Décidément, Vauvenargues détient le secret pour attirer les artistes ! Célèbre pour son château de Picasso, ce village niché aux pieds de la Sainte-Victoire ajoute une nouvelle dimension à son aura artistique grâce au jeune et talentueux violoniste Bilal Alnemr. Ce dernier, en remerciement de l’accueil réservé à sa famille exilée d’une Syrie en guerre, a conçu un festival de haute volée unissant les cultures classiques des deux bords de la méditerranée.
L’espace communal « La Caserne » – un comble – écoutait avec recueillement la fantastique oudiste classique, Waed Bouhassoun et ses musiciens, Merve Salgar (tanbûr) et Neset Kutas (percussions). « Il me tient à cœur cette rencontre entre un orchestre syrien et un public occidental. Ces ponts sont essentiels », expliquait le jeune violoniste lors de sa présentation, et d’ajouter « il est aussi important de donner et de rendre ».
Peu d’explications étaient formulées pour présenter les pièces interprétées, situation géographique de l’origine de tel ou thème, son siècle, son compositeur. Que ce soit a cappella ou soutenu par le jeu subtilement orchestré des instruments, les chants nous conduisent dans leurs univers propres, content les adieux, les envoûtements soufis, les récits amoureux, les sagas familiales, les constructions de villes ou de villages… « peu importe que l’on comprenne ce qui est dit, l’essentiel est cette confrontation avec ces paysages musicaux, ces rythmes, ces accords. Comme il y a beaucoup de textes anciens, il y a des termes que moi-même je ne comprends pas », sourit Bilal Alnemr, « l’important c’est la rencontre avec cet univers, cette invitation au voyage », explique-t-il. On se laisse emporter par les introductions rêveuses du tanbûr, cet élégant instrument à cordes pincées, auxquelles le oud répond, multipliant variations et volutes tandis que les percussions dessinent un cadre irisé de nuances.
Des cigales en Écosse
En écho au classicisme oriental, le classicisme occidental trouvait dans l’écrin montagneux du Vallon des Sports un délicat accomplissement grâce au concert symphonique offert par la ville d’Aix-en-Provence et le Pays d’Aix joué par le Nouvel Orchestre Symphonique du Pays d’Aix(NOSPA) dirigé avec précision par la jeune cheffe Jane Latron. Seule, cette belle formation composée des professeurs des conservatoires et écoles de musique et de leurs meilleurs et anciens élèves livrait son interprétation de l’ouverture « Les Hébrides » de Mendelssohn, si descriptive, puis, pour clore le concert la somptueuse Symphonie n° 7 en A major op. 92 de Beethoven. Entre ces deux œuvres auxquelles Jane Latron apportait un décryptage précis et imagé, le Concerto en E mineur Op. 64 pour violon et orchestre de Mendelssohn conviait en soliste Bilal Alnemr dont la passion sembla décupler la puissance expressive de l’orchestre. Nuances perlées, sons étirés, empâtements creusés dans la matière sonore, aigus bouleversants, graves larges ourlés d’onirisme. Le subtil violoniste conviait ensuite à jouer en duo avec lui le premier violon de l’orchestre, M.D. Mabire, qui, à Damas, lors des rencontres ÉCUME, avait repéré et encouragé le jeune musicien à venir en France se perfectionner, réussissant à convaincre la mère de ce dernier de le laisser partir à treize ans à Aix-en-Provence, un pas décisif pour sa carrière, cela ne s’oublie pas ! Un enchantement bercé par le chant des cigales.
MARYVONNE COLOMBANI
Concerts donnés le 2 juillet dans le cadre desRencontres Musicales de Vauvenargues.
Une salle d’examen collective. Des femmes gravides en culottes passent à la pesée. Leurs visages, pâles, sans maquillage, se détachent sur le poster fatigué d’un paysage de montagne. Tout est bleu lavé, gris et brun. Une étrange douceur de couleurs dé-saturées. Une lèpre ouatée. Puis, un accouchement frontal. En gros plan et dans la douleur. Un fourgon revient dans la nuit d’Odessa qu’on ne verra guère que dans ce plan d’ensemble-là, et en échappée belle, à la toute fin du film, avec l’escalier de Potemkine. Le cadre se resserre aussitôt : la jeune mère, son bébé emmitouflé dans ses bras, grave, silencieuse, rentre à la prison. Rien n’a été dit. En quelques plans, le réalisateur Peter Kerekes préface une immersion de 93’ dans un univers carcéral au féminin, mêlant l’approche documentaire à la fiction, le quotidien bien réel des détenues et de leurs gardiennes à la mise en scène de leur destin. Au final, peu d’actrices professionnelles. Peter Kerekes a passé plusieurs années à préparer 107 Mothers, s’imposant une approche respectueuse et patiente. Dans cette prison dont Surveiller et Punir de Foucault évoque l’architecture, il recueille 107 témoignages de mères-détenues. Un terreau d’authenticité dans lequel il enracine son film. Les séances de gym, les fouilles au corps, les portes grises qui se verrouillent, les ateliers de couture, la salle de classe, les tâches quotidiennes encadrées par les geôlières. Le courrier ouvert et censuré au feutre noir, les allaitements collectifs, les moments de joie passés auprès des enfants dans le bac à sable, les rires partagés entre « filles », l’hiver à déneiger, l’été à manger à pleine bouche des pastèques sanglantes.
Convergence de solitudes
« C’est ni horrible ni bien ici. C’est comme ça, c’est tout. Les jours sont monotones et passent lentement » écrit Leysa dans une lettre fictive à son mari infidèle qu’elle a assassiné. Le temps pourtant est compté pour ces mères. Leurs enfants qui vivent auprès d’elles dans la crèche de l’établissement et peuvent favoriser une éventuelle liberté conditionnelle, leur seront enlevés le jour anniversaire de leurs trois ans pour être confiés à un orphelinat, si la famille refuse de les accueillir. Dans ce portrait collectif de femmes, deux figures se détachent. Leysa (interprétée par l’actrice ukrainienne Maryna Klimova) qu’on suit, de son accouchement au rituel d’anniversaire trois ans après, entérinant la séparation poignante d’avec son fils. Leysa dont le visage impassible trahit imperceptiblement le tumulte des sentiments face à une adversité persistante. Et Iryna Kiryazeva, gardienne célibataire tout aussi taciturne, qui loge dans un appartement de fonction presque aussi étroit qu’une cellule et, qui, dans le cadre de ses fonctions, pénètre l’intimité des détenues, lisant et censurant leur correspondances, écoutant les parloirs. D’autres vies, chaotiques, dramatiques, que la sienne, vide, monotone. Entre la geôlière et la détenue, pas d’échanges directs. Une convergence de solitudes, sans commentaires. Le hors champ se dévoile par la correspondance ou quelques bribes de dialogues. Une autre violence sociale au-delà des barreaux : les hommes alcooliques, adultères, la pauvreté, la corruption, les mères défaillantes ou tyranniques, les lendemains qui ne chantent guère. Le réalisateur en complicité avec son directeur de photographie Martin Kollar, préfère la lumière naturelle, opte pour des cadres très construits, des plans fixes, des tableaux minimalistes. Ce dispositif « policé » et ce traitement de l’intolérable à bas bruit deviennent métaphores du système carcéral lui-même dans sa violence feutrée, institutionnalisée, ritualisée. Ils se révèlent particulièrement efficaces. Le film est bouleversant.
Certaines légendes racontent que le flamenco (patrimoine culturel immatériel de l’humanité depuis 2010) est né de l’observation de la danse des flamants roses, depuis les mouvements élégants de leurs ailes, leur attitude altière, les piétinements obéissant à un tempo d’oiseleur de leurs pattes fines, au large déploiement des plumes.
Le festival des Nuits Flamencas d’Aubagne, pensé par l’immense guitariste Juan Carmona, associait avec talent les compagnies locales et internationales pour une fête vraiment populaire : animations et spectacles étant tous gratuits – une exception pour un évènement international de cet ordre en France !
La fin de l’après-midi convoquait ainsi autour des professeurs des associations régionales (Aire Andaluz et Acento Flamenco) tous les amateurs et curieux de danse, surveillant pieds et mains, scandant les rythmes de talonnades et de palmas joyeuses. « Cambre-toi beau gosse, cambre-toi ! » on est presque en Hispanie aux côtés d’Obélix (le « beau gosse » de la BD) et Astérix. Les bras s’animent en volutes et s’étirent jusqu’au bout des doigts. Après l’entraînement où chacun a compté les temps, c’est le moment de la pratique avec le trio Giraldillo (dont le nom s’inspire de celui de la Giralda, l’ancien minaret de la grande mosquée almohade de Séville et monument emblématique de la ville). Antonio Vargas et Carlos Ferreiro Moya au chant et à la guitare animent, surjouent, mêlent thèmes populaires et versions moins connues, tandis que les accompagne aux percussions Alejandro Vargas. Il paraît que la sévillane est un anti-stress notoire. À voir les sourires de tous âges fleurir sur les visages, on n’est pas loin de le croire. Les enfants miment les grands, un fauteuil roulant est entraîné dans la danse. Pour tous, ô combien ! Quelle réussite !
Et dansent les lumières
À la nuit, sur la grande scène installée sur la place Charles de Gaulle, la compagnie d’Antonio Najarro (diplômé du Real Conservatorio Profesional de Danza « Mariemma » de Madrid, danseur étoile du Ballet Nacional de España avant d’en être le directeur artistique) se lançait dans l’interprétation vive de sa nouvelle création, Alento. Musique et danse y sont indissociables : la partition était jouée sur scène par le guitariste et compositeur Fernando Egozcue et ses musiciens, Laura Pedreira (piano), Martín Bruhn (percussions), Tomas Potirón (violon) et Miguel Rodrigáñez (contrebasse). Le flamenco bien sûr est central dans cette œuvre qu’irriguent aussi tous les styles de danse, escuela bolera, danse classique espagnole, une pointe de tango, quelques notes de jazz, des échos de castagnettes, on croit même retrouver un souvenir de Echad Mi Yodea d’Ohad Naharin lorsque les artistes dansent leurs rythmes assis sur des chaises. Mouvements d’ensemble au cordeau, géométries prises au ballet classique, finement réorchestrées, pas de deux lyriques, soli enflammés. Le spectacle offre une variété de tons, de registres, de couleurs qui font percevoir la richesse des écoles qui l’ont nourri, caressé par les éclairages de Nicolás Fischtel qui épousent de leurs mouvements les évolutions dansées et les rythmes musicaux. Les vêtements portés par les quinze danseurs (conçus par les créateurs Oteyza, Víctor Muro et Antonio Najarro himself) ne sont pas là pour éblouir le public de la beauté des formes et des matières, mais font partie intégrante de la chorégraphie, prolongent les corps, deviennent outils chorégraphiques, dissimulant, ouvrant, magnifiant tour à tour tel geste, telle attitude, multiplient les effets, accordant une nouvelle ampleur au moindre pas. Se conjuguent ici folklore au sens noble du terme, classique, contemporain avec élégance. Le public ne s’y trompe pas et acclame debout la troupe.
Il faut « de la sensibilité et de l’émotion pour créer un nouveau monde » souriait le chorégraphe lors des remerciements. CQFD.
MARYVONNE COLOMBANI
Vu le 1er juillet dans le cadre du festival Les Nuits Flamencas, à Aubagne.
Un triptyque de 204 minutes signé Daniel Eisenberg. Trois films d’une heure qui peuvent s’appréhender distinctement ou se trianguler en un seul long-métrage, nous immergeant dans la durée des tâches individuelles et collectives, dans l’organisation des procédures de fabrication, dans l’histoire et la géographie d’un travail contemporain multiforme. Trois lieux, trois environnements, trois modes de production. D’abord, un atelier allemand de prothèses : pieds, jambes et mains. De leur conception à leur réalisation. Travail de précision, nécessitant la collaboration de divers spécialistes. Ce premier volet s’offre comme un puzzle : on va de la partie au tout, le spectateur ne sachant pas immédiatement ce qu’est ce tout-là. La main « fait » la main et les doigts de l’ouvrière-sculptrice se mêlent dans une trouble caresse, aux doigts factices si patiemment modelés. Puis, comme par métonymie, un atelier de ganterie à Millau : la Maison Fabre. La main, encore, experte à découper, assembler, coudre pour ganter au plus élégant. Le passé de l’usine en arrière plan, une collection de machines sur une étagère, la tradition de la marque made in France siglée et la vitrine d’une boutique de luxe comme destination finale.
Fascinante bobine
Enfin, l’usine RedKom à Istanbul d’où sortent quotidiennement des milliers de jeans. Le corps, la machine, le corps-machine, le geste, la posture, la chorégraphie des process industriels, la concentration des ouvriers·ères, l’alternance des plans serrés et des plans larges, leur fixité, l’étirement des séquences, à l’instar de celle où les employées turques arrimées à leur machines à coudre positionnent et piquent les pantalons à la file. Gestes précis rapides comme accélérés dans un temps dilaté et tendu, jusqu’à la pause et à la dispersion souriante des travailleuses. Le silence des hommes et des femmes, le bourdonnement, le cliquetis ou le souffle des mécanismes, la répétition, l’accumulation : sans un commentaire, les images peu à peu exercent sur le spectateur une forme de fascination. Le précédent opus de Daniel Eisenberg (The Unstable Object, au FID en 2011) explorait déjà la documentation si particulière du travail et des hommes, sur trois fronts : une usine automobile high-tech de Dresde, un atelier vintage d’horlogerie à Chicago et une fabrique de cymbales à Istanbul. Projet plus ambitieux, plus long, tout aussi exigeant, cette « suite » se déploie ici dans toute sa dimension. « Je m’intéresse à la manière dont l’observation prolongée ouvre la pensée, permettant aux expériences et aux associations d’être produites par le spectateur plutôt que par le créateur », explique le réalisateur, et ajoute : « C’est une réponse à ce que je considère comme des approches et des procédures fatiguées qui ferment la pensée et exécutent publiquement des préjugés inconscients, des préjugés culturels et des hypothèses non vérifiées. » Le résultat est à la mesure de cette ambition.
Il est des moments de grâce. Comme le concert de Stacey Kent programmé le 16 juillet par le Marseille Jazz des Cinq Continents au Théâtre Silvain : même la canicule semblait s’apaiser, les avions passer en silence, lentement, comme s’ils voulaient écouter…
La chanteuse maîtrise chacune de ses inflexions. En français, en anglais, en espagnol, c’est le sens des paroles qui l’anime, et qu’elle parvient à faire ressentir jusque dans chaque détail des phrases, des notes. Dans un registre allant du murmure au mezza voce, rarement à pleine voix, qu’elle a pourtant fort belle, elle entre en dialogue constant avec chacun de ses musiciens, leur laisse la place de solos magnifiques et inspirés et chante véritablement à deux voix avec le saxo de Jim Tomlinson, qui compose aussi quelques unes de ses chansons, et arrange le reste. Elle dit, comme à chaque concert, qu’il est son mari, et cette intimité partagée vibre jusqu’en haut de l’amphithéâtre de verdure.
Car l’exploit de cette crooneuse au swing tranquille et aux gestes doux est d’installer une relation d’intimité avec chacune des deux mille personnes venues l’écouter. Diplômée de littérature comparée, elle connaît le poids des mots, leur rapport aux notes, et aime chanter en français. Son interprétation de Avec le temps a conclu le concert en apothéose. Douloureuse, sublime, comme si elle seule pouvait toucher au chef-d’œuvre de Ferré.
SARAH LYNCH
Stacey Kent était sur la scène du Théâtre Sylvain, le 16 juillet, dans le cadre du festival Marseille Jazz des Cinq Continents.
C’est la saison où dans les champs s’activent les abeilles. À Marseille, c’est le moment où les cinéphiles d’ici et d’ailleurs se pressent devant les salles pour voir les films que nous offre le FIDMarseille. Pour cette 33e édition, 123 films sont venus de 37 pays. Comment choisir ? Un thème, un pays, un·e cinéaste, un film en compétition, un autre joyau, ou encore un lieu, un horaire. Ou tout simplement, butiner au hasard, d’un film à l’autre, recueillant au fil des jours images, sons, paroles et musique que l’on va précieusement garder dans la ruche pour l’hiver.
Mercredi 6 juillet. Dépaysements
Un espace coincé entre ville et désert, à Daggett, pas loin de Los Angeles. Un lieu découvert par hasard par Bob Rice qui, fasciné, y revient et décide d’y faire son premier film, Way Out Ahead of Us. Un regard bienveillant et politique sur des déclassés de la low middle class blanche, autour d’une famille. Celle de Mark, gravement malade et Tracy, mariés depuis 25 ans qui ont élevé leurs enfants respectifs. C’est leur vie quotidienne, loin du rêve américain, au milieu des baraques et des carcasses de voitures que filme Bob Rice ; leur donnant, le temps du film, la fille qu’ils n’ont pas eue ensemble, jouée par une comédienne professionnelle (Nikki DeParis). Un regard qui peut-être change le nôtre, remettant en question nos clichés. Une déambulation dans la ville de Tobako, double fictif de Kawaguchi, banlieue de Tokyo en compagnie de Sakaguchi, (Marino Kawashima) embauchée, alors qu’elle n’est pas vidéaste, pour réaliser une vidéo touristique de cette ville industrielle dont les fonderies se sont arrêtées peu à peu. C’est ce que nous propose Yukinori Kurokawa dans son nouveau film, Garden Sandbox (Niwa no Sunaba). On y rencontre un « ouvrier au repos, un grand classique », un ancien prof qui pêche à la ligne et offre des bonbons spéciaux, une couturière, une bourgeoise qui transforme des robes de mariée en les découpant, une architecte avec qui Sakaguchi entretient une relation ambigüe, sans oublier Kitagawa auquel elle doit ce job improbable. Ainsi, peu à peu, Yukinori Kurokawa, inspiré par le roman graphique Time of Blue de Fumika Inoue et fan de Jerry Lewis dessine le portrait d’une ville désertée – le tournage s’est déroulé pendant le confinement – à travers la déambulation un peu claudicante d’une jeune femme qui la découvre. (Compétition GNCR et compétition internationale)
Jeudi 7 juillet. Monstres sacrés
Quand la cinéaste iranienne Mitra Farahani propose à Jean-Luc Godard une correspondance avec l’écrivain et cinéaste iranien Ebrahim Golestan, la réponse est immédiate : « Commençons par une correspondance, peut-être que ça ne correspondra pas. » Effectivement, au départ les (non)réponses du franco-suisse déroutent un peu l’Iranien. Et durant vingt-neuf semaines, ces deux penseurs du cinéma et de la vie vont s’envoyer, chaque vendredi, un message. Cette correspondance, fragmentée, hachée, que nous offre Mitra Farahani est jubilatoire, drôle parfois, mélancolique aussi car les deux, presque centenaires, savent que la fin est proche et les photos qu’ils s’envoient de leurs séjours à l’hôpital sont comme un clin d’œil à la Faucheuse. Certes, ils ont du mal à trouver un langage commun. « Il y a quelque chose de prétentieux chez Godard, ça doit être lié à son éducation chrétienne », ironise Golestan. Mais au fil des vendredis, on voit se tisser quelque chose qui ressemble à de l’amitié. Ceux qui aiment Godard le retrouvent avec bonheur, ceux qui ne connaissaient pas Golestan, ont découvert un artiste, un homme qui pense. Et ce dernier opus de Mitra Faharani, À Vendredi, Robinson confirme le talent de celle qui avait réalisé en 2012 le superbe Fifi hurle de joie.(Compétition GNCR)
Vendredi 8 juillet. Premiers pas
La mer, le sillage d’un ferry, une fille appuyée au bastingage, un concerto de Vivaldi. Nous voilà embarqués avec Lena qui doit retrouver à Arles Marius, un ancien amour de vacances qui tarde à arriver. Elle y rencontre Maurice et son ami Ali. Ces quatre jeunes vont passer ce premier été ensemble, tout en retenue, en désirs qui ne se disent pas. Badinage amoureux, amitiés vagabondes, conversations existentielles. Ils vont se retrouver les deux étés suivants, au bord de la mer encore, à Étretat puis à Ibiza. Les trois courts métrages tournés par trois amis, Anton Balekdjian, Léo Couture et Mattéo Eustachon sont devenus un long, Mourir à Ibiza (Un film en trois étés). Un conte d’été, un peu maladroit parfois mais plein d’énergie qu’on regarde avec plaisir malgré l’image défaillante du premier chapitre. (Compétition Premier mention spéciale, prix Marseille Espérance, prix Lycéens européens)
Samedi 9 juillet. Portraits
Une cage d’escalier en colimaçon, une femme allongée qui parle. C’est Kristina Milosavljević, une travailleuse du sexe, transgenre, délicate et élégante, que Nikola Spasic a filmée dans son quotidien, pendant cinq ans, lui faisant jouer son propre rôle. En plans fixes comme des tableaux impressionnistes, il nous montre sa maison, meublée avec soin, de beaux objets chinés chez des brocanteurs. Ses rituels : ses clients doivent se déchausser en arrivant. Et surtout, il nous la donne à voir, elle, odalisque ou icone comme celle de Sainte Petka qu’elle achète dans une église. Car Kristina est croyante et elle nous livre, frontalement ou, se confiant à Marko, qui a fait des études de théologie, sa difficulté à vivre sa foi et son métier. Kristina, un superbe portrait (Prix Compétition Premier)
Maîtres anciens – comédie publié en 1985, avant-dernier roman de Thomas Bernhard. Un ouvrage repéré dès sa parution par Mathieu Amalric. Un roman dont s’empare Nicolas Bouchaud avec ses amis, Éric Didry et Véronique Timsit, qui devient une pièce jouée avec succès au Théâtre de la Bastille, mais dont la pandémie empêche la reprise en mars 2020. Alors quand Nicolas Bouchaud demande à Mathieu de faire quelque chose, ce sera un film, pas une captation. Un film dans un théâtre fermé, vide. Maîtres anciens – comédie se passe au musée d’art ancien de Vienne, où Reger, un homme âgé, vient depuis prés de 40 ans s’asseoir sur la même banquette, dans la salle Bordone, devant L’Homme à la barbe blanche du Tintoret. La caméra du cadreur Berto suit Nicolas Bouchaud sur la scène d’une salle aux fauteuils rouges vides, dans les coulisses, dans la régie et même dans la rue de la Roquette devant des passants masqués et abasourdis. La caméra frôle son visage, où passent tour à tour la colère, la hargne, le désespoir aussi de cet homme qui renverse tous les piliers de notre culture occidentale, Beethoven « qui est d’un sérieux ridicule », Le Greco « qui n’a jamais su peindre une main. » Tout le monde y passe ; Heidegger, Mozart, Stifter … même « Bach, ce gros puant !… » Sans oublier tous ceux qui veulent apprendre aux enfants cette culture, les professeurs, suppôts de l’État, tous ceux qui font de l’enfance un enfer. Ce qu’a été la sienne. Les choix de mise en scène de Mathieu Amalric pour ce monologue corrosif, plans, longs, sobres, cadres larges ou serrés associent à merveille théâtre et cinéma. (Programme La Folie Amalric)
Dimanche 10 juillet. Mystères
La tête d’un bébé qui s’endort. Un enfant qu’on douche. Un camping balnéaire. Assis au bord d’une piscine, un retraité raconte la disparition d’un enfant, quelques années plus tôt à trois adolescentes, toutes ouïes. À partir de là, rien n’est plus pareil pour elles. Cet homme qui passe, déguisé en ours, sorte de mascotte du camping, n’est-il pas étrange ? Dangereux ? Œil des fillettes, œil de la caméra, tout a une impression d’étrange étrangeté. Jeux sur la plage, parties de cartes, bains, jambes des filles, herbes folles, promenades nocturnes, alentours qui deviennent des jungles de tous les dangers. On joue à se faire peur. Peur amplifiée par l’absence (passagère ?) d’un autre enfant. On se perd délicieusement dans Aftersun, inspiré à Lluís Galter par un fait divers, la disparition d’un enfant suisse, René Henzig, qui passait ses vacances avec ses parents à Sant Pere Pescador, sur la Costa Brava, en 1980. Tournées avec une petite handycam, les images ont le charme délicat des souvenirs ou des rêves de l’enfance. (Compétition Internationale)
Lundi 11 juillet. Palmarès
La clôture de la 33e édition du FIDMarseille a eu lieu au Mucem en présence de nombreux réalisateurs et des jurys. Le jury de la Compétition internationale présidé par Mati Diop a attribué le Grand Prix à Unstable Object II de Daniel Eisenberg. Le Jury de la Compétition française présidé par Dounia Sichov a donné le Grand Prix à On a eu la journée bonsoir de Narimane Mari. Kristina de Nicola Spasic a obtenu le prix Premier et Sappukei de Chun Wang et Hikky Chen le prix de la Compétition Flash. Le palmarès complet ici : https://fidmarseille.org/festival/fid-2022/palmares/
ANNIE GAVA
Le FIDMarseille s’est déroulé du 5 au 11 juillet dans divers lieux, à Marseille.
Il y a des êtres aux destins incroyables qu’on croirait écrits par une divinité bienveillante et protectrice. C’est le cas de Raoul Fernandez, né au Salvador, d’une mère aux doigts de fée qu’il a longuement observée, puis aidée dans son travail. Il s’est toujours senti fille au milieu de ces soieries et ces organzas. C’est d’ailleurs une fille que ses parents attendaient et c’est lui qui s’est pointé… Rêvant de Paris depuis l’adolescence, il y arrive pour apprendre l’histoire du costume et la langue française qu’il assimile merveilleusement en apprenant Molière par cœur. Successivement des rencontres le font avancer dans le monde du spectacle : Copi, Noureev, Nordey. D’abord comme costumière puis finalement sur scène donnant un jour la réplique à Catherine Hiegel. Son histoire, il l’a racontée à la demande de Philippe Minyana qui l’écoutait en prenant des notes dans un salon ou un café. Cela a donné le très beau texte que Marcial Di Fonzo Bo a voulu monter. Portrait de Raoul est un spectacle brillant et émouvant car Raoul joue sa propre vie avec les mots d’un autre, si près des siens. Il entre sur scène chargé d’énormes ballots de tissus bariolés qu’il étale peu à peu sur la scène. Il évoque son rêve de « nichons aux hormones », enfile une courte robe noire à bretelles, chausse des chaussures à talons. Coiffé d’une longue perruque blonde, il chante en espagnol ou dessine des gestes sur un air d’opéra chanté par Calas. Un retour au Salvador pour revoir sa mère le submerge d’émotions et de parfums de lilas. Généreux et sensible, Raoul se livre jusqu’à des larmes étranglées et nous confie que le théâtre est sa maison. Un spectacle magnifique pour sublimer un destin fabuleux de celui qui déclare « vivre comme un homme et penser comme une femme. »
Portrait de Raoul a été joué du 7 au 29 juillet au 11·Avignon.
Ici loin
Michèle Addala, directrice du théâtre de l’Entrepôt et fondatrice de la compagnie Mises en scène, a repris cette année la création de l’an dernier qui s’interroge sur l’avenir. Surtout celui des jeunes des quartiers populaires, des populations issues de l’immigration qui cherchent à se construire. Durant trois ans, des ateliers ont été déployés dans divers lieux – écoles, centres sociaux – dont est né Ici loin spectacle de professionnels avec une talentueuse accordéoniste, Léa Lachat, et cinq comédiens aux profils divers et marqués. Ils ont trié les textes d’enfants, d’adultes, les confidences, les déceptions et les espoirs, ils ont sélectionné les dessins d’Océane Roche qui sont projetés sur le rideau de fils en fond de scène. Le spectacle s’est véritablement construit sur le plateau. Le point de départ était une interrogation sur le trajet du Bus 14 qui coupe véritablement la ville en deux parties. Y a-t-il un bon et un mauvais côté ? Où sont les passerelles ? Autant de questions qui se posent… Et ce cri d’une adolescente à la fin : « Je veux qu’on me donne mon avenir. J’y ai droit ! ».
Ici loin a été joué du 7 au 24 juillet au théâtre de l’Entrepôt, à Avignon.
Le Cabaret du Monde de Tout de Suite
Yves Fravega a présenté un montage de textes d’auteurs caustiques ou humoristiques dans le cadre d’un cabaret de foire avec ses rideaux rouges qui s’ouvrent sur une musique de cirque. Quatre étranges personnages grimés apparaissent, vêtus de tenues pseudo-militaires. Après nous avoir souhaité la bienvenue, ils nous entraînent dans un voyage à travers les mots et les sons, la poésie et la chanson, le rire et l’inquiétude. Yves Favrega et son complice Pascal Gobin ont créé la compagnie L’Art de Vivre en 1995 pour associer la chanson, l’humour et la création sonore. Les comédiens utilisent d’étranges objets pour varier les accompagnements de textes souvent loufoques de Jean-Paul Curnier, Roland Dubillard… Entre music-hall et satire, divertissement et réflexion sur notre monde en mutation.
Le Cabaret du Monde de Tout de Suite a été joué du 7 au 30 juillet au théâtre del’Entrepôt, à Avignon.
Paying for it
Le collectif belge La Brute s’est fixé comme objectif de creuser et révéler les zones d’ombre que la société évite de regarder de trop près. Sa dernière création s’est intéressée au monde du sexe tarifié. Vaste programme qui interroge chacun sur sa nécessité et sa morale. Le sexe n’est-il acceptable que dans le couple, la reproduction ? Doit-il être considéré comme un plaisir indispensable à l’équilibre de tous ? Peut-il être considéré comme un travail comme un autre ? L’équipe s’est livrée à des enquêtes, des interviews de travailleuses et travailleurs du sexe, de policiers, de la brigade des mœurs, des services sociaux. Les comédiens se sont ensuite appropriés les témoignages. Si le spectateur n’était pas prévenu, il pourrait croire que ce sont de vrai·e·s prostitué·e·s qui sont sur le plateau. Leur conviction et leur naturel sont tels qu’on éprouve une sensation étrange. Est-on vraiment dans un spectacle ? Oui : une comédienne est vêtue du costume de petit rat de l’opéra, copie de la fameuse danseuse de Degas. Elle symbolise toutes les filles plongées très tôt dans la prostitution par leurs mères-proxénètes dans ce lieu devenu un grand bordel. Image forte de la violence faite aux femmes. Ce spectacle déroutant et fort est servi par neuf comédiennes et comédiens aguerris et bluffants venus pour la plupart de l’ESACT de Liège, réunis sur un plateau occupé de tables et de chaises comme pour une réunion de travail. On y apprend beaucoup et on admire la performance.
Paying for it a été joué du 7 au 28 juillet au Théâtre des Doms, à Avignon.
Suivre quelqu’un
Parfois les mauvaises choses peuvent avoir du bon. Ainsi lors du confinement, Laurent de Richemond, comédien et metteur en scène de la compagnie Soleil vert, a engagé un dialogue avec une comédienne amie, Stéphanie Louit, dont le parcours peu commun l’intriguait. De questionnements en confidences, la parole s’est libérée jusqu’à devenir un texte proposé comme thème de travail et de recherche à une équipe volontaire et enthousiaste composée de cinq femmes et trois hommes. Plateau nu, trois chaises, lumière crue. Stéphanie joue son propre rôle, évoque son enfance, ses études, ses errements, ses doutes, son homosexualité. Durant plus de deux heures c’est son portrait qui se dessine par sa parole et le regard des autres. Elle est « l’objet-sujet » du spectacle, revendiquant un genre entre deux genres, et leur mélange. Laurent de Richemond a voulu faire un portrait à la façon cubiste, sous plusieurs angles et divers profils. Ainsi, au cours de la représentation les comédiens changent de costumes. Tantôt tous en femmes avec prothèses mammaires pour les hommes, tantôt tous en hommes ; dans ce cas, les femmes roulent un bout de tissus pour simuler le sexe qu’elles n’ont pas. D’autres fois, tout le monde est torse nu. De nombreux déplacements dansés avec marche chaloupée et gestes balancés évoquent par moments une chorégraphie de Pina Bausch tandis que la bande-son diffuse des paroles de Stéphanie enregistrées, des bruits de la nature, de la musique. Une communauté bienveillante se crée devant nous, chacun des éléments suivant l’autre, accueillant sa différence, inventant une autre forme de relation. À la fin, le public est invité à entrer dans le mouvement. Instant quasi magique.
Suivre quelqu’un a été joué du 15 au 17 juillet au théâtre de l’Entrepôt, à Avignon
Le Geste
Ils sont trois sur scène : Hélène Tisserand qui a participé à l’écriture et assuré la mise en scène, Michel Deltruc à la batterie qui ponctue merveilleusement le déroulement de la proposition, et Pierre-Marie Paturel, à l’écriture et au jeu de mains magnifique. La compagnie Le Plateau Ivre nous offre un spectacle insolite sur la prestidigitation et le trouble des apparences. Cela commence avec la lecture par la comédienne des articles d’un ancien manuel de pratique qui détaille avec minutie le déroulement des étapes d’un « tour ». Pierre-Marie regarde droit dans les yeux les spectateurs, ses doigts s’ouvrent, se ferment, les poignets sont flexibles, ses mains se déplacent avec élégance. Il manipule agilement une pièce de monnaie qui disparaît, réapparaît. Viendront des jeux avec des cartes à jouer et des objets divers…Son regard bleu ne nous quitte pas, son corps bouge avec fluidité. À un seul moment, il révèle les subtiles manipulations qui provoquent apparitions et disparitions. Il fait la lecture d’une lettre écrite à son maître, Mister Jo, qui lui a transmis son savoir dans laquelle il exprime sa reconnaissance pour cette science partagée. On est sous le charme.
Le Geste a été joué du 7 au 26 juillet à l’Artéphile, à Avignon.
Et mon cœur dans tout cela ?
Pour la première fois, neuf compagnies de spectacle vivant de La Réunion ont été présentées au festival Off, malgré des réalités économiques complexes. C’est ainsi que l’on a pu voir la création de Soraya Thomas, chorégraphe et danseuse de 43 ans. Métisse, elle a choisi de danser nue, sans aucun artifice, peut-être pour rappeler le souvenir de ses origines. Pour affirmer le corps de la femme noire. Au début, son corps recroquevillé au sol surgit peu à peu de l’obscurité dans une lumière très faible. On s’aperçoit qu’elle est dans une grande flaque d’eau. Son corps solide se déploie avec difficulté, puis retombe brutalement. Elle glisse, se relève, retombe. Le geste est sobre, l’atmosphère lourde, soulignée par une bande-son très sombre de Thierry Th Desseaux. Au bout d’un long moment surgit une simple phrase fugitive que l’on aurait voulu plus présente pour accompagner la chorégraphie. Ce n’est pas un corps joyeux qui nous est offert, mais un corps souffrant, accablé de tout le passé d’exploitation en tant que femme noire. Après un long cri glaçant, l’artiste se déplace côté cour et se recouvre avec difficulté d’un lourd tissu noir. Comme un refuge ou une volonté de disparaître.
Et mon cœur dans tout cela ? a été dansé du 7 au 26 juillet, au Château de Saint-Chamand, dans le cadre de la programmation de La Manufacture, à Avignon.
CHRIS BOURGUE Spectacles présentés pendant le festival Off d’Avignon.
Dans un festival de Cannes toujours très masculin, la Quinzaine des Réalisateurs parvenait à une quasi parité avec onze réalisatrices dans sa sélection 2022. Ainsi Saela Davis et Anna Rose Holmer y présentaient leur première co-réalisation : God’s Creatures. Un drame de mères et de marées, d’amers et d’amertume, intensifié par l’unité de lieu : un village côtier irlandais, à la fois théâtre des événements et matrice des conflits présents et passés.
Le prélude donne le la pour une partition très maîtrisée : caméra subjective engloutie avant le bouillonnement de surface, grondement marin avant le silence du petit matin, lumière théâtrale de l’aube iodée. Le dessous et le dessus, la nuit et le jour, l’avant et l’après. Coexistence et tensions entre ces contraires.
Mer de Dieu
Si métaphores il y a dans ce film où « les créatures de Dieu » ont bien du mal à trouver la paix, et où les coutumes ancestrales semblent les emprisonner dans le ressac de l’éternel retour, le récit s’ancre bien dans une réalité socio-économique et géographique contemporaine. On est donc en Irlande. Les hommes pêchent ou élèvent des huîtres. Ils bravent parfois les règlements pour gagner un peu plus, sont emportés par les marées et se noient, car selon la tradition, ils n’apprennent pas à nager. Les femmes travaillent à l’usine de conditionnement, éventrent les poissons, découpent les filets, nettoient les huîtres. Tout le monde se connaît, formant ce qu’on appelle une « communauté ». Solidarité masculine, misogynie systémique même quand il s’agit de viol. Rien n’est remis en cause. On sait bien que Sarah, une jeune femme du village a un mari brutal mais il est un des leurs et les femmes encaissent. Les deuils et les coups. La Vierge Marie, figure tutélaire dans ce fief catholique, porte à jamais son fils mort sur les genoux. On se retrouve aux enterrements, au pub. Avec la bière, on partage aussi des histoires anciennes. Brian (Paul Mescal), fils d’Aileen (Emily Watson) revient au bercail après un exil australien qu’on devine peu glorieux. Il compte reprendre le parc ostréicole du grand-père sénile. Fils prodigue, en conflit avec son père, repoussé par Erin (ToniO’Rourke), sa sœur très lucide qui sait qu’il a toujours été « merdique », Brian est épaulé par sa mère. Une mère aveuglée par un amour inconditionnel, prête à voler et mentir devant les juges pour le protéger, déchirée au plus profond de ses entrailles quand elle sera dessillée, et nous avec elle. Car les « enfants de Dieu » peuvent aussi être des monstres. Incarnée avec une grande sensibilité et sobriété par l’admirable Emily Watson, Aileen est une femme-courage qui agit sur le monde, comme l’est Sarah, au chant si pur et si triste, qui loin de s’accepter victime fuira les fantômes qui hantent toutes les maisons de son pays et empêchent de vivre.
ÉLISE PADOVANI
God’s Creatures, de Saela Davis et Anna Rose Holmer
Avant le spectacle, une petite conférence donnée dans une cour voisine précise les conditions de la conception de l’opéra, les étapes qui l’ont mûri. On suit ainsi l’œuvre composée à Naples, remaniée pour Paris, traduite en français, assortie d’un ballet (passage dont raffolait le public parisien) et développée en quatre actes. On nous rappelle les mots d’Honoré de Balzac qui fait dire à l’héroïne éponyme de sa nouvelle Massimilla Doni à propos de l’opéra de Rossini « ici la terre et ses puissances essaient de combattre contre Dieu ». Quel programme ! Aisément déçu. Mettre en scène des miracles n’est pas chose facile et malgré la belle imagination du metteur en scène Tobias Kratzer, on peut douter qu’une scène d’épilepsie ou de délirium tremens (au choix selon que l’on cherche à évoquer le haut mal de César ou la mort de Copeau dans L’assommoir de Zola) soit convaincante pour présenter la réception céleste des tables de la loi par un Moïse qui retrousse ses manches pour en montrer les tatouages…
Le spectaculaire a lieu cependant grâce aux vidéos de Manuel Braun lors du passage de la mer Rouge mais s’engonce parfois dans l’accessoire avec des images qui semblent tirées des news télévisées dont le ressassement a détruit la force ou des passages allégoriques qui frôlent la parodie (course des Égyptiens en costumes de ville dans le désert et leur noyade dans des ondes calmes). La fresque épique est réduite par son manichéisme : le plateau scindé en deux montre d’un côté les Hébreux sous l’aspect de migrants actuels et de l’autre les Égyptiens, figures aseptisées du libéralisme derrière leurs bureaux et leurs ordinateurs. Forcer le symbole le perd. Il est difficile de plaquer l’antique sur le contemporain sans lourdeur, le simplisme devient alors faute de sens. Le phénomène des migrations liées aux excès du capitalisme, pourquoi pas, et les plaies d’Égypte muées en feux, pollutions, guerres, mais si l’on va jusqu’au bout, la dimension religieuse d’un Moïse qui demande à imposer son « vrai Dieu » face aux faux dieux barbares, nous conduit sur un terrain plus que contestable, voire dangereux…
Terre promise
La tentative de jouer entre le réel et l’espace scénique est intéressante cependant, de même que la distanciation au mythe par l’intrusion du costume de Moïse qui semble tiré du peplum de Cecil B. DeMille. Le recours aux réseaux sociaux pour trouver une fiancée digne de ce nom au fils de Pharaon, Aménophis (Pene Pati, à peine remis du covid) ne manque pas d’humour. Emprunter des bateaux gonflables pour traverser la mer ajoute un goût d’Odyssée et une référence sans filtre aux tragédies méditerranéennes d’aujourd’hui. Lorsque le bâton du guide des errants est retrouvé sur la plage où une population décontractée et consumériste se prélasse au soleil (finalement le modèle capitaliste l’emporte ?) on se croit à la fin du film Jumanji de Joe Johnston (1995). Heureusement, la jeune fille qui découvre l’objet, inquiète de ses décharges électriques le lâche, fin de l’histoire. Ouf ! Les quatre actes sont bien longs malgré la belle direction de Michele Mariotti à la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, la beauté des Chœurs de l’Opéra de Lyon (à souligner le moment prenant où, sauvés des eaux, leur foule disséminée parmi le public entonne des cantiques). Si Moïse (Michele Pertusi), malgré sa stature manque parfois de l’aura du prophète, Pharaon (Adrian Sâmpetrean) impose son personnage hautain. Rossini aimait écrire pour les femmes, c’est bien connu et les plus belles partitions leur sont réservées, que ce soit la douce Anaï (Jeanine De Bique, dont c’est une prise de rôle réussie) ou Sinaïde (somptueusement interprétée par Vasilisa Berzhanskaya)… Manque à l’œuvre une homogénéité qui dessinerait une ligne de force et tiendrait en haleine par une tension que demande ce drame biblique.
MARYVONNE COLOMBANI
Moïse et Pharaon a été donné au Théâtre de l’Archevêché du 7 au 20 juillet dans le cadre du Festival d’Aix-en-Provence.
Pour le meilleur comme pour le pire, le metteur en scène Ted Huffman s’est toujours distingué par son désir de fidélité. Fidélité aux œuvres et à leur propos, y compris quand celles-ci se font réactionnaires – le plaidoyer puritain du Triomphe du temps – ou nécessiteraient une certaine distance – le récit d’horreur ordinaire de Denis et Katya. Fidélité également à une musique qu’il sait servir, accompagner, sublimer plastiquement parlant. Son Couronnement de Poppée ne déroge pas à la règle : dans l’écrin idéal du théâtre du Jeu de Paume, l’orchestre et le plateau vocal se déploient avec grâce. La fosse retentit de couleurs et d’inflexions d’une inventivité folle : la Cappella Mediterranea sublime sous la direction de Leonardo García Alarcón le moindre trait de la partition, le moindre assemblage de timbres. Le jeu d’acteur, millimétré, les déplacements et contacts des corps confinant à la chorégraphie, sont d’une sensualité et d’une justesse rares. Si bien que les trois heures et demie sembleront s’écouler dans un seul souffle – performance assez rare, dans le genre casse-gueule de l’opéra baroque, pour être soulignée.
Le bien et le mal
Jacquelyn Stucker incarne le rôle-titre avec appétit : dans le plus simple appareil ou en déshabillé suggestif, elle fait entrer sur la scène politique, où le costume trois-pièces est de rigueur, la chambre à coucher, second lieu du pouvoir. La scène se fait également coulisse : les tenues s’y échangent, les personnages s’y épient les uns les autres comme dans toute cour qui se doit. Poppée y règne en séductrice aguerrie : elle sait charmer le très solide Néron de Jake Arditti à coup d’aigus tendres et de vocalises légères, mais aussi se faire d’une cruauté sans nom le temps de graves autoritaires et d’éclats puissants. Elle dissout ainsi son mariage avec le timide mais émouvant Othon (Paul-Antoine Bénos-Djian)– sans détour ni pitié, pour s’unir à Néron. Lequel outrepasse l’autorité morale de Sénèque – renversant Alex Rosen – et répudie une Octavie qui, sous les traits de Fleur Barron, se fait double inversé de Poppée. Sous l’apparente autorité d’un personnage aux contours vocaux bien définis viennent pointer un vertige tragique et une fragilité certaine. La symbolique des décors de Johannes Schütz et Anna Wörl n’est pas toujours d’une grande subtilité : la palme revenant à ce tube en noir et blanc suspendu au plafond et oscillant d’un personnage à l’autre pour illustrer leur capacité à se situer tantôt du côté du bien, tantôt du côté du mal (!). Monteverdi ne se faisait pourtant aucune illusion quant à la vacuité et à la dangerosité des monarques : s’il les peignait parés du plus beau des chants, c’était pour mieux en imposer la vue aux premiers intéressés et échapper à la censure. Mais une fois de plus, Ted Huffman se refuse à choisir. La sauvagerie du meurtre de Sénèque et la suavité du Pur ti miro final, réunissant enfin Néron et Poppée, sont déclinées comme autant de faces d’une même pièce, rassemblant querelles de pouvoir et romance à l’eau de rose. Quitte à sombrer dans un contresens tout de même gênant.
SUZANNE CANESSA
Le Couronnement de Poppée a été donné du 9 au 23 juillet, au théâtre du Jeu de Paume, dans le cadre du Festival d’Aix-en-Provence.