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« La Zone d’intérêt », holocauste ordinaire

Lauréat du Grand Prix au Festival de Cannes, Jonathan Glazer plonge avec son dernier long-métrage dans l’horreur concentrationnaire

On sait quelle suspicion accompagne toute représentation cinématographique des camps de de la mort. C’est cependant loin de toute littéralité que Jonathan Glazer a élaboré La Zone d’intérêt. Ce récit, inspiré d’un roman de Martin Amis avec lequel il prend cependant ses distances, demeure soucieux de mobiliser davantage les possibles du cinéma que de la narration à proprement parler. Plus de dix ans après le vénéneux Under the skin, le réalisateur britannique s’attaque en formaliste et en plasticien à cette histoire sordide, narrant le quotidien d’une famille nazie installée à quelques mètres d’une « zone d’intérêt », celle d’Auschwitz I.

Rudolf Höss (Christian Friedel, aperçu entre autres dans Le Ruban Blanc) et son épouse (la Sandra Hüller inoubliable d’Anatomie d’une chute) sont bien conscients de l’horreur qui se déroule par-delà leurs murs. Horreur dont témoignent les sons et les nuages de fumée se frayant parfois un chemin dans leur jardin impeccablement ratissé, où leurs enfants et invités s’affairent à différents jeux et échanges badins. Les époux Höss participent même activement à l’extermination en marche : le commandant SS, ici sciemment nommé quand Martin Amis préférait lui prêter un autre patronyme, ayant supervisé non seulement la gestion du camp, les déportations successives et les vagues successives d’exécution.

Regard juste

Dans de vastes décors vides de techniciens et reconstitués en Pologne non loin du camp originel, les comédiens filmés en plans larges errent en propriétaire, plaisantent avec leurs amis et voisins, sadisent une prisonnière devenue domestique à la moindre humeur. Nul besoin de montrer le camp et ses déportés, gardés hors champ, pour susciter ici un effroi inédit. C’est toute la banalité du mal, chère à Arendt mais aussi, plus récemment, à Chapoutot, qui explose à la face du spectateur. À rebours de tout sensationnalisme et de tout démonisme à la Littell, on découvre l’époux Höss faire la lecture à ses enfants, le soir, d’Hänsel et Gretel. L’affection que le bourreau prodigue à son cheval, ou à un chien de passage, demeure troublante. Mais les images qui hanteront le plus longtemps demeurent celle de l’épouse ravie d’essayer avec gourmandises le manteau de fourrure d’une femme tout juste assassinée. Si ces bourreaux-là nous terrifient, c’est bien parce que leur petitesse et leur ignominie nous semblent plus proche et plus familière que jamais. Et ce d’autant plus que La Zone d’intérêt brille par la justesse de son regard, et la distance adéquate qu’elle sait dresser entre son sujet, ses personnages et son public. Un grand film, en somme.

SUZANNE CANESSA

La Zone d’intérêt, de Jonathan Glazer
En salles le 31 janvier

Suzanne Canessa
Suzanne Canessa
Docteure en littérature comparée, passionnée de langues, Suzanne a consacré sa thèse de doctorat à Jean-Sébastien Bach. Elle enseigne le français, la littérature et l’histoire de l’Opéra à l’Institute for American Universities et à Sciences Po Aix. Collaboratrice régulière du journal Zébuline, elle publie dans les rubriques Musiques, Livres, Cinéma, Spectacle vivant et Arts Visuels.
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