Après avoir transposé La Bohème de Puccini sur la Lune, Claus Guth s’est attelé à un tout autre voyage avec Il Viaggio, Dante. Soit passer La Divine Comédie de Dante au prisme de l’univers lynchien, qui lui permet d’assouvir ses penchants plus ou moins heureux : l’usage certes parcimonieux de la vidéo, le recours aux rideaux verts et aux costumes de cabaret, aux micros d’argent font certes partie, depuis toujours, de son attirail. Mais ils trouvent ici un écho certain : les tableaux successifs s’enchaînent, cultivent le comique comme le malaise. Jean-Sébastien Bou incarne avec conviction et une musicalité à toute épreuve un Dante à l’orée de la mort, qui dialogue avec une jeune version de lui-même. Celle-ci revêt les traits androgynes de la mezzo Christel Loetzsch, qui tutoie le timbre et la tessiture de l’angélique Lucie, formidable Maria Carla Pino Cury. Et surtout de sa Béatrice, incarnée avec force suraigu par Jennifer France. Celle-ci se mue aux enfers en un double maléfique, qui a la voix (volontairement !) chevrotante de Dominique Visse. Et l’on ne pourra qu’être décontenancé par ce choix somme toute assez sexiste et transphobe : viser l’effroi en transformant la femme aimée et fétichisée, talons rouges vertigineux à l’appui, en homme grotesquement travesti. Ce qui n’empêche pas l’ensemble d’être scéniquement séduisant. Mais Il Viaggio, Dante ne décolle cependant jamais : la faute, malgré les efforts de son librettiste Frédéric Boyer, à l’inadaptabilité d’un texte avant tout poétique ? Ou à la musique de Pascal Dusapin, pas inintéressante, mais beaucoup trop monolithique pour évoquer un paysage aussi riche et aussi mouvant ?
SUZANNE CANESSA
Il Viaggio, Dante a été donné du 8 au 17 juillet au Grand Théâtre de Provence dans le cadre du Festival d’Aix-en-Provence.
Le réalisateur espagnol Lluís Danés dit avoir voulu montrer « la façon dont le pouvoir crée des monstres de contes de fée en cachant les vrais ». On est en 1912, à Barcelone. Gaudí, le moderniste, construit ses immeubles. La bourgeoisie prospère tandis que les quartiers pauvres de la cité deviennent des coupe-gorges sordides. Des enfants des rues disparaissent mais on ne s’en soucie que lorsque c’est une petite fille riche, Teresa Guitard, qui est kidnappée. On veut alors une coupable, quitte à bâcler l’enquête. Ce sera Enriqueta Marti (Nora Navas), psychologiquement instable, un peu proxénète, un peu guérisseuse. Dans l’effervescence de la rédaction du journal tenu par son oncle, peu convaincu par la culpabilité de celle qu’on appelle désormais « la vampire de Barcelone » et qu’on accuse de tous les crimes, Sebastià Comas (Roger Casamajor), photo reporter morphinomane, enquête. La corruption, la complaisance complice des autorités pour les vices des élites, un journalisme plus avide de scoops que de vérité, en connivence avec le pouvoir, les légendes urbaines et la vindicte populaire pour un bouc émissaire qui sauve les apparences et les vrais coupables, tous ces thèmes ont maintes fois été traités par le cinéma mais rarement comme une expérience hallucinatoire. Venu du monde du cirque, du théâtre, de la vidéo, le réalisateur choisit pour ce thriller historique, inspiré d’une affaire réelle, et somme toute proche du monde d’un Dickens, un style expressionniste et onirique, entre Lynch et Fellini, Tim Burton et Guillermo del Toro. Il mêle animation et prise de vue, passe du noir et blanc à la couleur où domine le rouge. Rouges, le sang, la lumière des bordels, les robes de la maquerelle en chef, et celle de la cantatrice. Noirs, le théâtre des ombres, la charrette de mort qui emporte les petites victimes vers les vices des grands, la bouche de la ville-monstre, Moloch de l’ère industrielle qui avale la chair de tous les parias et leurs illusions. Noir, le cœur des hommes.
Le titre français du film Les Mystères de Barcelone renvoie à la littérature feuilletonnesque de Sue ou du jeune Zola, et met en relief la ville, matrice de cette noirceur. L’horreur se tapit dans le labyrinthe des venelles du quartier El Raval, semblable à celui du Londres de Jack l’Eventreur, le brouillard en moins. Le titre espagnol La vampira de Barcelona, quant à lui, met en avant la présumée coupable, instrumentalisée comme tous les personnages féminins de ce conte cruel.
Il est des œuvres dont l’aura est telle qu’elles servent de pierre de touche à leurs interprètes, avec leurs passages attendus, leurs falaises à escalader, leurs traditions, leurs relectures. L’opéra en deux actes de Bellini, Norma, fait partie de ceux-là, avec son Casta Diva, surexploité dans la littérature publicitaire. Le livret de Felice Romani s’inspire de la tragédie d’Alexandre Soumet, Norma ou l’Infanticide, gardant la tentation de la jeune prêtresse de tuer les enfants qu’elle a eus de l’infidèle Pollione (proconsul romain de Gaule), sans la conduire à redevenir une Médée celte. Le père de Norma et chef des druides, Oroveso (Krzysztof Baczyk, basse), mène le soulèvement du peuple gaulois contre les occupants romains en s’appuyant sur les visions prophétiques de sa fille, grande prêtresse. Mais un triangle amoureux est formé : Pollione a aimé Norma dont il a eu deux enfants, mais lassé il s’est attaché à la jeune prêtresse Adalgisa. Dans la tragédie, le sujet de boulevard prend des dimensions terribles : à la clé, il s’agit du sort des peuples (les Gaulois finalement ne se soulèveront pas) et de la vie des êtres (la mort reste la seule réponse face aux passions torturées). Tentée de tuer dans un geste de désespoir et de folie ses enfants, Norma renonce, avoue publiquement sa faute et montera au bûcher avec Pollione revenu à ses sentiments premiers.
Exigeante partition
Prise de rôle réussie par Karine Deshayes du personnage titre dans sa version originelle (qui avait été vite transposée d’un demi-ton, car trop aigue pour Giuditta Pasta qui créa le rôle), avec un métier impressionnant qui triomphe de tous les pièges de l’exigeante partition, avec une belle présence scénique, même pour cette version de concert au cours de laquelle les entrées et sorties des chanteurs du chœur Pygmalion ainsi que celles des différents personnages correspondent au temps de leur partie, ce qui ajoute à la dramatisation de l’action. À la tête de l’Ensemble Resonanz, Riccardo Minasi dirige avec fougue, n’hésite pas à modifier certains tempi, soulignant les tensions de cette tragédie lyrique. L’architecture de la pièce est creusée, sculptée à vif, tient le spectateur en haleine qui a lu avec intérêt les réflexions du chef mêlées à celles du critique Maurizio Biondi juste avant la représentation. Les rôles des confidents Flavio (Julien Henric) et Clotilde (Marianne Croux) prennent un intéressant relief. Amina Edris campe une Adalgisa soprano d’une émouvante simplicité, à la fraîcheur délicate, dont le timbre se marie, complice, à celui maternel de Karine Deshayes qui incarne une superbe Norma. Quelle que soit le caractère ardu des airs, récitatifs, déclamations, écarts vertigineux, pianissimi délicats, forte épanouis, variations acrobatiques, dont on oublie les difficultés tant l’intention, le discours, transportent. Le baryténor Michael Spyres (Pollione) trouve une place convaincante aux côtés de Norma tandis que Krzysztof Baczyk nimbe son rôle sévère d’une inattendue douceur face à sa fille. C’est très beau.
MARYVONNE COLOMBANI
Norma a été donnée au Grand Théâtre de Provence le 18 juillet, dans le cadre du Festival d’Aix-en-Provence.
L’opéra sera diffusé sur France Musique le samedi 3 septembre à 20 heures.
Des flots lactés s’échappent généreusement de leurs seins. Mères allaitantes de mannequins médicaux à défaut d’enfants, de frères ou d’époux, cinq femmes portent dans leur chair la souffrance infligée par les calamités du monde. On les imagine Palestiniennes mais elles peuvent tout aussi bien incarner les drames d’autres peuples, de l’Ukraine au Yémen. Sans texte, sur un plateau sombre couvert d’épais tapis spongieux et amovibles, l’auteur et metteur en scène Bashar Murkus exprime l’impossibilité du deuil, la permanence de la douleur causée par la perte d’une partie de soi. Avec sa force picturale, ses clairs obscurs et la musique omniprésente de Raymond Haddad, Milk esthétise l’affliction, transforme le supplice en courage. D’âges différents, ces femmes qui pleurent tout le lait de leur corps jusqu’à en imbiber le plateau sont sur un autre front que celui des guerres. Cernées de corps sans vie, elles luttent avec pour seule arme leur pouvoir de transmettre la vie, l’amour et ce breuvage nourricier symbolisant l’espoir d’un renouveau. Lorsque apparait une sixième femme, enceinte celle-là, elles savent que tout n’est pas perdu, que l’existence n’est qu’un éternel recommencement. Le ventre fécond annonce un nouveau cycle, donc de nouvelles joies auxquelles succèderont de nouveaux malheurs. La jeune femme ne survivra pas à l’accouchement. Et le nouveau-né au corps d’adulte comblera, grâce à l’adoration de chacune des mères éplorées, la perte de celle qui n’aura pas eu le temps de l’allaiter.
LUDOVIC TOMAS
Milk a été joué les 10, 11, 12, 14, 15 et 16 juillet à L’Autre scène du Grand Avignon, à Vedène, dans le cadre du Festival d’Avignon.
À Avignon, le fantôme de William Shakespeare hante les murs depuis l’origine du festival. On ne compte plus les adaptations, relectures et appropriations de l’écrivain anglais tant elles sont constitutives de l’histoire de la manifestation. Cette année, deux pièces majeures du répertoire ont fait l’objet de mises en scène et le moins que l’on puisse dire est qu’elles reposent sur des conceptions antagonistes de l’œuvre shakespearienne. Pourtant La Tempête comme Richard II ont en toile de fond la question du pouvoir, de sa légitimité, de sa manipulation voire de ses dérives, intrinsèque au théâtre du maître élisabéthain. Mais quand, dans la première, l’intervention de la magie et la prédominance de la nature viennent corriger les travers revanchards et faiblesses individualistes d’un gouvernement humain en faisant triompher la sagesse, c’est le réalisme politique le plus cruel, fait d’ambitions personnelles, d’hypocrisie débridée et de traitrises éhontées , qui l’emporte dans la seconde, aux dépens de toute considération éthique. Entre Alessandro Serra et Christophe Rauck, ce sont surtout les choix de mises en scène qui contrastent, malgré une obscurité et commune, et agissent avec plus ou moins de réussite sur la dimension contemporaine de l’auteur phare du grand siècle britannique.
Fausse sobriété
Si le Sarde privilégie le dépouillement scénique et le resserrement textuel comme autant de preuves matérielles de son absorption de l’œuvre, des costumes jusqu’à la traduction italienne, il reste dans un entre-deux d’inventivité ou la fausse sobriété se conjugue à un arrière-goût burlesque suranné. Jusqu’à nous faire nous interroger sur l’attribution à Jared McNeill, seul acteur noir (épatant) de la troupe, le rôle de Caliban, personnage monstrueux esclavagisé. Outre quelques scènes visuellement éblouissantes – notamment grâce à l’éclairage en puit de lumière ou à l’immense voile noir déployé sur le plateau – qui assurent un sincère plaisir esthétique, cette Tempesta aux accents commedia dell’arte perd en portée politique et manque de modernité. Regrettable quand la plume d’un géant de la dramaturgie classique s’y prête autant. Si Richard II, éclipsée par Richard III et Henri VI, est l’une des pièces les moins jouées du grand Will, celle-ci a toujours eu, et dès la première édition en 1947, les faveurs du Festival d’Avignon. Après Jean Vilar à la mise en scène et dans le rôle-titre, Ariane Mnouchkine ou encore Jean-Baptiste Sastre, c’est au tour de Christophe Rauck de redonner vie à ce roi à part dans l’histoire de la couronne d’Angleterre. Accédant au désir de l’acteur Micha Lescot d’incarner le monarque (1377-1399) totalement déconnecté des exigences de sa fonction.
Machination envoûtante
Il ne peut y avoir de longues discussions sur le constat que la pièce est sublimée par l’acteur longiligne, vêtu de blanc dans un environnement où le noir domine, et dont la gestuelle autant que la voix troublent jusqu’à la notion de genre. La maîtrise et la complexité de son jeu est loin en revanche d’en être l’unique réussite. Car l’actuel directeur du Théâtre Nanterre-Amandiers, assisté du scénographe Alain Lagarde, place au centre d’un ingénieux dispositif de gradins amovibles, une machination envoûtante. Qu’il représente la Chambre des Communes ou les coulisses du pouvoir, le décor aussi sombre soit-il devient ici une tribune au grand jour des intrigants. Habité par une désinvolte négligence des enjeux qui évolue en démence capricieuse, Richard ne semble à aucun moment concerné par la nasse politique dont il est la proie. Un comportement qui va paradoxalement conférer à l’entreprise hostile d’usurpation du trône menée par son rival et cousin, Bolingbroke, futur Henri IV, une certaine légitimité. Dans une scène d’abdication aux ressorts quasi-comiques, le roi se fait bouffon dans un dernier soubresaut d’orgueil avant son assassinat comme ultime félonie. Magistral.
La Tempesta a été jouée les 17, 18, 19, 20, 22 et 23 juillet à l’Opéra du Grand Avignon. Richard II a été créé le 20 juillet et présenté jusqu’au 26 au Gymnase du lycée Aubanel, à Avignon.
Vingt-sept ans après La Servante, pièce fleuve qui installe la relation charnelle entre Olivier Py et Avignon, le futur ex-directeur du festival signe Ma jeunesse exaltée. Dans le même gymnase Aubanel et avec la même intention d’offrir un théâtre du temps long, comme un pan de vie partagé en direct, pendant dix heures (avec entractes) et au cours de sept représentations. Rien n’est trop beau pour le public d’Avignon quitte à éprouver sa résistance physique. Physique, c’est le premier adjectif qui vient au sortir d’un spectacle marathon dont le personnage central, l’éblouissant et surhumain Bertrand de Roffignac, enchaîne, à un rythme vertigineux, les aventures rocambolesques, ponctuées de roulades, grimaces, monologues lyriques et masturbations. Ce livreur de pizza, Arlequin des temps modernes et ubérisés, devient la muse d’Alcandre (remarquable Xavier Gallais), poète retiré aux intentions revanchardes. Ce dernier fera de sa conquête la bête noire des institutions politique, financière et religieuse.
« Quelque chose vient »
Chacune devient la cible d’un canular particulièrement humiliant qui révèle l’indécence des tout-puissants. Un prélat en sous-vêtements affriolants, un PDG qui défèque sur scène, un ministre de la culture fessant son conseiller, un festin d’anthropophages… Voilà jusqu’où peuvent aller les hommes de pouvoir pour assouvir leur ambition. Progressiste, artiste et croyant, Olivier Py est particulièrement bien placé pour tirer à boulets rouges sur la gauche, la culture et l’Église, trois « familles » hautement symboliques pour lui. Car la jeunesse n’est pas une question d’état civil mais d’état d’esprit : rien n’est plus exaltant que de poursuivre un idéal. Œuvre quasi-testamentaire après une décennie à la direction d’une des plus prestigieuses manifestations artistiques au monde, la Jeunesse exaltée d’Olivier Py est autant un hommage au théâtre et à ses pouvoirs qu’une farce spirituelle et politique, plaidant pour un renversement du capitalisme dont la gangrène n’épargne aucun champ d’activité ni de la pensée. Le théâtre serait-il la plus pertinente des armes politiques ? En hauteur et à l’avant de la scène, une phrase illuminée aux néons nous donne espoir : « Quelque chose vient ». Et la joyeuse troupe – que d’excellent·es actrices et acteurs – de nous en convaincre. Pendant dix heures au moins.
LUDOVIC TOMAS
Ma jeunesse exaltée a été créée le 8 juillet 2022 et jouée jusqu’au 15, au gymnase du lycée Aubanel, dans le cadre du Festival d’Avignon.
« Stop the war ». Le slogan projeté sur le mur monumental de la cour d’honneur du Palais des papes à l’issue des deux heures quarante de représentation a l’avantage de mettre tout le monde d’accord. Ouverture nocturne de la 76e édition du Festival d’Avignon, l’adaptation du Moine noir, par le réalisateur et metteur en scène russe Kirill Serebrennikov habite magistralement son lieu le plus emblématique, balayé, en cette soirée de première, par les bourrasques d’un mistral que l’on croirait complice. Des conditions météorologiques qui, si elles ont contraint la pièce à quelques ajustements scénographiques, ont indéniablement accentué la puissance dramatique et mystique d’une pièce sombre et éprouvante, construite en quatre variations. De cette nouvelle fantastique – et méconnue en France – d’Anton Tchekhov, Serebrennikov, l’artiste banni, persécuté et contraint à l’exil, tire une œuvre polyphonique entraînant le spectateur dans la spirale de la folie humaine. Écrivain en quête de repos, Andreï Kovrine part en villégiature dans la propriété du jardinier qui l’a élevé et dont il épousera la fille. Le décor constitué de trois serres vouées à la destruction et dont les bâches floutent certaines actions, les interventions chorales des ouvriers, les lumières en clair-obscur, les apparitions oppressantes de mystérieux moines noirs, les gros plans vidéos et surtout la répétition des scènes comme autant de points de vue et par des interprètes différents (trois de nationalité et de langue différentes pour le rôle principal : l’Allemand Mirco Kreibich, l’Américain Odin Biron et le Russe Filipp Avdeev, tous remarquables) rendent palpable le naufrage mental, irréfrénable la plongée dans la démence. Comme si l’idéal de liberté revendiqué par Kovrine ne pouvait trouver d’issue autre que dans le chaos intérieur.
LUDOVIC TOMAS
Le Moine noir a été joué du 7 au 15 juillet, dans la cour d’honneur du Palais des papes, dans le cadre du Festival d’Avignon.
Le concert d’Anne Paceo, donné en prélude au set d’Herbie Hancock, a constitué bien plus qu’une charmante mise en bouche. Il faut dire que la batteuse et compositrice, qui s’aventure également sur le terrain du chant, a développé une identité et une esthétique fortes, qui culminent sur son dernier opus S.H.A.M.A.N.E.S. À mi-chemin entre jazz, musiques du monde et répertoires sacrés, sa musique sait abolir la pulsation, élargir les possibles du temps. Les litanies espagnoles entonnées par Isabel Sörling et Marion Rampal sur le très beau Piel se font charmeuses et inquiétantes ; elles dialoguent sur Here and everywhere avec les vocalises du saxophoniste Christophe Panzani et les syncopes ajustées du pianiste Tony Paelemann. De toutes parts, discrètes mais omniprésentes, les percussions d’Anne Paceo, cœur battant à tous les rythmes et sur tous les tons, accompagnent la mutation permanente des lignes et textures avec douceur et bienveillance.
Furie jazz
Herbie Hancock était sans doute l’artiste le plus attendu de tout le festival. Ses fans les plus aguerris auront reconnu le monstre de charme et de technique. Dès l’Overture endiablée, le claviériste navigue d’un thème à l’autre, traversé d’harmonies fulgurantes de richesse. La trompette de Terence Blanchard s’y distingue, tour à tour mélodieuse et tapageuse, de même que la guitare redoutablement funky de Lionel Loueke. Contrepoint idéal au piano rêveur et désarticulé qui se déploie. Sur le classiquissime Chamaleon, son inénarrable keytar se voit talonnée par le bassiste James Genus et ses envolées mélodieuses. La générosité de Hancock l’emporte très largement sur son désir de briller : sa reprise du Footprints de Wayne Shorter, d’une inventivité folle, demeure pourtant très fidèle à son complice de toujours. La furie jazz sait se teinter de mélancolie soul : ravi d’immiscer sa voix passée au filtre du vocodeur, Hancock livre sur Come Running to Me la prestation la plus envoûtante de la soirée.
Afro-folk
C’est sur le doux-amer Ife qu’Asa ouvre un set très attendu. « They tried to tear us apart », premiers mots entonnés par la chanteuse franco-nigériane sont d’une mélancolie tangible. Choix étrange pour une entrée en matière auquel succédera l’amertume de Dead Again, autre balade qui l’avait imposée en maîtresse du genre. Le non moins célèbre Why Can’t We qui suit opère un sursaut de joie : la plus digne représentante de l’afro-folk d’aujourd’hui sait mâtiner ses refrains entêtants d’accents pop, et ses arrangements d’inflexions reggae. Épaulée par une équipe non moins talentueuse – les claviers de Ludovic Fiers en tête– l’artiste teinte les sonorités afro-beat de son dernier opus de couleurs plus instrumentales, notamment sur le très réussi Ocean.
SUZANNE CANESSA
Anne Paceo et Herbie Hancock se sont produits le 19 juillet et Asa le 23, au Palais Longchamp à Marseille, dans le cadre du festival Marseille Jazz des Cinq Continents.
Iels sont treize. Et descendent les marches, partant du haut de l’orchestre pour rejoindre le plateau. D’abord dans l’obscurité puis sous une lumière tamisée, conçue par Philippe Gladieux et Anthony Merlaud, ils vont former, une heure quinze durant, un incessant ballet, arpentant un tumulus, grotte-tombeau énigmatique du sommet aux entrailles. « Grand amas artificiel de terre ou de pierres que l’on élevait au-dessus d’une sépulture, parfois surmonté d’un monument ou d’un trophée » dit le Larousse. Telle une farandole de faunes, la procession rythmée par une musique venue de siècles lointains (Josquin Desprez, Jean Richafort, William Byrd, Antonio Lotti) à l’exception de celle, contemporaine, de Claude Vivier. Danser, chanter, marcher, glisser, disparaître puis réapparaître autour du monticule en forme d’iceberg végétal et poilu qui semble être le temple vénéré par cette communauté audacieusement costumée par Romain Brau qui associe guêtres en laine, coiffes d’osier, demi-guêpières ou tenues matelassées. Défilé cérémonial ritualisé, tumulus célèbre autant l’art que la nature, la vie que la mort, sinon leur interdépendance organique. Comme le chant et la danse sont ici charnellement entremêlés. Polyphonies, canons, unissons, les voix habillent de lyrisme les gestes fluides et distingués. Transcendant les arts, les esthétiques et les temporalités, le chorégraphe François Chaignaud et le chef de chœur et d’orchestre Geoffroy Jourdain signent une œuvre d’une sidérante créativité.
LUDOVIC TOMAS
Tumulus a été créé le 20 juillet et présent jusqu’au 26, à la Fabrica, dans le cadre du Festival d’Avignon.