierre-Olivier Costa, son nouveau président, tout sera désormais entrepris afin de mettre les visiteurs au cœur du projet muséal. Ils sont nombreux à s’être pressés dans la cour pavée du fort Saint-Jean, avoir humé les plantes puissamment parfumées du jardin des Migrations, admiré les altières passerelles ou la résille en béton conçue par Rudy Ricciotti. 1,2 millions de personnes cette année, ce qui en fait « le seul musée national à avoir retrouvé sa fréquentation d’avant Covid ». Pour autant, seulement un tiers pénètrent dans les salles d’expositions, et sur ce tiers, une sur-représentation des catégories socioprofessionnelles supérieures est révélatrice d’importantes barrières culturelles. « Cela ressemble trop aux musées parisiens » observe le président, décidé à changer sensiblement la sociologie des visiteurs, en attirant ceux qui ne sont pas familiers des lieux, de sorte qu’elle soit plus conforme à celle du territoire.
Les dix propositions de l’année anniversaire ont été pensées en ce sens. Le week-end d’ouverture, du 3 au 4 juin, promet des plaisirs variés : une marionnette monumentale, des projections humoristiques, contes, chants a capella, concerts, chorégraphies, lectures, jeux de pétanque et baby foot… Mais aussi un spectacle pyrotechnique du Groupe F, visible de bien loin, et pas moins de trois bals pour la clôture dimanche soir, chacun avec son ambiance, balèti, hip-hop ou raï. En novembre 2023, les enfants âgés de 10 ans issus de tous les quartiers de Marseille seront invités pour une grande boum, et au printemps 2024, de nombreux moments ludiques seront proposés en écho aux expositions, notamment Populaire ?, sur les objets du quotidien, et Images de la Méditerranée, évoquant les imaginaires multiples nés dans le bassin des civilisations antiques.
Autre volonté de Pierre-Olivier Costa, inverser le pourcentage d’œuvres issues de ses propres collections dans les expositions du Mucem, héritier du Musée national des arts et traditions populaires. Puiser dans ses riches fonds, pour valoriser les « objets qui ont façonné nos existences » lui semble gage d’une meilleure accessibilité. Ce sera aussi certainement moins cher que les prêts internationaux.
GAËLLE CLOAREC
Des valeurs à mettre en pratique Pierre-Olivier Costa va devoir, au sein de son établissement, répondre aux salariés d'un prestataire, le groupe Pénélope, qui en assurent les missions d'accueil, contre une rémunération au ras des pâquerettes. Lors de la manifestation du 1er mai dernier, plusieurs d'entre eux brandissaient des pancartes dénonçant précarité et déontologie discordante : « Le Mucem nous exploite-t-il de plus en plus ? », pouvait-on y lire, ou encore « Conférences féministes & dress code sexiste pour les privat', WTF ? » Afin de gagner en cohérence, il faudrait réussir à faire respecter en interne les valeurs d'un musée de société tel que le Mucem. Mais aussi, comme nombre de structures de conservation, s’interroger sur les partenariats privés qui financent une part de son budget : s'afficher avec des multinationales polluantes passe de plus en plus mal auprès du public. « Je n'ai pas vocation à changer le monde économique et industriel, répond le président, quand on lui demande ses intentions à ce sujet, mais recycler le matériel d'exposition, et le choix de nos thématiques, sur la biodiversité par exemple, peut aider à faire bouger les choses ». Cela suffira-t-il ? G.C.
Tour d’alphabet
Voici venu le dernier Abécédaire : depuis cinq ans, la salle des collections au fort Saint-Jean accueillait tous les six mois une sélection d’œuvres issues des fonds du Mucem, en un parcours de A à Z. La première thématique fut L’Amour, en 2018, et Les Maternités va clore le dispositif. Un sujet proposé par la commissaire Caroline Chenu, qui tient à son pluriel : « Le “s” en dit la diversité, qu’il y ait enfantement ou pas ». Le rapport à la mère nous concerne tous, insiste-t-elle, « c’est pourtant assez peu traité dans les musées, et le plus souvent, par des hommes ». Pour la lettre A, comme abandon, allaitement, allocations, aliénation, avortement ou adoption, elle a retenu l’ « Annonciation ». Pour le B, « Berceau » (il y en a 115, en bois, dans les réserves). Le D correspond au « Désir d’enfant », illustré par des ex votos en argent, dont l’un, ample ventre de femme enceinte réalisé par un artisan napolitain au XIXe siècle, évoque l’espoir et la foi dans les sociétés traditionnelles. Q, le « Qu’en dira-t-on », s’appuie sur les clichés visant vieilles filles et filles-mères, ornements d’assiettes en faïence produites en Moselle vers 1860. Le T, c’est la « Tendresse », peinte par une artiste contemporaine, la féministe kurde Zehra Dogan. Et ainsi de suite jusqu’aux lettres difficiles de fin d’alphabet, notamment le X, comme accouchement sous X. Être mère ou ne l’être pas, telle est la question.
G.C.
Les Maternités de A à Z Jusqu'au 2 octobre Mucem, Marseille 04 84 35 13 13 mucem.org
Un ciel gris, presque blanc. De dos face à une jetée et au phare qu’on devine au loin, une fille. Quelqu’un en elle parle, s’adresse à une Absente. C’est ainsi que s’ouvre le thriller Faces cachées. Il se clora au même endroit dans la même lumière, mais la fille se retournera vers la caméra, offrant son visage à la lumière. Le thriller de Christine Molloy et Joe Lawlor s’inscrit entre ces deux plans. Le réalisateur et la réalisatrice se disent passionnés par la perte ou l’altération de l’identité. Un sujet déjà traité par leurs deux films précédents. Le thème croise ici celui du secret de l’adoption et des violences sexuelles. On est en Irlande. Rose (Ann Skelly) est étudiante en médecine vétérinaire. Sa mère adoptive est morte. Elle décide de contacter sa mère biologique, Ellen (Orla Brady), une actrice à succès, qui avait pourtant précisé sur le dossier d’abandon, qu’elle ne désirait pas être identifiée. Plus tard, coiffée d’une perruque, elle jouera Julie pour approcher Peter (Aidan Gillen), un père archéologue qui ne sait rien d’elle. Le film resserré sur le triangle Ellen-Rose-Peter se donne comme un drame sombre et sobre. Chacun de ces personnages reprend un des motifs de l’histoire. Le métier du père qui déterre un passé enfoui tout en niant le sien, renvoie à l’archéologie intime de Rose. Celui de la mère, renvoie au jeu de rôles, aux « faces cachées » de tout un chacun. Qui suis-je ? questionne Rose, et qui aurais-je été si je n’avais pas été abandonnée ? Pourquoi pas la brune Julie qui revivrait le passé d’Ellen ? Le titre anglais Rose plays Julie est en ce sens, plus explicite que le français. Quant au module sur l’euthanasie animale que la jeune femme suit dans le cadre de ses études vétérinaires, il propose la mort comme solution à la douleur.
La violence des sentiments affleure sur les visages des deux actrices superbement photographiés par Tom Comerford. Elle implose plus qu’elle explose dans ce cold case silencieux et épuré.
« Quelle que soit la distance qui nous sépare, rien ne peut m’empêcher de t’aimer » dit Akiko Yano dans Love life, la chanson populaire qui donne son titre au film de Kōji Fukada. Et c’est bien cette distance dans le temps et l’espace que met en scène avec subtilité le réalisateur japonais. Le proche et le lointain, l’ici et l’ailleurs. Le sentiment de perte qui infuse les vies et les répliques des séismes passés qui bouleversent le présent.
Taeko (Fumino Kimura) et Jiro (Kento Nagayama) vivent dans un petit appartement situé dans une résidence périurbaine, avec Keita, le petit garçon que Taeko a eu d’une première union. L’enfant est beau, malicieux, champion national junior du jeu de stratégie Othello dont les pions réversibles, blancs ou noirs, préfigurent les retournements dramatiques qui suivront. L’enfant est choyé, aimé par Jiro qui le considère comme son fils. Un bonheur domestique sans autre nuage que l’hostilité des parents de Jiro qui habitent l’immeuble en face et n’ont jamais pardonné à Taeko, mère célibataire, d’avoir évincé la première compagne de leur fils. Durant la fête d’anniversaire du père de Jiro, organisée par son fils et sa bru -avec ballons colorés et surprise, un drame terrible va briser le fragile équilibre familial, maintenu grâce à la politesse japonaise et à la patience des femmes. D’autant que réapparaît Park, le père biologique de Keita, un Coréen SDF et sourd que Taeko employée des services sociaux et maîtrisant la langue des signes, accepte d’ aider dans ses démarches administratives. Et, qu’à l’occasion du déménagement de ses parents, Jiro reprend contact avec son ex qui n’a jamais digéré leur rupture. Double déstabilisation qui donnera lieu à deux échappées : celle de Taeko en Corée du Sud, celle de Jiro sur les lieux de ses premières amours. Pour mieux revenir dans ce petit appartement qui a enserré les personnages dans un bonheur apparent et normé, nimbé d’une lumière chaude. Chaque objet participe de l’écriture du film : les trophées de Keita, le damier du jeu au nom de tragédie shakespearienne, les bibelots, les dessins d’enfant, les photos, le linge au balcon, et le disque brillant d’un DVD suspendu, qui éloigne les oiseaux et peut-être les esprits. Après Harmonium (Prix du Jury Un Certain regard à Cannes en 2016) L’Infirmière (2020) et Hospitalité (2021) le réalisateur nippon confirme son talent pour ouvrir et explorer les fêlures des histoires de famille. Brosser des portraits de femmes aussi. Ici Taeko, abandonnée autrefois avec son bébé, qui encaisse les violences de son beau-père, de son ex compagnon et les coups du sort, discrète et impassible jusqu’au cri qui sort d’elle comme la lave du volcan.
Mis en scène au cordeau, Love life sélectionné à la dernière Mostra de Venise, joue sur la rétention des sentiments et parle à voix douce de notre solitude dans l’amour et la mort.
ELISE PADOVANI
Présenté en avant-première le 1er juin au cinéma Les Variétés dans le cadre du mois japonais, avec une rétrospective de l’œuvre de Kōji Fukada, le film sera en salles le 14 juin
@Copyright 2022 LOVE LIFE FILM PARTNERS & COMME DES CINEMAS
Chaque premier week-end de juin, la scène nationale de La Passerelle sort de ses gonds avec le festival Tous dehors (enfin !). En 10 ans, le festival s’est assis comme un rendez-vous incontournable de l’espace public à échelle de la région Sud, cultivant ses singularités : une programmation exigeante et populaire, une appétence pour les fantaisies paysagères, et désormais des coproductions. L’intérêt que nourrit Philippe Ariagno, son directeur, pour la création hors les murs, s’exprime aussi tout au long de la saison, notamment via le dispositif Curieux de nature, qui offre aux artistes un terrain de jeu dans les Hautes-Alpes environnantes. Durant le festival, c’est le Domaine de Charance qui est investi, cette année avec une balade magique à arpenter à la lampe torche, le soir venu. Dans les rues de Gap et au coeur de son verdoyant parc de la Pépinière, place à un soulèvement poétique d’envergure, la reconstitution live d’un film de haute montagne, du cirque et des parades nuptiales, mais aussi des micro conférences irrésistibles sur le grand tout et surtout le petit rien… Allez ouste, tous dehors !
Zébuline. Comment s’aborde cette date anniversaire ?
Philippe Ariagno. Le festival arrive à sa phase adulte, avec un succès public au rendez-vous. Cette première grande ligne droite a été accomplie brillamment, on ne peut que s’en féliciter ! Mais l’avenir n’est pas aisé à imaginer : c’est une sacrée lutte d’organiser un festival des arts de la rue sans recettes, une gageure de maintenir des propositions gratuites. Il devient vraiment compliqué de continuer à imaginer une saison et un festival de cette ampleur avec des moyens qui stagnent. Or, un festival rural et de montagne, dans une région essentiellement dotée culturellement sur son littoral, ce n’est pas anodin ! Les spectateurs affluent désormais de tous les départements voisins : Bouches-du-Rhône, Drôme, Isère, Savoie… Mais je ne regrette pas d’être sorti de mes murs, le festival s’est installé dans les esprits et sur le territoire, c’est une belle récompense. Depuis deux ans, nous programmons aussi des créations de spectacles que nous co-produisons, dont certains ont été accueillis en résidence : cette année, La Méandre, Le Thyase et Micro Focus. Je vais essayer de le faire systématiquement chaque année, au moins sur une création.
Quels sont les temps forts de cette édition ?
La Méandre constitue la grande forme fédératrice : un ciné concert grand format, dont les spectateurs peuvent arpenter les décors ! En piste, deux musiciens et un dessinateur – Arthur Delaval, qui proposait sa petite forme Avion papier en 2019. Nous accueillons aussi des compagnies locales : dans le Domaine de Charance, Micro Focus propose une excursion nocturne sensitive et magique, tandis que la compagnie Erdo pose son adaptation des Liaisons dangereuses sur un terrain de sport. Parmi les autres propositions croustillantes : Mythogénie, la création de Maëlle Malys, qui avait présenté en 2021 Les leçons impertinentes de Zou. Cette nouvelle forme de « théâtre imprévisible » explore un registre totalement différent ! Ou encore Taroo de la Compagnie Zid : une petite forme de théâtre quasi invisible qui oscille entre parkour et acrobaties, dans lequel l’artiste franco-marocain Saïd Mouhssine endosse le bleu de travail du balayeur, à qui on demande de laisser la place ! Xavier Machault, leader du groupe Pelouse, propose pour sa part le savoureux entresort Only you : une chanson d’amour chantée droit dans les yeux d’un seul spectateur, en tête à tête dans une boîte ! Cette année, nous tenons aussi une guinguette, autour du kiosque du parc de la Pépinière.
Le monde carcéral et les artistes qui ont eu l’occasion d’y travailler le savent : être acteur, pour des détenus, est une expérience irremplaçable qui les rend à nouveau visibles et, certains le disent, « vivants ». Olivier Py à Avignon, Joël Pommerat à Arles, mais aussi les compagnies Sur le Fil ou Lieux Fictifs ont, dans la région, porté des projets remarquables mais Valérie Dassonville, directrice et créatrice du festival Vis-à-Vis en Île de France, en explique la spécificité : il s’agit de créer des spectacles et des films dans tous les établissements pénitentiaires de la région Sud et de la Corse, du centre pénitentiaire de Borgo à la maison centrale d’Arles, réservée aux longues peines. Et de les montrer en public au théâtre, dans le cadre sublime de Châteauvallon, comme d’autres créations théâtrales. Avec billetterie et réservation (5 euros).
Encadrés par des metteurs en scène, réalisateurs ou chorégraphes professionnels, les détenus proposent des œuvres d’une grande ambition, qu’ils ont écrites ou adaptées.
Ainsi le 31 mai le centre pénitentiaire de Borgo accompagné par la Cie Premier acte s’interroge sur la culpabilité du loup dans les contes, tandis que la maison centrale d’Arles parle d’une tempête qui a emporté les visages.
Évasion sensible
Le 1er juin les femmes des Baumettes montent sur scène pour partager leurs histoires en musique, accompagnées par les musiciennes et comédiennes du Fitorio théâtre, puis les détenus de la maison d’arrêt de Digne-les-Bains jouent une adaptation du roman d’André Chédid, L’autre, ou l’histoire d’un sauvetage après un tremblement de terre (Cie Totem) ; la soirée se conclut par la projection d’un film où les détenus de Gap et de Digne-les-Bains s’expriment sur leur sentiment d’exister.
Le 2 juin, la maison d’arrêt de Draguignan livre ses slams et ses danses hip-hop, improvisations travaillées et encadrées par le Théâtre du Lézard ; enfin la maison d’arrêt de Nice, accompagnée par la Compagnie Humaine, présentera une création sonore et chorégraphique qui veut rendre sensible, par les corps et les sons, les vécus personnels.
Autant d’incursions vers des univers qui permettent aux détenus d’échapper au réel carcéral, de s’évader en esprit. Et aux spectateurs d’approcher de la réalité sensible de l’enfermement.
David Bobée, actuel directeur du Centre dramatique national de Lille, est cofondateur du collectif Décoloniser les arts et a toujours veillé à la visibilité des personnes racisées sur les scènes de théâtre. Aussi, quand il annonce la création, avec son complice Ronan Chéneau à l’écriture, d’un spectacle intitulé Ma couleur préférée, on sait que son spectacle sera politique. Et qu’il aura du sens a une époque où l’extrême droite et le racisme sont de plus en plus ancrés dans une part importante de la population.
L’énergie, la générosité et la beauté de Ma couleur préférée font visiblement sauter tous les verrous. Le public, populaire, de tous les âges, applaudit debout et crie son enthousiasme, parfois bruyamment pendant le spectacle. Comment en serait-il autrement ?
Bousculer les préjugés
Grâce aux vidéos projetées et au décor qui déplie habilement ses pop-up, l’expérience sensorielle vécue par le public est stupéfiante. Par tous les publics, puisque la représentation était adaptée en langue des signes française, avec une intégration inédite de la traductrice sur scène, comme un personnage muet mais très dansant. Les trois acteurs Steven Lohick Madiele Ngondo, Shade Hardy Garvey Moungondo et Orlande Nataeli Zola, d’origine congolaise, passent du gris pollué de Paris au blanc de la lune, et surtout aux décors merveilleux empruntés à van Gogh ou Klein, aux Voyelles de Rimbaud, aux matières pures, aux couleurs déclinées.
Ils dansent, bougent, chantent, jouent, avec enthousiasme, et bousculent sans insistance les préjugés liés aux couleurs : le bleu indigo était produit par des esclaves, le rose était pour les grecs une couleur plutôt virile, le jaune, couleur des gilets et des cocus, était la cœur de la noblesse romaine, le rouge, couleur de la révolution, fait véritablement accélérer les battements du cœur et des paupières, le vert dit aujourd’hui nos inquiétudes pour la vie future… On apprend, on admire, mais on entend aussi que préférer une couleur, loin d’être un choix subjectif, est une construction historique et sociétale.
Au terme de ce voyage, on atteint le noir. La peur du noir, la négativité, les monstres fantasmés. Très légèrement la couleur de peau des acteurs est évoquée. C’est alors que la conclusion surgit, aux couleurs de l’arc en ciel, des LGBTQIA+ mais aussi des préférences de tous, et de l’égalité. Vécue en musique, en danse et en enthousiasme !
AGNÈS FRESCHEL
Ma couleur préférée Du 5 au 7 décembre La Criée, théâtre national de Marseille