Six réalisatrices en compétition; un joli film, Partir un jour d’Amélie Monin, en ouverture, sur le désir féminin et la filiation ; et des histoires de lesbiennes réalisées par des femmes, qui parlent lesbianisme et religion (Mouna Soualem, La petite dernière) coming out et maternité (Vicky Krieps, Love me tender), vie de star et couple lesbien (Jodie Foster dans le film de Rebecca Zlotowski).
Une révolution est-elle en cours dans ce festival où Thierry Frémaux s’est depuis près de 20 ans distingué par son imperméabilité à #MeToo et ses réponses méprisantes sur la parité ? Si le jury est le personnel sont d’une belle mixité, les sélections et récompenses restent massivement dominées par les hommes. Malgré des efforts notables cette année dans la sélection officielle, 6 réalisatrices sur 19 c’est moins d’un tiers, et pour l’heure seules trois femmes ont reçu la Palme d’Or en 78 éditions, dont Jane Campion à égalité.
Le fric c’est chic ?
Le chemin sera donc long pour changer l’image des femmes à Cannes, clichés qui fabriquentdes représentations bien au-delà des écrans : les tenues de celles qui montent les marches continuent d’être terriblement plus inconfortables que celles des hommes, même si le nouveau règlement restreint la « nudité excessive » et les « robes encombrantes » après avoir renoncé à exiger des talons hauts (Merci Julia Roberts et ses pieds nus sur le tapis rouge !).
Mais les femmes continuent d’être et jaugées et jugées par des journalistes en roue libre et des commentateurs haineux: la tenue de Léna Mahfouf, qualifiée d’abaya, suscite les réprobations racistes y compris d’une députée Renaissance, la réalisatrice Roman Bohringer se fait insulter « Pas cool la ménopause. » « Physique de mémère », et certains journalistes, sur le registre du compliment, semblent débarqués d’un autre siècle.

Comment s’étonner alors si dans les rues, les tenues extravagantes s’affichent, les talons atteignent des hauteurs insensées ? Si les vitrines exposent des accessoires de luxe au prix inaccessibles, sauf pour ceux qui s’affichent en Ferrari ? Si les sacs Hermès Kelly® ou Birkin®, mythiques sur la Croisette, se louent 400 euros la journée (prix de vente entre 150000 et 350000 euros) ? Est-ce ça, l’esprit de Cannes ?
Une autre histoire
Le premier Grand Prix (qui ne s’appelait pas encore Palme d’Or) à Cannes en 1946 fut La bataille du rail de René Clément, à la gloire des cheminots. Le festival français est un projet du Front populaire conçu contre la Mostra qui avait récompensé en 1938, sur ordres croisésde Mussolini et Hitler, Les Dieux du stade de Leni Riefenstahl. Le festival cannois aurait dû s’ouvrir le 1er septembre 1939, jour où Hitler a envahi la Pologne…
Au lendemain de la guerre il s’installe dans la ville, socialiste, grâce au financement de la SGTIF-CGT et à l’engagement de centaines de bénévoles ouvriers. Le CGT qui portera dans les années suivantes le principe de la taxe sur la billetterie reversée au CNC, puis l’avance sur recettes, a permis de mettre en place en France une politique publique du cinéma qui constitue l’exception culturelle française.
Si le glamour chic s’est toujours affiché sur la Croisette, la programmation défend volontiers des films engagés, indépendants, résistants, sociaux. Les destins ordinaires plutôt que ceux des princes. Le poing levé de Pialat, la Nouvelle Vague qui s’accroche au rideau, le « t’as du clito » d’Houda Benyamina, ou Asia Argento qui dénonce Harvey Weinstein, « J’ai été violée, ici-même à Cannes. J’avais 21 ans ».
Culture publique ou Bolloré ?
Pourquoi un tel écart, et de tels paradoxes, entre ce que défendent les films et les artistes, et leur médiatisation luxe et patriarcale ? Pourtant le SPIAC-CGT, affaibli dans les années 70, a retrouvé des forces, en particulier dans la région Sud, deuxième en terme de tournage, et équipée de studios de pointe : la Palme d’or 2023, Titane a été tournée en grande partie à Martigues, ville communiste qui s’est réjouie du succès, tout comme la Région Sud, également financeur.
Mais les financements privés sont une nécessité pour un art qui, s’il peut rapporter beaucoup, coûte cher à produire. C’est d’ailleurs Malraux qui, tout en inventant avec le SPIAC les financements publics du CNC, a fait entrer les producteurs privés au Palais, inquiet de la désertion brutale des salles de cinéma après l’apparition de la télévision dans les foyers.

Mais depuis le démantèlement de la télé publique puis l’arrivée des plateformes numériques, la politique publique du cinéma a perdu en force de négociation. Juliette Triet, en recevant sa Palme d’Or en 2024, le dénonçait : « La marchandisation de la culture que le gouvernement néolibéral défend est en train de casser l’exception culturelle. »
De fait Canal+, premier financeur privé du cinéma français, a réduit sa participation, entre 220 et 200 millions jusqu’à 2023) à 150 millions en 2025. TF1 investit 56 millions, Netflix et Disney+ suivent, en échange de droits de diffusion après 6 mois pour le groupe de Bolloré, davantage pour les autres. Face à ces sources de financements France télévisions, seul opérateur public qui opère sur d’autres critères que la rentabilité et peut financer des films d’auteur à perte, maintient son financement à 65 millions.
Peut-on vraiment espérer que Bolloré, qui reçoit un néo-nazi dans son île privée, va continuer à financer un art cinématographique français qui conteste à pleins poumons les dominations à la base même de son empire ?
AGNÈS FRESCHEL
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