samedi 19 avril 2025
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Mâle du siècle

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« Ne pensez jamais qu’un homme est autre chose qu’un sexe en quête de plaisir. » Cette sentence parmi d’autres éhontées Confessions d’un hétérosexuel légèrement dépassé devrait nous alerter. Mais parce qu’elle émane d’un Frédéric Beigbeder affable, d’autant plus convaincant qu’il admet volontiers ses limites et excès, et d’autant plus pernicieux qu’il sait se montrer charmant et déférent, elle ne provoque pas le scandale attendu. La bienveillance, ou du moins la mollesse de l’accueil fait à ce pensum a de quoi déconcerter. Elle abasourdit lorsqu’elle provient de professionnelles des médias, promptes au rire complice et à la réprobation enjouée lorsqu’une petite piqûre de rappel sur les amitiés questionnables de l’auteur, notamment avec Gabriel Matzneff, s’imposerait. L’auteur quinquagénaire, venu vanter les bienfaits du catholicisme et questionner jusqu’à l’existence du patriarcat, n’aurait-il rien perdu de son charme légendaire ? Ce n’est pas ce dont de nombreux témoignages, faits pour la plupart à visage découvert, viennent attester. On y entrevoit plutôt une conception de la séduction que l’on croyait disparue avec #metoo : celle qui ne distingue pas lieu de drague et rencontre professionnelle, celle qui, du propre aveu de l’auteur, « scanne comme un rayon X » chaque femme croisée, en toutes circonstances. Sous le vernis glamour de la rive gauche parisienne, on n’est jamais pas très loin des grognements d’un Gérard Depardieu.

Sortir du silence
Il en aura cependant fallu du temps, pour dire l’ampleur des violences auxquelles le bien-nommé monstre du cinéma français a confronté de nombreuses victimes. Tout était pourtant déjà là, sous nos yeux : cette plainte déposée en 2018, volontiers disqualifiée par la profession, malgré des captations vidéo ; ou encore cet extrait du making-of des Fugitifs, où l’acteur s’empare d’une maquilleuse pour l’embrasser de force. Rares sont ceux qui avouent avoir eu connaissance de tels agissements, ou avouent avoir préféré se taire. On devine qu’ils sont pourtant nombreux. Et on espère qu’ils ne sont, eux aussi, que les vestiges du temps d’avant. Et non pas les prémices d’un retour à l’ordre se faisant pourtant prégnant : dans la pseudo-littérature branchée comme dans notre cinéma ; dans la culture pop comme dans l’intime et le commun. 

SUZANNE CANESSA

« Sur L’ Adamant », un doc en or

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Les Films du Losange

Un homme chante La bombe humaine de Téléphone. « Je vois à l’intérieur des images, des couleurs / Qui ne sont pas à moi qui parfois me font peur. Sensations qui peuvent me rendre fou. » Et bien, pour ceux qui parfois ont ces sensations, il y a un lieu, un bâtiment flottant, sur la Seine, quai de la Rapée qui les accueille. Un bel endroit aux boiseries chaudes, aux nombreuses fenêtres ouvrant sur le fleuve. Un centre de jour qui fait partie du pôle psychiatrique Paris centre, un lieu vivant, atypique, dans lequel s’est immergé Nicolas Philibert durant plusieurs mois. Et 27 ans après avoir tourné à la clinique de La Borde La moindre des choses, il nous fait partager dans son nouveau documentaire, Sur l’Adamant, le quotidien de patients et de soignants sans blouse blanche, ni seringue à la main qu’on a parfois du mal à distinguer… remettant en cause nos clichés.

Chanson bulgare et Axel Bauer

Ensemble, ils élaborent un ordre du jour, accueillent les nouveaux, élaborent le projet d’un festival de cinéma, proposent des sujets de discussion. Ensemble, on commente les dessins de l’atelier de peinture, on glane dans des poubelles des fruits qui deviendront des confitures dans l’atelier cuisine… Sur la Seine, voguent les péniches. Une dame confie combien ses amis lui manquent, une autre regrette de ne pouvoir récupérer sa fille placée en famille d’accueil. Une femme bulgare fredonne doucement une chanson de son pays, les larmes aux yeux. Un homme, au piano chante Personne n’est parfait (d’Axel Bauer). Un autre parle de ses réincarnations et de sa grande histoire d’amour de 2017, de son écriture dictée par son inconscient. Certains interpellent gentiment Nicolas et Éric, son assistant, une belle preuve de confiance. Certains avouent leur peur, l’un des gens qui font du bruit, un autre des regards qu’il croise dans la rue… Un lieu qui expérimente, qui prend des risques, qu’il faut montrer à une époque où la situation de la psychiatrie publique s’est considérablement dégradée.

« J’ai toujours été très attentif et très attaché  au monde de la psychiatrie. Un monde à la fois dérangeant et j’ose le dire comme ça, très stimulant : il nous donne constamment à réfléchir sur nous-mêmes, sur nos limites, nos failles, sur la marche du monde. La psychiatrie est une loupe, un miroir grossissant qui en dit long sur notre humanité. Pour un cinéaste c’est un champ inépuisable », explique le réalisateur.  Sur l’Adamant, se termine sur un très beau plan du bâtiment dans le brouillard, « une sorte d’éloge du flou. Un brouillage des contours. Sous-entendu : de cette sacro-sainte normalité. » Le film est le premier volet d’un triptyque. À suivre donc…

ANNIE GAVA

Sur l’Adamant, de Nicolas Philibert
Sorti 19 avril

Ce film a remporté l’Ours d’or à la Berlinale 2023, qui s’est tenue du 16 au 26 février 2023 à Berlin.

« Le destin des contes, c’est d’être sans cesse réinventés »

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Karine Mazel © X-DR

Zébuline. À en croire le titre de votre spectacle, vous n’êtes pas très fan de Charles Perrault…

Karine Mazel. Je ne souhaite pas faire son procès ! Mais même si ses contes sont d’une réelle qualité littéraire, je ne m’y réfère quasiment jamais. Notamment parce que Charles Perrault lui-même n’y vouait pas un grand intérêt. Au point qu’il n’avait pas signé ses contes de son nom, mais de celui de son fils. Ce mépris pour les contes est par ailleurs ancré dans son époque. Le conte de tradition orale, que je préfère qualifier de conte merveilleux, ne se destine pas aux seuls enfants, mais bien aux adultes. Perrault les a entendus narrés par la nourrice de ses enfants, qui était très présente car il avait perdu son épouse très jeune. Il les pose alors sur le papier, en conformité avec la morale de l’époque. Les contes se destinent aux plus jeunes, qu’il faut éduquer : ils se concluent sur des morales précises, qu’ils illustrent. La littérature orale est alors le propre du peuple, alors que l’écrit est réservé aux lettrés. Perrault méprise le genre tout comme il méprise le peuple : ils sont ignorants, naïfs, simples … et se doivent d’être formés, d’être cultivés par les nobles, les savants ! 

Il y a d’ailleurs souvent un décalage entre la substance et le propos de l’histoire, et sa morale une fois transcrit à l’écrit.
C’est notamment flagrant lorsqu’on lit Le Petit Chaperon Rouge. Si l’on en croit Perrault et sa morale, tous les hommes sont des prédateurs, et les jeunes femmes des proies à protéger. Mais la symbolique du conte oral demeure, notamment avec ce motif de la cape rouge. C’était en effet un vêtement à la mode pour les courtisanes, qui dit quelque chose du désir de la jeune fille : un peu comme si on représentait aujourd’hui cette jeune fille avec un string qui dépasserait d’un jean très moulant. On a là une complexité, une ouverture qui est étrangère à Perrault et qui est propre au conte. Les contes ne sont jamais simplistes : leur construction dramaturgique est simple, en apparence ; mais ce sont des formes ouvertes. Le destin des contes, c’est d’être sans cesse réinventés.

Sur votre chaîne YouTube, on vous entend vous disputer avec une amie imaginaire, Isa. Celle-ci reproche aux contes leur sexisme, leur archaïsme… Et vous, vous les défendez. Pourquoi ?

Je suis devenue conteuse parce que je me suis intéressée, dès mon plus jeune âge puis au fil de ma formation de comédienne, de dramaturge et de psychologue, à la tradition orale : c’est une matière qui m’a fabriquée, davantage que je ne l’ai fabriquée moi-même. Le collectif d’artistes pluridisciplinaire que j’ai fondé en 1995, Les Mots Tissés, chemine avec les contes : nos projets, nos spectacles les mettent en relation avec la musique, la danse, la peinture…. Notre époque, extrêmement rationaliste, se préoccupe des questions corporelles, sociales… Mais la dimension symbolique nous met en difficulté, collectivement. J’essaie de le rappeler, et d’évoquer les critiques qu’on peut lui faire, car je suis moi aussi profondément féministe : mais je le fais toujours avec légèreté et humour !

ENTRETIEN RÉALISÉ PAR SUZANNE CANESSA

Tu parles, Charles ! s'est joué le 6 avril
L’éolienne, Marseille
leolienne-marseille.fr

Faire face

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Ce sont de bien funestes festivités pascales qui s’achèvent. À l’heure où nous écrivons, les disparus sont évalués au nombre de huit, et six corps sans vie ont été retrouvés sous les décombres. Nombreux sont ceux qui, horrifiés par ces effondrements de la rue de Tivoli, évoquent les souvenirs encore brûlants de la rue d’Aubagne. « Notre cauchemar se répète », soupire Jean-Claude Gaudin dans un communiqué de presse déroutant. Tout en prenant soin d’omettre sa responsabilité d’ex-maire dans les effondrements des immeubles de ces numéros 63 et 65, immeubles dont le grave état d’insalubrité lui avait pourtant été signalé à de nombreuses reprises. La tentation est grande de chercher de nouveau l’origine, l’explication de cette explosion meurtrière : une fuite de gaz, selon toute vraisemblance, qui a déjà échauffé les esprits d’adeptes de théories du complot. Ou encore de trouver un réceptacle quelconque à notre colère. Notre ministre de l’Intérieur, jamais à une indignité près, était sans doute le candidat idéal à l’acrimonie générale. Venu pour une paire d’heures à Marseille en jet privé – la fin de l’abondance ne concerne décidément pas les membres de l’exécutif – Gérald Darmanin aurait réclamé à être accompagné, tout au long de sa visite des lieux encore enfumés, par une équipe de journalistes. Rien d’étonnant, donc, à ce que ces mots de soutien ne s’adressent qu’aux « forces de secours » : les victimes, pour ces politiciens-là, n’ont ni corps, ni existence.

Pensée tragique
On aurait également envie de reprendre ceux qui, au sujet de la rue d’Aubagne comme de celle de Tivoli, évoquent un « drame » : comme si ce mot que l’on pensait réservé à la fiction et à ses rebondissements pouvait dire le désespoir et la douleur de celles et ceux qui sont confrontés à une pareille horreur. Peut-être lui préfèrera-t-on cette fois celui de tragédie : ce terme qui dit la violence et l’effroi qui s’emparent de nous tous. Car il ne nous reste aujourd’hui qu’à faire face à la terreur et au deuil. Et à saluer la présence des collectivités, mais aussi les initiatives associatives et citoyennes qui fleurissent depuis ce bien morne dimanche de Pâques.

SUZANNE CANESSA

Piers Faccini  : « Un concert, c’est une autre façon de raconter une histoire »

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Piers Faccini © Julien Mignot

Zébuline. Dans Shapes of the fall, vous abordez la crise écologique à travers le mythe de la perte du jardin d’Éden, et pourtant il en émane une énergie tellement positive !

Piers Faccini. Le premier morceau de l’album s’intitule They will gather no seed : c’est la complainte du vivant, comme si toutes les formes du vivant chantaient ces mots du refrain « rendez-moi ma maison», « bring me my home back ». C’est aussi un clin d’œil au mythe de l’expulsion du jardin d’Éden. De là, on tente de remonter la pente. Tout au long de l’album, j’ai essayé de trouver un équilibre entre le clair et l’obscur, entre la complainte, et l’opposé de la complainte qui est la danse, une forme de transe qui nous amène de l’obscurité vers la lumière. Je ne souhaitais pas faire quelque chose de trop sombre sans pour autant détourner le regard de l’urgence. Je me suis inspiré de modes musicaux et de rythmes liés à des contextes où la musique est synonyme de nourriture pour l’âme ou quand elle est utilisée pour la guérison dans des cérémonies de transe. C’est le cas de la tarentelle et d’une autre musique venue de l’autre côté de la Méditerranée, au Maghreb, où il y a également une grande tradition de musique de transe. C’est un peu comme si on appelait les anciens à l’aide !

Des exemples de ces rythmes guérisseurs ? 

Il y a le morceau All aboard, dans lequel je suis accompagné au chant par Ben Harper et Abdelkebir Merchane, un maître gnawa du Maroc. On peut entendre le rythme de la tarentelle dans la deuxième partie de la chanson Lay low to lie. Ce sont des aspects qui sont davantage mis en avant dans les concerts. Écouter un album a une dimension très intime. Un concert, c’est une autre énergie, une autre façon de raconter une histoire. En live, il y a des moments plus rythmiques, pendant lesquels on sent encore plus la transe.

Vous parlez souvent de l’aspect chamanique de la voix ?

Avant même notre naissance, on entend la voix de notre mère et le rythme du battement de son cœur. La voix, pour moi c’est le premier instrument. Il se passe quelque chose de très mystérieux quand on chante. La voix a ce rôle, elle porte un message que l’on pourrait appeler énergétique, que l’on ne peut pas réduire à des mots. C’est quelque chose qui nous fait du bien, qui nous rappelle que nous sommes des êtres émotionnels, que nous avons besoin de sentir pour vivre en empathie. C’est pour ça que je parle de l’aspect chamanique de la musique, mais évidemment à aucun moment je ne me dis chamane !

Cet album est encore une fois une exploration des traditions musicales d’hier et d’aujourd’hui, notamment méditerranéennes. Quelle richesse !

Je me vois comme un archéologue de la chanson, j’aime remonter le temps et observer que le cheminement harmonique que l’on retrouve dans les chansons d’aujourd’hui est relié à une époque où les musiques étaient modales en Europe. Même si les technologies et les instruments évoluent, beaucoup a été déjà fait depuis très longtemps. Et je ne parle pas des années 1960-70. Quand on écoute les musiques traditionnelles de partout dans le monde, on réalise que c’est extrêmement riche. Si on enlève l’habillage de surface et qu’on regarde la structure, la morphologie de la chanson, peu de choses ont évolué. Ce qui change c’est le langage, ce qu’on raconte et comment on le raconte.

Beating drum, votre label indépendant, fête cette année ses années ses dix ans. C’est une belle réussite !

C’est une belle aventure, celle du libre-choix artistique, au cœur même de la décision de monter ce label : pouvoir être vraiment indépendant artistiquement, et que la ligne artistique ne soit jamais un compromis. 

Si officiellement j’ai sorti sept albums, en réalité j’en ai fait beaucoup plus. J’ai édité deux livres-disques, Songs I Love et No One’s here, ce dernier étant un disque instrumental accompagné par un livre de poésie. J’ai aussi fait énormément d’éditions limitées en vinyle. Ce label, c’est la liberté de m’exprimer quand je sens que j’ai quelque chose à dire et partager ça avec la communauté de gens qui me suit et qui aime ce que je fais. Aujourd’hui, un disque se défend beaucoup en streaming, les CD on en vend de moins en moins, comme toutes les maisons de disques. Ce qui compte c’est que les salles soient pleines en concert ! Je me réjouis de finir la tournée en quintet à Saint-Jean-de-Védas, après avoir fait plus de cent concerts en deux ans et demi.

Un nouvel album à venir ? 

J’écris régulièrement, j’ai toujours pas mal de chansons dans mes tiroirs. J’ai la chance de pouvoir beaucoup tourner, alors je ne me sens pas dans le besoin de me précipiter sur un autre album. J’ai encore quelques mois de concert devant moi. Quand je me sentirai prêt à raconter une autre histoire, je sortirai tout du tiroir et je regarderai ce que j’ai à dire.

ENTRETIEN RÉALISÉ PAR ALICE ROLLAND

Piers Faccini © X-DR

Un poète au diapason de la nature 

Pour les Montpelliérains et les Nîmois, il est un voisin. Pour le reste du monde, c’est un auteur-compositeur-interprète anglais – aux origines italiennes par son père – qui vit quelque part dans le Sud de la France. Déjà presque vingt ans que Piers Faccini a fait des Cévennes son nid de création et de vie, puisqu’il y habite avec sa femme et ses deux enfants. Révélé par l’album Leave no Trace en 2004, Piers Faccini s’est très vite fait une place bien à lui sur la scène musicale avec une folk rock épurée et une voix aussi feutrée que mélodique. Depuis, à travers six autres albums et de nombreuses collaborations (Vincent Segal, Ballaké Sissoko, Ben Harper…), il a tracé son sillon singulier marqué par une curiosité pour les sonorités folkloriques d’Afrique, d’Orient et d’Europe tout comme les musiques anciennes venues d’un autre âge, célébrant la différence et le métissage. Sorti en 2021, son septième dernier album Shapes of the Fall a été récompensé en France d’une Victoire du jazz « Album musique du monde » mérité. En 2013, il a créé son propre label indépendant Beating drum avec lequel il produit d’autres artistes et réalise de nombreux disques objets inédits (vinyles, livres-disques), mettant à profit ses talents de peintre et plasticien. Il organise depuis 2011 La route de la Voix : de petits concerts intimistes dans les petites chapelles romanes des Cévennes pour desquels il invite ses amis musiciens à jouer avec lui en acoustique. Récemment il a évoqué en interview son envie de créer un « lieu de partage » de la culture, entre culture artistique et culture des plantes, dans le petit coin du Parc national des Cévennes où il retape une maison ancienne. A.R.

Piers Faccini 
(Et le trio Zephyr en première partie)
13 avril 
Chai du Terral, Saint-Jean-de-Védas

Et si déjà le monde n’était plus qu’une légende ?

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Légende © Agnès Mellon

La création 2021 du chorégraphe et directeur du Klap, Michel Kelemenis, Légende, s’adresse aux enfants, mais aussi aux grands par son universalité. Certes, à l’instar des livres pour enfants, pas de grandiloquence ni de recherche indigeste, mais un condensé d’inventivité, de délicatesse, d’humour, qui nous amène à réfléchir, passés les premiers émerveillements et les premiers rires. Le point de départ s’ancre dans une dystopie à laquelle bien des signes actuels semblent prédisposer notre avenir : les animaux ont disparu de la Terre, seuls restent les êtres humains.

Ils sont quatre sur scène, les survivants de l’apocalypse, Claire Indaburu, Hannah Le Mesle, Maxime Gomard, Anthony Roques, comme surpris d’exister encore alors que tout s’est dissipé. Subsiste comme animal de compagnie un très spirituel petit robot (un projecteur qui s’anime et dont les « yeux » bougent et changent de couleur en fonction de ses émotions), digne héritier de Wall-E (le petit héros mécanique du film éponyme d’Andrew Stanton). Pas d’apitoiement ni de lamento sur le temps passé. Les interprètes font revivre par leur danse la faune absente, réinventent les démarches, les attitudes, les tenues, et déploient une fresque drôle voire potache, où leurs souvenirs nimbés d’une imagination fertile ou l’inverse peu importe, reconstituent l’idée des éléphants, des cygnes, des hémiones, les poules…

Détours insolites

La musique du Carnaval des animaux de Saint-Saëns permet de décrypter ce qui pourrait être obscur dans l’identification des spécimens représentés. Des séquences dues aux créations électro d’Angelos Liaros-Copola viennent ajouter un autre dynamisme et ancrent le propos dans l’hypothétique futur qu’il décrit. La danse s’orchestre en tableautins expressifs au cœur desquels les danseurs deviennent les acteurs de leur propre mythologie, émouvants, drôles, architectes d’une histoire rêvée. Les corps sont des idées dont la mouvante géométrie se développe avec une élégante vivacité. La précision des gestes, le sens toujours présent dans le moindre pas, l’intelligence espiègle d’une narration qui ose les détours les plus insolites et fonde un bestiaire qui tient tout autant de celui que nous connaissons que de celui d’un Brueghel, associant à l’observation du réel les ajouts les plus incongrus, créant une arche de Noé fantastique où des êtres mirifiques s’envolent, d’autres plongent dans les eaux calmes d’une mer onirique, d’autres encore arpentent la terre, s’y cachent, trouvent des arbres improbables, des nids étranges. L’acrobatie s’immisce dans la grammaire de la danse, apporte l’élan de ses pirouettes à la volonté de sauver un monde perdu… celui de notre humanité aussi nimbée des superbes lumières de Bertrand Blayo.

MARYVONNE COLOMBANI

Légende a été donné le 25 mars au Pavillon Noir, Aix-en-Provence.

« Miss Viborg », un conte danois

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Totem Films

C’est un mardi de printemps. Otant son respirateur, une dame d’un certain âge, bien en chair, écoute Radio Viborg, pioche dans son pilulier, prend son petit déjeuner puis sort son chien dans une cité de la petite ville de Viborg, au son d’Everybody Loves Somebody, musique qui rythme le film. C’est ainsi que débute la journée de Solvej (Ragnhild Kaasgaard) et le premier long métrage de la cinéaste danoise, Marianne Blicher, Miss Viborg.

Ce film au scénario assez étonnant raconte l’amitié improbable entre une femme, peu aimable, souvent bougonne, boulimique et obèse et une adolescente, Kate (Isabella Møller Hansen)sa voisine de palier, un peu rebelle. Solvej qui vend clandestinement les médicaments qu’on lui prescrit pour se payer un voyage à Malaga, a refusé de lui en céder (« Je n’en vends pas aux gosses », lui a-t-elle répondu.) Kate entre par la fenêtre, lui en dérobe, provoquant la chute de la vieille dame qui se foule la cheville. Se trainant sur le sol, Solvej trouve le téléphone que le voleur a laissé tomber. Après quelques essais pour le débloquer, assez drôles, elle comprend que sa voisine est son voleur…

Objectif Malaga

Toutes deux, par la force des choses, vont se côtoyer puis peu à peu se rapprocher. D’abord complices : Kate accepte d’accompagner Solvej, moyennant 50% des recettes du trafic. On les voit parcourir la petite ville sur le scooter à mobilité réduite de Solvej, accompagnées du chien qui ne quitte jamais sa patronne et qui porte le nom d’un acteur des années 1950, Poul Reichhardt ! Solvej vit dans le passé et n’a plus qu’un but dans la vie, partir à Malaga où sa vie s’est arrêtée un jour. La présence de Kate va l’ouvrir au monde et aux autres. Sa carapace se fendille peu à peu et une amitié se construit, chacune ayant pour l’autre des attentions et des surprises : une fête d’anniversaire pour Kate, pour Solvej, un rendez-vous inattendu avec un conducteur de camion, le doux Preben (Kristian Halken). Un « cadeau » que Solvej, écorchée vive par la vie, rejette d’abord …

On rit, on est ému parfois devant ce film très coloré et très bien interprété. « Dès le départ, mon directeur de la photographie Martin Munch et moi-même voulions faire en sorte que le film ressemble à un conte de fées dans le ghetto, avec beaucoup de couleurs et de profondeur, symbolisant l’espoir. Il fallait donc que ce soit un film d’été, sinon le gris aurait été la couleur dominante, avec les immeubles en béton et la météo au Danemark. »

ANNIE GAVA

Miss Viborg, de Marianne Blicher
Sortie en France non communiquée.

Film présenté en compétition au Festival international Music & Cinema Marseille.

« Putain », un regard au scalpel

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Théâtre des Ateliers

Dernier volet du triptyque de l’année, « trois autrices, trois comédiennes, une parole limite », Putain de Nelly Arcan était porté sur le plateau du théâtre des Ateliers dans une mise en scène d’Alain Simon qui expliquait après la représentation combien la lecture de cette autofiction avait été une « claque » pour lui : « un style dépouillé jusqu’à l’os, et quelle approche décapante ! ».

Putain, paru en 2001, valut à son auteure, Isabelle Fortier, alias Nelly Arcan, une sélection pour les prix Médicis et Femina. La presse mais aussi le monde universitaire s’empara très vite de ce texte, « œuvre polysémique qui dit plusieurs choses sur plusieurs couches, (…) et oscille entre l’émancipation et l’aliénation » explique Catherine Parent, chargée du cours « Nelly Arcan, héritagesreprésentations et filiation » à l’Université Laval (Canada). 

Seule sur scène, assise sur un canapé dans sa petite robe rouge, devant une psyché située face à elle, la jeune actrice, Nina Sikora, attend le public, absorbée par son image. Le temps de la pièce, elle sera Cynthia, le personnage de Nelly Arcan, jeune étudiante qui se prostitue, non parce qu’elle aurait été, selon la plupart des clichés victime de violences, mais plutôt parce qu’elle se complaît dans une satisfaction narcissique de la beauté. Au cours de son soliloque adressé sans doute à un psychanalyste muet, elle explique son choix de se prostituer : il s’agit d’échapper à l’abandon et à la répétition de celui de sa mère dont le corps se défait, s’enlisant dans le flasque des chairs, délaissée par un père amateur probablement de jeunes femmes prostituées. L’obsession du diktat de la beauté traverse tout le récit. La blondeur et les formes fermes et « bien placées » sont le garant du regard des autres, leur perte est aussi synonyme d’invisibilité… La haine pour la mère qui n’a pas gardé son corps de jeune fille se double du fantasme de l’inceste. Le schéma individuel prend des allures cosmiques. La multiplication des « clients » annihile les individus et universalise le propos. « Elle », un « elle » durassien, devient objet d’observation, établissant une distanciation à la fois littéraire et politique entre le « je » et l’être. Cynthia est « toutes les femmes », comme ses clients, gros, gras, vieillissants, laids, « tous les hommes » censés, tous, convoiter leurs propres filles. L’individu se perd dans la masse, se transforme en abstraction sur laquelle peuvent se poser des schémas généralisants.  

Narcissisme et défiance

La chair, objet de convoitise, entre dans un modèle économique consumériste qui efface les personnes en une généralisation où elles se perdent. « Le sexe n’est plus un tabou, mais une obsession collective. La société de consommation exige que l’on ne se prive de rien, pas davantage de l’orgasme que du reste. » Il est cependant difficile de classer ce texte coup de poing dans la littérature féministe, tant la défiance envers les autres femmes est grande (les autres femmes sont des rivales, même l’enfant qu’elle aurait pu avoir). Le narcissisme du personnage l’empêche de porter sa réflexion sur la condition féminine même lorsqu’il affirme « mon corps est un lieu de résonance, et les sons qui sortent de ma bouche ne sont pas les miens, je le sais, car ils répondent à une attente ». 

L’auteure se suicida à trente-six ans, incapable d’accepter le vieillissement, considéré comme une perte de soi, du désir que le corps jeune peut susciter. Le système patriarcal est dénoncé avec force ainsi que les rapports de domination qu’il instaure. Nina Sikora porte avec une énergie et une justesse bouleversantes ce texte puissant à la langue novatrice, articule les extraits choisis par le metteur en scène par un jeu en épure, varie les rythmes, passe du ton de la conteuse à celui de la performeuse, assène les passages les plus incisifs ou les plus crus puis prend le ton de la confidence. Le public endosse le rôle du miroir, qui renvoie à la narratrice son image, universelle théâtralisation du monde…

MARYVONNE COLOMBANI

Spectacle donné du 29 mars au 2 avril au théâtre des Ateliers, Aix-en-Provence.

Dans le grand bleu

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Le petit recueil à quatre mains concocté par Richard Tabbi et Patrick Jouanneau s’intitule tout simplement Bleu, adjectif écrit en lettres blanches sur le fond uniforme bleu de sa jaquette. Les deux auteurs se connaissent depuis longtemps, ont créé Blues & Polar (lecture d’extraits de Moi & ce diable de blues de Richard Tabbi et Ludovic Lavaissière paru en 2012), fondé Parisatori dans le but de mêler leurs talents en un tissage serré de la musique et du texte avec en écrin les salles enfumées des clubs de jazz et l’esprit de Charles Bukowski qu’ils citent : « ma phrase s’est affûtée jusqu’à pouvoir déchirer la page. » 

Unis par l’amour des mots, des rythmes, de la musique, les deux artistes épris de blues conjuguent la blue note dans cet ouvrage aux textes croisés (si intimement qu’il est parfois difficile de savoir qui a écrit quoi lorsque les signatures sont volontairement effacées, livrant le lecteur aux méandres des énigmes et des reconnaissances). Sans doute il y a quelque chose de leur disque commun, La fiancée d’Uranus, où les immensités glaciales d’Uranus accueillent des âmes exilées et des machines qui dialoguent à l’ombre de cathédrales de lumières, dans les personnages qui apparaissent dans l’univers psychédélique des poèmes de Bleu, femmes montées sur des talons vertigineux en plexiglass, des clients finissent leur dernier verre, des « musiques qui suintent des murs », des masques de carnaval, des rognures d’ongles, des blocs de béton et l’asphalte de New York, « mondes engloutis », « vaisseau fantôme » et urnes toltèques… les vieux polars émergent, suivis de près par les aventures issues d’univers de science-fiction. Planent les fantômes de Bukowski, de Blaise Cendras auquel un poème est dédié. 

Écrivains voyageurs

Le batteur, chanteur, compositeur, auteur, multiinstrumentiste, Patrick Jouanneau et l’auteur de polars, et performeur vocal, Richard Tabbi, trouvent dans la liberté des phrasés, la pulsation des mots qui ne cherchent pas de fard pour dissimuler ce qu’ils recouvrent, mais tentent de traduire au plus près la vérité de la matière, pensée incarnée. Une note suffit à faire image, un détail révèle un état d’esprit, ou le début d’une épopée nouvelle, ainsi la braise de la cigarette de Blaise Cendrars sur le bateau qui le mène à New York qui attend de lui le poème Les Pâques à New York, fondateur de la poésie contemporaine… La vie se dessine au revers des mots qui s’enchaînent, fluides, vecteurs d’une imagination vivante où le réel et le rêve se nouent, indissociables. Les amours se déclinent comme dans un film en technicolor, la route se dévide sur le modèle de celle de Kerouac, offrant « Après chaque virage / L’inconnu », l’histoire tragique du siècle dernier s’impose dans un Théâtre d’ombres échinées aux « ombres en gare de triage », les rêves de la nuit se confrontent à la réalité du jour, l’inspiration créatrice ourle les lendemains de soirées trop alcoolisées, « les notes arrivent parfois par bouffées éparses, si violentes que je me perds dans leur écriture. Comment arriver à domestiquer mes émotions, toutes celles que j’éprouve encore pour toi »… 

Un poème du tout jeune fils de Patrick Jouanneau s’insère tout naturellement au cœur de ce volume qui est à la fois un parcours de vie et un art poétique. Certains passages livrent leur puissante beauté, charriés dans le flux animé des notes du quotidien, des souvenirs de lectures, de cinémas, de tableaux, de musiques, d’êtres aimés, suivis, laissés… Un texte foisonnant de strates à l’instar de l’existence, avec ses « gammes en beauté majeure »…  

MARYVONNE COLOMBANI

Bleu, de Richard Tabbi et Patrick Jouanneau

Éditeur Patrick Jouanneau – 10,55€

Sœurs à jamais

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Nous voici à la suite de la romancière anglaise Virginia Woolf et de sa sœur Vanessa, de deux ans son aînée. Une sœur dans l’ombre, peintre classée dans le courant post impressionniste et oubliée du public. Laura Ulonati restitue dans Double V leur enfance dans l’Angleterre victorienne. L’éducation stricte, la famille « décomposée » – mère et père étant veufs et déjà parents de trois enfants chacun. Fusionnelles, les deux sœurs s’inventent un univers de rêves et de jeux, appréciant les vacances d’été dans une nature sauvage et accueillante, écrivant et dessinant déjà, puis cherchant par tous les moyens à s’instruire puisqu’elles n’ont pas accès aux grandes écoles comme leurs frères. Ne doivent-elles pas devenir de bonnes épouses, de bonnes mères et savoir servir le Earl Grey avec élégance ? 

Une jalousie inavouée

Atmosphère étouffante des quartiers chics de Londres qui cache les assauts incestueux des demi-frères. Après le décès de leurs parents, elles sont enfin libres de choisir leur destin. À 22 et 24 ans, elles tiennent salon et forment le groupe Bloomsbery, fréquenté par des artistes et de jeunes homosexuels. De santé mentale fragile, Virginia mettra du temps à publier son premier roman tandis que Vanessa exposera plus tôt, en 1905. Puis Vanessa se consacrera à ses enfants tout en peignant de multiples portraits de sa sœur, tandis que Virginie accèdera à un grand succès. Parfois en position de rivalité, de jalousie inavouée tant par rapport à leurs créations qu’à leurs amours. Mais toujours proches et fidèles.

En faisant revivre les deux artistes, Laura Ulonati réussit un récit passionnant, non linéaire. Elle utilise un double « je », celui de Vanessa, mais aussi le sien. Le « je » de son expérience, de sa relation avec sa propre sœur, plus jeune. Elle raconte d’ailleurs la découverte de l’œuvre de Vanessa Bell en compagnie de sa sœur lors d’une exposition à Beaubourg sur les peintres femmes oubliées. Son texte est aussi le récit du prix de la conquête de la liberté et de la sensualité, des interrogations sur la mort, souvent présente, et des aléas de l’aventure créatrice.

CHRIS BOURGUE

Double V, de Laura Ulonati
Actes Sud - 20 €