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Les vies immobiles dela Villa Théo

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Villa Théo - Intimes intérieurs © X-DR

Intime intérieur est le titre que Bernard Plossu a donné à deux de ses rares photographies couleurs réalisées en tirage Fresson (tirages au charbon, qui donnent un rendu mat, délavé, granuleux, poudreux), exposées à la Villa Théo, à côté de son amusante Nature morte aux poivrons, et de trois Fleurs à la maison-La Ciotat, tirées selon la même technique. Intime intérieur (1 et 2) montrent des petits bouts d’espaces domestiques : une lampe de chevet au pied torsadé noir et à l’abat-jour jaune sur le coin d’une table de chevet, sur fond de mur bleu et blanc, à côté d’un bout de rideau masquant une fenêtre, et un guéridon carré en bois dans l’angle d’un couloir au sol rouge et aux murs blancs. Un plaisir méditerranéen de la lumière, de la couleur, de la composition et du recoin, où, à travers le « petit genre » de la nature morte (genre pictural le moins noble selon la classification inventée au 17eme siècle), la temporalité des photographies de Plossu semble vouloir se rapprocher de celle de la peinture.

Espace clos

Des photographies que l’on trouve placées malicieusement à côté d’une peinture grand format de 1956 d’Olivier Debré, peinture abstraite que l’artiste a titrée Nature morte. Couleurs sourdes, épais aplats rectangulaires, tonalité bleue dominante, assemblage au centre de carrés rouges, verts, encadrés de noir et de gris, un travail qui évacue le motif figuratif pour se situer du côté de l’évocation de son espace, le plus souvent clos. Juste à côté, deux photographies en noir et blanc de Frédéric Joncour, une rose et des tulipes, fleurs mortes aux textures délicates, en tirage pigmentaire sur papier canson, pouvant rappeler que la « nature morte » en français (en anglais et allemand « still life » et « stilleben » : vie immobile) a partie liée avec le genre des « vanités », signifiant la vacuité des activités et des passions humaines face à la mort.

Intemporalité

Du côté des plaisirs des vies immobiles, ce sont des corbeilles de fruits, des bouquets de fleurs, des légumes en pleine santé, signés de peintres fortement liés au Lavandou ou à ses alentours, tels que, parmi d’autres Jean Arène, Georges Henri-Pescadère, le peintre vigneron Alexandre Troin, Serge Plagnol, Eugène Baboulène, Emmanuel-Charles Benezit… Seule deux femmes artistes sont présentes, chacune avec une œuvre : Suzanne Valadon et Françoise Nunez. L’impression, à travers ces rapprochements d’œuvres récentes et anciennes, d’une certaine intemporalité du « petit genre », nourrie d’analogies, continuités ou contrastes, se saluant les unes les autres. 

MARC VOIRY

Intimes intérieurs : natures mortes, bouquets et autres vies silencieuses
Jusqu’au 30 mars
Villa Théo, Le Lavandou

[SPÉCIAL SAISON] : 13 Vents : en avant les artistes ! 

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Plutot Vomir que Faillir © X-DR

La règle est simple, la formule rodée : à chaque mois, son artiste ou son équipe artistique invitée. C’est le cas depuis l’arrivée de Nathalie Garraud et Olivier Saccomano à la tête de la direction artistique du centre dramatique national de Montpellier en 2018. L’hospitalité au temps long y est érigée au rang de norme, d’équité créative, de mission des plus fondamentale destinée à valoriser l’expérience et la recherche. Tout en tentant de transformer durablement les rapports entre les artistes et les publics. Pendant quatre semaines, il y a souvent une pièce de répertoire et une œuvre récente. Ainsi qu’un Qui Vive!, parenthèse joyeuse et rafraîchissante sous le signe de la découverte dont le programme est conçu avec les invités. Après un mois de janvier consacré au comédien Nicolas Bouchaud, maître d’un jeu théâtral singulier, févriers’annonce sous le signe de l’étonnement. Celui de Pierre Meunier et Marguerite Bordat, déterminés à nous montrer ce que l’on ne voit pas, puisant dans des matières brutes pour nous emmener ailleurs. La Bobine de Ruhmkorff (31 janvier au 2 février)est une réflexion incongrue autour de la bobine d’induction, capable de transformer un courant électrique de faible tension en très forte intensité. Le procédé, certes ingénieux, se transforme en une parfaite (bien que surprenante) illustration des mécanismes de l’attirance sexuelle. Cette pièce ancienne est mise en écho avec leur dernière création, pourtant très différente, Bachelard Quartet (7 au 9 février), une ode aux quatre éléments qui font la vie, sorte de rêverie lucide et subtilement sonore, irriguée par les mots poétiques du grand penseur Gaston Bachelard. 

Parole adolescente

Mars se fait triplement féminin, la parité est prise très au sérieux aux 13 vents. Quel est ce trio ? Céline Champinot, artiste associée, Marion Aubert, membre de l’Ensemble associé et Rébecca Chaillon. Trois autrices qui se connaissent bien, trois lieux, trois pièces puissantes s’intéressant à la question de la métamorphose, qu’elle soit liée à l’adolescence, à la folie ou à l’amour tragique. Au théâtre Jean Vilar, Plutôt vomir que faillir de Rébecca Chaillon (du 6 au 8 mars) fait sauter les tabous de la parole adolescente, traversée par le rejet des normes, la relation difficile au corps, la violence indomptée… À La Vignette, dans Juliette et Roméo sont morts (26 et 27 mars), Céline Champinots’intéresse à l’amour suicidaire qui hante la tragédie de Shakespeare et aux désirs qu’il met en exergue à un âge lui aussi adolescent. Pour ce qui est de Mues, à voir aux 13 Vents (13 au 15 mars), dont le texte signé Marion Aubert et la mise en scène par Marion Guerrero, raconte la lutte d’une femme pour ne pas se perdre dans la brume de la folie alors qu’elle arpente un coin perdu des montagnes des Cévennes dont on ne sait plus si elles sont rêve ou cauchemar. 

Expérience unique

En avril, Adrien Béal embarque le public dans une expérimentation scénique troublante, aussi précise que déroutante. On découvre avec curiosité ses deux dernières pièces, des créations collectives enthousiasmantes de l’ordre de l’expérience unique. Les pièces manquantes (puzzle théâtral) (3 et 4 avril), met six personnages, trois hommes et trois femmes, face à des situations que l’on préfèrerait éviter. Certaines pièces de puzzle manquent, chaque fois différentes, ce qui rend la représentation unique, alors que l’incompréhension nourrit un jeu théâtral déconcertant. Aussi dérangeante que la précédente, Toute la vérité (23 au 25 avril) se concentre sur cinq gestes transgressant des interdits de la société, notamment parce qu’ils sont en lien avec la sexualité, le désir, la famille. Les sens sont troublés, les perceptions déstabilisées, les habitudes repensées. Mai-juintermine la saison en duo avec Madame l’Aventure de Lionel Dray et Clémence Jeanguillaume, une pièce répétée et créée sur le plateau des 13 Vents, également co-production du CDN, et jouée dans le cadre du festival Le Printemps des Comédiens(31 mai au 2 juin et 7 au 9 juin). Ce périple théâtral s’inspire librement des grands récits d’aventure, faisant vivre sur scène « un monde plein de terreur, de suspens, de sang et d’ennui ». 

Toute la programmation de cette deuxième partie de saison est aussi traversée par une saison poésie se déroulant en itinérance citadine. Dans plusieurs lieux de Montpellier (Madredriosa, Black Out, Le Dôme), à plusieurs moments, on peut y écouter des artistes reconnus (Rébecca Chaillon le 29 février, Fantazio le 21 mars, Cécile Mainardi le 2 mai) comme des poètes en devenir, lesquels osent faire sortir ce qui les anime lors de scènes ouvertes toujours étonnantes d’inspiration comme de spontanéité. Les 13 Vents est la maison des artistes, de tous les artistes.

ALICE ROLLAND

13 Vents
Centre dramatique national 
Montpellier
13vents.fr

Jusqu’à la fin des foins

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LA FERME DES BERTRAND © Laurent Cousin

Avec La Ferme des Bertrand, Gilles Perret suit le parcours d’une famille d’agriculteurs à travers le temps

En octobre 2022, Gilles Perret, accompagné par sa coscénariste, Marion Richoux, était venu à Marseille présenter son premier film de fiction Reprise en main. Il est revenu le 24 janvier dernier avec son dernier documentaire, La Ferme des Bertrand présent dans les salles ce 31 janvier, qui nous donne l’occasion de revoir les héros de son premier film Trois frères pour une vie, sorti en 1997. Cette année-là, Gilles Perret a 28 ans et filme, durant une année, trois frères agriculteurs célibataires : Joseph, Jean et André qui étaient dans leurs derniers mois d’activité professionnelle. Ce sont ses voisins, à Quincy, un hameau de la commune de Mieussy dans la vallée du Giffre en Haute-Savoie. Il les connait très bien. Ils ont déjà été filmés en 1972 par Jacques Trillat, un tournage, dont Gilles Perret se souvient : « J’en ai encore le souvenir, parce que la télé qui débarquait dans notre hameau complètement perdu, ça avait été un sacré évènement ! »Quand il décide de les filmer à nouveau en été 2022, seul un des trois frères est vivant, André. Tout voûté, trop usé pour mener les vaches au pré, mais toujours volontaire, il s’occupe des poules… Et c’est ce quotidien dans cette ferme, le travail de la terre, les transformations technologiques, la transmission aux nouvelles générations que nous fait partager Gilles Perret, nous promenant dans la montagne savoyarde et dans les strates du temps.

Une histoire de transmission
Le film commence par un gros plan sur une tireuse de lait automatique, un robot de traite « qui peut être nous remplacera », commente Hélène aux épaules et mains défaites. Elle avait repris la ferme en 1997 avec son mari, Patrick, mort en 2012, l’exploite avec Marc son fils et Alex son beau-fils. Et à son tour de passer la main. Comme tous les membres de la famille Bertrand, elle connait bien le réalisateur. Le dialogue avec lui est facile, fluide et, tout au long du film, tous confient ce qui (a) fait leur vie, leur bonheur de travailler à la campagne, leurs difficultés, leurs regrets aussi, leurs craintes face au climat dont ils perçoivent clairement les changements, enneigement, sécheresse, parasites. Gilles Perret les suit dans les étables, dans les pâturages en pente, montrant les machines qui se sont modernisées, et toutes ces tâches qui ne se font plus manuellement. Ont-ils eu le choix ? Les anciens ont consacré leur vie au travail, sacrifiant leurs désirs profonds : « On a suivi le chemin que le destin nous a dessiné. Et il y aurait peut-être eu mieux à faire » disait André. Aujourd’hui, Marc et Alex affirment que leurs enfants feront ce qu’ils voudront. Hélène, la grand-mère se réjouit qu’ils disent vouloir être fermiers : « Il y a quelqu’un derrière ! » Les Bertrand tiennent à transmettre leur exploitation dans les meilleures conditions et à sauvegarder la beauté des paysages pour ceux qui les suivront. Gilles Perret, à travers La Ferme des Bertrand, transmet ce qui l’a forgé, faisant, peut-être, remettre en question à certains leurs choix d’urbains.

ANNIE GAVA

La Ferme des Bertrand, de Gilles Perret
En salles le 31 janvier

Une femme courage

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Mambar Pierette © Singularis

Présenté lors de la dernière édition d’Africapt, Mambar Pierrette de la cinéaste camerounaise Rosine Mbakam dresse le portrait d’une femme qui se bat pour les siens, malgré les embûches .En salle depuis le 31 janvier

Dans un quartier populaire de Douala, Pierrette tient un petit atelier où elle coud robes, tuniques pour ses clientes, voisines, amies ou des tenues d’écoliers. Une journée comme les autres où, levée la première, elle s’occupe de ses enfants, de sa mère, et fait face à toutes les difficultés qu’elle rencontre. À cause d’une pluie torrentielle de l’eau envahit son atelier, abimant les tissus de ses clientes. Sa machine à coudre tombe en panne, lui faisant perdre trois heures de travail. Partie chez une cliente pour se faire payer, elle se fait agresser dans la rue et voler tout l’argent récolté : « Tu as l’air de porter tous les malheurs du Cameroun », lui fait remarquer une de ses clientes.

Pierrette a beau travailler sans relâche, elle a du mal à trouver l’argent pour les fournitures scolaires de ses enfants et la rentrée approche. Mais elle ne baisse jamais les bras, Pierrette. Elle prend soin de tout le monde, écoute ses clientes raconter leurs histoires de cœur ou leurs malheurs. Omniprésent, l’argent, les billets qui circulent de l’un à l’autre, après des négociations serrées car la vie de chacun, dans ce quartier est précaire.

L’ardu quotidien
Pierrette a été inspirée à la réalisatrice Rosine Mbakam par une cousine très proche, Pierrette Aboheu, avec qui elle partage beaucoup et à qui elle a fait jouer son propre rôle. Rosine Mbakam qui a à son actif plusieurs documentaires sait observer et filmer les gestes du quotidien, en particulier le travail. La caméra suit Pierrette de près et grâce au regard que la cinéaste porte sur son personnage, on partage avec elle cette course contre la montre : parviendra-t-elle à avoir l’argent pour la rentrée scolaire ? « Je voulais montrer des personnes qui ne s’apitoient pas, qui avancent, trouvent des solutions. » La cinéaste camerounaise qui a grandi, entourée de femmes, a réussi, dans Mambar Pierrette, à faire un superbe portrait de cette mère courage.

ANNIE GAVA

Mambar Pierrette, de Rosine Mbakam
En salles le 28 février

Sous le béton, le bac

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Ma part de gaulois © Alba films

Dans Ma part de Gaulois, Malik Chibane dessine avec humour et tendresse le combat d’une mère immigrée pour la réussite de son fils

« Vous avez envoyé mon fils à l’abattoir ! » L’abattoir, c’est une classe de CAP mécanique générale d’un lycée professionnel où a été orienté Mourad Cherkaoui, d’origine algérienne, qui habite dans une banlieue de Toulouse des années 1970. Quand son ami et voisin se fait couper un doigt dans l’atelier, Madame Cherkaoui va multiplier les démarches et se procurer un faux certificat médical pour que son fils obtienne une deuxième chance : un redoublement pour accéder à une 4e générale. Le but final est qu’il obtienne le baccalauréat, une première dans ce quartier où vivent surtout des familles d’origine étrangère. Pour Mourad, plus question de trainer avec ses copains en bas des blocs d’immeubles : il doit travailler, sous la pression constante de sa  mère qui mise tout sur lui.

À bon port

Les efforts et les encouragements de son professeur de français, Mme Vasseur (Emmanuelle Kalfon) sont payants et il est admis en seconde générale dans un « bon lycée » où les fils d’immigrés sont très rares. Mais la chute est dure pour ce bon élève à 17/20 de moyenne. « La plus mauvaise copie en français : Mourad Cherkaoui avec -7 » pointe devant la classe son   professeur. Découragé, Mourad ne rentre pas chez lui et rejoint ses copains qui trainent jusqu’à ce que sa mère vienne le récupérer. Cette mère qui a pour seul but la réussite de son fils, lui fait donner des cours par un étudiant, vend ses bijoux quand l’argent manque, tient tête à son mari (Lyes Salem) avec qui elle se dispute souvent : « C’est moi le capitaine dans la tempête, et le port c’est le bac de Mourad ! » On y est presque, au port, quand Mourad passe en terminale avec 17 points d’avance. Mais il n’y a pas que le bac dans la vie… Mourad a rejoint un petit groupe de musiciens pour qui il compose et chante, enflammant la foule de jeunes lors d’un tremplin rock. Quand la mère vient casser la fête, Mourad se révolte : « J’ai envie d’avoir une jeunesse ! Le bac c’est fini pour moi ! »

Ma Part de gaulois de Malik Chibane est librement adapté d’un roman de Magyd Cherfi, un des fondateurs du groupe Zebda. Rien de bien original dans le scenario qui aborde des problèmes des années Giscard qui sont loin d’être réglés aujourd’hui : ségrégation sociale, ghettos scolaires, plafond de verre. Mais des séquences cocasses comme la fête organisée par la mère pour… le passage en 4e, ou inattendues comme le désespoir du père au moment de l’élection de Mitterrand « qui a envoyé les paras à Alger. »

Malik Chibane nous offre surtout ici un très beau portrait de femme, déterminée, généreuse, courageuse, magistralement interprétée par Adila Bendimerad qu’on a vue récemment dans La Dernière reine de Damien Ounouri. Quant à Abdallah Charki qui a fait ses armes au sein de l’école Kourtrajmé, fondée par le réalisateur Ladj Ly, il incarne avec talent ce jeune garçon partagé entre la peur de décevoir sa mère et son envie de vivre et d’écrire.

ANNIE GAVA

Ma part de Gaulois, de Malik Chibane
En salles le 31 janvier

« Incendire », les maux-valise d’Hélène Cixous

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La comparaison entre Shoah et incendie n’est pas à prendre comme telle. Plutôt comme un espace tendu de pensée, de ressenti et d’expression. Cela relève, pour Hélène Cixous, d’un devoir d’écriture, celui du Livre ou d’un livre, qu’elle définit de manière allusive comme la « narration », d’Homère à Wikipedia, en passant par Joyce, puis de manière plus précise et personnelle à la toute fin du livre…

Le texte oscille constamment entre descente en singularité – les ressentis intimes, saisis par les sens – et montée en généralité – l’Histoire, saisie par des références mythologiques ou bibliques. Des cinq sens, l’autrice en retient deux : l’olfaction, avec le « cramé » ; l’ouïe, avec « le monstrueux marteau du bruit ». Elle décrit, à l’aide d’une syntaxe bousculée, une anatomie de la fuite : « athlétiquement n’être que l’instrument de musique de la course, chaque souffle chaque note des quadriceps chaque tension du cœur n’être ». Référence constante est faite à l’animal, non pas à la manière d’Ovide ou de La Fontaine, mais à la manière de Cixous : en tant que sujet propre, dont la souffrance est inadmissible et la présence indispensable. Qu’est-ce qu’on emporte ? Les chats.

Une identité pêle-mêle

Le roman définit plusieurs époques, de 1942 à 2022, de 1492 à 1962… De fait, écrire permet à l’autrice de lutter contre l’ignorance et l’amnésie. Elle effectue concrètement un travail d’enquête sur sa généalogie, à partir d’archives reproduites en regard du texte. À ces époques correspondent des lieux, tout une géographie vécue, deux villes, Oran, sa ville natale versus Osnabrück, ville de ses arrière-grands-parents inconnus, déportés. Il s’agit des deux pôles de l’exode, de l’extradition : « À Oran maintenant nous sommes des nulle-part. »

Si l’ouvrage est écrit en « pêle-mêlant » histoires, géographies et expériences, une réflexion centrale tourne autour de la notion absurde et insaisissable d’identité, formulée ainsi, non sans humour : « Qu’est-ce que juiffer ? », l’autrice substituant un verbe à un nom. Les mots sont tous soigneusement choisis, assemblés, augmentés. Ils semblent se presser, se heurter, s’encastrer les uns aux autres, avec ou sans ponctuation, à la manière de la parole orale.

Le sous-titre, « Qu’est-ce qu’on emporte ? », renvoie à la fuite comme acte de survie, et pose la question, à jamais ouverte, de l’essentiel. 

FLORENCE LETHURGEZ

Incendire. Qu’est-ce qu’on emporte ?, Hélène Cixous
Gallimard, coll. blanche - 19 €

Damnée sur la colline

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Le texte est fort, comme une gifle qui ébranle le corps entier et le déstabilise. La jeune femme écrit à sa fille comme elle aimerait pouvoir lui parler quand elle aura grandi. Tombée très jeune dans le crack, sur la colline où tous les drogués se rassemblent et où les filles, jeunes, se retrouvent facilement enceintes, la narratrice évoque à la fois son passé et son improbable futur. Sara Mychkine, jeune poète franco-tunisienne, a commencé très tôt à écrire une poésie engagée, féministe, qui prend en charge les délaissés, les paumés de toutes origines. Dans ce premier roman poétique en vers libres et petits paragraphes qui sont appelés « mouvements », comme des parties de musique, l’autrice trouve les mots forts qui marquent la détresse et la misère.

Honte et solitude

Peu à peu sont évoqués le viol subi de la part de son père, les pleurs et la vulnérabilité désespérée de sa mère de sa mère, les rencontres malsaines et les déserrances. Cette solitude criante saisit celles et ceux qui rentrent en contact avec ce texte qui ne nous épargne ni la faim, ni la saleté, ni les enfances sacrifiées. L’autrice analyse aussi avec finesse le sentiment de honte : honte de ne pas savoir résister au crack, de ne pas savoir aimer. Constat désespérant d’impuissance. Mais perce néanmoins l’espoir que cette fille aimée vengera les générations passées qui ont souffert du colonialisme : « Si tu vis, nous aurons vengeance dans chacun de tes pas. » Cette lettre écrite pour que son enfant la lise un jour s’achève dans un grand cri d’amour.

CHRIS BOURGUE

De minuit à minuit de Sara Mychkine
Le bruit du monde - 16 €

Pascal Privet nous invite au pays des rennes

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En février 2010, Pascal Privet, fondateur des Rencontres cinématographiques de Manosque, hélas disparues en 2017, avait invité Anastasia Lapsui et Markku Lehmuskalio à présenter leurs films. Voyageur, ethnographe et réalisateur, il les suit dans le Grand Nord, les filme au travail. Aujourd’hui, c’est le portrait de ces deux cinéastes qu’il aime et admire qu’il nous propose : un voyage En Compagnie d’Anastasia et Markku, cinéastes du Grand Nord.

Le grand et robuste finlandais Markku a rencontré la petite et souriante nénètse, Anastasia, lors du tournage de Tel un renne le long de la voute céleste (1993) et ils ne sont plus quittés. Partageant leur vie entre la Finlande et la péninsule de Yamal où ils vont filmer ses peuplades nomades. Car cette première cinéaste issue du peuple nénetse se sent responsable devant les 35 000 personnes qui le composent. Quelle joie pour elle quand elle revient dans le village après 20 ans, 15 films dont 12 documentaires ! Quand elle montre Pudana, Neko, dernière de la lignée (2010), consacré à la scolarisation forcée des enfants autochtones et que son ancienne maitresse chante pour elle. Quand avec Markku, ils reviennent sur les lieux de leur tournage de Sept chants de la toundra (2000)constatant que le village a peu changé. Quand ils retrouvent les températures de -50°c, partent sur les traineaux « au cul des rennes », parlant le « langage de l’amour » un mélange de finnois, de russe, de nénetse et d’anglais, le langage des yeux et du corps.

Au cœur chaud

Pascal Privet les suit aussi en Finlande. Il filme Markku dans les bois. Cet homme que l’esprit de la terre anime se promène dans les forêts, rame sur les lacs, sculpte le bois, n’hésitant pas à commenter ses « raccommodages » dans la sculpture, métaphore de la condition humaine. On le voit aussi dans sa salle de montage, au milieu des boites de films dont La Danse du corbeau (1980) tourné en Finlande chez les Samis, manipulant avec soin la pellicule. Ses yeux pétillent quand il sort d’un coffret une statuette, celle qu’on voit dans son film, La Nourrice bleue (1985). Même joie quand il nous montre le tambour en mélèze et peau de renne, le même que celui du grand père d’Anastasia, un grand Chaman blanc. Anastasia, née dans un tchoum, nous fait découvrir « sa pièce » dans leur appartement à Helsinki. Les « objets chers à son cœur » dont une sculpture en bois faite par Markku, devenue l’âme de leur maison, évoquant les croyances des Nenetses, « enfants chéris des dieux » dont elle a parlé dans Le Voyage Perpétuel (2007).

Pascal Privet nous permet à travers En Compagnie d’Anastasia et Markku, cinéastes du grand nord, un film généreux et habilement monté, de connaitre un peu mieux les Nenetses et ces deux cinéastes du froid, au cœur chaud. On ne peut que regretter qu’il ne soit distribué que par son réalisateur.

ANNIE GAVA

Le film a été projeté au Cinéma Le Bouguet de Forcalquier le 25 janvier et a été présenté au Festival d’Alès 2023.

« La Zone d’intérêt », holocauste ordinaire

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© BAC films

On sait quelle suspicion accompagne toute représentation cinématographique des camps de de la mort. C’est cependant loin de toute littéralité que Jonathan Glazer a élaboré La Zone d’intérêt. Ce récit, inspiré d’un roman de Martin Amis avec lequel il prend cependant ses distances, demeure soucieux de mobiliser davantage les possibles du cinéma que de la narration à proprement parler. Plus de dix ans après le vénéneux Under the skin, le réalisateur britannique s’attaque en formaliste et en plasticien à cette histoire sordide, narrant le quotidien d’une famille nazie installée à quelques mètres d’une « zone d’intérêt », celle d’Auschwitz I.

Rudolf Höss (Christian Friedel, aperçu entre autres dans Le Ruban Blanc) et son épouse (la Sandra Hüller inoubliable d’Anatomie d’une chute) sont bien conscients de l’horreur qui se déroule par-delà leurs murs. Horreur dont témoignent les sons et les nuages de fumée se frayant parfois un chemin dans leur jardin impeccablement ratissé, où leurs enfants et invités s’affairent à différents jeux et échanges badins. Les époux Höss participent même activement à l’extermination en marche : le commandant SS, ici sciemment nommé quand Martin Amis préférait lui prêter un autre patronyme, ayant supervisé non seulement la gestion du camp, les déportations successives et les vagues successives d’exécution.

Regard juste

Dans de vastes décors vides de techniciens et reconstitués en Pologne non loin du camp originel, les comédiens filmés en plans larges errent en propriétaire, plaisantent avec leurs amis et voisins, sadisent une prisonnière devenue domestique à la moindre humeur. Nul besoin de montrer le camp et ses déportés, gardés hors champ, pour susciter ici un effroi inédit. C’est toute la banalité du mal, chère à Arendt mais aussi, plus récemment, à Chapoutot, qui explose à la face du spectateur. À rebours de tout sensationnalisme et de tout démonisme à la Littell, on découvre l’époux Höss faire la lecture à ses enfants, le soir, d’Hänsel et Gretel. L’affection que le bourreau prodigue à son cheval, ou à un chien de passage, demeure troublante. Mais les images qui hanteront le plus longtemps demeurent celle de l’épouse ravie d’essayer avec gourmandises le manteau de fourrure d’une femme tout juste assassinée. Si ces bourreaux-là nous terrifient, c’est bien parce que leur petitesse et leur ignominie nous semblent plus proche et plus familière que jamais. Et ce d’autant plus que La Zone d’intérêt brille par la justesse de son regard, et la distance adéquate qu’elle sait dresser entre son sujet, ses personnages et son public. Un grand film, en somme.

SUZANNE CANESSA

La Zone d’intérêt, de Jonathan Glazer
En salles le 31 janvier

Mots en liberté

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Écritures en errance © Chistrine Jean

Paroles en liberté sur les murs et les cahiers intimes, Écritures en errance célèbre l’art brut à Aix en Provence

Le peintre Dubuffet appelait art brut les productions de personnes « exemptes de culture artistique ». Du moins de la sienne ! L’exposition Écritures en errance se fonde sur recherches de Gustavo Giacosa depuis 2010 qui, avec la complicité du pianiste et compositeur Fausto Ferraiuolo, revèle la complexité artistique des écritures brutes, plastiques ou musicales. « En 2010, un premier volet de mes recherches présentait l’écriture dans les villes, pas les  graffitis, mais les oeuvres d’auteurs qui s’approprient les murs afin de s’exprimer librement ». Ces personnes ne qualifient pas forcément leur geste comme artistique, d’où le terme « art brut », explique le commissaire de l’exposition.

L’exposition orchestrée en sections fluides décline les « étrangetés » de l’écriture, depuis celle qui conteste, prie, invoque, caricature, à celle qui s’enroule autour d’elle-même, épousant le rythme des lignes et des gestes de l’écrit mais sans former de mots. Se pose la question des codes, des conformismes de la communication. Est-ce que « défaire le langage » ne serait pas plus éloquent parfois ? Aux énigmatiques volutes de Carlo Zinelli (affiche de l’exposition) répondent d’étonnantes gravures sur bois de l’art japonais de 1850 ou des gravures du XVIIe siècle. Il faut aussi se plonger dans le remarquable catalogue d’exposition qui évoque les vies des exposés, atypiques, passées par les hôpitaux psychiatriques, la rue, la marginalité. « On écrit pour s’affranchir de soi » (Michel Thévoz). Un disque de compositions pianistiques de Fausto Ferraiuolo accompagne le catalogue, bijou inspiré.

MARYVONNE COLOMBANI

Ecritures en errance
Jusqu’au 16 mars
Galerie de la Manufacture, Aix-en-Provence